dimanche 23 mai 2021

Tout un monde

Il faut imaginer qu'au pied de la colline, Sisyphe, remontant inlassablement son rocher, a su trouver au fil de ses efforts mal récompensés une façon à chaque fois plus efficace et donc moins éreintante d'agripper son bloc de granit pour le faire rouler face à la pente. Pas sûr pour autant que les Rochelais, qui viennent de dégringoler samedi soir de ce sommet européen érigé à Twickenham, parviendront à être heureux dans la défaite. Ils n'ont pas encore l'impression d'avoir quelque chose à retirer de cet échec, et pourtant... Ils n'ont pas perdu, en tout cas pas tout : ils ont simplement permis à Toulouse de l'emporter. 

Jamais dans l'histoire d'une finale de Coupe d'Europe l'équipe la plus dominée, la plus martyrisée, arc-boutée devant sa ligne d'en-but, repoussée à chaque impact, n'a été ainsi en mesure d'être sacrée. Jamais équipe aussi compacte, puissante, dévastatrice, même réduite à quatorze, n'a vu tous ses efforts si mal bonifiés, ses élans si peu concrétisés. Car il s'en est fallu d'une passe allongée au bon moment, dans le bon timing et dans la bonne direction, juste une passe, pour que le Stade Toulousain déverrouille cette finale étouffante. 

Cette passe au large de Romain Ntamack a sauté les générations, le fils retrouvant son capitaine de père, Emile, à l'autre bout de l'arc familial comme un trait d'union qui relie maintenant Cardiff 1996 à Twickenham 2021. Ce sentiment d'appartenance - qui est aussi dans leurs cas un lien fraternel qui traverse les âges et les époques - a dû certainement habiter Ugo Mola et Didier Lacroix, respectivement entraîneur et président, eux aussi sacrés de la première heure, quand le Stade Toulousain voyait, en soulevant ce trophée en forme de poteaux de rugby, son rêve réalisé, rêve de compétitions internationales, d'émancipation extra-muros, de développement hors des frontières. 

Cinq titres européens : ce n'est plus une obsession, c'est une histoire d'amour. Reste maintenant aux Rochelais à choisir le type de postérité dans laquelle ils s'inscriront au moment de recevoir Pau puis de se rendre à Clermont avant d'aborder la phase finale du Top 14. Leur potentiel collectif est immense, impressionnantes sont leurs ressources mentales. Battus, sauront-ils pour autant remonter leur déception vers un nouveau sommet en la transformant, match après match, en ambition renouvelée ? 

Tout comme Montpellier un cran en-dessous, les Toulousains ont de leur côté déjà sauvé cette saison et, ainsi allégés du poids de la réussite, s'avanceront certainement vers le bouclier de Brennus avant d'autant plus d'efficacité qu'ils n'ont maintenant plus rien à prouver - sinon ajouter du plaisir à la joie. Et recevoir Clermont puis se déplacer à Bordeaux pour aborder le dernier sprint peut se nourrir de détachement, ou tout le moins de sérénité. 

Le vrai supplice n'est donc pas celui de Sisyphe, dont il est possible de tirer profit pour peu qu'on parvienne à sublimer l'absurde, mais plutôt celui de Tantale qui voit les fruits se flétrir ou les sources se tarir devant lui chaque fois qu'il s'approche de l'objet de ses convoitises, et on pensera plus particulièrement dans ce cas à Pau, Lyon et Toulon qui ont beaucoup misé et peu remporté, beaucoup investi pour n'obtenir à cette heure que des espoirs au mieux, au pire des tracas.

Cette fin de championnat s'annonce donc aussi indécise que cruelle, à l'image de la finale européenne que nous laissons derrière nous. Un mauvais plaquage et une longue passe peuvent changer le cours d'un match, et ces détails prendront de plus en plus d'importance à mesure que s'annonce l'ultime coup de sifflet. Comme l'écrivait l'immense Antoine Blondin : "L'initiative du plus fragile peut abolir un labeur de bâtisseurs de cathédrales." Avant d'ajouter, et ce sera notre conclusion en forme de prédiction : "Et s'il faut de tout pour faire un monde, sur le pré, il faut du monde pour faire un tout."

mardi 18 mai 2021

Entre l'espace et l'océan

On peut regretter qu'une nouvelle fois la finale de Coupe d'Europe s'affiche avec deux clubs français mais cette association, qui n'est pas contre nature, souligne pour les mal-voyants tout ce que le Top 14 recèle d'authentiques talents. En effet, s'affrontent samedi à Twickenham deux réussites qui ne doivent rien au hasard, deux histoires différentes mais pas antagonistes dont le chemin débouche, finalement, au même endroit.

Evoquer le Stade Toulousain, c'est revenir sur les pas d'un géant qui faillit disparaitre faute de terrain, un club d'étudiants sans vestiaire, reconstruit au mitan des années 80 du siècle dernier par un visionnaire, Jean Fabre, puis enrichit par ses successeurs, Christian Massat, René Bouscatel et aujourd'hui Didier Lacroix - comme Fabre ancien flanker - qui peut s'enorgueillir d'un titre européen. C'était en 1996. Et cela forme un trait d'union.

Ecrire au sujet du Stade Rochelais, c'est remonter aux sources du jeu pratiqué par les humbles, qui attendent longtemps avant d'obtenir un gros titre dans les médias. Un club à l'écart, s'isolant presque lui-même comme s'il ne voulait pas céder aux tentations, géographiquement excentré, voire enclavé. Un club descendu jusque dans le bas du classement de ProD2 mais qui a toujours compté sur un large socle de supporteurs inconditionnels, avant de savoir fédérer de fidèles et nombreux sponsors.

S'il faut parler du jeu, jamais le Stade Toulousain, mis à part quelques fluctuations saisonnières, n'a renié son héritage. Depuis la Vierge Rouge, le mouvement a toujours été la clé qui ouvrait les défenses. Sophistiqué sous la houlette du trio Bru-Skrela-Villepreux, refondé par Guy Novès, le voici aujourd'hui prolongé par Ugo Mola - lui aussi champion d'Europe à Cardiff en 1996 - qui s'est à son tour réapproprié les secrets de la méthode. 

Les Rochelais, eux, peuvent s'enorgueillir d'avoir créé dès les années cinquante l'une, sinon la première école de rugby, forte d'une philosophie de jeu insufflée aux poussins jusqu'aux seniors à l'initiative d'Arnaud Elissalde, l'inimitable Nono et son béret basque vissé comme une auréole. Un style qui s'est épanoui via Jacky Adole, entraîneur sacré trois fois champion de France avec les juniors du cru dans les années 70, puis émancipé lorsque l'un des fils de Nono, Jean-Pierre, prit la direction de l'équipe première, vingt ans plus tard.

Il est presque ironique de constater que le dernier rejeton de cette lignée des Elissalde, à savoir Jean-Baptiste, s'est exilé au Stade Toulousain avec, à l'époque, ses 73 kilos tout mouillé pour continuer à progresser jusqu'à devenir l'une des articulations essentielles du XV de France des années 2000, et son capitaine. Machine à décrocher des titres et à fabriquer des internationaux, le Stade Toulousain sert de patron à tous les clubs qui souhaitent s'engager dans cette voie vertueuse qu'est la formation.

Fier, naguère, de n'avoir que des joueurs formés au sein de sa pépinière (jusqu'à aligner dans les années 80, avec les frères Morin, Elissalde et Désiré, une ligne de trois-quarts issue d'un même quartier, Port-Neuf, où s'élève le stade Marcel-Deflandre), le Stade Rochelais recrute aujourd'hui tous azimuts, n'offrant que quelques chiches places à ses jeunes pousses. La réussite a certes ses exigences, et le rugby professionnel fait du maillot un support publicitaire d'avantage qu'une deuxième peau.

Samedi, il n'y aura qu'un seul champion d'Europe. Si La Rochelle venait à l'emporter, l'histoire serait digne d'un conte de fées et la baguette de l'entrepreneur Merling deviendrait par magie iconique. Ce ne serait que justice tant l'apport de cet ancien troisième-ligne aile est considérable depuis trente ans d'engagement sans faille. Que Toulouse s'impose et cette ligne supplémentaire à son déjà riche palmarès s'inscrirait dans sa légende, celle d'un club qui initia les compétitions européennes dès 1986 en luttant vent debout face aux menaces fédérales.

Deux lignes de vie, donc, venues de loin, deux voies que rien ne relie, si ce n'est quelques noms - Elissalde, Collazo, Garbajosa, Holmes - convergent désormais, preuve qu'il n'existe pas de formule pour atteindre l'excellence, seulement des volontés et des convictions. Certaines plus rayonnantes que d'autres. Et qui ne sont pas sans rappeler l'aventure de Colomiers en 1999 et 2000. Nombreux sont les présidents de clubs, adeptes du chéquier, qui confondent club et entreprise, joueurs et salariés, bénévoles et collaborateurs. Qu'ils ne s'interrogent plus devant la réussite qui sous-tend cette finale inédite entre les enfants du grand large et ceux de l'espace.

dimanche 9 mai 2021

Ouvert aux coeurs de feu

Prisonniers de ces jours qui défilent, de ces semaines si courtes et dans lesquelles, pourtant, se déverse en débordant un calendrier que rien ne peut retenir, il nous faut inventer d'autres ressources, construire à mesure que s'effondrent les certitudes. Tout est turbulence discordante, mouvements effacés à mesure que s'amoncellent les rencontres plus subies qu'attendues. Nous plions tous devant la loi de l'urgence, devant ces hautes vagues qui déferlent, quotidiennement répétées. 

Nous irons donc, forcés, célébrer l'Europe entre Français mais dans l'absence des joies partagées, d'encouragements volubiles. Tout est à distance, flacon sans ivresse que ce Twickenham brexité qui refuse de faire corps avec le continent, triste paradoxe qu'une finale dans un jardin anglais si distant, si éloigné, presque interdit. Rochelais et Toulousains, rudes vainqueurs en demies, seront consignés dans leur aspiration à partager. Il s'agira d'interprêter d'une fugue, partition mal répartie au terme d'une saison amputée.

S'avance maintenant l'heure des impasses, des multiplications, des calculs. Nous sommes le nez collé à la jauge du classement tandis que, sous la ligne de flottaison, coule Agen dans un silence gêné, lui qui fut naguère l'épicentre du rugby français ; tout se décidait à Boé, entre autres les compositions du XV de France et la constitution de son staff technique. La descente d'Agen est un miroir : il nous montre notre irrésistible aspiration à davantage de concurrence.

Mais tout ce qui est blessé s'en trouve augmenté, ironie batailleuse que cette pièce de théâtre ovale sans cesse réécrite pour déplacer son centre de gravité. L'enjeu consistera, pour les Agenais, à trouver assez d'énergie créatrice pour se remettre à flot. Lourdes, Narbonne, Carmaux, Quillan, Lézigan, Nice, Vienne, Bourgoin, Cognac, Mazamet, La Voulte, Bagnères-de-Bigorre, Tarbes et Dax n'y sont pas parvenus, pour ne prendre que quelques exemples. Et pourtant, toute relance demeure possible.

Avide de poussée et traversé par son impératif, le poète de la Sorgue écrit : "L'instant est une particule concédée par le temps et enflammée par nous." Le rugby d'aujourd'hui est ainsi un brasier sans cesse alimenté, indomptable, qui nous fascine, furieuse bataille à tirage limité qui tente de renaître sous un nouveau titre, qu'il soit d'Europe ou de Brennus, Coupe ou Bouclier, exilé ou domestique, imbriqué dans notre agenda sans cesse déconstruit. 

Les yeux brulés, j'en termine avec la mise en forme d'une anthologie, celle du poète Michel Sitjar, ancien troisième-ligne d'Agen disparu il y a maintenant de cela deux années, deux saisons si l'on parle ballon, touché par la chaîne de solidarité construite dans l'instant à l'appel d'un projet qui relie toutes les générations d'internationaux, ses pairs, d'André Herrero à Yannick Nyanga, mais aissi d'un solide pack de journalistes et de quelques passionnés choisis autour d'un devoir de mémoire, ou plutôt de ce plaisir partagé qui transpire de leurs mots d'encouragement et de soutien. 

Impossible, dans la foulée, de résister à l'envie de vous faire partager quelques uns de ses vers en guise de conclusion : "Dans tous les échos saisir le génie fabuleux, voix sublimes où battent les racines de l'homme, les moissons d'or de leurs rêves de gnomes, tout se mêle, tout est ouvert aux coeurs de feu, aux fils des horizons, aux rêves inconnus sur les temples écroulés pour devenir les autres, parce qu'il n'y a rien s'il n'y a d'absolu, remontant à la source tout peut redevenir nôtre."