vendredi 27 avril 2018

Une genèse irlandaise

Même encore aujourd'hui, difficile de rouler plus qu'un kilomètre dans le Kerry sans passer devant un drapeau rouge qui flotte aux rafales, solidement accroché devant l'entrée d'une maison. En Irlande, soutenir le rugby est un choix de vie qui n'a rien d'anodin. Pour autant, la défaite du Munster face au Racing 92 en demi-finale de Coupe d'Europe n'a laissé personne aigri dans cette partie de la Verte Erin. Des déçus, en revanche, il y en a. Pas attristés par la défaite, non, mais par son contenu. A tel point qu'au bout de vingt minutes, les supporteurs irlandais au milieu desquels j'ai partagé ce petit morceau de rugby - ici avec Bernie (aka Bernadette), de Tralee - plongeaient leur nez dans la Guinness pour ne le relever qu'en fin de partie, quant il s'est agi de marquer pour l'honneur. Parce que ça, l'honneur, et la fierté aussi, les Irlandais en sont friands. Ils ne refusent pas la défaite car perdre fait partie du jeu, mais celui-ci implique qu'on lui donne tout.

D'une baie à l'autre, l'Irlande donne l'impression d'être toujours en avance d'une marée quand les quatre saisons viennent vous secouer dans une même journée par vagues incessantes. Il faut avoir à la fois l'âme d'un skipper pour choisir d'aller ou non dans le sens du vent et celle d'un fermier les pieds dans la terre des sentiers qui ne bifurquent jamais et préfèrent s'en prendre à la boue. Il faut savoir s'accommoder de tout, d'un feu de cheminée à la tourbe, d'un whiskey à la menthe poivrée, de ce drizzle (bruine) qui ne mouille que les touristes et qui fait office de "beau temps, vous verrez" en avril. Jean-Pierre Rives aurait aimé jouer pour l'Irlande s'il en avait eu l'occasion, sacrifier ainsi à sa passion des causes perdues et donc glorieuses qui font aujourd'hui du Trèfle le parangon de la réussite professionnelle. Et pas seulement en ce qui concerne le rugby.

Hasard de mes déplacements professionnels, en trente-cinq ans de carrière, je n'avais jamais eu l'occasion de me rendre à Thomond Park, l'antre du rugby irlandais. C'est désormais chose faite à l'initiative de ma fille ainée, Jade, qui vit non loin de Killarney. Son compagnon, Niall, a porté le maillot du Munster. Visite guidée, donc, riche d'enseignements. Dans la salle de presse - et je suis surpris qu'aucun de mes confrères n'ait relevé ça - sont imprimés au mur les titres à la une des grands moments ovales de cette province irlandaise. Victoires, certes, tant le palmarès du Munster est conséquent face aux All Blacks, à l'Australie, en Coupe d'Europe comme en Ligue Celte, mais aussi défaites marquantes, de celles qui forgent les caractères et construisent de meilleurs lendemains. Elles ne sont pas occultées : mieux, elles font partie de l'histoire et, à ce titre, mises en avant. J'ai toujours pensé que ce ne sont pas nos réussites mais nos échecs qui nous constituent : le Munster m'en a apporté une preuve, si besoin était.
Quand deux poteaux émergent d'une haie, bientôt suivis par une deuxième paire verticale, n'imaginez pas qu'il est question de balle ovale : vous venez simplement de longer un terrain de gaélique. A leurs pieds, un but de football. Ce jeu de balle n'a pas choisi entre les pieds et les mains, le rond ou l'oblong ; aucune dispute, aucune controverse. Il a pris les deux. Il est toujours bon de se souvenir que monsieur Ellis père, militaire, était caserné à Tipperary quand son fils William Webb, très jeune, accompagné de sa mère, lui rendit un jour visite. Les voyages forment la genèse mais si le rugby, en Irlande, est un lien puissant entre le Sud et le Nord, il ne porte pas en lui l'expression d'un pays, comme c'est le cas en Nouvelle-Zélande, au pays de Galles ou en Ecosse. Juste le souvenir d'une pratique liée à l'éducation, l'enseignement privé et le cursus universitaire dans les grandes villes. La campagne en est exclue.

Devant un match de football gaélique, j'ai imaginé William Webb Ellis gardant dans ses mains le ballon qui était grossement rond au lieu de taper un grand coup de pied dedans et filer seul au milieu des défenseurs en prenant le risque de se faire casser le tibia et le péroné d'un grand coup de botte ferrée, ce qui était à son époque le moyen choisi pour arrêter les inconséquents qui s'imaginaient percer. Le 12 mai à Bilbao, le Leinster et le Racing 92 se rencontreront comme s'affrontent deux idées de ce jeu. Il sera question d'organisation et d'inspiration, de jeu au pied millimétré et de passes dans l'intervalle, de relances et de percussions, tout cela porté au plus haut degré de précision. Entre temps, dans l'agitation lardée de déclarations dont on peut se passer et de révélations qui n'en sont pas pour qui se tient informé, la ProD2 (on y a à peine touché) aura livré ses finalistes et le Top 14 (déjà presque à moitié vide) ses barragistes. Nous y reviendrons.

dimanche 15 avril 2018

Quinconces intercalés

Ca a commencé comme ça, par un poème déposé vendredi 13 sur le comptoir de l'hôtel. Sergio était donc arrivé le premier à ce troisième rendez-vous des Quinconces. "De l'envie ; à (re)faire la vie ; quand le gendarme rit ; au lac de la Marcousserie ; bouches et vols qui rient ; vous avez dit bizarrerie ? ; Comme c'est bizarre, contrepèteries. Chevaliers de la table qui rit ; et de l'Ovalerie ; le bonheur est donc l'épicurie. Pas de bénis oui-oui ; ni de dichotomie ; dans cette naissante fratrie ; mais de l'espièglerie ; pour un rugby qui rit. Denses, les souris ; show must go zonerie."

Rite de passage, nous avons découvert d'entrée vendredi soir le vin de Georges, rouge plus rustre que rustique issu des coteaux du Tarn-et-Garonne. Personne n'a échappé au goût de pruneau et de noix mêlés. Dehors il faisait frais. Tombaient des gouttes sur le cigare. Nous avons surtout habillé le Top 14 lors d'un dîner frugal sur les protéines mais copieux en liquides. Après avoir remarqué lors de la promenade apéritive que le niveau du lac des Bariousses avait considérablement baissé depuis l'année dernière, l'explication se trouvait sans aucun doute dans l'évaporation brutale des fluides telle que constatée à l'heure du digestif. On dit effectivement Bas-Armagnac.

Le lendemain matin, nous nous sommes comptés cinq (Nini et Sergio, Pipiou, Michel et Ritchie, ci-dessous) pour un "petit jeu" sur la plage ; Lulure en impact player et Georges à l'arbitrage vidéo. Nous avons beaucoup croisé mais pas tellement redoublé, aménageant surtout quelques combinaisons aux noms évocateurs extraites du rugby écossais, telles la Knockando et la Glenlivet, en hommage aux chevaliers du malt tombés la veille au soir aux chants donneurs. Pendant nos rebonds capricieux, Pimprenelle et Le Gé assuraient au village le ravitaillement, que quoi tenir quelques semaines au cas où les bombardements en Syrie déclencheraient un conflit jusqu'en Corréze.

Quinconces III, donc. Rehaussé par la présence de Pierre Villepreux venu de Limoges tout proche partager agapes et fruits de la passion trois heures durant à L'Hôte du Lac, notre épicentre. Les titulaires (ci-dessus Pipiou, Sergio, Georges, Nini, Christian, Pimprenelle, Lulure, Vincent, Michel, le Gé et Ritchie) levèrent leur premier verre aux absents, éloignés ou forfaits (aka équipe des toasts) avant de boire les paroles du conférencier centrées sur trois thèmes : équipe de France, haut niveau et formation française. Entre autres confidences qui resteront à Treignac - désolé, mais on a promis - Pierrot précisa en guise de biographie succincte avoir accepté, junior, ouvreur et ancien footballeur, de jouer arrière à Brive, "à condition de faire ce que je veux !" Ou comment cerner un caractère en une phrase de je.
Si riche qu'il est vain de la résumer, l'intervention d'un des plus grands penseurs du rugby vous est ici livrée en "best of". Le prologue ? "Les règles conditionnent la pratique et le noyau central n'a jamais changé : aller derrière la ligne, passer la balle en arrière et assurer son rapport d'équité. Priorité est donnée au mouvement. Les autres règles sont complémentaires et ce sont elles qui ont changé, et ça concerne par exemple la mêlée, la touche..." Joueur, capitaine puis entraîneur tricolore, ce héros local définit ainsi les conditions de la performance en équipe de France : "Créer un groupe qui partage la même conception de jeu, qui dispose de liberté pour l'exprimer et qui s'y reconnaît collectivement et individuellement". Ce qui, pour lui, reste vrai à travers les époques.

Seul changement, précisa-t-il, le poids désormais (trop) important des entraîneurs au motif qu'ils "sont devenus des managers, créant autour d'eux un staff technique de plus en plus spécialisé et élargi." Ah si, il avouera que s'il avait puisé sa connaissance systémique auprès de René Deleplace, il n'avait rien compris au contenu de son livre. Ca nous a rassuré, parce que nous non plus. Pourtant, il devait se l'infuser pour obtenir son professorat d'EPS. "Mais comme René était membre du jury, je suis allé deux années de suite à ses stages d'Arras afin de comprendre sa méthodologie. J'y ai pris ensuite ce qu'il y avait de plus pertinent, sans pour autant le suivre à cent pour cent..." Vous connaissez la suite de son parcours ascensionnel : Tahiti, l'Italie, Toulouse, Brive, Trevise, Marcoussis, l'IRB (devenu World Rugby) et les Quinconces.

Le haut niveau, assure-t-il, "ce sont des exigences technique et tactique. Depuis l'âge de dix ans. La période entre 14 et 18 ans est la plus propice à l'apprentissage. Il faut commencer par la technique mais ensuite la compréhension du jeu, palier par palier, oblige à acquérir une technique à chaque fois supérieure. Pour autant, le développement de la technique ne favorise pas une meilleure compréhension tactique." Ensuite, "il faut réinvestir sans concession le progrès acquis à l'entraînement dans la compétition. Sans transiger sur le projet de jeu." Pour lui, "les bons joueurs ne se trompent pas : ils créent de l'incertitude sur la défense."
Avant cela, à l'heure des mizoulettes (figues au foie-gras de chez Badin), passant avec fluidité de la boue de Wellington au mythe de l'Arms Park durant une bagarre (presque) générale, évoquant son ami Wayne Smith aussi bien que son adversaire Barry John (pour le plus grand bonheur de Nini), l'alerte Pierrot (entouré par Michel, Christian, Pipiou, Lulure, Pimprenelle, Ritchie, Nini, Sergio et le Gé) nous avait gratifié de quelques anecdotes savoureuses. Signe de respect autant que d'admiration, l'assemblée avait fait silence lors de ses prises de paroles aussi tranchantes que ses interventions d'arrière quand il s'intercalait. Pas un couvert ne cliquetait, pas une mâchoire ne mastiquait.

"Les valeurs du rugby sont les valeurs de l'affrontement que ça génère" : tel avait été son coup d'envoi d'une journée pas ordinaire. Alors que nous étions encore à table, Pierrot regretta le rugby coupé en tranches - "comme le magret mais c'est peut-être pas si bon, glissait Lulure, malicieux - et lâchait un aveu qui à lui seul méritait le déplacement : "Je n'ai jamais été un fan de Fouroux mais je dois reconnaître qu'il avait raison" concernant la création de sélections de provinces comme niveau intermédiaire entre les clubs et le XV de France.

Alors qu'un rideau de pluie voilait l'horizon sur Treignac, fut abordé le troisième et dernier point : la formation française. Pierre Villepreux assure : "Il ne faut pas dispenser la méthode par la théorie mais par la pratique. Il faut donner aux enfants le goût du jeu, retrouver la dimension ludique du rugby au sens premier du terme." Christian Badin, aussi impliqué, d'ajouter : "La compréhension passe par la cerveau, pas par les bras." Villepreux poursuit : "Nous avons 300 000 licenciés, notre modèle de formation est apprécié ailleurs qu'en France, des clubs formateurs, comme Massy (ProD2), sont parfaitement encadrés, avec des éducateurs compétents, formés au professerat d'EPS, comme par hasard... Mais trop de clubs veulent des joueurs de plus en plus lourds et privilégient le physique. C'est bien pourquoi il ne faut pas laisser la formation des jeunes aux clubs pros..."

Après trois heures d'échanges fructueux au cours desquels Michel - qui bâtit en Espagne le château du champion parfait - buvait du petit lait en notant les aphorismes qui fusaient, vînt l'heure de conclure. L'émotion n'était pas feinte : Pierre Villepreux apprécia - magnifique compliment - la pure passion qu'il avait reçue des Quinconces qui lui faisaient face, aussi émus que concentrés. Nous étions passés au tutoiement et Sergio lui déclara : "Il y a de la vertu dans ta pensée". Preuve de son implication, Pierre se plia alors à la dégustation du Mirabel de Georges : c'est vous dire s'il est des nôtres !
Forme d'épilogue, Pierrot, qui avait su "rendre simples des concepts complexes", dixit Lulure, s'interrogea sur le futur du Top 14, qu'il imagine en ligue fermée, avec "pourquoi pas un système de draft à l'américaine" pour équilibrer les effectifs; et voit même les clubs européens se constituer très prochainement en championnat... Il apporta ensuite plusieurs pierres à notre projet commun de proposition de nouvelles règles pour améliorer ce sport devenu de collisions "sans édulcorer le jeu ni ressembler au treize." Par exemple : "Ne pousser les mêlées que sur un mètre ? Placer systématiquement la défense à cinq mètres ? Revenir au tenu debout ?"

Ce coquin de Lulure mit un terme en rires au samedi intercalé que tous auraient aimé sans fin : "En fait, il faudrait réfléchir à des règles afin que la France se remette à gagner, non ?" Pierrot parti avec la promesse de revenir l'an prochain en voisin, l'écho de ses propos alimenta notre soirée (ci-dessus Pimprenelle, Sergio, Lulure et Georges au piano) autour d'épaisses côtes de bœuf grillées par Le Gé et de beaux flacons de tous cépages à déguster. Nous terminâmes en tout petit comité bien au-delà du temps réglementaire par la dégustation du rhum arrangé à la vanille transmis tout en douceur par JanLou. Transmettre, voilà bien ce qui nous a animé durant ce week-end magique.

On parle de profondeur et du jeu à plat quand il s'agit d'attaque. Effectivement, nous avons profité de ce Quinconces pour descendre au plus profond de nos sentiments, pour ouvrir nos cœurs et notre esprit. Beaucoup de choses ont été mises à plat, et les prochaines chroniques de Côte Ouvert devraient en porter les lignes bien constituées. Nos liens, naguère ténus, se sont affermis et affirmés. De nouveaux visages nous ont rejoint, s'intégrant au réel dans ce blog comme s'ils en étaient à l'origine. Le mouvement n'est pas prêt de s'arrêter. A l'année prochaine, et c'est demain, notez-le bien...



lundi 9 avril 2018

En route pour Treignac

Se présentant ensemble à la sortie du tunnel et s'arrêtant côte à côte avant d'entrer sur la pelouse du stade Alfred-Armandie, samedi soir dernier en prime-time, pour ce qui était un quart de finale de maintien, les deux capitaines, Antoine Erbani et Valentin Ursache, se sont regardés sans se toiser et se sont serrés la main. Image furtive mais symbole fort qui raconte ce qu'est aussi le rugby d'élite. Pas seulement un combat frontal d'athlètes bodybuildés mais tout un tas d'autres choses, certaines immarcescibles.

Je ne suis pas certain que le rugby de Première Division qui a compté jusqu'à quatre-vingt clubs était de meilleure tenue, avec ses bagarres générales, ses agressions volontaires et ses violences ciblées, ses amphétamines et ses rucks de muerte crampons en avant, ses derbys hystériques et son arbitrage maison, délégués sportifs aveugles et délégués financiers véreux (ou l'inverse), sans compter toutes les joyeusetés passées sous silence au nom de l'esprit de famille qui virait parfois à l'omerta.

Les maux actuels sont différents et chaque époque ne vaut que parce qu'elle a été vécue. Aujourd'hui, la rupture est ligamentaire, les salaires déments, les mutations naguère traquées deviennent des transferts incessants, l'étrange étranger débarque de l'autre bout du monde et non plus du village voisin, les chocs sont nombreux et intenses, qu'ils soient physiques ou médiatiques. La bête à buzz, à clics et à audimat est alimentée, les sponsors tapissent les maillots moulants. Nous sommes passés, forcés, de la bière-picon au ballon à picots.

Pour autant, les équipes se serrent toujours dans la difficulté, une équipe n'est pas composée de quinze, de vingt-trois, de trente, voire de quarante joueurs, mais par un état d'esprit collectif qui augmente la valeur des individus ainsi liés plutôt que réunis. Les regards sont les mêmes, les poignées de mains aussi. Le rugby a changé mais rien n'a changé. C'est notre perception qui se transforme en ne voulant pas s'accommoder, en tout cas chez ceux qui regrettent de ne pas retrouver ce qu'ils ont connu.

Ce samedi, les Quinconces, bien chanceux, entoureront Pierre Villepreux, une des légendes de ce sport, joueur, entraîneur, commentateur, chroniqueur, enseignant, penseur. Ceux qui seront de ce voyage ovale ont encore le temps d'acheter «Intercalé» (Hugo and Co, 2011), son autobiographie, histoire de repartir avec une dédicace personnalisée. Pierre Villepreux considéré comme l'un des derniers grands techniciens de ce jeu, avec Jean Dévaluez, Michel Peuchlestrade et Pierre Conquet, était le disciple préféré de feu René Deleplace : soyez certains qu'il aura des idées à transmettre, des confidences à distiller, des pistes à ouvrir.

Depuis le mois d'août 2011 et ma première chronique jusqu'à la prochaine, sept ans de réflexions ovales partagées nous amènent à vivre des moments comme celui qui s'annonce autour des spécialités culinaires que chacun aura pris soin d'apporter. C'est un honneur que fait l'ancien entraîneur du Stade Toulousain et du XV de France aux bloggeurs de Côté Ouvert de partager avec eux un samedi de rugby en petit comité choisi. Je sais que chacun ici apprécie cet accord et affine déjà ses questions. Nous devrions tous en sortir peut-être grandis, du moins comblés.

Le passage du virtuel au réel nous implique, certes, mais il est avant tout d'une évidence absolue, ainsi que nous l'avons perçu il y a trois ans, à Bordeaux. Découvrir l'altérité de visu et non plus via l'azerty, mais toujours avec le rugby en toile de fond. Le rugby ? Pas seulement : le golf, la musique, la littérature, la philosophie, la psychologie, la médecine, l'art de la table aussi, et j'en passe. Emmanuel Levinas affirme que l'on existe en se plongeant dans le visage de l'autre. Heureusement, les Quinconces proposent tous types de nourriture, terrestres et spirituelles. Certains vont avaler huit heures de route en guise d'apéritif : il faut avoir de l'appétit pour ce type de rencontres.

Pourquoi Treignac ? Parce que ce village de Corrèze est, peu ou prou, à équidistance de nos lieux de résidence respectifs. Que nous y avons trouvé fortuitement un havre où vivre en autogestion le temps nécessaire, épicentre qui vibre au rythme de nos élucubrations, melting-potes de grande amplitude laissé à notre disposition par le maître des lieux, Didier. A nos pieds, une plage où s'organisera un petit match à toucher samedi matin si la météo se montre clémente, ce qui n'a pas l'air de vouloir être le cas. Mais qu'importe l'ivresse de la dernière feinte puisque nous aurons à disposition les flacons. On vous attend à l'entrée du lac.

lundi 2 avril 2018

Erasmus en Ovalie

Ovalie. Notre patrie. Dont le nom fut trouvé en 1953 au petit matin, après une longue et vibrante discussion au sujet d'un match du XV de France, par un passionné, Raymond Gabaig, béarnais ami des chantres Denis Lalanne, Henri Garcia et Georges Pastre. On imagine les échanges oblongs, la mauvaise foi et la bonne humeur, ou l'inverse, une coda de mots d'auteurs pour donner naissance à cette expression qui nous accompagne depuis. Les Anciens signalent que notre patrie est celle où nous sommes parents. Ce lien familial ne s'est pas distendu.

A la question que fallait-il faire cette saison pour qu'un club français dispute une demi-finale de Coupe d'Europe, la réponse était : affronter un autre club français ! Le Racing 92 a donc (magnifiquement) passé l'écueil des quarts de finale; j'écris écueil car ni La Rochelle, ni Toulon, pourtant dominateurs en termes de statistiques (possession et occupation) ne sont parvenus à imposer leur jeu. Ce qui pose question(s) au moment où nous sortons d'un Tournoi des Six Nations où, là aussi, les moments de domination tricolore n'ont que très rarement été concrétisés au tableau d'affichage.

Marche intermédiaire entre le niveau international et la compétition domestique, la Coupe d'Europe est toujours riche d'enseignements quand déboule sa phase finale. Outre que le détail y est chassé comme les œufs de Pâques dans le jardin, ne pas parvenir à se défaire des mauvaises habitudes du Top 14 semble rédhibitoire. Telle est la cruelle leçon que retiendront les Rochelais. Qu'ils aient préparé leur quart de finale contre les Scarlets avec appétit n'est pas contestable mais par manque d'expérience - c'était leur première participation -, ils n'ont pas eu le temps ni l'idée de se débarrasser de leur gangue.

Laquelle consiste à abuser de la pénaltouche suivie d'un ballon porté, arme létale en Top 14 qui ne fonctionne pas à l'étage supérieur tellement les défenses sont performantes dans ce domaine. Toulon, lui aussi, en a fait l'amère expérience à Limerick face au Munster d'entrée de match. Utilisant les vieilles recettes de Guy Novès lorsqu'il entraînait le Stade Toulousain, le manager varois Fabien Galthié a changé d'ouvreur juste avant le coup d'envoi, préférant in extremis Anthony Belleau à François Trinh-Duc. Ca lui a réussi pendant soixante-quinze minutes. Le genre de martingale qu'apprécie Patrice Collazo. Mais qu'il n'a pas osé utiliser.

Pourtant, on imaginait qu'avec l'ailier Sinzelle à l'ouverture et l'arrière Retière au centre, le général Tapioca du Stade Rochelais avait préparé un coup de bonneteau comme il en a le secret. Et bien non. Les Maritimes se sont présentés à Llanelli avec une épine dorsale qui avait la scoliose. Il fallait oser aligner un quintet Bourgarit-Amosa-Balès-Sinzelle-Bouldoire pour diriger la manœuvre tactique en terre galloise et espérer ainsi entrer dans le dernier carré européen. Même de loin, ça semblait un peu trop juste.

Révélation du dernier Top 14, surprise de la phase européenne de qualification, le Stade Rochelais attendra la saison prochaine pour entrer dans la cour des grands. Mais sa progression marque les imaginations autant qu'elle suscite l'admiration. L'inexpérience rochelaise est compréhensible mais l'apathie toulonnaise l'est moins : le vidéo gag de la 28e minute à Thomond Park pose la loupe sur l'inexcusable panne de courant de quelques Toulonnais (Isa, Escande, Guirado, Bastareaud) derrière un ruck.

Comme au Principality Stadium de Cardiff où une poignée de Tricolores (Doumayrou, Camara, Poirot) restèrent cois quand le coup d'envoi mit un rebond pour franchir la ligne des dix mètres au point d'encaisser un essai casquette, que dire du couvre chef varois, essai de filou de Conor Murray au nez et à la barbe des Toulonnais à l'arrêt suite à un en-avant de Guirado ? Qu'il est vital de connaître la règle et de jouer au sifflet de l'arbitre au lieu de le chercher du regard. Les échanges européens ont ceci de bien qu'ils nous ramènent aux fondamentaux.

Cette bêtise et la double connerie Trinh-Duc/Tuisova qui vaut un hashtag (#trouvetatouche et #bloquetoncouloir) coûtent aux Varois un succès à Limerick. De même que l'entêtement à choisir avant l'heure de jeu la pénaltouche plutôt que les buts de pénalité aux pieds des poteaux fut fatal aux Rochelais. Espérons que dans l'avenir les cadors français retiendront leurs leçons européennes. On voit bien, surtout, ce qui manque aux Français pour se hisser là où se joue le rugby d'aujourd'hui, à savoir la connaissance du règlement, la maîtrise des gammes, une concentration de tous les instants.

On assure ici que le rugby est un sport d'éducation. Il ne suffit pas, fort heureusement, d'envoyer des gros bourrins casser la ligne d'avantage en même temps que les côtelettes adverses pour l'emporter. Vaincre demande une discipline individuelle et un regard panoramique. De l'intelligence en mouvement et pas seulement de la masse musculaire. Aucun sport n'a alimenté son cerveau en effectuant des tractions. Les gros bras rochelais et toulonnais seraient bien avisés de s'en souvenir au moment où le Top 14, toujours très content de lui quand il se mord la queue, retrouve pour un court instant ses droits.

J'ai retrouvé dans le beau petit ouvrage de l'ami Serge Laget - La Famille Rugby - publié en 2015 (éditions De Borée), un texte rédigé en 1953 (décidemment une grande année) pour L'Equipe par le prix Goncourt 1931 Jean Fayard (pour Mal d'Amour), lequel remarque au sujet des déboulés du jeune sprinteur francilien Alain Porthault que "la foule montre clairement qu'elle préfère la démocratie de la mailloche à l'aristocratie de la vitesse et qu'elle envisage une partie de rugby un peu comme un combat de boxe, c'est-à-dire un spectacle violent où il ne faut pas abuser des esquives..." Ce souci ne date donc pas d'aujourd'hui.