mardi 30 juin 2020

Béziers clair obscur

Parmi les légendes de vestiaires qui alimentent les fantasmes et racontent en creux l'histoire d'une équipe, d'un club ou d'un sport, les tensions biterroises appartiennent à cette Iliade en temps de paix que l'on nomme aussi Championnat de France, qu'il soit à quatre-vingt ou quatorze clubs. Les témoins de cette époque mythique qui vit Béziers se muer en armée cathare rouge et bleue derrière Raoul Barrière dans le rôle de Ménélas et Richard Astre dans celui d'Achille racontent facilement à quel point de solides inimitiés - mais jamais d'indifférence - s'évanouissaient une fois la tunique enfilée, les intérêts individuels faisant alors cause commune.
A l'heure où les mythologies ovales s'évanouissent les unes après les autres, atteintes par la limite d'âge ou ensevelies par l'actualité abondante, l'histoire de Béziers, l'un des trois clubs phares du rugby français avec le FC Lourdes et le Stade Toulousain, nous revient éclairée sous contraste par la bonne affaire Dominici, ce rachat d'un pan de gloire éteinte par un investisseur dont la manne trouve sa source dans les champs de pétrole émiriens.
La fortune ne souriant pas toujours de façon continue, comme Lourdes et Toulouse, Béziers s'inscrit de façon indélébile dans notre saga par le jeu, ce qu'on appelle une empreinte et qui dépasse les titres. Evoquer ce que Béziers apporta de relief au rugby pendant plus de deux décennies, c'est convoquer la guerre des styles et les postures tactico-techniques ; c'est se signer en entrant dans une chapelle dont les saints s'appellent Barthez, Danos, Barrière et Astre dans une liturgie remarquablement dessinée par un enlumineur nommé Pierre Conquet, auteur des Fondamentaux du rugby, bible des convertis à la ligne d'avantage.
Enlevez les présidents-propriétaires-mécènes du Top 14 et de la Pro D2, ainsi que les clubs adossés à de grandes entreprises, que reste-t-il ? Comme le Racing 92, Bordeaux-Bègles, Toulon et les Stade Français avant lui, Béziers troué de déficit va éviter la descente en Fédérale 3 amateur par la grâce d'un nouveau repreneur. Lourdes n'a pas eu cette chance. Quant à Toulouse, son modèle économique indépendant le place pour l'instant, comme La Rochelle, au-dessus des nuages qui s'accumulent partout ailleurs.
L'argent peut tout s'offrir ? Joueurs, entraîneurs, raison sociale, stade, renommée ? Peut-être. Demain les transferts d'internationaux, comme au football, enrichiront les clubs formateurs, les agents, les joueurs eux-mêmes et leurs conseils, constituant ainsi une bourse des ventes, un marché autoalimenté en vase-clos. C'est un Spanghero, Philippe, qui le souhaite et l'annonce, interrogé par mon excellent confrère David Reyrat dans Le Figaro, étonnant renversement des valeurs, preuve s'il en fallait de cette évolution que certains nomment progrès. 
Invité par Jean-Paul Jorge à évoquer mon meilleur souvenir de journaliste, m'est spontanément venue à l'esprit la finale de Coupe du monde 1995 à Johannesburg et l'entrée sur la pelouse de l'Ellis Park de Nelson Mandela revêtu du maillot n°6 du capitaine des Springboks, Francois Pienaar. Certaines choses ne s'achètent pas. Elles appartiennent au patrimoine incompressible qu'est notre mémoire individuelle et collective que seuls l'art et le sport peuvent produire.
En inaugurant le square Joseph Navarro lundi à Béziers, les anciennes gloires de ce club ont certainement pensé très fort - et pour certaines la larme au coin de l'œil - à l'ironie du sort, l'iniquité du destin, l'inanité des honneurs, en souvenir de ce Pepito éruptif (cf photo), petit gabarit courageux, sec et souple comme un roseau d'acier, qui débarqua un jour à Sauclières transi et affamé, et que le concierge du stade recueillit après l'avoir trouvé endormi dans le vestiaire. Arrivé d'Espagne et passé gamin par le XIII  à Lézignan, il n'avait nulle part ailleurs où aller.
Il est mort en 2011, à 65 ans, presque abandonné, en tout cas miséreux et malade. Trois fois champion de France (1971, 1972, 1974), cet ailier sans peur demeure dans les mémoires comme celui qui offrit en 1975 sa place de titulaire en finale à Claude Casamitjana au motif qu'il avait déjà trois titres de champion de France, que ça lui suffisait amplement et qu'il fallait faire place aux jeunes. C'est de cela dont est tissé le sport en général et le rugby en particulier. Cette étoffe, qui n'est pas celle du maillot mais du cœur, tout l'or du monde ne peut l'acheter.

samedi 20 juin 2020

Le test des forts

En cette période déséquilibrée où tombent les statues, déboulonnées, de leur piédestal à mesure que l'histoire, celle du grand H comme des poteaux de rugby, est revisitée au tamis d'un passé qu'on voudrait vertueux comme s'il était possible de gommer derrière nous les erreurs, il est des socles qui ne flanchent pas, des histoires qui se racontent comme on enveloppe délicatement des pierres précieuses dans une étole de velours.
Le calendrier unifié tel qu'imaginé et voulu par la grande maison du rugby mondial devrait et devait réunir ce qui est épars, alors qu'au fil des annonces la discorde s'amplifie tant les intérêts particuliers, y compris financiers, principalement financiers, continuent de l'emporter sur l'ensemble, les clubs français comprenant bien qu'une refonte des rythmes biologiques - ce grand remplacement des saisons - serait fatale au Top 14 sous sa forme actuelle.
Les deux nations les plus riches, Angleterre et France dans cet ordre décroissant, existent d'abord à travers la structure professionnelle de leurs clubs quand toutes les autres équipes sont conçues par un principe de ruissellement qui descend de l'équipe nationale jusqu'à la base. Et comme le Sud, hier nourrit par les dollars de Rupert Murdoch, crie désormais famine, le Nord est sommé de tendre la main afin que l'équilibre des hémisphères ne soit pas rompu.
On imaginait, en pleine crise coronavirale, un monde d'après réenchanté mais surtout repensé, imaginé avec de nouveaux outils ; de quoi changer de paradigme. Alors oui, si le monde déconfiné a changé, il a surtout changé de repères et ses perspectives semblent dans notre dos. La seule question de savoir s'il faut, ou pas, chanter désormais Swing Low Sweet Chariot nous en dit long sur la dérive des incontinents qui irriguent de leur préceptes le flux inversé des rectitudes sociétales.
Dans ce chaos intellectuel émergent quelques îlots de bonheur préservé, quelques pépites radieuses dont la lecture confine au plaisir profond, petite vibration toute personnelle que l'on préserve en soi. Telle est l'interview que Christian Califano a donné vendredi à mon confrère de Midi-Olympique, Arnaud Beurdeley : un joyau d'universalité rugbystique ciselé avec humour et amour par le meilleur pilier français, droite et gauche, de tous les temps (il aime bien quand on écrit ça).
Tout y est savoureux, principalement de petits pics sensibles délivrés à demi-mots ou bien à grandes giclées généreuses. Pour connaître Cali de l'intérieur depuis ses tatouages maoris jusque dans nos Mardi Rugby Club sur L'Equipe 21 des temps héroïques où il était possible de "chambrer" n'importe quel entraîneur ou dirigeant en direct sans risquer la comparution immédiate, l'épisode qu'il livre sur son expérience de Super 12 version 2002 en Nouvelle-Zélande nous en dit plus long et mieux qu'une thèse sur l'essence de ce jeu dès lors qu'il est question d'esprit.
Qu'est-ce qui fait gagner une équipe ? Quel est le secret de l'amalgame qui relie quinze joueurs ? Comment s'articule un groupe ? Autant de questions auxquelles Christian Califano a répondu par une anecdote. La voici. Après avoir évolué dans le championnat national des clubs avec la province d'Auckland, mais n'ayant pas pu parvenir à réussir les minima physiques demandés pour intégrer l'effectif susceptible de disputer le Super 12 - un ton au-dessus - avec la franchise des Blues, Christian Califano fut convoqué avec quelques autres "gras du bide" à sept heures un matin pour effectuer ces fameux tests d'aptitude athlétique.
On imagine Auckland en hiver, le jour qui tarde à poindre, l'humidité qui enveloppe les silhouettes, l'inconfort de la situation par ailleurs humiliante et l'angoisse de ne pas parvenir, une fois de plus, à atteindre l'objectif assigné, le petit groupe de blafards mal réveillés devant l'entrée anonyme du terrain d'entraînement et son cadre sans relief au sud de la ville. Et puis soudain une voiture, puis deux, d'autres encore qui se garent sur le parking. En descendent tes partenaires, et le mot prend tout son sens. Ils te rejoignent, à sept heures du matin dans le froid, pour non seulement t'encourager et te soutenir mais effectuer avec toi et tes compagnons de peine les tests exigés.
Bien sûr, ainsi porté, soulevé même par tant de solidarité et de générosité, Christian Califano parvint à passer le cut, intégra le squad et vécu éveillé son rêve : le Super 12 avec les Blues ! Je ne sais pas si le rugby est le plus riche des sports collectifs par la variété des profils qu'il accepte, par la diversité de ses mouvements sur le terrain, lignes tour à tour ondulantes et brisées, ou par la complexité de ses règles qui rendent inopérant tout souci exagéré de raison.
En revanche, je sais d'expérience qu'une équipe - comme toute association constituée - portée par un même objectif, mieux un idéal commun, est forte de la somme des qualités que chacun délivre sans rien attendre en retour. C'est de cette façon, et uniquement ainsi, que cette addition souvent désintéressée se trouve bonifiée sur la durée. Avec des mots qui transpirent l'émotion, Cali nous a révélé l'alchimie du rugby. A l'heure où, comme dans la scène d'ouverture de La Horde Sauvage réalisée par Sam Peckinpah, s'époumonent les ligues pour la vertu, son propos méritait d'être repris.

samedi 13 juin 2020

Blanco remis en jeu

Comment un ballon pas même rond, sujet aux rebonds les plus capricieux, peut-il se retrouver dans les bras d'un joueur qui file à sa poursuite ? C'est une question à laquelle aucune loi de la physique, fut elle quantique, ne peut fournir de piste satisfaisante. Elle touche à l'irrationnel qui enveloppe ce jeu à nul autre pareil et nous rappelle à la forme unique et saisissante de son paramètre le plus rebondissant.
Parmi les figures qui foulèrent les pelouses depuis 1823, à commencer par le mythique William Webb Ellis, Serge Blanco est certainement celui qui cristallise le plus grand nombre de dons. Inégalé car impossible à copier, inspirateur mais en aucun cas modèle, l'enfant de Caracas devenu "le Pelé du rugby" au début des années 80 tel que décrit par la presse anglaise, fait partie de ces attaquants hors normes qui trouvèrent toujours comment, d'une foulée chaloupée, apprivoiser l'improbable.
Qui n'aimerait pas être à la place des cadets du Biarritz Olympique quand le plus fameux des joueurs français débarque sur le terrain annexe d'Aguilera pour animer l'entraînement ? Qui n'aimerait pas, ne serait-ce qu'une fois, échanger quelques passes et écouter les conseils d'un des plus grands arrières de tous les temps ? Qui n'aimerait pas, crampons aux pieds, partager dans l'intimité d'une séance un peu de ses connaissances, de son savoir ?
De la même façon que les rebonds d'une balle ovale s'anticipent et se lisent, mais que ce décryptage n'est disponible que pour quelques élus dont on ne trouve trace que dans les comptes rendus de test-matches, je ne suis pas certain - le plaisir de l'échange mis à part - que le génie puisse se communiquer, voire se transmettre, même avec la meilleure volonté du monde. Il est volatil, intemporel, diffus et éclatant, et s'il pouvait s'enfermer dans un bocal pour être distribué, Serge Blanco serait milliardaire.
Milliardaire, il l'est mais en souvenirs chargés d'émotion et en exploits plus retentissants les uns que les autres. Ses courses ondoyantes au milieu de défenseurs réduits à l'état de piétons désemparés est indubitablement une source d'inspiration, un ru qui serpente en pays basque sur lequel il est, malheureusement pour nous pauvres marins à quai, impossible de naviguer. Ses traversées, circumnavigations dont il était le seul à connaître le cap, sont autant de secrets dont il ne peut rien avouer tant certains l'ont parfois dépassé.
Quand il se rasait le matin, Serge Blanco ne voyait pas dans la glace un champion olympique du deux cents mètres. Il ne considérait pas sa vitesse de course, m'avoua-t-il, comme une fin en soi car seule la possibilité d'aller plus vite que son ou ses adversaires lui importait. Comment trouvait-il l'énergie utile, devant chaque obstacle mouvant, pour se faufiler ou s'extraire reste pour nous tous qui l'avons connu et côtoyé un mystère qu'il est toujours bon de convoquer en ces temps de disette ovale.
Chez Serge Blanco, comme pour chaque grande interrogation métaphysique ou philosophique d'ailleurs, ce n'est pas tant le comment qui compte que le pourquoi, qui nous oblige à creuser au plus profond jusqu'aux premières racines. Le génie de cet arrière atypique prend les siennes dans une farouche envie d'exister, d'irriguer son égo, de conquérir un espace davantage qu'une place, et surtout dans l'irrépressible dégoût de la défaite jusqu'à la colère la plus noire.
Au moment où un pilier, trois fois capitaine du XV de France, décide à l'âge où son expérience devient la plus profitable aux autres de tirer un trait sur sa carrière internationale, l'image de Serge Blanco, ses fureurs en forme de foulées, l'esprit de victoire chevillée par l'acier dans un corps si gracile, vient nous rappeler qu'un champion, génie ou pas, est d'abord un modèle de ténacité et d'engagement qui trouve dans ses failles les plus intimes la force d'accéder au sommet, surtout quand la voie est escarpée. S'il y a une leçon de vie, et pas seulement de rugby, que nous communique le talent, c'est bien le souci d'exigence de soi. Et le rebond suivra.