dimanche 24 février 2019

Au fer rouge

Il faisait beau et chaud sur Saint-Denis, pelouse en bon état, excellent arbitrage de M. Nick Berry, ancien pro du Racing. Le public, venu nombreux au point qu'il était question de fermer les guichets du Stade de France, eut droit à un drapeau tricolore par personne ; La Marseillaise, à noter, fut chantée a capella sans décalage de tempo, et le XV de France l'a emporté - enfin - sur le score de 27 à 10, bonus offensif à la clé généreusement offert par des Ecossais décimés mais joueurs qui préférèrent relancer plutôt que de taper en touche pour mettre fin à leur calvaire.
Quatre essais signés Ntamack (Romain, pas Emile, ce qui ne nous rajeunit pas), Huget et Alldritt par deux fois, et trois autres refusés (Penaud, Fickou là aussi par deux fois) racontent la faiblesse de la défense calédonienne autant que l'allant de ce XV de France relancé par un trio toulousain - Ramos, Ntamack, Dupont - qui rend hommage indirectement au leader du Top 14 et à son style jeu de mains. Restent les scories (neuf pénalités concédées au sol, quatre en-avant sur des temps forts, un "trois contre un" vendangé et un but manqué face aux poteaux) qui énervent.
Comme annoncé, le XV de France l'a emporté parce qu'il n'avait pas le choix et que, du bout de ses pieds, il avait touché le fond du seau et ne pouvait que remonter à la surface. Ce fut par un bel après-midi ensoleillé qui nous rappelle notre enfance, quand le Tournoi ne se disputait que le samedi à quinze heures et que nous le suivions en famille, serrés, passionnés, avant d'aller le rejouer dans le jardin avec les copains. Nul doute que nous serions aujourd'hui toi Ramos, moi Dupont, partageant le ballon.
Mais il a vite fallu rentrer nos amusements et remiser notre optimisme quand a retenti l'hymne des Cinq puis des Six Nations : Land of my Fathers ! J'avoue avoir à chaque fois la chair de poule quand un peuple se soude ainsi à gorges déployées. Quel match ! Après Irlande-Angleterre, ce sommet est digne lui aussi d'une demi-finale de Coupe du monde. Quand les collisions sont portées ainsi à incandescence au service du jeu, le rugby reste un miracle de beauté devant lequel s'extasier.
On croyait avoir vu les Anglais submerger la ligne rouge pour mener 3-10 au terme d'une première période sans pause. On a vu les Gallois, convaincus, maintenir leur système de jeu et garder leur sang-froid pour revenir petit à petit au score, 9-10. Puis embraser l'Arms Park (oui, je sais, mais je m'en fous, ça reste l'Arms Park quand l'esprit l'habite) à partir de la 66e minute, alimentant sans discontinuer leur feu roulant de percussions, de recherche d'intervalles et de passes sifflantes.
C'est un deuxième-ligne, Cory Hill, qui inscrivit le premier essai gallois à la 68e en bout de ligne, au soutien intérieur, en point d'orgue d'une immense séquence qui laissa les Anglais à genoux, ce qui est assez rare pour être signalé. Et pour parachever ce final millésimé, une passe au pied millimétrée de Dan Biggar - entré à l'heure de jeu pour booster son équipe - en direction du bord de touche pour l'essai clou du spectacle (21-13) signé de cette trouvaille de Josh Adams, fusée post-pubère biberonnée au jus de poireau.
Douze, c'est donc le nombre de victoires consécutives, série en cours, qui fait de cette phalange rouge commandée par l'immense Alun Wyn Jones - si l'on s'en tient au simple bilan comptable - la meilleure équipe galloise de tous les temps ce qui, au pays de Barry John et de Gareth Edwards, de Neil Jenkins et de Martyn Williams, sans oublier Merwyn, JPR, JJ, Eddie et compagnie, s'impose en reconnaissance absolue.
L'Irlande et l'Angleterre, favorites battues, voici le pays de Galles invaincu en route vers son dixième Grand Chelem. Cette apothéose passera d'abord par Edimbourg dans deux semaines, avant le coup d'envoi de la dernière levée qui ne manquera pas de celtes face à l'Irlande dans un stade brûlant de passion. Je ne saurais trop vous conseiller de revoir avant cela "Qu'elle était verte, ma vallée", chef d'œuvre de John Ford, ne serait-ce que pour ses chants.
D'entre les six nations du Tournoi, la France et le pays de Galles comptent trois Grands Chelems. 2002, 2004 et 2010 côté coq ; 2005, 2008 et 2012 côté poireau. Que les Diables rouges en ajoutent un quatrième et les deux premières décennies de ce siècle seront marquées au fer rouge. Le pays de Galles a surtout réussi sa transformation depuis l'époque où, dans les années 90, il se noyait dans les querelles intestines, les lourdes défaites et la banqueroute. Ceci devrait inspirer Marcoussis à ouvrir une période de mutation.











mardi 19 février 2019

Guerre de cent ans

Au moment de composer, ce mardi, le XV de France qui affrontera l'Ecosse au Stade de France, l'opinion publique et quelques influenceurs auront donc eu raison des atermoiements du staff tricolore. A moins que Jacques Brunel et ses adjoints n'aient eu enfin un éclair de lucidité en sélectionnant la charnière Dupont-Ntamack. On regrettera cependant qu'ils ne soient pas allés au bout d'une logique offensive en associant Gaël Fickou et Damian Penaud au centre, comme suggéré dans notre précédente chronique.

Le rugby français a donc constitué l'union sacrée avant cette rencontre du Tournoi. Quand le groupe France était bien au chaud à Marcoussis, Clermont a titularisé en Top 14 le demi de mêlée Greig Laidlaw pendant quatre-vingt minutes, à la mêlée puis à l'ouverture : il sera rôti à Saint-Denis quand son vis-à-vis aura eu tout le loisir, lui, de se préparer pour cette échéance. Doit-on aussi remercier le Racing 92 pour avoir titularisé l'ouvreur calédonien Finn Russell face à Toulouse ? Victime d'une commotion cérébrale, ce génie offensif est forfait pour samedi. C'est moche.
L'Ecosse, longtemps la plus conservatrice des nations fondatrices, n'a pas les moyens, à l'instar des îles du Pacifique, de faire valoir les droits au repos de ses internationaux en période de test-matches, et d'imposer leur mise à disposition quand bien même il y va de leur santé... L'un des deux plus puissants pays de rugby affrontera samedi une enclave. Mais à ce jeu, priment encore l'intelligence tactique, la passion pour un maillot et le bon usage de l'orgueil.

Les Ecossais s'amusent, jouent au sens premier du terme. Même battus, ils sont installés sur une hauteur de point de vue que les Tricolores sont parvenus parfois à atteindre mais sur laquelle ils n'arrivent pas à se maintenir. Mais bien sûr, tout n'est pas si terrible, ce XV de France va l'emporter face au Chardon. Il sortira piqué, endolori, mais vainqueur. Il ne peut en être autrement. Sinon ce serait à désespérer. Vraiment.
S'incliner face à un adversaire décimé (le pilier WP Nell, le flanker Ryan Wilson, l'ouvreur Finn Russell, le centre Huw Jones et l'arrière Start Hogg sont forfait) quand tout a été mis en place, côté tricolore, pour avancer sereinement vers un succès n'est pas envisageable. Imaginez : à la demande des joueurs, l'annonce de la composition d'équipe a été avancée de deux jours - une révolution de velours - afin que l'esprit de corps soit fondu dans l'acier des volontés. En complément, une séance de compréhension des réseaux sociaux a aussi été insérée dans leur emploi du temps afin qu'ils maîtrisent leur image et celle de l'équipe nationale. C'était bien l'urgence du moment...

Il faut que tout change pour que rien ne change. Il y a un siècle, la France sortait de la guerre, la Grande. Les combattants ne savaient pas qu'elle n'était pas la "Der des Der" mais la Première, et que la deuxième période serait pire encore. J'ai dévoré la semaine dernière un ouvrage sur Maurice Boyau rédigé par Jean-Marc Pinot (éditions Privat) intitulé Pilote rugbyman, sorti en librairie il y a trois mois, dans lequel j'ai eu la surprise de m'apercevoir, au fil des chapitres, que le rugby français d'aujourd'hui trimballe les mêmes tares qu'alors.

Le Racing-Club de France était jalousé parce qu'il recrutait l'élite rugbystique des militaires cantonnés en région parisienne pour constituer une équipe de niveau international qui écrasait sans pitié ses adversaires ; les joueurs du Stade Français s'infligeaient des intraveineuses de caféine pour améliorer leurs performances ; les entraîneurs étrangers, très recherchés, pullulaient (Owen Roe à Bayonne, Percy Bush à Nantes, William Priest à Bordeaux, Tom Potter à Pau) au motif qu'ils enrichissaient les palettes tactiques. Sans parler des querelles sur tapis vert entre clubs parisiens et bordelais sur fond de professionnalisme et de violence.

En ce qui concerne l'équipe de France, les dirigeants avaient déjà pour habitude, il y a cent ans, de sélectionner des joueurs à des postes qu'ils n'occupaient pas en club (cf. le troisième-ligne Boyau passant ouvreur). En lisant cet ouvrage (p.40), j'ai appris aussi que les fautes de mains tricolores, trop nombreuses, entraînaient des déconvenues au score. Que le jeu français était brillant mais moins efficace que celui de ses adversaires, faute de vision collective, d'un "vrai jeu d'équipe" capable de combiner ses efforts et suivre une "même idée directrice dans toutes les phases", commentaires tirés d'un compte-rendu de la revue Culture physique en 1912.

Il y a un siècle, les Néo-Zélandais étaient déjà les meilleurs. Leur équipe militaire, les Trench Blacks, forte d'une dizaine d'internationaux dont l'immense Dave Gallaher, était la plus affutée, la plus rapide et la plus adroite. Lu dans La Vie au grand air de 1917 sous la plume d'Henry Decoin, l'une des premiers grands journalistes de sports (p. 139) : "Ils ont un jeu de passe splendide ! Les lignes arrière pratiquent un rugby d'une netteté absolue."
Un siècle plus tard, le buzz autour des insultes proférées à l'encontre d'un ex-entraîneur du XV de France au téléphone un soir de beuverie par un international du Stade Français ivre mort, et les ultimatums via twitter du président toulonnais à ses recrues - considérées comme du bétail interchangeable - occupent à temps plein le Landernau ovale. Comme s'il n'y avait rien de plus important auquel s'intéresser en ce moment. A bien y réfléchir et sans trouver d'excuses aux imbéciles, nous n'avons que l'équipe que nous méritons.



lundi 11 février 2019

Russe de l'esprit

Tout n'est pas si terrible. Après avoir enfanté le rugby, l'Angleterre règne et domine. Ce fut au tour de la France de subir cette dure loi, le week-end dernier. Femmes et enfants s'inclinèrent avant que les hommes ne tombent à leur tour. D'habitude Londres affiche sunday's closed. Pour l'occasion, les Anglais ont ouvert l'après-midi. Ils n'ont pas débordé pour autant, laissant le XV de France à 44-8, soit à un point du record d'écart au score concédé (37-0) par les Tricolores en 1910.
On peut donc considérer que le rugby de France est revenu en arrière d'un siècle. A l'époque, il n'y avait que les clubs pour maintenir la pratique du rugby hexagonal. Le public français, méconnaissant les règles, conspuait l'arbitre d'une rencontre du Tournoi dès lors qu'il sifflait au désavantage des Tricolores. La FFR n'existait pas, les dirigeants de l'ovale français s'insérant dans un organisme omnisports.
Il y a plus d'un siècle, les avants investissaient les phases de conquête, les trois-quarts s'égayaient en ordre dispersé et la charnière maintenait un semblant d'organisation qui n'avait de structure que le nom. Cette équipe de France était l'égale, aujourd'hui, de l'Italie, c'est-à-dire un aimable partenaire dont la présence dans le Championship donnait l'occasion aux joueurs et aux dirigeants britanniques de s'encanailler à Paris, comme on visite Rome aujourd'hui.
Un héros, l'ailier Pierre Faillot, faisant les titres des gazettes - une figure emblématique soutient toujours l'activité - après avoir marqué deux essais aux Ecossais et scellé à la dernière seconde la victoire tricolore (16-15) à Colombes en défendant son en-but comme si sa vie en dépendait. Mais ce succès fut sans suite pendant les dix années suivantes, la France se contentant d'apprendre ce qu'était le rugby international au fil des défaites. Un siècle plus tard, rien n'a changé, donc.
Durant cette première décennie du siècle dernier, le XV de France était commandé par Marcel Communeau, avant de haute stature intellectuelle, major de sa promotion à l'Ecole Centrale, licencié au Stade Français mais titularisé en équipe réserve du club parisien au motif qu'il prônait un jeu révolutionnaire dans lequel les avants se placeraient dans le sillage des trois-quarts pour récolter à leur soutien les fruits des mouvements d'attaque.
Hérésie, hurlèrent les élus parisiens ! Sans écouter ces Pharisiens, Marcel "les bons tuyaux" modélisa son idée. Premier penseur de ce jeu et nommé capitaine du XV de France - tous les dirigeants n'étaient pas obtus -, il transposa sa stratégie de club en équipe nationale ce que Jean Prat, autre géant, fit quarante ans plus tard avec Lourdes et les Tricolores.
Dimanche, avant le coup d'envoi d'Angleterre-France - que j'ai suivi en différé sur l'écran d'un ordinateur via une chaîne russe avec des commentaires portugais, une expérience kaleidoscopique - je me trouvais à Charleroi non pas sur les traces d'Arthur Rimbaud mais devant le musée d'art de la province du Hainaut où ma fille Lucile nous faisait découvrir les œuvres de l'artiste russe Erik Bulatov. Sa sculpture monumentale en quinze lettres - tout est symbole - teintée d'ironie slave résume l'attitude des dirigeant français devant le marasme, et qu'il nous faut recevoir avec détachement puisqu'en l'état des choses rien ne nous permet, observateurs, d'infléchir cette chute vertigineuse.
Qui le peut, alors ? Les joueurs eux-mêmes... Quand ils en auront assez de passer pour des buses. Tout n'est pas si terrible, pensent-ils eux aussi. Quand se rendront-ils compte, acteurs, qu'ils peuvent agir en soulignant la médiocrité du staff technique tricolore, son absence de stratégie, la pauvreté des contenus d'entraînements, le management transparent ? Quand regretteront-ils aussi leur inertie et leur silence au motif que l'image et le gain l'emportent sur l'honneur et la vérité ?
Si l'un d'entre eux annonçait qu'il ne répondra plus, désormais, à l'appel des sélectionneurs, la secousse tellurique alors générée serait si intense qu'on pourrait peut-être espérer un changement. Du moins de mentalité, au mieux une remise en question plus profonde. Mais ne rêvons pas : quinze jours nous séparent du rendez-vous écossais et le temps qui passe va agir comme un baume sur cette jambe de bois.
Quelques modifications (exit Aldegheri, Bamba, Lambey, Doumayrou ; Dupont-Ntamack à la charnière, Fickou-Penaud au centre) alimenteront la chronique, et une courte victoire face au Chardon enlèvera à la troïka Laporte-Brunel-Guirado une épine dans le siège. Samedi, le Top 14 que le monde entier nous envie, reprend ses droits, business as usual. Allons, tout n'est pas si terrible.




jeudi 7 février 2019

Sorry, good game






Dans le hors-série spécial Crunch réalisé par L'Equipe et qui exhale cette semaine tout son arôme, les anecdotes, les citations et les déclarations ne manquent pas pour alimenter la machine à détester les Anglais. Et penser qu'ils nous le rendent bien. Mais je garde en mémoire les propos que m'ont tenu deux hommes, deux joueurs, deux légendes - Jean Prat et Will Carling - sur ce sujet. Concernant Jean Prat, je vous laisse découvrir le contenu d'une interview que j'ai recueillie en 2002 alors qu'il visitait Twickenham à l'initiative de L'Equipe Magazine.


En ce qui concerne Carling, j'aimerais profiter de l'occasion pour tordre définitivement le cou à une conviction selon laquelle le capitaine de la Rose aurait passé sept saisons de sa carrière à se foutre ouvertement de la gueule de ses adversaires français. Il y a vingt-cinq ans, Will Carling m'avait invité à son domicile, situé entre Hyde Park et Harrods. Ma première rencontre avec le capitaine anglais remontait, elle, à 1988. Nous avions en commun d'avoir suivi des études de psychologie, ce qui avait été suffisant pour sympathiser autour d'un menu thaï.


Là, c'était différent : j'avais envie qu'il me livre le secret de son "Sorry, good game" qui faisait couler tant d'encre et d'aigreur dans la mer des sarcasmes. C'était un jour de décembre 1995. "J'ai toujours pensé qu'intrinsèquement, les Français étaient plus forts que nous, m'avoua-t-il, en guise de prologue à notre conversation. Quand ils jouent bien, ils peuvent battre n'importe quel adversaire." Ce qui forçait son respect et son admiration. Mais je n'avais pas perçu, sur le moment, lequel des deux sentiments était chez Will Carling le plus fort.


Aujourd'hui, avec le recul, je crois bien que pour le capitaine de la Rose l'admiration envers les Tricolores l'emportait. Car Carling avait peur d'affronter le XV de France, peur de perdre, mais aussi peur d'être détruit à l'impact, d'être transpercé en défense, humilié. Il faut dire qu'à l'époque, il se coltinait Laurent Rodriguez, Eric Champ et Marc Cécillon qui fonçaient droit devant eux et directement sur lui, si possible. Il devait surveiller aussi les inspirations de Philippe Sella et de Serge Blanco, pour ne citer qu'eux. "Chaque fois que j'ai joué, nous n'avions pas confiance en nous, derrière, et j'avais peur qu'on prenne une volée," concéda-t-il en toute humilité. Et il me resservit du thé.


Il faut dire qu'entre 1989 et 1995, il n'a jamais perdu face aux Tricolores, Carling. Et les secrets de ces succès sont sans doute transposables au XV de France actuel qui se rend à Twickenham, dimanche, dans la perspective d'encaisser une défaite fleuve, voire record. L'écart à battre, coté anglais, est de trente-sept points. Il faut remonter à 1911 pour en trouver trace. Autant dire qu'une défaite tricolore par un écart supérieur serait doublement humiliante. Mais cette équipe de France n'est pas à une chute près.


Les secrets du succès, donc... Ecoutez Will Carling, devenu entre temps membre du staff d'Eddie Jones, chargé du développement du leadership au sein du XV de la Rose. "Pour battre les Français, il faut mettre la pression maximale d'entrée en conquête et provoquer des fautes. Il s'agit de briser leur confiance au cours des vingt premières minutes. Interdiction aussi d'effectuer des coups de pied croisés et prendre le risque de les voir relancer. Il faut balancer le ballon dans l'axe, haut, et pas trop loin. Tout doit rester sous contrôle. Notre culture, c'est l'organisation."


Une organisation qui fut en tous points supérieure, le week-end dernière à Dublin, à celle des Irlandais réputés rigides depuis une poignée d'années pour avoir enfoui leur jeu de velours dans un gant de fer. Dimanche, je connais des Tricolores - ceux qui vont découvrir le Temple et ceux qui y reviennent sans jamais y avoir gagné  - dont le poil va se hérisser au moment du God save the Queen et de Swing Low Sweet Chariot, chair de poule garantie avant ce Crunch qui risque de faire date. Le score, après tout, quelle importance, du moment qu'on marque : on se souvient de ce 55-35 de toute beauté, douze essais, en 2015. Seulement cinq internationaux actuels ont vécu cette orgie : Atonio, Guirado, Fickou, Huget et Bastareaud. Le temps passe sur un pas.


"Longtemps, je n'ai vu que des images de défaites anglaises contre la France", racontait, désolé, Will Carling. Pour lui, tout avait commencé en 1976 avec la fameuse combinaison auvergnate baptisée "Carwyn", en hommage au technicien gallois de ces années-là, ballon porté sur un plateau par l'ouvreur Jean-Pierre Romeu feintant trois passes pour marquer seul en coin. Pour finir en apothéose au moment d'échanger avec Philippe Sella le maillot du match de 1988 dès le coup de sifflet final dans un Parc dont il était devenu prince. "C'était ma première sélection... sourit l'ex-capitaine anglais. Son maillot, je ne voulais pas qu'il le donne à quelqu'un d'autre."


Dans ce contexte, vous imaginez bien que son fameux et controversé "Sorry, good game" n'avait rien d'ironique. "Nous n'avons pas de naturel, confesse Carling en conclusion. Ce qui nous caractérise, c'est le masque de froideur. C'est pour cela que nous envions les Français et que nous aurions tout fait pour les battre. A la fin de chaque match, leur serrer la main en leur disant : "Sorry, good game", c'était ma façon de leur signifier mon admiration." Qui se jettera avec frénésie sur Owen Farrell, dimanche, pour récupérer sa tunique ?

samedi 2 février 2019

La passe de trop

George North venait d'inscrire son premier essai à la cinquante et unième minute et, sur le coup de pied de renvoi, m'a traversé le sentiment que ce XV de France allait une nouvelle fois s'incliner, victime d'une "demontada". C'était vendredi soir au Stade de France et les Gallois, menés 16-0 à la pause, étaient revenus à 16-14. Pourquoi un tel défaitisme ? Ou cet éclair de lucidité ? Pour en avoir suivi un certain nombre depuis 1984, d'équipes de France, je ne crois pas en celle-là.


Ceux qui laissent filer un succès qui se propose ainsi, avec seize points d'avance et quarante minutes à jouer ne méritent pas qu'on s'intéresse à eux. D'autant que ce n'est pas la première fois qu'un tel scenario se produit, à mettre au débit des Tricolores. Au fait, il s'agit d'un record dans le Tournoi : on s'illustre comme on peut... Perdre un match que tout annonce victorieux pour peu qu'on reste concentré, précis, qu'on n'égare pas le fil tactique en sortant du vestiaire à la mi-temps, est donc - on le répète - la marque d'une faillite mentale.


A l'issue de cette rencontre, dans le sous-sol d'un Stade de France aux tribunes rapidement vidées de son maigre public dont un quart manquait à l'appel, les Tricolores reconnaissaient pour leur part que le problème n'était pas physique - effectivement puisqu'ils ont dominé la fin de match - mais tactique, à savoir que la charnière avait trop rapidement rendu au pied le ballon, dans les bras d'un adversaire organisé en profondeur pour la relance avec un rideau de quatre joueurs.


A mes yeux, le souci ne se situe pas dans la précipitation, en seconde période, à occuper le terrain en redonnant des munitions de contre-attaque aux Gallois mais bien dans la bêtise ou si vous préférez - pour être moins cassant - le manque de lucidité d'un deuxième-ligne comme Sébastien Vahaamahina balançant à huit minutes de la fin, grand champ, une passe haute, lente et pour tout dire aléatoire vers l'aile au mépris de la plus élémentaire des précautions. Ce French Blair de Vahaa est au rugby d'attaque ce que la chasse d'eau est aux chutes du Niagara... Analyse prolongée dans Bureau Ovale, le nouveau talk rugby sur You Tube.


Passe encore que le seconde latte Paul Willemse, qui a du mal à se baisser, loupe son plaquage sur un ailier aussi vif que Josh Adams (47e), que Yoann Huget ne parvienne pas à maîtriser un ballon-olive-savonnette dans son en-but (51e) et que Wenceslas "Fermez vos gueules" Lauret dégueule la balle de match au contact (78e) sur un temps fort bleu... Mais caviarder ce match plutôt bien embouché par un cadeau fait à North (72e) me révulse.


Ah, surtout ne pas confondre avec la passe de Jean Gachassin vers Dédé Boni perdue dans le vent de Cardiff en 1966 et interceptée par Stuart Watkins. Car il restait l'arrière Claude Lacaze en défense, qui slaloma tant et si mal qu'il laissa Watkins marquer après cinquante mètres de course à ses côtés sans jamais chercher à le plaquer. Non, celle-ci, de cagade, est majuscule. Une connerie sans nom ! Et malheureusement pour eux et pour nous, ce genre de daube les Tricolores du capitaine Guirado en réchauffent trop souvent une portion, ces temps derniers.


Il s'est pointé le visage non pas fermé mais masqué. On aurait dit un artiste Nô. Pas un rictus, pas une émotion, le teint glabre, les yeux enfoncés, la mâchoire serrée. Guilhem Guirado porte sur lui la marque de la défaite, indélébile. Il la personnifie. Depuis 2016 qu'il a été intronisé par Guy Novès pour succéder à Thierry Dusautoir, l'ancienne doublure du remplaçant n'a quasiment pas savouré le goût de la victoire. Et ça se voit, comme une défaite au milieu de Saint-Denis.


"Cette équipe avait oublié qu'elle pouvait perdre". Warren Gatland nous a fait du Mark Twain dans l'auditorium du Stade de France, peu de temps après la victoire (19-24) de ses joueurs. Dix victoires de rang, donc, pour le pays de Galles, et onze sans doute à l'issue du déplacement à Rome, le week-end prochain. "J'ai vu que les Français étaient en recherche de confiance". Voilà où le coach néo-zélandais des Gallois situe la différence entre les deux équipes. J'ai tendance à croire qu'il a raison.


Alors il ne reste plus qu'à l'emporter à Twickenham. Ce qui n'est pas arrivé depuis 2005. Buteur émérite, Dimitri Yachvili officiait à la mêlée et avait crucifié l'Angleterre avec six buts de pénalité. Depuis, les Tricolores alignent six défaites consécutives dans le Temple.Toute série qui se prolonge touche, par essence, à sa fin. Saura-t-il rebondir, renverser le calice d'amertume, se sublimer surtout ? Je n'y crois pas un instant. Pas cette équipe de France, molle du genou et les neurones pas toujours connectés. Pourtant... Les plus désespérés sont les chants les plus beaux.