mercredi 28 novembre 2018

L'équipe d'enfance

Prolonger le temps d'une victoire quand les Fidjiens nous réconcilient avec ce sport sans avoir besoin d'user d'un logiciel si ce n'est celui, intégré à leur approche, du simple plaisir de jouer. Les terrains sur lesquels ils ont naturellement pratiqué la très ludique version à 7 sont de jachère mais il y germe tout le talent du monde, y pousse la spécificité du rugby, à savoir la passe, la course, l'improvisation, la liberté; une identité bafouée ailleurs par ce qui est devenu trop spectacle.

Pendant que nos pères respectifs, Jacky et Jean-Claude, colonisaient le salon en réfléchissant conjointement aux essors collectifs des All Blacks et à l'avenir des juniors rochelais, nous déboulions nous aussi du jardin d'herbes folles vers le champ en friche qui le prolongeait, pour embellir de trois fois rien notre terrain de jeu. Mon copain Jean-Pierre avait le don de transformer le moindre objet en incomparable cadeau, prodige qu'il continue de réaliser.

Nous appartenions tous deux à l'école de rugby rochelaise et en acceptions les règles : préférer un plaquage désintégrant à une passe de génie, dégager son camp en toute occasion y compris en situation de surnombre offensif, respecter la hiérarchie tacite qui va du pilier gauche à l'arrière, se présenter cheveux courts le dimanche matin avec ses crampons passés au cirage noir et des lacets propres. Et aimer le sandwich au pâté de foie, notre festin d'après-match.

Pour échapper à la rigueur de cette éducation ovale s'ouvrait donc à notre horizon un terrain vague, ou plutôt un vague terrain boursouflé de monticules et de grosses pierres tranchantes, inégal et glissant. Trois longues branches de bois mort assemblées devenaient poteau de fortune. Dans ce champ des possibles s'est construit notre imaginaire. Son souvenir demeure intact.

Rassemblant voisins et amis, nous disposions ainsi de partenaires et d'adversaires qui s'affrontaient le samedi après-midi sous la pluie fine qui collait la terre meuble à nos chaussures. En ce début des années 70, nous rejouions les matches du Tournoi des Cinq Nations. Maculés de boue et de rêves, nous étions l'équipe d'enfance,  .

Je suis ensuite entré par la porte des mots dans le théâtre ovale ; j'ai côtoyé les plus grands artistes, écouté les metteurs en scène, savouré les pièces écrites en direct, apprécié le travail des éclairagistes et partagé les subterfuges de deus ex machina qui finirent par ne plus avoir de secrets pour moi. Une traversée qui m'a augmenté, supplément à la vie devenu manière de philosophie puisqu'elle impose la résilience, l'altérité et la reliance.

Documentaliste à L'Equipe aussi compétent que passionné, mon collègue Thierry Clémenceau m'a récemment transmis quelques documents qui allaient être broyés dans la machine à recycler le papier. L'un d'eux recèle un joyau, colonne rédigée en 1976 par un certain Gilbert Lasserre, ancien joueur du PUC et banquier de son état. L'envie de la partager résonne depuis quelques jours déjà. La voici en guise d'épilogue car elle incite à la prolongation :

«J'ai un peu joué, il y a vingt ans. Ce dont je me souviens, c'est du battement secret de mon cœur. C'est de l'odeur de la terre, de l'herbe, de l'embrocation, de la sueur. C'est l'éclair du ballon qui vient et qu'on passe très vite en dansant sur un pied. C'est la ligne blanche en face, et ce coin de pelouse vierge derrière, où il serait bon d'aller s'aplatir. C'est l'oubli du reste du monde, sauf bien sûr de la fiancée qui est là dans la tribune et à qui on dédie en secret, tel le toréador, les oreilles et la... J'allais dire une bêtise ! J'ai gagné des matches, j'en ai perdu d'autres, ça n'a pas d'importance. De cela, il ne restera de toutes façons que le battement du cœur et que l'odeur de l'herbe.»

dimanche 25 novembre 2018

L'heure zéro

Le moment est passé inaperçu sauf des puristes. La télévision française avait depuis longtemps rendu l'antenne et les Tricolores rendu les armes avant de rendre l'âme. Réunis au centre du terrain, les Fidjiens debout, serrés, bras liés, entonnaient un gospel à gorges déployées. Sans fraternité, ce jeu n'est qu'une digression. Sans fierté et sans agressivité partagées, la notion d'équipe se dilue vite et le XV de France éparpillé samedi soir par les percussions fidjiennes en est la parfaite et désespérante illustration.

Oui, bien sûr, c'est historique et humiliant. Battue pour la première fois par les Fidji, l'équipe de France du capitaine Guirado se prend la tête dans les mains et les pieds dans le tapis, mais il y a toujours une première fois et, souvent, elle n'est pas particulièrement agréable... Nous sommes à Bucarest, le 5 juin 1960. Les Tricolores de François «Les bas-bleus» Moncla s'inclinent (11-5). Pourtant, de sacrés héros ont effectué ce déplacement : Michel Vannier, Guy Boniface, Jacky Bouquet, Pierre Albaladejo, Michel Crauste et Michel Celaya. On notera aussi la présence de Raoul Barrière au poste de pilier droit. A genoux dans les Carpates, ils se sont pourtant relevés.

Trente ans plus, à Auch, dans un stade rebaptisé depuis Jacques-Fouroux en hommage au Petit Caporal, la honte fut plus vive. Cette fois-ci, c'est en France que la Roumanie s'impose. Sous la pluie et sur terrain gras. Trois buts de pénalité à deux. Zéro essai. Un des plus vilains matches auxquels il m'a été donné d'assister. Philippe Saint-André étrennait son premier maillot bleu, un coq sur la poitrine mais les pieds dans le purin. Serge Blanco, Didier Camberabero, Jeannot Lescarboura, Jean Condom, Olivier Roumat et Pascal Ondarts l'accompagnaient. Un voile pudique fut rapidement jeté sur ce dérapage incontrôlé.

Plus proche, voici le fiasco de Grenoble, le 22 mars 1997, dans le sillage d'un Grand Chelem. Jamais le XV de France n'avait perdu devant son public face à l'Italie. Les bonnes séries ont toujours une fin. 32-40, défaite cinglante pour les débuts de Serge Betsen. Il était pourtant bien entouré : Sadourny, Delaigue, Saint-André, Accoceberry, Tournaire, Dal Maso, Merle, Benetton, tout ce beau monde sous le capitanat de l'immense Fabien Pelous. «Ah, le zéroïsme des Bleus», me souffle l'ami Benoit Jeantet. Quand ça ne veut pas sourire...

On poursuivra ce retour en arrière aussi utile qu'éclairant par le match très nul (23-23) de Bleus pâles à la U Arena sous l'ère Novès, avec Teddy Thomas, François Trinh-Duc, Baptiste Serin, Jefferson Poirot, Rabah Slimani, Louis Picamoles, Sébastien Vahaamahina, Mathieu Bastareaud, Antoine Dupont et Camille Chat. Pourquoi ne suis-je pas étonné ? A la - faible - lueur de la défaite face aux Fidji samedi soir, la foule n'a pas toujours raison mais il faut néanmoins noter que 86 % des internautes de L'Equipe considéraient déjà le XV de France de Guirado comme la plus mauvaise équipe tricolore de tous les temps.

On en oublierait presque deux défaites face aux Tonga. La première à Nuku'Alofa, le 16 juin 1999, sur le score de 20 à 16, les Tricolores de Fabien Galthié n'ayant inscrit qu'un seul essai pour en concéder trois... Sadourny, Bernat-Salles, Lamaison, Dal Maso, Marconnet mais aussi Mola, Castaignède, Ibanez, Pelous et Califano doivent en garder un souvenir cinglant. C'était aussi l'époque où les coaches tricolores, Pierre Villepreux et Jean-Claude Skrela, croyaient en l'avenir d'un ailier de fort tonnage nommé Olivier Sarramea, aka «Le Lomu Blanc».

Nous en arrivons à l'infamant 14-19 de Wellington, 1er octobre 2011 de triste mémoire. Là aussi, il pleuvait. Mais jamais équipe de France, période contemporaine, n'a si peu mouillé le maillot. Si les Tongiens avaient été plus vicieux et cherché absolument à marquer un deuxième essai, ils auraient éliminé dès la phase de poule ce XV de France. Je revois encore le capitaine Dusautoir hagard à la fin de ce non-match. Après cette claque il avait pourtant une belle clique autour de lui : Médard, Clerc, Rougerie, Parra, Yachvili, Servat, Papé, Nallet, Bonnaire, Szarzewski, Harinordoquy, Trinh-Duc, Heymans...

A une semaine d'un quart de finale annoncé face à l'Angleterre dans ce Mondial 2011, aucun des sélectionnés pour ce match contre les Tonga ne voulait jouer, de peur de se blesser, et la rupture avec le staff était consommée. Ce qui aurait dû être le moment de gloire des réservistes tricolores fut le long chemin de croix de titulaires déphasés, personne n'ayant assez d'amour propre ce jour-là pour faire honneur à sa sélection. Les notes de L'Equipe - j'officiais à ce poste ingrat - furent résumées en un zéro collectif, une première là-aussi, et jamais renouvelée.

Pourtant, samedi soir, après la défaite contre les Fidji, l'occasion aurait été toute trouvée. Dans ce registre, m'inquiète le choix de faire de Picamoles et de Bastareaud des phares dans la nuit au motif qu'ils ont parcouru des mètres, balle en mains. Mais ont-ils mis leurs partenaires dans l'avancée ? Ont-ils partagé le ballon qu'il tenait ? Seul Guirado impose le respect, capitaine fracassé qui parvient à inscrire deux essais malgré ses tourments. A l'évidence, pour le reste de ses partenaires, manquent l'intelligence et l'humilité et aussi le charisme et force vitale au point le plus bas de la désespérance.

Professionnels du Top 14 et de la ProD2, pillés depuis plusieurs décennies par les grandes nations, déracinés, dans l'impossibilité de se réunir pour préparer leur saison, les champions du rugby à 7 ont écrit la plus belle page de leur histoire ovale à XV avec une énergie qui force le respect. Juste se dire qu'au train où nous polluons notre planète la montée des eaux devrait engloutir en 2040 cet archipel du Pacifique, ainsi que les Samoa et les Tonga, d'ailleurs. Le rugby français ne marche pas seul sur la tête. Et tandis que des gilets jaunes saccagent tout comme des coqs sans tête au motif que le prix des carburants augmente, le petit multi jaune de Loïc Peyron est arrivé en Guadeloupe. En un peu plus de vingt-et-un jours de mer. Are you Happy ?

samedi 17 novembre 2018

Métaphore du monde


Carte blanche à Laurent Bonnet. Il n'y a pas que le rugby dans ma vie. Ce France-Argentine mortifère pour les Pumas (ça, on le ne sait qu'après) m'indiffère et comme tous les chemins mènent au rhum... Cette chronique, elle, nous arrive de Guadeloupe. Laurent est un ami rochelais natif de Limoges, marin, écrivain (Prix Senghor 2013 pour son roman Salone, éditions Vent d'Ailleurs), athlète et chef d'entreprise. Avec lui, j'ai vogué en Sierra Leone et en Thaïlande. Depuis Deshaies où il résid, navigue et fait naviguer les autres six mois par an, Laurent nous fait partager, à ma demande, l'arrivée de la Route du Rhum. Vous pouvez le retrouver et échanger avec lui sur www.laurentbonnet.eu.

«Rien ne sert de manger ses pairs, il faut courir à point. Mai 79. J’avais vingt ans, lui 40. Lulu, natif de Deshaies, tenait un bar sur la côte ouest de Guadeloupe. Il m’offrait mon premier rhum, ma première cuite. En désignant la goélette sur laquelle j’allais traverser l’Atlantique, il m’assena : « Ton bateau là ? C’est un vieux ! Le Canadien est passé en décembre avec sa mouette jaune, i bon memm ! Ce gars, c’est un moderne ! »

Cet Antillais exprimait au plus juste ce que je ressentais de plus intime à cet instant de mon parcours naissant de navigateur. Étrange affaire, puisque vingt-sept jours de mer plus tard, habité de mes premiers élans d’écriture, j’avais lu et relu Pourquoi j’ai mangé mon père, roman de Roy Lewis dont la récente traduction française traînait à bord. Il en était donc ainsi de notre condition et son inévitable corollaire, le progrès ? En art de survivre comme en tout domaine, existerait toujours une querelle des Anciens et des Modernes ?

Grâce à Mike Birch, nous tenions la nôtre ! Et nous allions la gagner. Son trimaran et son principe, plus que le personnage, devinrent notre idole. Nos croyances, nos espoirs, nos convictions d’alors allaient vers le fun, un état de vivre plus qu’un état d’esprit. Grâce aux multicoques, les océans devenaient métaphore du monde : nous allions les traverser en filant plus que vite, « easy », s’amusant à « rider » sur une houle éternellement scandée par le « rolling beat » de Dire Straits. Mike Birch sur sa « Mouette jaune » démontrait la pertinence de l'élan. 

Sur la ligne d’arrivée devant Pointe-à-Pitre, en trois bouchées, deux mastications et une déglutition de quatre-vingt-dix-huit secondes, il avait mangé le grand Malinowski sur son long monocoque surnommé « le Cigare ». Et en cet instant d’une fulgurance médiatique qui fit date, la route Nord, celle des grandes dépressions océaniques au karma initiatique, l’héroïque voie maritime qui avait fondé la légende Tabarly, devint d’un coup celle des anciens, des taiseux aux mains calleuses et aux âmes trempées dans la douleur et la résistance. 

Qu’ils continuent à planter des pieux dans l’eau glacée ! Nous, à plat sur deux ou trois coques, on gagnerait tout en contournant les dépressions, sabrant le champagne et filant trois fois la vitesse des Anciens. Voile à papa, les mono. Voile moderne, les multi… Ah mais ! Étrange manie qu’ont les humains de fabriquer des drapeaux...

Quarante plus tard … Fin de la querelle. Plus d’Anciens ni de Modernes. Seule l’antique règle perdure : le bateau idéal n’existe pas. Arrive à bon port et dans les meilleurs délais celui qui s'avère adapté au programme de navigation. Cette édition 2018 de la Route du Rhum, après quarante années de recherche en nouveaux matériaux et en nouveaux concepts - la vitesse de pointe des plus rapides a été multipliée par cinq - en fait la magistrale démonstration. 

À l’exception des Ultimes pour qui le départ n’a pas été retardé - s’échappant devant la tempête, les plus performants pouvaient « assurer à temps » l’arrivée en Guadeloupe - les flottes monocoques et multicoques se sont confrontées à la même et dure loi de mer. Durant les dix jours qui ont suivi le départ, bataillèrent des monocoques petits et grands, multicoques d’ancienne génération de course contre de très modernes, skippers sexagénaires contre jeunes régatiers issus des meilleures écoles. À trois cents milles de la
Guadeloupe, Thomson et Tripon régataient presque bord à bord. Comme si, en 1978, Birch et Malino s’étaient rejoints là pour démarrer un dernier sprint.

Étonnant rappel : les prétendants au paradis alizéen doivent concevoir des voiliers capables de traverser d’abord un purgatoire. Les architectes cherchent l’idéal compromis ; les skippers encouragent la vitesse, repoussent les limites de leurs organismes et risquent leur vie ; pendant que médias et annonceurs s’accommodent d’un événement hors normes aux scénarios indociles.

Alors, querelle ! Renaîtras-tu encore et toujours ? Eh bien, cette extraordinaire Route du Rhum 2018 rebat toutes les cartes. Celles de l’histoire : on vit une partie de la flotte, tous gabarits confondus, s’abriter dans des ports et remettre au goût du jour l’antique règle à laquelle se pliait déjà Ulysse : vent favorable, on navigue. Vent contraire, on patiente.

Celles des figures : Joyon l’ancien, à la barre d’un trimaran 12 ans d’âge éprouvé, deux fois vainqueur sous d’autres bannières, l’emporte sur le jeune prodige armé de son Ultime concept. Thomson, vedette du Vendée Globe, s’endort et se jette à la côte. Tripon gagne mais avoue ses hallucinations. Pendant ce temps, Peyron, gagnant 2014, court « à l’ancienne », avec sextant, sur le même bateau que Birch.

Enfin celles des atouts techniques : l’autre belle épreuve, celle des budgets à dimension humaine, a vu régater à deux jours de la Guadeloupe un groupe de huit voiliers qui se composait de quatre trimarans 50 et quatre monocoques. Révélant une autre réalité qu’occulte l’environnement médiatique français. Elle existe plus au nord, se nomme The Transat, organisée par nos amis anglais. Nous aurions mauvaise grâce à l'ignorer : Tabarly y trouva ses lettres de noblesse en 1964. L’épreuve relie Plymouth à New York et se court souvent par vent contraire. En 2016, le premier monocoque piloté par Armel le Cléach, battit de cinq heures, après huit jours de traversée, le premier multicoque.

Qui est et qui sera le plus rapide ? Peu importe… Car sous le regard des Anciens, encore vivants ou disparus, un autre message passe. Simplement. Symbolisé par des hommes, des femmes. Et l’océan où, comme dans la vie, les longs bords vent contraire s’avèrent plus fréquents que les belles envolées au portant. La Route du Rhum brasse en haute mer l’élite et la plèbe, les riches comme les pauvres, des vieux ou des jeunes, anciens ou modernes, démontrant que cette course perdure grâce à une organisation professionnelle, à une écoute des besoins, à des règles communes et respectées. 

Certes... Mais pas si simple. Car il reste à citer l’actrice invisible, vedette omniprésente, indispensable pour que se pérennise cette métaphore du monde : l’assurance d’une solidarité sans faille entre tous les compétiteurs. À terre, on attend encore le casting qui imposerait le même rôle.»

dimanche 11 novembre 2018

Pura Vida

XV de France cherche toit pour l'hiver. Il lui faudra se rendre sur Lille mais, sans carte au trésor, difficile d'imaginer qu'il trouvera ce qu'il cherche et qu'il a perdu face aux Springboks dans un Stade de France devenu si déserté. Comme l'écrit notre ami bloggeur Lethiophe, "pour attirer du public, il suffirait juste d'indexer le prix des places au niveau des performances. 5€ me semble plus raisonnable que 25€..." Si nous perdons patience, cochons de payants que nous sommes, les Tricolores fanés ont, eux, égaré leurs dernières illusions. 

Il ne faut parfois qu'une poignée de secondes pour gâcher ce que l'on a patiemment construit, et les actions que nous engageons n'ont pas toutes la même valeur sur l'échelle du temps. Prenez une pénalité sifflée en début de rencontre. Elle est presque sans incidence en regard de ce qui va suivre. Car telle autre sanction infligée à dix minutes du coup de sifflet final enclenchera, au contraire, un séisme.

La mésaventure de ce XV de France de peu de cervelle(s) a pris sa source à la 72e minute et la moitié de ses dix pénalités concédées le furent dans ces derniers instants jusqu'à la fatidique 84e qui vit la talonneur remplaçant des Springboks s'extraire à contre-sens d'un ballon porté pour inscrire l'essai d'un victoire sud-africaine qui plonge le rugby français un peu plus profondément dans le désespoir.

J'ai assez souligné ailleurs ce que je pensais du "trois contre un" lamentablement vendangé par Teddy Thomas pour ne pas avoir à y revenir ici. C'est un épiphénomène qui en dit long sur l'état d'esprit qui prévaut dans ce XV de France perdu dans ses pensées négatives devenues spirale d'un doute qui l'enserre au fil des minutes même quand il mène de quatorze points à l'entame de la seconde période, soit la moitié du chemin effectué.

L'ancien entraîneur des Springboks, Heyneke Meyer, n'a cessé de le répéter lors des deux entretiens qu'il m'a récemment accordés : la force mentale caractérise les grandes équipes. A l'évidence, le XV de France en est dépourvu. Rien à voir avec le talent individuel, l'articulation collective du jeu ou la condition physique : de ça, les Tricolores disposent. Pas toujours très bien, cela dit, mais ce n'est pas le sujet : ils en ont assez pour se mettre en position de l'emporter. Avant de lâcher bêtement l'affaire.

Les Argentins nomment cet accent aigu la "grinta" : elle ne les quitte jamais. Montés en 1995 de la deuxième division internationale jusqu'à la troisième place mondiale en 2007, invités depuis 2012 dans la cour des grands de l'hémisphère sud, ils occupent aujourd'hui la place laissée vacante par le XV de France qui, lui, ne cesse de dégringoler. Imputrescibles comme le quebracho, ce bois dur comme l'acier et qui pousse dans leurs forêts, ils ont patiemment ajouté à leur ADN les dimensions physiques, tactiques et techniques du rugby en disputant notre championnat et celui d'Angleterre.

Pendant une heure, dans le sillage de leur ouvreur Nicolas Sanchez, que le Stade Français attend impatiemment, ils ont fait douter l'Irlande, actuelle référence de l'hémisphère nord, bloquant les avancées au ras et au large avant de craquer sous l'accumulation de temps de jeu d'un rugby de mécanique bien huilée qui va s'étalonner, samedi, face aux All Blacks. Les Pumas savent la France blessée, touchée au moral et abandonnée par ses supporteurs qui n'en peuvent plus de la voir se tirer toute seule des balles dans les crampons : ils la traqueront sans relâche, soyons-en certains.

Marre d'entendre que ce XV de France n'est pas loin. Pas loin de quoi ? Pas loin de sortir éliminé de sa poule au Japon dans dix mois ? Certainement, au train où déraillent les choses bleues. Avec son mental de biscotte - je sais, vous l'aimez bien, celle-là -, cet agrégat d'internationaux du Top 14 fait peine à voir. Il s'effrite au fil du chrono, ne se nourrit que de miettes d'actions, craque sous la pression. Il n'y a pas beaucoup de vrais champions dans cette sélection, et la cassure remonte à l'après 2011.

Guirado, Médard et Picamoles étaient déjà dans le groupe. Alors, seuls Maestri et Lopez - encore que ça se soit pas sûr du tout - auraient une petite place dans l'équipe qui fit trembler les All Blacks à Auckland en finale du Mondial 2011. Le XV de France en route pour Lille de la perdition manque de personnalités fortes et emblématiques, à la fois bien trempées et capables de maintenir un cap ou d'en changer selon les événements qui surviennent au cœur d'un match. Cette rencontre de samedi qu'on annonce tendue et tordue contre les Pumas sera ainsi un vrai test de caractère.

Pour conclure en forme d'ouverture, on encouragera les Tricolores à se rendre un jour prochain au Costa Rica chez Joe van Niekerk recharger leurs accus, puiser au plus profond d'eux pour y chercher leurs propres vérités sur cette terre tellurique et luxuriante qui ressemble au paradis perdu. L'ancien capitaine des Springboks et du RC Toulon y a refait surface, métamorphosé en chercheur d'âme. Là-bas les arbres marchent, m'a assuré ma fille Mina qui y a séjourné, leurs racines partant à la recherche des éléments nutritifs dont regorge cette terre si riche.

Enveloppé du bruissement de la forêt, ce Joe, moitié Robinson moitié Thoreau, organise des séjours post-burnout, des séances chamaniques de régénération et, pourquoi pas demain, des stages de présaison à l'usage d'équipes en difficulté. Avec ce XV de France à la dérive, voilà un client tout trouvé. Procurez-vous le remarquable entretien réalisé au Costa Rica par mon confrère Marc Duzan dans Midol Mag. Une merveille concentrée. A sa lecture s'ouvrent de nouvelles perspectives, de belles idées mais aussi l'inévitable questionnement, cette quête d'éveil qui donne à nos rebonds ovales un début d'intérêt.

lundi 5 novembre 2018

L'écume des joueurs

Drôle d'idée que de prendre la mer au moment où débarquent les Springboks, plaine Saint-Denis. Mais il n'y a pas plus ouvert de ce côté-ci que l'Atlantique à l'heure où se sont littéralement envolés dimanche dernier de la pointe de Groin cent vingt-trois bateaux pour une Route du Rhum quarante ans d'âge. A l'image du rugby bodybuildé où le moindre contact prend des allures de collision et les compte-rendus ressemblent à des constats à l'amiable (pas toujours), la voile hauturière inquiète elle aussi ses pratiquants et ses passionnés.

Il n'y a pas que les rugbymen pour s'harnacher de kilos de muscles en salle. Quinze tonnes sur la balance, quatre-vingt kilomètres heures (45 noeuds) sur la crête des vagues, trente-deux mètres de fuselage, quarante mètres de mât, sept-cents mètres carrés de voilure : les trimarans géants sont les Jonah Lomu des mers, mi-bateaux, mi-avions, et s'étalent sur l'équivalent de deux terrains de tennis.

Les skippers - on dit pilotes - serrent les fesses quand leurs monstres volants prennent de l'altitude au-dessus des vagues creusées, jusqu'à devenir parfois incontrôlables. Sont-ils à l'échelle d'un homme qui va traverser seul l'Atlantique sans dormir d'une semaine ? La démesure dépasse le possible, la commotion guette, l'ordinateur embarqué dirige et les records tombent depuis que l'emporta en 1978 un maître étalon nommé Mike Birch.

Natif de La Rochelle, mon arrière-plan est forcément décoré de voiliers sans que je me sente pour autant l'âme ultra-marine, ou alors pour procrastiner en admirant l'horizon sans cesse renouvelé dans ce ciel d'Aunis qui inspire les artistes peintres. C'est pourquoi, même si mon ami Alain Thébault, créateur de l'Hydroptère, m'a permis de tutoyer un de ces drôles d'oiseaux des mers, je suis davantage sensible à la démarche de Loïck Peyron, prenant à rebours cette course à l’armement. Ecoutez-le en parler.

«Ce serait génial de faire une Route du Rhum revival à l'ancienne, en hommage aux pionniers (Eric Tabarly, Mike Birch). C'est aussi un service à rendre aux plus jeunes, qui manquent souvent d'un peu de culture, que de leur montrer les sillages par lesquels sont passés nos aînés.» Suivez ce sistership de l'Olympus de Birch, trimaran plutôt casse-gueule parti au sextant avec trois semaines de vivre. Et surtout six kilos de livres. «Ça va être le bonheur absolu», assure ce Peyron. On l'imagine.

Nous regardons trop souvent l'écume de ces joueurs lancés à corps perdus sur la ligne d'avantage et percutant les digues dressées à s'en casser les épaules. Les Anglais l'ont emporté samedi dernier à Twickenham face aux Springboks - que retrouve un XV de France à marée basse - en serrant une défense sur laquelle les Sud-Africains ont buté, têtus. Nos civilisations sont mortelles, savent les philosophes. Le rugby d'élite, comme la voile transatlantique, mondes en soi, en sont aussi l'illustration.

Alors comme Loïc Peyron l'assure, il faut revenir à l'enfance de l'art, retrouver la source de nos bonheurs simples, la clé buissonnière qui ouvre sur l'infini à portée de mains. Ainsi l'écrit l'essayiste Rémi Soulié, grand connaisseur de Nietzsche : «Enfant, jouer dans l'innocence, l'intensité, la gratuité et l'éternité du monde.» Sur terre comme sur mer. Surplombant nos terrains de jeux, le soleil dans les yeux, écoutons le poète marin qui nous enjoint de naviguer à vue et griffonne : «Il faut tenter de vivre !»