mardi 27 décembre 2016

Faim de tempo

Nous sommes conditionnés par le cadre d'une année - encore que les sportifs, les élèves, les étudiants et quelques autres associés bourgeonnent au rythme de la saison -, et il nous faut en célébrer la fin avant que d'en fêter la naissance dans une ronde renouvelée que d'aucuns trouvent lassante. Le temps n'a pas le même sens que l'on soit à l'orée d'une carrière ou dans la paix automnale. Il se contracte ou s'étire, ne résonne pas de la même façon. Nous interprétons différemment ce qui apparait comme des situations identiques selon les expériences et les événements que l'existence nous présente au fur et à mesure.

Comme on déguste un Redbreast 12, j'apprécie le temps des toutes petites lampées qui captent les arômes subtils et font voyager mon esprit à l'appel d'une invitation de bruyère, de menthe poivrée, du toucher rassurant d'un vieux cuir gonflé, des silences amis, des mots choisis, des lignes mélodiques entremêlées, instants libérés des contingences.

N'attendez pas dans ce blog de classement, de rappels, d'historique, de bilan à l'image du vestiaire transformé en bestiaire pour forcer le trait d'une année écoulée qui laisse des traces et annonce derechef à quel point la prochaine pourrait nous faire regretter les affres de celle passée. Entre Noël à la bûche et le Réveillon aux cotillons, les cadeaux emprisonnés et la nouvelle année souhaitée dans l'euphorie trop souvent factice, il existe un espace à trouer.

Nous avons fait ensemble le pari, ici, de nous retrouver pour construire à plusieurs mains un espace privilégié à l'écart du tapage médiatique, du buzz, des propos toxiques. Je nous imagine réunis sous une tribune. Les bancs sont râpeux, la lumière chiche. La table de massage craque. Comme la peinture aux murs. Dans cet entre nous s'échange le meilleur ; suffisent les présences, les regards. 2017 sera notre rencontre la plus importante, j'en suis persuadé.

"Il me semble que l'essentiel de la musique (on pourrait écrire aussi de la vie, et du rugby, pourquoi pas) me touche vraiment profondément, j'aimerais l'entendre et évidemment aussi la jouer moi-même dans un tempo très pensif et très lent. Voyez-vous, autrefois, ce qui était capital pour moi, c'était la course rythmique précipitée; mais en vieillissant, j'ai eu de plus en plus nettement l'impression que de nombreuses interprétations dont, certainement, la majorité des miennes étaient beaucoup trop rapides."

Ainsi écrivait Glenn Gould, évoquant la différence entre l'enregistrement 1955 des Variations Goldberg et celui de 1981, réflexion qui tend de la réalisation d'une perfection technique vers la recherche spirituelle. En lisant ces quelques lignes je pensais à notre ovale devenu tellement rugbystique, obéissant à des lois de marché autant qu'aux canevas tactiques sans autre accomplissement que celui de la mécanique qu'il génère.

Ce qui le sauve se nomme tempo. C'est aussi ce qui distingue du commun les grands équipes. Savoir ralentir pour entrer en profondeur, puiser un nouvel élan dans la lenteur maîtrisée puis accélérer quand nécessaire pour dégager les mélodies de leurs gangues, présenter de nouvelles combinaisons... Façonner dans chaque match une œuvre unique animée de ses développements logiques; pour paraphraser un exégète de Gould, constituer un seul et même matériau par une croissance organique et enchevêtrée.

A force d'écouter Jean-Sébastien Bach, il m'est apparu que le rugby était un sport contrapunctique. A l'évidence, différentes lignes courent, s'alignent, se croisent, s'articulent, se mêlent. La force des All Blacks, par exemple, des Irlandais et sans doute plus prosaïquement celle de La Rochelle et de Clermont dans leurs exemples les plus récents est principalement constituée d'une capacité collective à modifier le rythme central, vital, déterminant, "pulsation fondamentale, un point de référence rythmique immuable" dont parle Gould.

Regardez donc les rencontres prochaines en pensant au phrasé de Glenn Gould. Les techniciens éclairés nomment cela le momentum, que l'on peut traduire par élan au sens de courses d'élan, mouvement d'accélération collective sensé vaincre la défense adverse non pas en la brisant mais en la dépassant, en la débordant.

Cette pulsation, je la capte aussi dans vos commentaires entremêlés ; ils se répondent pour créer de nouvelles mélodies nées de vos imaginations, de vos expériences, de vos envies, pensées en contrepoint qui dressent haut la poutre maîtresse, bloggeurs. Nous avons un contrat ovale : il combine harmonieusement nos valeurs. Puisse 2017 maintenir l'élan qui compose Côté Ouvert. A toutes et tous santé, amour et lumière.

lundi 19 décembre 2016

Bande de frères

Vingt ans après, ou l'ambition du terroir. Quand ce jeu de rugby demandait un supplément d'âme et qu'en guise de tiroir-caisse le président mettait la main à la poche, la sienne, sans revendiquer avoir acheté du club, sinon lui permettre de respirer. Ce sport et ses serveurs n'étaient alors la propriété de personne. Il y a vingt ans, Brive était à l'affiche, éclairant la nuit de Cardiff, le Brive de Coco Alegret et d'allégresse, d'Alain Penaud, Sébastien Viars et Titou Lamaison, celui les frères Carrat purs joyaux, de Kacala et de Casa, de Travers et de Carbo.

Quand l'histoire repasse les plats, le repas sur papier se compose de soixante-trois entrées ! Vous m'en direz des nouvelles. Un repas ? Que dis-je, un banquet ! François Duboisset, passé par les Nuls et Canal Plus, écrit avec verve, humour, dérision, talent et émotion - il a créé sa propre maison d'édition parce qu'on est jamais mieux servi que par soi-même - un ouvrage-hommage* aux Champions d'Europe 1997. A dévorer en cette fin d'année contrastée.

L'aventure de cette bande de frères, nous avons été quelques uns à la traverser, chacun à notre façon, à notre place. Et quand François m'a demandé de lui pondre un texte sur le titre, Cardiff, le voyage et son ivresse, mon cœur a pris le ballon de volée et j'en ai livré deux ! Vingt ans, bon sang, c'est hier tellement les vibrations continuent de jouer ce joli petit morceau de vie ovale.

Je regarde autour de moi et me dis que vingt ans, finalement, ce n'est pas si loin. Nous pouvions alors voyager avec les joueurs, aller et retour ; nous partagions tout, y compris le coup de poing. C'est comme ça que mon collègue Jean Crépin, accoudé au Toulzac avant la bagarre, sauva la vie d'un Corrézien mordu au sang au prix d'une fracture de la main. Il avait le crochet facile, le Jeannot. L'Europe, c'était un supplément, une aventure comme celle vécue il y a peu par les Barbarians Toulonnais.

Les Brivistes avaient inauguré la formule en recrutant de drôles de clients, tels Ross et Venditti.  Mais que ce soit à Toulon ou à Brive, la clé reste toujours la même : créer du lien. Dans son livre-souvenir qui sort au moment où le CAB a fait du Challenge européen son objectif de la saison-anniversaire, mon ami François raconte tout (ou presque) avec drôlerie. La maquette est jouissive, décalée, terriblement vivante, et on y croise Moscato, Rousset, Fitzpatrick, Farr-Jones, Albaladejo.

Si vous cherchez un cadeau de Noëls vintage, celui-ci raconte le rugby des gaillards d'avants mais pas que : aussi les sorties débraillées et les entrées au casque. Avec le recul, il n'est pas étonnant que le plus beau des voyages que ces champions-là effectuèrent en fin de saison les fit dériver jusque vers l'île de la Réunion après s'être perdus toute une nuit dans les Pyrénées espagnoles, mauvais versant, en stage d'oxygénation, anecdote qui aurait pu virer tragique, qui ne fut jamais écrite et acheva de constituer une équipe de Coupe.

Je ne suis pas nostalgique - c'est une maladie. J'avoue simplement un penchant pour les parenthèses ovales qui sentent le camphre et respirent le sentiment. Envoyons le ballon en bout de ligne : c'est aussi le cas du numéro un de Flair-Play qui regroupe une belle collection de fondus (Aymond, Jeantet, Boully, Habib et bientôt Colliat, Pére-Lahaille et Mazzella, soit la quasi intégralité de la Comme Fou) autour de Christophe Schaeffer, comme le note Letiophe à la relance.

"Une philosophie réjouissante". C'est ainsi que François Duboisset conclut la saga à laquelle il participa, sacré sacre né de "souffrances durant les entraînements". Et l'auteur-flanker de préciser : "Nous n'étions pas invincibles, nous étions indivisibles". On lui doit donc la plus belle définition de la notion d'équipe. Ce que devraient méditer quelques clubs engagés (ou pas) dans les compétitions européennes den ce moment. Fort de ce viatique, ami(e)s de Coté Ouvert, je vous souhaite de joyeuses fêtes où que vous créchiez, en famille ou en Quinconces.

* ENTREZ DANS (la petite) HISTOIRE, par François Duboisset. Editions Les Livres de L'Îlot.
www.leslivresdelilot.fr ou contact@leslivresdelilot.fr

mardi 13 décembre 2016

Jeu de paumes

Au moment où le capitaine du XV d'Angleterre, Dylan Hartley, a failli ne pas disputer le prochain Crunch à Twickenham à cause d'une vilaine cravate, nouvel avatar de ce coutumier des faits divers et des sautes d'humeur incontrolées, où Pascal Papé représente le rugby français devant les dirigeants des Coupes d'Europe alors qu'il écope d'un avertissement pour simulation, il fait bon revenir au terrain. Au moment où Serge Simon et Guy Novès, dans l'ombre de Bernard Laporte et de vingt ans de fâcheries, scellent un modus operandi sous le drap bleu de Marcoussis, les fondamentaux s'imposent d'eux-mêmes à l'image d'un dégagement salvateur.

Pourquoi cette image ? Parce que ce terrain aujourd'hui manucuré est le premier, poteaux protégés. Ce qui me frappe. Le symbole de l'éternel retour. La remontée du fleuve Rugby jusqu'à la source. La pause au milieu de chaos. Le rappel des valeurs immarcescibles de ce jeu construit par des étudiants pour leur propre usage, leur joie, leur délassement, encore que le sport est considéré comme une chose si sérieuse qu'il ne doit pas être laissé aux mains des dilettantes.

Au moment où Toulon se vend sans se céder, où le Racing 92 disparaît des écrans radars, où les rachats le disputent aux alliances, où Bernard Lapasset revient sur les lieux de son règne et que Craig Joubert, retraité des sifflets, décide de former les nouveaux arbitres pour notre plus grande crainte, où je me fais pourrir pour avoir écrit qu'un manager est plus utile pour son équipe au bord du terrain plutôt que derrière un micro et devant un écran, j'ai soudainement envie d'un voyage dans le Warwickshire.

Je n'en peux plus de lire chaque jour que tel ou tel joueur arrête sa carrière en pleine compétition, que tel autre signe ailleurs avant de préparer un match, que celui-là a envie de partir alors même qu'il lui reste trois ans de contrat, qu'un président porte plainte contre ses anciens joueurs pour abus de biens sociaux, qu'un international gallois de 24 ans les ailes brisées à force de commotions cérébrales va finir dans un fauteuil roulant s'il ne prend pas la décision d'arrêter le massacre... Et la saison n'est pas terminée.

Alors oui, Rugby. Comme une évidence. Et sans angélisme, sans passéisme. Parce qu'il faut parfois briser les règles et les coutumes, prendre métaphoriquement le ballon à la main quand tout le monde le botte et que personne ne veut le tenir et courir avec. Rugby parce que tout part de là et qu'y revenir alimente la passion. Le contact du cuir car le rugby est un jeu de paumes et qu'arrive le Tournoi pour nous souder autour de l'essentiel, à savoir comment une équipe parvient-elle à en vaincre une autre dans l'entrelacs de règles abstruses comme Dédale retrouvant le fil de son chemin au coeur du labyrinthe.

Au moment où chacun s'interroge, à juste titre, sur l'avenir du rugby français, celui des clubs amateurs et professionnels, sur l'avenir, très proche, du XV de France et de son orchestrateur, sur la posture à prendre devant ce qui ressemble à une révolution de palais et de bastilles, j'ai une pensée pour ce fils de militaire anglais cantonné en Irlande, je l'imagine debout près de sa mère regarder, interloqué, une partie de football gaélique dans un champ de Garryowen,  pieds et mains mêlés, s'en imprégner.

Au moment où l'Europe qui se délite poinçonne le Racing, teste encore une fois Castres, laisse un peu d'espoir aux Varois, éclaire Bordeaux, relance Toulouse et Montpellier, ouvre à Clermont une voie pavée de bonnes intentions, il ne nous reste plus qu'à fêter la vieille année et la boucle sera fermée. Quel aura été pour vous de 2016 le moment ovale le plus marquant ? Vos choix orneront ma prochaine chronique, laquelle bouclera, sauf surprise, douze mois sur le terrain. De rugby.

lundi 5 décembre 2016

A la turque

Pour la première fois, et à quelques clubs près, le rugby régional et fédéral a voté pour élire son président. Seulement un tiers a choisi, samedi, de prolonger Pierre Camou vers un troisième mandat, ce que le garatzar s'était pourtant toujours refusé à envisager. Cuisante défaite pour celui qui parlait de "son" rugby comme s'il était propriétaire de ce monde amateur dont Jean Fabre, ancien président du Stade Toulousain et candidat malheureux à la Fédé en 1991, me disait qu'«il est mal en point».

Les assemblées générales électorales de naguère étaient rondement menées. Une centaine de dirigeants porteurs de valises de bulletins, présidents de comités assurés ainsi d'exister au bureau fédéral, déposaient les votes de clubs guère concernés par ce type d'élection à liste unique, scrutin verrouillé pour prolonger un système patriarcal qui fonctionnait ainsi depuis l'origine.

En 1966, ceux qui furent appelés les jeunes Turcs prirent d'assaut une FFR pantouflarde régentée de mains de maîtresse par une secrétaire, favorite atrabilaire. Anciens internationaux pour la plupart, figures emblématiques de leurs baronnies, Guy Basquet, Albert Ferrasse, Marcel Laurent, Elie Pébeyre, André Moga, Jean-Claude Bourrier, André Garrigue, René Dassé et Marcel Batigne s'attaquèrent à l'oligarchie en place, laquelle n'avait rien vu venir, confite dans ses habitudes et sa certitude tranquille.

Une nouvelle vague, un demi-siècle plus tard, balaye le système mis en place par Bébert Ier, devenu tyranneau à son tour avec l'âge, népotisme prolongé par ses héritiers, le madré Bernard Lapasset entre 1991 et 2007, puis le gaullien Pierre Camou de 2008 à aujourd'hui. Armés et motivés, Jacques Fouroux puis Jean Fabre avaient bien essayé de faire tomber la citadelle fédérale. En vain. Trop difficile. Juste avant l'annonce des résultats, Serge Simon me glissait : «Si nous n'y arrivons pas, alors personne n'y parviendra jamais...»

1966-2016, l'histoire se répète. C'était aussi un 3 décembre. Et Albert Ferrasse avait lancé à Jean Delbert, président en place : «Nous allons vous foutre dehors !» Adolphe Jaureguy, le grand ailier international, l'immense dirigeant, avait été pressenti par Ferrasse et ses amis pour occuper la présidence de la FFR. "Mais il avait refusé cette proposition, alléguant le poids de la charge et son allergie à l'avion !», précise Jacques Rivière, dans Un Siècle de Rugby*


Ce n'est pas tant le pouvoir confisqué que l'autisme dont firent preuve Camou et ses thuriféraires qui ont plongé l'ex-président dans la défaite quand il suffisait d'approcher des dirigeants de clubs pour entendre leur plainte. Il y a deux ans, j'avais eu l'occasion de partager un dîner à Sarlat avec le président des clubs amateurs français. Il m'avait dressé de son univers un tableau si grave que je n'étais pas parvenu à le croire. Et m'avait signalé que le ralliement des clubs amateurs à Laporte était acté. Avant même que le Toulonnais n'entame son tour de France en cent-vingt stations.

Comme le dit mon ami Antoine avec le sens de l'aphorisme qu'on lui connait, Bernard Laporte est «la mauvaise personne pour la bonne cause». Son passé est aussi un passif dans l'univers des affaires et de la politique. Qu'il porte les espoirs de plus de la moitié (54%) des clubs français en dit long sur le désespoir dans lequel elle était plongée. Mais les électeurs ont choisi entre l'ancien secrétaire général Alain Doucet depuis vingt ans à la Fédé, Pierre Camou en route pour un troisième mandat d'œillères à soixante-dix ans passés, et Bernard Laporte malgré tous ces défauts et ses casseroles, ses saillies vulgaires et ses excès.

«Le vote reste toujours in fine le juge de paix», écrit Pierre Rosanvallon, historien des idées et professeur au Collège de France. «Car si l'on peut discuter sans fin de ce qui est bon pour la société, personne ne contestera que 51 est supérieur à 49. L'élection forme le pouvoir du "dernier mot" et le vote majoritaire permet de mettre pacifiquement un point final aux discordes.» Reste que ce 3 décembre nous rappelle l'avènement de Donald Trump à la tête des Etats-Unis d'Amérique.

L'avènement du trublion du Queens est trop récent dans notre esprit, avec son cortège tardif de regrets et de craintes, de pleurs et de colère, pour que le parallèle ne soit pas fait. Mais, là aussi, les sondeurs profonds, les analystes les plus brillants et les chroniqueurs les plus fins se sont fourrés le doigt dans le fondement jusqu'à la garde en ne remarquant pas le ras-le-bol d'une population prête à l'aventure plutôt que devoir supporter encore la morgue d'une clique de professionnels de la politique.

Toutes proportions gardées, en s'accrochant à son projet de Grand Stade FFR pharaonique et mégalomaniaque, en refusant les changements de formule des championnat de Fédérales, en n'écoutant que ceux qui étaient uniquement de son avis, Pierre Camou a scié lui-même le trône sur lequel il était assis. Aussi lui ont été fatals le désaveu de son comité directeur opposé au vote décentralisé et le départ d'un quarteron de dirigeants fédéraux (Doucet, Barbe, Mondino, Dullin, Buisson, Rière) qui vivaient mal de l'intérieur ce qu'ils regrettaient être une dictature présidentielle.

On peut se gausser des travers de Laporte, et il en a ; ironiser aussi sur le rugby des gueux qui porte ses voix sur le clinquant autant que sur les promesses qui n'engagent que ceux qui y croient. Mais c'est bien une révolution qui s'est déroulée sous nos yeux, samedi 3 décembre. L'ancien pouvoir a été décapité. Exit Jo Maso, Jean-Claude Skrela, Michel Palmié et Serge Blanco (qui reste néanmoins au comité directeur, mais pour combien de temps) : entrent Serge Simon (photo), Philippe Rougé-Thomas (au premier plan), Pascal Papé et Fabrice Estebanez. Car au-delà des programmes électoraux, il y a aussi la place naturellement prise par une nouvelle génération qui a droit, elle aussi et à son tour, au chapitre.

J'étais à Marcoussis, vendredi soir et samedi toute la journée. J'y ai rencontré des présidents que je ne connaissais pas, parlé avec eux, entendu ce qu'ils avaient sur le cœur. Ces bénévoles respectables - rien des «pitoyables» caricaturés avec mépris par facilité - ne voulaient plus de l'Ancien Régime, qu'il soit monarchique (Camou) ou réformiste (Doucet). Du passé faire table rase. Danton-Simon et Robespierre-Laporte avaient leurs suffrages. On ne fait pas de révolution sans casser des vieux : des septuagénaires, samedi, en ont fait les frais. Le rugby nous l'indique à chaque match : il faut savoir passer le ballon comme la main.

Simplification des licences, décentralisation des votes, arrêt du projet Grand Stade, relance de la candidature de la France au Mondial 2023, création de postes de cadres techniques, refonte des championnats amateurs, statut de l'international sous contrat fédéral, redistribution des droits commerciaux : autant de chantiers que voulait ouvrir Alain Doucet et qui seront lancés par l'équipe Laporte. Dans une vingtaine d'années peut-être, loi des cycles, les Jeunes Turcs de décembre 2016 seront devenus à leur tour podagres, accrochés à des hochets. D'ici là, vigilance reste mère de sûreté.
* Un Siècle de Rugby. 480 pages. Editions Calmann-Levy.

lundi 28 novembre 2016

Orage et des espoirs

Primaire. Le mot nous parle d’instincts, bas ; de réaction. Côté droit, comme côté gauche d'ailleurs, la tenue est en ce moment aux démêlés. Ca va se prolonger jusqu'à samedi, début d’après-midi, quand le rugby français des 1889 clubs votera pour une nouvelle figure à sa tête. Ou pas. Reste que la campagne, avec des vertes et des pas mûres, aura laissé des traces qui ne sont pas d’or, tissu déchiré qui ne se raccommodera pas de sitôt.
Les présidents de clubs ont choisi. Certains souhaitent conserver Pierre Camou, président depuis deux mandats. Il avait promis de ne pas dépasser cette date de péremption. Mais le pouvoir aveugle. Camou n’est pas Ferrasse: il n’en a ni la rondeur, ni la poigne, ni l’aura. Mais il s’accroche. Principalement à son Grand Stade, projet que la Cour des Comptes juge inviable financièrement. 600 millions d’euros de mise initiale pour sans aucun doute finir au milliard dans quatre ans.
Cette construction pharaonique, si mal desservie, est la pierre d’achoppement d’élections tripartite. Que le sortant le veuille ou non. Bernard Laporte et Alain Doucet ne veulent pas de cet éléphant blanc, au cœur des choix. Alors le chœur du changement se partagera principalement entre les partisans de l’aventure ouverte par Bernard Laporte et ceux de la voie médiane représentée par Alain Doucet. Il se dit que les jeux sont faits et que Bernie le Dingue est certain de l'emporter.
Sur le fond, les trois programmes sont relativement proches. Le rugby amateur, en manque de reconnaissance, a besoin de décentralisation, d’une refonte de ses compétitions fédérales, d’un soutien financier, d’une aide technique régulière et d’une simplification administrative des licences. Il suffit de discuter avec quelques dirigeants de clubs pour le saisir. Je me demande pourquoi de tout cela il n'en a pas fait cas, Camou. Et s'il était trop occupé, alors que faisait son équipe en place depuis huit ans ? Bref, passons.
Comme l’équipe de France. Passons donc. Beaucoup. Trop. Pour si peu. Un essai derrière une chistera. Pendant que les maîtres du monde arrivés au bout de leur saison aspirent au repos mérité et parviennent à inscrire trois essais quand ils le décident, nous laissant prendre la tête et la perdre dans l’occupation du terrain, la possession du ballon et les statistiques. Lesquelles ne veulent pas dire grand-chose, c'est confirmé.
Les All Blacks ne voulaient pas passer par l’infirmerie avant de s'éclater en troisième mi-temps puis s'éloigner en vacances, mais ils nous ont blessés. Dixit capitaine Guirado, porte parole des victimes de la morgue noire. Sans parler de ce que certains nomment de le suffisance, c'est-à-dire ne pas tenter trois buts de pénalité bien placés quand on n'a que cinq points d'avance. Ils ont juste livré le minimum syndical pour l’emporter face à une équipe de France «unchained» mais sectionnée par une interception au moment où elle se libérait. Terrible constat.
Pour tenter de saisir la substance stratégique du test de samedi dernier, vous pouvez vous reporter au 30-0 de Christchurch du 15 juin 2013. Presque un copier-coller. Dominer n’est pas vaincre. A l’évidence, les All Blacks ont lu Sun Tzu et son Art de la guerre. Ils jouent avec l’obliquité quand leurs adversaires n’ont que le frontal et du latéral à s’offrir, y laissant leurs articulations et leurs vertèbres. Aussi leurs espoirs interceptés.
On ne le répétera jamais assez, les racines du jeu néo-zélandais poussent à cinq ans : «Créer un amour du rugby qui durera toute la vie». Telle est la philosophie de l’opération Small Blacks au sein de la fédé kiwi. Bases apprises à travers une version ludique : «Attraper le ballon, le passer, courir et esquiver». Recyclé samedi au Stade de France. Pour en arriver là, pas de plaquage avant l’âge de 7 ans, jeu au pied interdit avant 11 ans, pas de mêlée contestée ni de lift en touche avant 14 ans, catégories open selon le poids et non l’âge jusqu’à 16 ans. Vous trouverez cela, et encore davantage, dans l’essentiel ouvrage* de Borthwick, play it again, Ian. 
Bernard Laporte élu, l’avenir de Guy Novès devient incertain. Le technicien toulousain quittera-t-il de lui-même Marcoussis avant d’être viré ? Fabien Galthié, épaulé par Fabrice Landreau, sera-t-il le prochain sélectionneur en chef du XV de France ? Les élans offensifs entrevus cet automne sont-ils feuilles mortes de saison ? Et Evry le nouvel épicentre français du rugby ? Réponse samedi. Menace, l'orage s'approche ; d'ici là de la météo ovale suivez les bulletins. 
* All Blacks, au coeur de la magie noire. Par Ian Borthwick. Editions Hugo Sport. 224 pages.

lundi 21 novembre 2016

Small Blacks

Dès leurs premiers pas un ballon de forme ovale entre les mains, les petits néo-zélandais se retrouvent, filles et garçons mêlés, dans un cadre construit pour privilégier le plaisir du jeu. Car au pays des All Blacks, tout est fait pour que le jeune pratiquant tombe amoureux du rugby. Et qu'il y demeure fidèle pour le restant de son existence. Voici ce qu'écrit, entre autres, Ian Borthwick dans son magnifique et récent ouvrage sur le rugby néo-zélandais.*

Sport de combat collectif, surtout ne jamais oublier que le rugby est aussi un jeu de passes. Tout y est question de timing. Quand concentrer la défense ? Comment l’étirer pour mieux la franchir ? Cette alternance est la marque des grandes équipes, les multiples tests-matches nous le rappellent dans l'effervescence d'une méga confrontation Nord-Sud qui fascine et fédère pendant trois semaines en novembre.

Spécialistes, commentateurs, consultants, supporteurs, chacun se targue d'avoir encouragé une équipe de France pleine d'allant, d'envie, de talent, d'esprit, bordée d'initiatives, prête à tous les défis offensifs. Moi j'ai vu une demi-heure pendant laquelle elle a été surclassée dans le mouvement par une équipe bis australienne qui récitait sans faute son rugby fait d'angles de courses, de soutiens et de prises d'intervalles, une équipe de France s'en remettant à un drop-goal de son troisième ouvreur, le gaucher Camille Lopez, pour l'emporter in extremis, sans penser qu'il fallait lui porter le ballon côté droit par des rucks afin de lui ouvrir l'angle de tir...

Quand on voit l'arrière tricolore Scott Spedding vendanger  - sans même s'en souvenir une heure plus tard - un «cinq contre deux» gagnant plein champ en toute fin de match, samedi dernier, face à l’Australie, quand on regrette une fois de plus le ballon conservé par le centre Wesley Fofana dans le «money time», côté tribune officielle, alors qu'il avait un partenaire à droite et un autre à gauche, on ne peut que penser à l’action magique Barrett-Perenara distillée quelques heures plus tôt à Dublin pour le doublé de Fekitoa dans les derniers instants d’un furieux Irlande vs. Nouvelle-Zélande !

Tactique et stratégie pèsent dans l’approche et le déroulement d’une rencontre de haut niveau mais ce qui fait la différence, le moment où penche la balance du score et du destin, quand tout est serré, intense, fermé, c’est toujours et encore la technique individuelle. Regardez les passes dans le dos, ces ballons qui arrivent à l’épaule ou dans les chaussettes, et comparez-les aux prestidigitations qui déverrouillent les situations considérées comme inextricables. Que voyez-vous ?

Le rugby est une chanson de gestes, une scansion d’actions, un tableau de traits lumineux, contrastés, pleins et déliés. Dans ce domaine du micro-mouvement multiplié à pleine vitesse, les All Blacks sont maîtres du temps, de l’espace et du contour. Dès l’âge de cinq ans et jusqu'à onze ans, ils sont encadrés par des éducateurs formés en amont par les meilleurs techniciens nationaux. Pas de score, pas de championnat ; des catégories de poids, filles et garçons mêlés ; interdiction de jouer au pied et de plaquer. Tout le monde doit participer, personne ne reste sur la touche, même le plus maladroit, le plus chétif : l’équipe type n’existe pas. Cette vision édénique se nomme «Small Blacks», ou comment parvenir à ce que chaque petit kiwi s’identifie aux doubles champions du monde.

Les rugbymen en herbe passent ensuite en milieu scolaire, collège et lycée, là-aussi entraînés par des techniciens passés par le tamis fédéral, diplômés puis convoqués chaque saison pour être réévalués par l’élite du rugby kiwi. Priorité est donnée, encore, à la technique individuelle. C’est ainsi que les deuxième-lignes Brodie Rettalick et Sam Whitelock, références mondiales au poste dans un pays qui a vu naître Colin Meads, Andy Haden, Gary Whetton et Ian Jones sont capables de se comporter comme le meilleur des demis d’ouverture si la situation de jeu l’exige.

Ce jour de 1983 où je l’interviewais, le grand attaquant bayonnais Jean Dauger qui savait être poète m'expliqua qu'«une équipe, c’est un corps. La main ne fait pas ce que font les yeux, la tête, les jambes, le cœur… Chaque joueur a un rôle à jouer dans le fonctionnement du corps. Le créateur, c’est l’homme complet, il est ce corps. Plaquer, courir, percer, donner, attraper, recevoir, marquer, faire marquer, jouer au pied…» En voyant Beauden Barrett irradier de son talent l’Aviva Stadium, j’ai immédiatement repensé au propos de ce géant de la pensée ovale. Ils m’accompagnent souvent.

Ce samedi-là, disposé à m'éclairer, Manech avait ajouté : «Le don de l’improvisation donne la possibilité de créer dans la liberté, en dehors de toute contrainte. La recherche de la liberté par le corps chez les rugbymen et dans l’œuvre d’art pour l’artiste est libre de toute contrainte. L’art comme le rugby doit arriver au dépouillement, à la simplicité, au naturel, à la beauté.» Samedi soir, au Stade de France, à la nuit tombée, créée par des Tricolores qu'on espère enfin libérés de tout complexe et des All Blacks fidèles à leur identité, c’est bien une œuvre d’art que nous attendons tous.
* «All Blacks, au coeur de la magie noire», de Ian Borthwick. Préface de Thierry Dusautoir. Editions Hugo Sport.


lundi 14 novembre 2016

Casse du siècle

 Le tribut payé samedi soir à Toulouse aux Samoans lestés de plus de cinquante points est lourd. Jefferson Poirot épaule déboitée, Kevin Gourdon jambe amochée, Loann Goujon crête iliaque touchée, François Trinh-Duc radius fracturé… Après avoir été si dangereux qu’il en fut interdit sous la forme de Soule par Philippe V au début du XIVe siècle, le rugby était devenu une discipline sportive de contact (s). Depuis dix ans, il a accédé au rang de sport de collisions. Le groupe France, pourtant bien préparé physiquement durant deux semaines de mise au bleu, s’en est aperçu à ses dépens.


Il est si exigeant, ce rugby d’élite, que le staff australien, dans sa grande prudence, a décidé d’appeler d’Australie cette semaine huit joueurs en renforts. Soit une moitié d’équipe. Dont l’énorme ailier des Waratahs, Taqela Naiyaravoro et ses cent vingt-trois kilos. Ce qui monte le contingent aussie à quarante joueurs au motif que les Wallabies devront disputer quatre rencontres en deux semaines, cadence infernale particulièrement dangereuse qui profite à qui ? A quoi ? Aux fédérations, aux sponsors ? Sans doute pas à la santé des sélectionnés.


En faisant du «un contre un» le parangon du jeu contemporain, les techniciens inspirés du rugby à XIII ont incité leurs joueurs à défier frontalement leur adversaire plutôt que de viser ou de créer des intervalles dans lesquels s’engouffrer. Percuter c’est souffrir et faire souffrir. Mais surtout utiliser son corps, que l’on soit ailier, arrière, centre, voire même ouvreur, comme une arme de destruction massive sur la ligne d’avantage, à casser très vite. C’est éprouvant pour tout le monde, attaquant, défenseur.


Soumis à la dictature de la percussion, l’attaquant qui ne s’échappe pas est ainsi découpé en deux, un plaquage en haut, un autre en bas et son corps tordu. En préconisant cet arrêt à deux lames, les coaches ont trouvé la meilleure façon de briser un élan en empêchant le porteur de la balle de la passer dans la défense, arme fatale. La première illustration remonte à 2007, quart de finale historique et mémorable à Cardiff.


Alors, dans ces conditions, considérant le rôle du choc dans la clarification du jeu, l’importance du télescopage dans l’ivresse technique, la part de la charge dans l’élaboration tactique, et jusqu’à l’influence dans le coaching de l’«impact player» - l’expression distille assez de sens, difficile de s’étonner que l’effectif le plus conséquent pointe à l’infirmerie et que le principal sponsor des clubs professionnels et semi-professionnels se trouve être à son corps défendant la Sécurité Sociale, bonne fille de la République des reîtres.


Certains d’entre vous ont prolongé d’un petit commentaire amical et touchant le reportage publié dans L’Equipe du vendredi 11 novembre sur les traces et les racines de Scott Spedding. Je prolonge à mon tour ce lien en partageant avec vous le sms que m’a envoyé dimanche Yolanda Zafi, responsable du foyer d’hébergement pour enfants abandonnés, Footprint’s, situé non loin de Lansaria, au nord de Johannesburg.


«Les enfants aiment regarder Scott jouer. Ils aiment la France à travers lui. Ils ne considèrent pas Scott comme un Sud-Africain, en tout cas ils ne le voient pas comme tel, et ils sont supporteurs de l’équipe de France. Ils disent que son pays, c’est la France. Les soirs de match, c’est vraiment très amusant de les regarder l’encourager devant la télévision….» Des enfants abrités, nourris et chauffés grâce à la générosité de Scott, leur mentor, leur idole, «leur ami», assure Yolanda; un discret dont la générosité a permis d'acheter un système thermique d’eau chaude avec des panneaux solaires.


Solaire. Voici bien le mot qui convient pour conclure une belle action. De celles aussi initiées, samedi en face de Drouot, à Paris, par notre ancien confrère et ami Serge Laget, vente aux enchères caritative d'objets ovales en faveur de la lutte contre la maladie de Lyme et en direction de Jean-Paul Rey qui se bat comme un lion aux pieds des Pyrénées. Donner n'est pas céder.

lundi 7 novembre 2016

Verts de contact

Ainsi, tout est possible. Comme vaincre les All Blacks en leur infligeant quarante points. Les terrasser à Chicago. Sans Brian O'Driscoll ni Paul O'Connell. Tout est possible, donc. Comme diffuser ce test-match de tous les superlatifs sur la chaîne d'un opérateur téléphonique. Pour 3 000 téléspectateurs, me dit-on. Et cependant enregistrer une secousse tellurique de 10 sur l'échelle de Ritchie.
 
Tout, ou presque, a été dit sur ce succès historique, plus d'un siècle d'attente et vingt-huit tentatives infructueuses. Le 6 novembre 2016 s'inscrit en lettres vertes sur fond noir de Guinness comme le 14 juillet 1979 à l'Eden Park. Restera néanmoins aux Irlandais à faire chuter les All Blacks un 17 mars, comme l'ont fait les Tricolores de Jean-Pierre Rives, jour de fête nationale, Bastille Day.
 
Frappant, samedi, que les All Blacks s'affichent sans deuxième-ligne. Au pays qui a fait de Colin Meads sa figure tutélaire, cette légèreté parait coupable. Enfermer Jérôme Kaino dans la cage, c'est bon pour le Racing 92 qui monte Bernard Le Roux d'un cran pour du Top 14, ou pour Philippe Saint-André qui l'a essayé à ce poste trois fois remplaçant en équipe de France puis titulaire contre la Roumanie. Mais les All Blacks, s'avancer sans deuxièmes-lignes de métier, associer Kaino et Tuipulotu, sans rire ?

La réalité est donc plus terrible qu'on ne le croit. Les doubles champions du monde se permettent de s'amuser en test international, de participer à une rencontre de gala pour la promotion du rugby aux Amériques sans se soucier du résultat, de mettre fin à une série de victoires consécutives, dix-huit, sans y attacher la moindre importance. Pour tout cela c'est bien le 19 novembre à Dublin que l'on se fera une idée plus précise de l'amplitude du fiasco, ou pas, de Chicago.

On ne badine pas avec la composition d'un cinq de devant. Sans Brodie Rettalick ni Sam Whitelock, les All Blacks ont visiblement perdu leur assise, leur dureté, leur puissance, leur impact, leur dimension. Quelle équipe peut se permettre de jouer sans ses deuxièmes-lignes titulaires ? Et quel signal envoie-t-elle ? Gary Whetton et Ian Jones ont dû tousser, et je crois bien qu'ils ont encore mal à la gorge... Hissez haut la poutre maîtresse, charpentiers !

Alors oui, les All Blacks ont perdu. Ils ne gagnent pas toujours. Fort heureusement. Il faut les priver de ballons en touche, les plaquer à deux, les empêcher de négocier des passes au et après contact, les impacter à chaque collision, batailler au sol, marquer à chaque occasion, pousser toutes les mêlées, les défier sur des angles de courses à géométrie variable. Ce qu'avaient fait les Tricolores de Thierry Dusautoir en 2007 à Cardiff, en 2009 à Dunedin. Et aussi à l'Eden Park en 2011, échouant à deux points du titre mondial.

Les recettes sont connues. Encore faut-il affronter une équipe aussi démobilisée qu'expérimentale, comme ce fut le cas dimanche à Chicago pour y parvenir en inscrivant quarante points. Je veux bien que dans le rugby contemporain des temps de jeu multipliés, de l'essai à cinq points et des arbitres enclins à siffler la moindre pénalité en faveur de buteurs métronomiques, le tableau d'affichage s'épaississe rapidement mais quand même, quarante points...

De tous temps, le principe immuable des entraîneurs néo-zélandais consistait à aligner la meilleure équipe all black possible, à charge pour les remplaçants de montrer qu'ils étaient meilleurs que les titulaires. C'est comme cela que Zinzan Brooke a fait longtemps banquette quand Wayne Shelford portait le numéro huit. Il semble que la philosophie de Steve Hansen soit différente de celle de ses prédécesseurs : il n'hésite pas à lancer des gamins au milieu des adultes.

L'objectif des All Blacks n'est pas d'arriver au Mondial avec un record de quarante tests sans défaites mais bien d'accrocher un troisième titre mondial d'affilée et pour cela tester quarante internationaux quitte à en prendre quarante, de points, en puisant dans un vivier pour verrouiller une génération qui n'ira pas représenter les Samoa, les Fidji ou les Tonga. Voyez, j'explore toutes les pistes parce que cette défaite à Chicago m'interroge. Par son amplitude, son contenu, son contexte.

Qui aurait parié sur un tel résultat ? Pas moi, en tout cas. J'ai même encore un peu de mal à me le figurer. Au moment où les tests de novembre commencent sur le sol britannique par le succès facile des Australiens à Cardiff, je me demande bien de quoi augure, au Soldier Field, cette incroyable et large victoire irlandaise sur la plus grande équipe de tous les temps ovales...

Nous voilà en bout de ligne. Belle action : nous sommes quelques uns, Cormier, Lalanne, Dolet, Bonnot, Artigas, Redon, Montaignac, Garcia, mais aussi Albaladejo, Mias, Maso, Mesnel, Debet, Serrière, et j'en oublie, à soutenir notre confrère et ami Jean-Paul Rey qui lutte contre la maladie de Lyme par une vente aux enchères caritative. Elle se tiendra ce samedi 12 novembre, salle VV, 3 rue Rossini, Paris 9ème, à partir de 20h. En face de Drouot. Maître Vermot sera au marteau. Vous avez la possibilité de participer sur le net en vous inscrivant à www.vermotetassocies.com.

lundi 31 octobre 2016

Pour le plaisir

Quel lien entre Flair Play, les élections présidentielles de la FFR, le rugby français amateur, les Côtes de Gasgogne et Michel Crauste ? Un passionné, Philippe Chalvet, ancien première-ligne du RC Plaisir jusqu'en 1984, dont il est le vice-président bénévole depuis quinze ans ; aussi secrétaire général du comité départemental des Yvelines de 2000 à 2010, et dont le grand projet, mené à bien, fut d'accompagner des enfants handicapés mentaux et physiques  à l'ensemble des matches de la Coupe du monde 2007 disputés au Stade de France et au Parc des Princes.

Philippe, je l'ai rencontré au travers de sa collection d'ouvrages commencée il y a une dizaine d'années sur le rugby, «plus de quatre cents références, des ouvrages de langue française, à partir du Grand Combat» jusqu'à La Confrérie des Gros qu'il trimballe avec lui chaque fois qu'il passe par L'Equipe afin de le faire dédicader par Jean-Chrisophe Collin.

Parce que la particularité de sa collection c'est que chaque ouvrage est dédicacé par son auteur. C'est ainsi que Philippe Chalvet tisse du lien. Supporteur inconditionnel du FC Lourdes, lui l'ancien pilier et talonneur de Plaisir, il a créé une relation privilégiée avec Michel Crauste. «J'ai rencontré Christophe Schaeffer après avoir acheté son livre, Le rugby raconté à mon fils...» En quête de dédicace. «Ce livre je l'ai envoyé à André Boniface, Guy Novès, André Herrero et Michel Crauste, qui l'a relayé auprès de ses amis, à Lourdes. Christophe et lui se sont rencontrés et de là est né Le Testament du Mongol, sorti l'an dernier

Vous imaginez bien que Flair Play, Philippe, il va aider à sa sortie (ne manquent que 5 % de budget pour lancer le premier numéro en décembre) en allant oeuvrer sur https://www.kisskissbankbank.com/flair-play-le-magazine-aux-regards-uniques-sur-le-rugby. «Car Christophe est un homme d'engagement. Et en plus on a joué dans le même club, Plaisir.» Plaisir, Fédérale 3. Ecoutez plutôt ce qu'il a à dire, comme Tautor avant lui, du rugby. A toi, Philippe !

Sur le rugby amateur en général, pour commencer ? «Hors des zones «historiques», trop de clubs font le yoyo d’une division à l’autre. Les assises financières sont difficiles à trouver. Des montées rapides sont suivies de descentes toutes aussi rapides. C’est épuisant pour les dirigeants et les joueurs. Qui plus est, il n’y a toujours pas de lecture de feuilles de match à code-barres. On remplit ça comme lors d’un tournoi de pétanque de quartier. L’informatique, ça soulagerait. Et ça gommerait les histoires de fausses licences. Entre autres...»

Concernant la crise du bénévolat, Philippe Chalvet alerte : «Il faut du sang neuf. Mais on ne trouvera plus quelqu’un au service d’un club pendant soixante ans. On vit dans la civilisation des loisirs. Le samedi, on appelle les dirigeants et on s’entend répondre : «Ah, non, je ne peux pas venir, je vais à la piscine… » Le rugby, c’est un sport d’engagement et pas seulement pour se balader habillé en Eden Park…» Les voilà habillés, du coup.

Au sujet du calendrier amateur : «Il serait souhaitable d'éviter de jouer de novembre à février, assure notre collectionneur. On n’attire personne. Ce serait plus sympa d’organiser le Championnat à partir du printemps, avec des saisons plus courtes et des distances moins grandes. Car on fait l’étoile, un coup au nord, puis au sud, puis à l’est. Pour un trésorier, c’est terrible. Le meilleur sponsor du club, c’est le propriétaire d’une compagnie de bus. Sur un budget, toutes équipes confondues, c’est 50 000 euros car un bus coûte entre 700 et 1000 euros à chaque fois.»

Concernant les élections : «Les clubs ont des difficultés à exprimer leurs difficultés, avoue ce dirigeant bénévole. Parce qu’à l’intérieur, on ne se rend pas compte de tout. Je regarde en quoi les candidats se distinguent. Mais les promesses sont électorales. Pas un ne dit : «La première année, je fais un audit des clubs. La deuxième année, j’obtiens une aide du ministère pour avoir des conseillers techniques,» et ainsi de suite. Il y a des effets d’annonce mais pas de langage de vérité. Mieux vaut cinq clubs dans un petit périmètre que dix. Mais il faut préserver les dix écoles de rugby. Si les cinq clubs élèvent leur niveau, on élèvera le niveau de formation et donc de technique individuelle. Cela dit, si on appelle formation se rentrer dedans en utilisant la différence de gabarit, c’est pas comme ça qu’on rattrapera le décalage qu’on a avec d’autres nations.»

Alors qui choisir comme président de la FFR ? «Les trois qui se présentent ne sont pas des hommes neufs dans le rugby, note comme nous tous celui qui s'occupe de tenir la buvette et de préparer le déjeuner, chaque dimanche, quand Plaisir évolue à domicile. Alain Doucet a été Secrétaire Général de la FFR pendant 14 ans. Pierre Camou, son seul fait d’arme c’est d’avoir rapproché Saint-Jean-Pied-de Port et Saint-Etienne de Baïgorry. Bernard Laporte, c’est un meneur d’homme, mais en dehors de ça ? J’ai l’impression qu’on est dans une logique de Clochemerle. Une élection, ça se prépare deux ans avant avec un projet explicité. Ca ne consiste pas à envoyer un courrier aux clubs.»

Nous avons terminé notre café, puis récupéré des pages Vintage à L’Equipe, Salut, Sitjar, Guillard, Fourniols, Lafond, Herrero, Conquet, Barrière... Philippe m’a offert une bouteille de Côtes de Gasgogne de chez Joël Pellefigue, un domaine jadis cultivé en vigne par les Romains. Merlot, Cabernet Sauvignon et Cabernet franc. Avec quoi me conseillez-vous de le déguster à notre santé et à celle de tous les bénévoles et passionnés qui peuplent le rugby ?

lundi 24 octobre 2016

Ordo ab chao

World Rugby va devoir modifier sa nomenclature qui veut que trois tiers constituent le tissu mondial. Cette hiérarchie instruit principalement les records et si les All Blacks comptent désormais une nouvelle ligne à leur palmarès, à savoir le nombre de rencontres remportées d’affilée - dix-huit depuis samedi dernier - ça évite d’avoir à signaler que c’est faux puisque le record absolu appartient à Chypre, vingt-quatre victoires consécutives. A placer dans les miscellanées ovales, certes, mais rafraîchissant par les temps qui courent aussi vite que Julian Savea.
Depuis que le rugby s’est mondialisé sont apparus les Japonais ; et Ohata en tête des meilleurs marqueurs d’essais devant David Campese. Il a fallu donc modifier la hiérarchie et c’est heureux puisque les Brave Blossoms sont capables de faire chuter l’Afrique du sud en match officiel, comme ce fut le cas à Brighton, l'année dernière à pareille époque. On hésitera cependant à faire se rencontrer les Chypriotes et les All Blacks. En parlant de rencontre, j’avais eu le temps de discuter avec Daisuke Ohata à Brighton, justement. Il était assis aux côtés de François Pienaar et de George Gregan, très courtisés par les médias dans cette salle de presse du Falmer Stadium dont je garde un chouette souvenir.
Ohata stoïque, visage émacié, regard ébloui comme celui d’un faon dans les phares d’une voiture en pleine nuit, réduit à se placer dos au mur pour ne pas déranger, accompagné d’une traductrice qui ne connaissait rien au jeu de balle ovale et souffrait pour nous proposer une version anglaise des propos de celui qui est considéré comme une relique sacrée au pays du soleil levant, mais incapable d’aligner deux mots dans la langue du rugby.
Un débit façon Kazuo Ishiguro pour la douceur du phrasé, lumière pâle sur la colline de Brighton, l'allure de Yukio Mishima pour la confession poussive derrière le masque et la posture raidie par l’embarras d’avoir à se livrer. Pour vous dire que les records ne sont pas ce qu’on leur donne, c’est-à-dire beaucoup de pouvoir d’évocation dans ce rugby contemporain marqué par les statistiques, les analyses chiffrées et les géolocalisations par GPS. Que tout cela est très satellite...
Je préfère aux créations assistées par ordinateur le lâcher prise d’un Clermont – Bordeaux en version européenne, désaxé à l’heure de jeu, cette libération soudaine des carcans pour laisser libre cours à l’imagination, à l’improvisation et aussi au bricolage d’un Rougerie troisième-ligne centre réalisant une performance de premier choix, lui le remplaçant décentré.
A l’origine, je pensais vous livrer ce qui ressemble à un cauchemar, celui des joueurs bientôt casqués avec deux écouteurs intégrés pour écouter les directives du coach et prendre connaissance de statistiques et d’indications. Du genre, à Clermont : «Morgan, tente la pénalité, elle nous qualifie pour la phase finale» ; à Montpellier, «Jacques, jump on 3, they’ll throw there» ; à Toulouse, «Jean-Marc, l’ailier côté ouvert est avancé, tape profond !»
Tout est parti d’une phrase de Mike Ford, le nouveau manager du RC Toulon en lieu et place de Diego Dominguez, vendredi dernier, dans L’Equipe : «Il faut jouer à partir du chaos. La clé est qu’au premier coup d’œil chaque joueur sache ce qu’il doit faire.» Le ordo ab chao des Anciens, chaos conçu comme l’opposé du cosmos, construction divine et parfaite. Ce chaos qui permit l’explosion de onze essais, autant d’irruptions volcaniques. Je vous laisse avec cette pensée : déstructurer pour (re)créer. En nous y prenant bien, ça peut nous occuper la semaine.
Post scriptum, ce rappel au soutien du nouveau magazine rugby, Flair Play, bimestriel qui attend votre obole pour assurer sa parution, début décembre. Plus que 13 % de budget à trouver. Œuvrez en allant sur https://www.kisskissbankbank.com/flair-play-le-magazine-aux-regards-uniques-sur-le-rugby.

lundi 17 octobre 2016

Flair Play, c'est acté

 
 
En ces temps troublés, je crois plus que jamais, et je ne suis pas le seul, à l'intelligence du coeur et de l'esprit qui mêlerait vies et rugby, société et passes croisées pour s'ouvrir le champ des possibles et s'évader au-delà de l'en-but comme dans une nouvelle de La Guille. Aussi pick and go et photos, parité sans agiter, rebonds oblongs.

L'important c'est de participer, disait le baron, qui aurait pu jouer demi. Le bel objet, bimestriel (tous les deux mois donc), 130 pages hors pub, sort bientôt et s'appelle Flair Play. Ce n'est pas un pari insensé. Imaginé en avril 2016 par notre ami Christophe Schaeffer, initiateur de la table ronde (ovale ?) «Tarbes en philo» avec Jean-Pierre Garuet, Patrice Lagisquet, Michel Crauste et Jean Trillo, ce penseur lumineux relance une certaine idée du jeu, mixité, créativité, esthétique, décalage.

En rugby nous marque le soutien. Différence fondatrice. Se porter à hauteur, garder de la profondeur, sentir le ballon, là où il va se retrouver, passé, transmis, offert. Notez bien et allez-y, étayez : https://www.kisskissbankbank.com/flair-play-le-magazine-aux-regards-uniques-sur-le-rugby. Ce n'est pas un appel, juste une composition d'équipe. En être au coup d'envoi. Ce magazine a besoin d'un coup de rein pour avancer, pour imprimer. Entrez en je. Vous êtes déjà 60 contributeurs. Ne restent que 27 % du budget lancement à couvrir...

Dans le premier numéro à sortir, vous y trouverez des interventions stylées, soignées, tranchantes de Dan Carter, dans un registre aussi étonnant que rafraîchissant, associé à Jérôme Perez, astrophysicien capable d'envoyer le ballon au fond de la galaxie. Aussi les relances de l'immense Edgar Morin, de Safi N'Diaye, Ryadh Sallem (quel personnage !) et Baptiste Serin, de l'inévitable Daniel Herrero et du roi de la pole, Jonathan Best. Entre autres surprises.

J'ai l'honneur et l'avantage de compter parmi ceux qui se nomment «les Flairistes» une belle brochette de compagnons de voyage en ballon(s), Antoine Aymond, Sébastien Boully, Benoit Jeantet, Nemer Habib et Christophe, bien sûr, pour ceux qui suivent aussi mon autre blog, Comme Fou. Mais pas que : Pierre Ammiche et Pauline Maingaud, de L'Equipe d'hier et d'aujourd'hui. Eric Blondeau, avec lequel je fus parfois associé en équipe universitaire de Poitiers à l'époque où le ballon était en cuir ; sans oublier Sophie Surrullo, co-auteure chez Glénat.

Gardons présent à l'esprit l'objectif et c'est, last but not least, à l'un des arrières les plus atypiques de notre rugby que revient le plaisir de nous le fixer. Ladies and Gentlemen, Clément Poitrenaud. Himself. Avant de filer en Afrique du sud poursuivre un rêve, le sien. Il sera numérique, livrant couleurs et cadrages de son après-rugby. J'ai hâte de voir ses impressions. Pas vous ?

Après le cortico vient le moment de décortiquer, de tourner la page, les pages. D'ici fin novembre, «début décembre, plutôt», me souffle Christophe, le demi édoniste, ancien neuf de Plaisir, voilà pourquoi. Abonnez-vous, commandez, développez ce projet avant d'en prolonger l'expérience. En ces temps aussi troublés qu'un cocktail de compléments alimentaires, Flair Play attaque à la sortie du tunnel. Sur le mouvement. Migratoires, les flux. Car le rugby est un continent qui ne se voit pas passer. En attendant, c'est à vous de jouer, ami(e)s de ce blog. Soyez aussi généreux que le sport qui nous réunit ici.

lundi 10 octobre 2016

Vivement dimanche

Savigny-sur-Orge, dimanche. Bon grain ne saurait mollir. Face à Athis-Mons venu en voisin. L'instant du match où le score peut basculer. Savigny mène de cinq points et défend son avance, pliant sans rompre. Mêlée. Dernière minute de deuxième série. Dégagement contré. Ou pas. Ballon au camp défendant pour la touche à venir, signifie l'arbitre. Flottement, incompréhension, énervement, bousculade. Et bagarre générale. Une belle ; je veux dire sympa. Des marrons, des poires, des tartines, tout à la main. Pas une goutte de sang versé. Un bon match sans échauffourée, ce serait donc comme un repas sans fromage ?

Loin de moi l'envie de faire l'apologie de la violence. Cette rencontre fut engagée entre une équipe, Athis-Mons, constituée de robustes avants - mon ami Julien ne fut pas le dernier à baisser la tête dans les regroupements - et Savigny qui dispose d'un ouvreur haut de gamme à ce niveau, ancien de Fédérale 1, quarante ans, le crochet intérieur dévastateur. Sur la photo, il dégage depuis son en-but. Juste avant l'embrouille, mais je sais que vous suivez. Julien, lui, est tout à droite, encore en train de déblayer.

Pourquoi évoquer une échauffourée par un dimanche ordinaire en région parisienne de série régionale quand celle de Grenoble-Brive a fait le buzz pendant une semaine sur les réseaux sociaux et les sites internet ? Parce qu'au début de la rencontre, un grand-père affuté promenait sa petite-fille le long de la main-courante, laquelle petite fille lui demanda à quoi jouaient tous ces garçons. Il lui répondit qu'il s'agissait du rugby et que c'était très bien, comme sport, parce que les gens s'y respectaient. Conversation dominicale et familiale captée après quelques minutes de jeu.

Au coup de sifflet final, accolades, poignées de mains, déception des perdants, joie des gagnants. Mais surtout haie d'honneur. Algarade oubliée, à croire qu'il faut que la vapeur générée par l'affrontement sorte d'une façon ou d'une autre. Direction le bar du club-house sous la tribune, deux euros la mousse. Dans un coin de la salle, pâtés, jambons et fromages sont posés sur une table, avec des tranches de pain. A ce moment, l'unique préoccupation dominicale consiste à vérifier que la pompe à bière reste bien en état de fonctionner.

A ma droite, accoudé, La Taupe, pilier et trapu, 156,5 kilos (il tient aux cinq cents grammes), à côté duquel Tameifuna et ses frères feraient figures chétives. Un whisky en main (l'Orge est toute proche, n'est-ce pas), j'évoque avec Julien la possibilité de l'athlétiser pour lui faire gagner en qualité de déplacement. "Là, ça va être compliqué", me glisse mon pote. A l'évidence. J'ai oublié où je suis. Au cœur du rugby. Là où on ne transige pas avec la valeur troisième mi-temps et l'ampleur de la restauration, la fréquence et l'intensité des entraînements passant au deuxième rang.

Mes deux semaines de voyage sans ballon se terminent par ce retour sur terre. En bord du terrain. D'ailleurs, personne ne m'a empêché de marcher derrière l'en-but en toute liberté. Je suis ensuite resté un long moment à discuter avec les protagonistes, de la ligne d'avantage qu'il faut gagner, du côté fermé avec l'arrière, et du prochain match. Je ne sais où. Mais il s'annonce épais. Pendant ce temps, le numéro dix de Savigny, Cyril, capitaine, entraîneur et homme du match, additionnait les Ti' punch sans trouver ni le temps ni l'envie de se doucher, animant l'apéro en maillot maculé, crampons aux pieds.

Ah, j'allais oublier... Cette anecdote avant de retrouver la Coupe d'Europe sur la ligne de départ une fois achevé l'ennui du rugby (qui sera élu meilleur staff médical du Top 14, au fait ?)... Pendant les horions, un supporteur de Savigny, âgé d'une vingtaine d'années, décide de distribuer lui aussi en franchissant la main-courante tandis que les deux cents autres spectateurs restent à courte distance : assez proches pour savourer mais pas trop pour ne pas déguster. La bagarre terminée, un joueur d'Athis s'approche de l'intrus et lui lance : "Si tu veux te battre, prends une licence !" Avant de lui asséner une claque bien sonore. L'action du match. La Guille aurait aimé.

lundi 3 octobre 2016

De quoi enjouer

 
Et pendant ce temps, comme prévu, la campagne est polluée. Pour aggraver son cas qui avait l'air déjà bien désespéré, elle s'invite sur Twitter, considéré comme l'espace le plus drôle, le plus réactif mais aussi le plus toxique des réseaux sociaux. La course à la présidence, toutes les présidences, déferle et entraîne des dégâts déjà irréparables, plaies purulentes qui ne se refermeront pas de sitôt, fractures, factures, ruptures... Autant de raisons pour feuilleter une bonne pâte d'histoire(s) glanées.
 

Le directeur du Shinborne Star a déchiré ses notes et ne publiera pas la vérité ; il lui préfère la légende. Plus belle que la réalité. C'est Ford. Eux aussi, ils ont fait fort, Antoine Aymond et Nemer Habib ; ils déchirent tant leur ouvrage publié chez Glénat, ce 5 octobre, entremêle sans s'écrouler histoire et faits : leurs vingt rencontres nous hissent sur les hauteurs d'Ovalie y respirer le "legend" air. 
 
D'entrée Arthur signe une invitation adressée aux Anglais à disputer un vrai test match, selon le rite écossais. C'est le premier. En 1871. Il fallait trouver cette missive et c'est bien envoyé ! Antoine et Nemer font œuvre d'historiens (c'est leur troisième opus) en ajoutant une foule de détails en folie. Plus loin, plus tard, 1905, on apprend que la fameuse erreur de typographie lançant les All Blacks pour l'éternité ne serait qu'une légende. Allons donc...
 
A l'évidence, le titre est tout trouvé. Matchs de légendes du rugby mondial... Voici en effet que les Gallois opposent pour la première fois leur Land of my fathers au haka maori bien avant que les Ecossais de Sole (qui n'était pas mineur) reprennent Flower of Scotland pour éteindre God save the Queen en 1990. Ici, l'épisode du tableau de Bannockburn est savoureux à souhait. On reprendra forcément une lampée de Lagavulin.
 
L'ouvrage regorge de trouvailles. Vous ferez votre Obolensky comme Campese face à la Nouvelle-Zélande en 1991, là même où les Irlandais auraient dû l'emporter face aux Wallabies sans la partition recomposée par ce diable de Lynagh qui n'était pas de Tasmanie. Vous découvrirez l'influence du Yom Kippour et de la dysrythmie circadienne sur les tournées au pays du long nuage blanc, écouterez le discours de Willie John, sorte de Tom Doniphon au pays des Springboks, tout en revivant la demi-finale du Concord Oval à travers la dynamique de Richard Feynman.
 
J'ai laissé mon téléviseur éteint pour une cure de zéro retransmission. Pour ce que j'en ai entendu, j'ai bien fait. Alors j'ai lu. Et avec plaisir ce florilège de test-matches disposés sur un siècle et demi. Me sont revenus quelques instants choisis, un thé servi chez Gareth Edwards, une bière avec Clem Thomas sur le port de Swansea, l'accolade de James Small à l'issue de la finale 1995, l'œil humide de Marc Dal Maso dans Brighton au soleil levant, les confidences d'Arnaud Costes et d'Heyneke Meyer, le café de Suzy et plein d'autres micro-histoires qui constituent le sens de ma quête.
 
On oubliera les scores puisque même un zéro-zéro sonne l'éclat. Faites-vous ce cadeau. D'autant qu'à l'ouverture les auteurs ont sélectionné Benoit Jeantet. Extraits : "Au milieu d'un flot de souvenirs, lesquels ont tendance à s'estomper tant soit peu, parce que le tamis de la mémoire a ceci de terrible qu'il filtre souvent les émotions au plus pressé d'une époque acquise chaque jour davantage à la vitesse, ce garçon parvenu à l'âge adulte, pense, malgré tout, toujours à ça."
 
C'est donc de "ça" qu'il s'agit. Un ça bien dense, gonflé d'instants comme ce vieux rognon de cuir qu'on fait luire à la graisse, de saillies lapidaires et de percées, de coups et d'essais. Un ça remis en mémoire dans l'intervalle, sorti d'un chaos d'émotions à naître dans le bon ordre, imagé, creusé, décalé, détaillé, enjoué. Parce que vous et moi nous cajolons un match de légende dans notre "ça". Tenez, je le place en bout de ligne : il faut enjouer.

lundi 26 septembre 2016

Faire sans eux

C'est un entraîneur d'un club de Top 14 qui discute avec son président des axes de recrutement pour la saison prochaine et il lui dit en conclusion : «Il faut faire sans eux...» Prononcée fin mars, avant l'annonce (c'était début juillet, non ?) de la liste Elite, celle des trente internationaux protégés plus Vakatawa, cette phrase raconte en creux l'écart creusé saison après saison entre les clubs et le XV de France, même si l'actuelle convention FFR/LNR renégocié souhaite au contraire relier les deux poles du rugby français.

Cent jours, voilà le temps que passeront les internationaux tricolores à Marcoussis et sur le terrain des test-matches de novembre, du Tournoi des Six Nations et des tournées d'été. Cent jours, c'est quinze de mieux que durant la période PSA passée. Une avancée, certes, qui s'est ouverte dimanche avec l'arrivée des stagiaires dans l'Essonne pour quatre jours de rassemblement. Cent jours, c'est un espoir, pense-t-on, mais finalement ce n'est pas tant que ça.

Cette convention, pour laquelle Guy Novès a beaucoup oeuvré depuis un an en coulisses et en réunion, ajoute deux semaines de stages bleus à Marcoussis, mais ne met la France qu'à hauteur de l'Afrique du sud, soit la nation la plus mal lotie de l'hémisphère sud. Pendant ce temps, la Nouvelle-Zélande tourne à cent soixante jours, soit deux mois de plus que le XV de France. L'Angleterre, elle, roule à cent trente. Une fois ce constat effectué, on se rassurera en constatant que les heures de présence ne servent pas obligatoirement à éclairer le jeu.
 
Faire sans eux signifie que les clubs qui fournissent du bleu ont recruté pour palier les absences de leurs meilleurs joueurs. Le niveau du XV de France devrait donc gagner ce que perdront les cadors du Top 14. Il n'y a pas de place pour eux. Pas de place pour deux. Ce qui fonctionne très bien dans l'hémisphère sud - les internationaux sont remplacés numériquement par des Colts, des "poulains", c'est-à-dire des internationaux de moins de 19 ans - va maintenant s'établir en France mais avec des seconds couteaux immigrés en solde.
 
Comme l'Afrique du sud ne peut pas payer au juste prix ses meilleurs joueurs, les voilà qui signent en France, et si possible là où il y a du soleil neuf mois dans l'année. Seconde couche, débarquent maintenant les autres, ceux qui n'ont même pas le pedigree international. On va leur mettre des JIFF dans la gueule. Mais ils seront toujours moins cher que des Bleuets. Et mieux (on écrirait "plus", non ?) corvéables. Il faut faire avec.
 
Aujourd'hui cent jours, cent quinze avant le Mondial 2019, cent trente ensuite. Et après ? Il faudra rémunérer les joueurs sur douze mois. Aura-t-on besoin d'un Stade FFR à Evry pour épaissir la trésorerie ? Vous l'entendez, c'est déjà l'enjeu de l'élection fédérale à venir. Celle pour laquelle Pierre Salviac (qui ne sait même pas ce qu'est une licence) a tapé miteusement en touche du mauvais pied ; celle pour laquelle Lucien Simon (il était la lumière d'Alain Doucet avant d'entrer dans l'ombre) se déliste ; celle qui nous inflige hebdomadairement les saillies de Bernie le Dingue devenu par magie docteur ès-éthique...
 
J'entends votre rire quand vous avez appris, dimanche soir, que Mourad Boudjellal en avait marre d'être président mais qu'il souhaitait quand même garder ses actions au sein du RCT et nommer un homme lige. Lui, c'est différent : même s'il part il n'ira pas très loin et il faudra de toute façon faire avec. Sa boite vocale l'annonce : "Bonjour. Je ne suis pas là. Merci de me rappeler. Au revoir."

lundi 19 septembre 2016

Remise à plat

Ceux qui apprécient les performances sidérantes des Néo-Zélandais dans le Rugby Championship ont pu s'en apercevoir ; elle apparait aussi mais plus sporadiquement dans le Top 14, principalement activée par Dan Carter et Colin Slade, ce qui semble naturel considérant que ces deux-là jouaient il y a peu pour les All Blacks. Ostracisée pour des raisons que je vais développer, puis oubliée pour les mêmes motifs mis à part chez les Wallabies des années 80-90 quand Mark Ella puis Michael Lynagh étaient à la manoeuvre, elle semble revenir au goût du jour.
 
Elle représente l'anti-thèse de l'attaque classique, et à ce titre s'est retrouvée longtemps exclue du répertoire. Les centres Lourdais Maurice Prat et Roger Martine, puis les frères Boniface à Mont-de-Marsan, adeptes de la profondeur, ne voulaient pas en entendre parler. Ceux qui suivirent en équipe de France, à savoir Bérot-Maso-Trillo, puis Romeu-Sangali-Bertranne, Lescarboura-Cordorniou-Sella et Mesnel-Sella-Charvet, ne l'utilisèrent jamais, si l'on veut bien se référer aux périodes estampillées «French Flair».
 
Nous sommes dans les aux années 80 du siècle dernier. Entraînés par Alan Jones puis par Bob Dwyer, les Wallabies révolutionnent le dispositif offensif sans se douter qu'elle a été «inventée» une décennie plus tôt par un ancien ailier d'Aurillac, Michel Peuchlestrade. La force des Wallabies ? Disposer d'ouvreurs et de centres (Slack, Horan, Little) capables d'attaquer très tôt l'adversaire en se positionnant au plus près de la ligne d'avantage avant d'avoir le ballon en mains.


Henri Laffont, Robert Poulain et Julien Saby, puis René Deleplace, Jean Devaluez et Pierre Conquet, et enfin Robert Bru, Pierre Villepreux et André Quilis : aucun des grands penseurs du rugby, ceux qui théorisèrent les mouvements à grands renforts de croquis et de schémas, de chaînages et de néologismes, n'ont jamais vraiment considéré l'attaque à plat comme un concept digne d'intérêt. Tout au plus une curiosité.

Pour vous rendre dans le Cantal, prenez le dernier train de minuit en gare d'Austerlitz. Les yeux encore mi-clos de sommeil, la bouche pateuse, le dos cassé, vous descendez du compartiment couchettes et débarquez sur une planète oubliée, au milieu de nulle part. Ou alors s'agit-il du centre de la galaxie, ainsi que l'annonce l'hôtel de l'Univers, planté en face de vous.

 
A Aurillac officiait un «sorcier» pas vraiment iconoclaste ni allumé. Michel Peuchlestrade, donc. Né en 1945, un 2 avril, dix saisons trois-quarts aile en Première Division avant de passer entraîneur pendant plus de trente ans. Référence absolue de l'attaque à plat, du moins en France, ou plutôt dans cette partie centrale d'Ovalie, cette terre du milieu, l'endroit sur le terrain où ce technicien considérait qu'il fallait se porter balle en mains le plus vite possible et à plusieurs.
 
Le regard, la voix et les gestes de cet homme affable, passionné, unique, créateur d'un style à contre-courant de l'orthodoxie ovale, me reviennent en mémoire quand je vois les All Blacks, le Racing 92 et Pau attaquer vivement à plat en première main derrière touche et mêlée. Lui n'a jamais cherché à retirer gloire de ce qu'il avait imaginé et mis en place, il n'a jamais attiré les médias ni les projecteurs. Quand il a tiré sa révérence juste un entrefilet, pas d'éloge ni d'apologie. Ça tombait bien, cela dit, ce passionnant n'a jamais cherché la reconnaissance.
 
«Ça fait quarante ans qu’on joue comme ça à Aurillac, se marre-t-il, quand je lui parle de son "invention", au téléphone. Et de signaler en préambule à notre discussion ce qu'il doit à «Deleplace et Devaluez, qui est Aurillacois, n’est-ce pas ?» Je lance le sujet mais c'est lui qui m'interroge : «On parle du placement initial ou de la prise de balle ? Sur le placement initial, le dix n’est jamais loin. Ne serait-ce que pour le timing de passe avec le demi de mêlée. Ça a été inventé pour fixer ceux qui  n’y allaient pas, justement, aux fixations. Le mieux, c’est le lancement sur phase statique, quand tu as seize mecs regroupés.»
 
Plus sourcier que sorcier, Michel Peuchlestrade est intarissable : «Pour contourner une défense, ce qui reste le but pour marquer des essais, il ne faut pas qu’elle glisse, justement. Et donc pour qu’elle ne glisse pas, il faut fixer l’ouvreur et les deux centres, il faut jouer l’affrontement en étant menaçant sur les premiers intervalles. Parce que la question reste : comment aller au bout ? Avec Thierry (Peuchlestrade, son neveu), qui jouait ouvreur, on avait mis au point le semi-blocage au centre, à coup d’épaules, en pivot, pour faire ressortir la balle pour le demi de mêlée qui ouvrait loin vers l’arrière ou directement l’ailier, parfois.»

Des noms attendent le rebond, Rocacher, Trémouille, Laszack, Bonal, les frères Tiravy. Et aussi l’immense Victor Boffelli, qui officiait en flanker jusqu'au début des années 80, à mes débuts de journaliste. Je demande encore à Michel pourquoi son idée n’a pas pris ailleurs, à cette époque-là ? «Parce que ce n’est pas dans la culture du jeu à la française. Et pour moi, ce n’était pas un principe idéologique.» Son combat part d'un simple credo : «Avancer, et donc ne pas reculer au point d’affrontement.»

Aujourd’hui Michel Peuchlestrade se satisfait de son rôle de spectateur. Enfin, pas vraiment. «J’interviens deux fois par semaine au centre de formation.» Celui d'Aurillac, vous l'aviez deviné. A la demande de Walter Olombel, ancien ailier de Béziers en 1992 et 1999, natif du Tarn. «C’est mon instinct de prof de gym ! On me demande d’évoquer la mêlée, la défense, comment libérer les bras au contact… Je vois que je ne suis pas le seul à continuer. Michel Ringeval s’occupe bien de Chambéry... » En route pour la montée en Pro D2.