samedi 28 août 2021

Sur les ailes du verbe

Tout commence, pour Benoit, par un essai. Plus précisément une percée, sans laquelle ou plutôt par laquelle il deviendra plus tard écrivain : fulgurance dans l'espace soudain ouvert par la magie d'une passe, trait de lumière striant la finale entre Toulouse et Toulon. Celle de 1989. Chacun d'entre nous dorlote son joli souvenir, parfois une révélation quand d'autres fêtent l'épiphanie. Demain, un auteur en herbe racontera son exploit en rouge et en noir, celui de Cheslin Kolbe prenant appuis à Toulouse pour débouler à Toulon, soudainement revalorisé. Reste que, tous, nous pouvons dater le moment où le rugby est entré dans notre existence pour la nourrir. "Courir ! S'il existe une activité plus réjouissante, plus euphorisante, qui nourrisse davantage l'imagination, j'ignore laquelle", assure l'auteure Joyce Carol Oates. 

Denis Charvet, qui s'adonne à l'écriture depuis son départ des terrains, ne courait pas, non, il survolait cette rencontre et ne devait plus toucher terre après cela, joignant ses mains comme pour remercier cette forme aboutie de providence horizontale qu'est le jeu de ligne, ce style d'attaque où le regard précède toujours le geste, lequel supplante les autres mouvements par son invitation à aller de l'avant en se tournant vers l'arrière pour y transmettre le ballon comme on se passe le mot. Sorti d'une mêlée épistolaire qui dura une année est donc entre vos mains Jeux de Lignes, publié chez Privat. Nous l'avons imaginé comme une passerelle construite à quatre mains qui relie littérature et rugby, et dans cet ordre pour toutes les raisons qui alimentent l'ouvrage. 

Notre ouvreur est un demi de mêlée, et pas n'importe lequel : Dimitri Yachvili, digne successeur de Pierre Albaladojo et de Fabien Galthié dans le petit écran, fin stratége dont on connaissait la précision et la pertinence du jeu au pied. Lui aussi a découvert la puissance régénétratice de l'écriture une fois ses crampons remisés et nous a offert en premières lignes une partie de son "je" à la main. "Ainsi l'écriture a réveillé ma confiance", avoue-t-il dans une préface subtilement délivrée en profondeur. Et plus loin, cette évidence distillée du bout des doigts : "La littérature anime et bonifie souvent le sportif dans tout son Être", au sens philosophique du terme. 

La petite bibliothèque paternelle, principalement ovale, fut mon premier terreau, terrain d'entraînement à la lecture des Anciens, Denis Lalanne et Henri Garcia, comme on parle d'Homère et d'Horace. Ils me firent voyager dans l'hémisphère sud et tourner le regard vers Colombes. Si je peux me permettre de paraphraser Friedrich Nietzsche, les deux compères, magnifiques conteurs bleus, me procurèrent un ravissement artistique inégalé par l'effet de cette langue écrite en mosaïque de termes, "où chaque mot par son timbre, sa place dans la phrase, l'idée qu'il exprime, fait rayonner sa force à droite, à gauche et sur l'ensemble, dans l'énergie des signes. Tout cela est noble.

Ma première évasion ovale s'intitulait Quinze Coqs en colère, odyssée publiée à l'issue d'une tournée de géants en Afrique du Sud où Pierre Villepreux, Christian Darrouy, Jean-Pierre Lux, Claude Dourthe, Jean Trillo, Claude Lacaze, Guy Camberabero, Michel Sitjar, André Quilis, Christian Carrère, Benoît Dauga et Walter Spanghero illustrèrent à la fois le French Flair et la confusion, l'esprit de corps et la rébellion, "non seulement parce que c'est beau mais aussi parce que ça gagne." De cet axiome, doublé d'une spectaculaire démonstration, naquit ma vocation : écrire autant d'odes que possible au rugby. Et s'il me fut donné plus tard l'occasion de rencontrer certains de ces mythes de jeunesse, dont quelques-uns me font l'honneur de leur amitié, jamais pareille gratification n'avait enveloppé mes rêves. 

Dans un entretien placé en épilogue, Pierre Villepreux, auteur en 2011 de son autobiographie, trace quant à lui un trait d'union entre littérature et rugby sur la base du rythme, considéré comme l'une des composantes du style : "Si tu n'es pas en phase avec le rythme, tu ne joues pas juste. La capacité à se trouver au bon endroit, au bon moment, tu ne peux l'avoir que si tu maîtrises la notion de rythme. Si tu arrives trop tôt, tu ne passes pas ; si tu arrives trop tard, tu ne passes plus." On trouvera difficilement meilleure image pour illustrer ce qui assemble à la fois la littérature et le rugby.

Dans notre ouvrage, il est aussi question d'Albert Camus et de Jackson Pollock, d'Ernest Hemingway et d'Arthur Honegger, de James Ellroy et de Robert Delaunay, de Boris Vian et de Matthias Sindelar, de Zinedine Zidane et de San Antonio, de Jim Harrison et de Rutebeuf, de Georges Perec et de Stendhal, d'Annie Ernaux et de Françoise Sagan, de Julio Cortazar et de Ian Fleming, décalages créés par le souhait pluriel qui fut le nôtre au long de cette rencontre rebondissante entre deux univers. Et, ludus pro scriptura, notre bibliothèque "idéale" - là-même où commença notre association - figure dans un temps additionnel qui recèle d'autres surprises.

En conclusion, parce qu'il faut savoir clore ce qu'on a engagé, partageons la réflexion offerte par l'ami Christophe Schaeffer, ancien demi de mêlée de Plaisir et nouvel héraut de la reliance, en prolongement d'une pensée du philosophe Vladimir Jankélévitch (qui enseigna à Paris de 1952 à 1975) au sujet du Sixième chant d'Homère : "Quand Ulysse rejoint finalement Ithaque, il se trouve en prise avec un sentiment nostalgique effroyable. Il comprend à ce moment que sa quête, c'est le voyage, pas le but atteint. Sa quête, c'est le manque permanent qui va lui permettre de cheminer encore. C'est un désir infini, qu'il porte en continu." Ce même désir que, je l'espère, vous découvrirez en sous-texte dans nos jeux de bouts de lignes, hissés que nous fûmes, Benoit et moi, sur les épaules de géants.

jeudi 19 août 2021

Mis en lignes

Je vous écris depuis le bord de touche, un peu asphyxié par la reprise de l'entraînement, les doigts tétanisés devant le clavier et le souffle court. Chroniquer, certes, mais sans les rencontres néo-zélandaise reportées pour cause de Covid et avec un seul petit test-match international de Rugby Championship à se mettre sous l'azerty, entre l'Argentine qui se déplace à domicile à Port Elisabeth et l'Afrique du Sud qui joue chez elle à l'extérieur ce samedi dans un Nelson Mandela Bay Stadium qui ne ressemble en rien au stade historique jadis planqué dans une cuvette, avec son wagon installé comme un totem au dessus de la tribune de face. Sans parler du Newlands du Cap, bientôt démoli, lui qui vit le XV de France de Lucien Mias tenir tête en 1958 aux terribles Springboks que les chroniqueurs surnommaient à l'époque "les rugbymen du Diable", c'est dire. 

Le diable, aujourd'hui, se trouve dans les détails et les datas. A force de jouer, les salariés du Top 14 sont dispensés de détente, à savoir ces matches amicaux aux saveurs de ventrèche - dans le Sud-Ouest- ou de mouclade, du côté de l'Atlantique. Exit Lyon-Toulon de ce vendredi pour cause de méforme et d'absence des internationaux. Et pas question, comme c'était la cas il y a quelques décennies, de faire jouer les réservistes et les juniors, l'occasion pour les moins véloces et les plus jeunes de porter ne serait-ce qu'une fois le maillot de l'équipe première, un souvenir pour le restant de leur vie. 

Le professionnalisme ne prend pas de chemin buissonnier : mieux vaut rester entre soi, dans une opposition raisonnée - on dirait de la politique - plutôt que de s'exporter en situation de faiblesse ou de mixité. Les saisons sont longues, regrettent les intéressés, et il faut dire qu'en pleine crise Covid rien n'est fait pour les raccourcir : pas un week-end de rupture, cet été, sur le front médiatique. Seul décalage, l'ouverture de ma boite aux lettres pour y trouver, élégamment envoyé toutes affaires cessantes par notre éditeur, Privat, un exemplaire du nouvel opus que nous avons commis, Benoit et moi, intitulé Jeux de lignes et préfacé avec grâce par Dimitri Yachvili ; magnifique couverture rouge et noir pour un rugby en Stendhal, poteaux et ballon suggérés sur un terrain de phrases minuscules. 

C'est ainsi que se groupent de belles associations de chaque côté de ce trait d'union qui relie littérature et rugby : Jo Maso et Joseph Kessel, Jean Bouilhou et Jim Harrison, Richard Astre et Casanova, Denis Charvet et Jack London, Pierre Villepreux et Emile Zola, Vincent Etcheto et Gabriel Garcia Marquez, Alain Gaillard et James Ellroy, Serge Simon et Alain Tournier, Henri Garcia et Albert Camus, Pierre Berbizier et Jack Kerouac, pour ne prendre que quelques exemples parmi la quarantaine dont regorge cet ouvrage au thème inédit : où, pourquoi et comment se rejoignent écrivains et internationaux, matches et romans, geste et écriture, cuir et plume ? 

A priori, cet essai sera en vente dans les bonnes libraires dès le 26 août. Nous aurons très certainement l'occasion d'y revenir avant que ne débute la saison de Top 14, ne serait-ce que pour reprendre notre souffle entre deux pages, deux attaques en bout de ligne. Pour relancer, aussi, au sortir de l'été depuis l'en-but au risque de manquer d'air mais qu'importe : "Ecrire c'est, d'une certaine façon, aimer. Parce qu'on écrit souvent sur ce qu'on connaît ou croit connaître - écrire, n'est-ce pas prendre aussi le risque de se tromper ?" Mais en rugby - sans doute aussi en littérature et vous le découvrirez au fil des pages - un ballon relâché, tombé comme on abandonne une idée, est souvent reprit par un coéquipier avant même son deuxième rebond. 

Ah, Jack Kerouac, dont l'ancien centre international et prince des troisièmes mi-temps, Pierre Chadebech, s'inspira dans sa jeunesse turbulente pour tenter et réussir "le saut pieds joints sur le bar", assurant que l'écrivain bohème devait avoir été un grand sportif "parce que ça demande une belle détente verticale", Kerouac, effectivement, joueur de football américain qui se rêvait inscrire des essais sidérants au milieu de défenses feintées par ses appuis tout en déroulant son immense parchemin avec frénésie ! Plus prosaïquement, les professionels d'aujourd'hui, privés de rencontres amicales pour cause d'état de forme hétéroclite, n'en finissent pas de dérouler leurs tests d'anaérobie lactique - on pense au Bronco qui pulvérise les plus endurcis puisqu'On achève bien les chevaux, écrivait Horace, the real McCoy - dans la chaleur de l'été, façon d'écrémer l'effectif.

samedi 7 août 2021

L'argent éclairé

Décidemment, cette pandémie nous colle au train comme au nez le sparadrap du capitaine Haddock : le calendrier étire sans pause sa suite de rencontres. Pour la première fois dans l'histoire du rugby, il n'y a pas eu un seul week-end sans test-match. Cinq semaines après avoir fermé Côté Ouvert pour cause de vacances, je retrouve les Wallabies, les Lions britanniques et irlandais, les All Blacks et les Springboks, sans oublier les premiers matches de préparation de la ProD2. Mais avant de revenir au quotidien, j'aimerais, en hommage, effectuer un retour sur la performance olympique de l'équipe de France féminine à 7. 
La femme est l'avenir de l'homme, écrivait Louis Aragon, et s'il est possible d'admirer une sculpture de Jean-Pierre Rives dans les jardins du poète situés non loin de ce Château Ricard situé à Clairefontaine naguère occupé par le XV de France, les feux de l'actualité sportive qui brûlent sans discontinuer ont éclairé l'argent d'une médaille remportée de belle lutte face aux Blacks Ferns, lequel succès n'a pas manqué d'actionner la machine à remonter le temps. 
Particulièrement intéressé par le rugby comme discipline éducative au point d'aller visiter à des fins didactiques l'université - on dit College en anglais - de Rugby, le baron Pierre de Coubertin insista pour que la balle ovale figure au programme des Jeux Olympiques de Paris en 1900. Pour cela, l'USFSA, qui avait déjà composé en février 1893 deux sélections parisiennes pompeusement présentées sous la marque non-déposée "équipe de France" pour affronter coup sur coup les Civil Service à Richmond et le club de Park House à Blackheath, constitua dans l'urgence un XV dit national. 
En fait de sélection parlons plutôt d'un cocktail de joueurs du Racing Club de France et du Stade Français dont aucun ne reçut le label "international" si ce n'est, six ans plus tard l'immense Frantz Reichel qui créa ensuite les pages sportives du Figaro, puis l'Association international de la Presse. Au sein de ce précipité fut incorporé l'ailier du Cosmopolitan Club, André Rischmann, composé somme doute assez compact et dense pour venir à bout du club allemand de Frankfurt et des Anglais de Moseley sur la pelouse de Vincennes. 
Après cette breloque en or conquise dans l'indifférence la plus totale, la France fut priée d'envoyer un peloton pour le Tournoi Olympique, début septembre 1920, à Anvers. Là aussi, impossible d'évoquer un XV de France représentatif du rugby français mais plutôt - à l'instar de la sélection française de football lâchée à Tokyo cet été dans une compétition trop grande pour elle - un agrégat de Parisiens disponibles à cette période de l'année, issus du CASG, du Racing, de l'Olympique et du SCUF et constitué autour d'un quarteron d'internationaux : le pilier Forestier, l'arrière Chilo, les centres Borde et Crabos. 
Le résultat de l'unique rencontre, qui prit le titre galvaudé de finale, fut bien terne : défaite 8-0 face aux Etats-Unis, peu ou prou l'équipe de l'université de Stanford composée d'étudiants pour majorité pratiquants de football américain sur leur campus. Reste que cette "équipe de France", médaillée d'argent, pouvait s'enorgueillir d'avoir compté dans ses rangs deux futurs présidents de la FFR : le troisième-ligne aile Alfred Eluère (1943-1952) et le centre René Crabos (1952-1962). On notera qu'Eluère reçut lors de ces Jeux une deuxième médaille d'argent : en boxe anglaise... 
La suite olympique est plus connue et donc mieux détaillée. En 1924, à Colombes, le XV de France - authentique, celui-là - auréolé de ses victoires dans les précédents Tournois (en particulier contre l'Ecosse cette année-là et l'Irlande en 1923) pulvérisa la Roumanie (61-3, treize essais dont quatre du seul Adolphe Jauréguy) avant d'être martyrisé par des Américains (17-3, cinq essais à uns), armada d'étudiants californiens rompus cette fois-ci aux subtilités au rugby qui ajoutèrent avec malice quelques combinaisons et leurres issus de leur football. 
Ce mélange des genres, qui déstabilisa autant l'attaque que la défense française, eut le don d'irriter les Tricolores. Les Toulousains Bioussa, Bayard et Lubin-Lebrère, soutenus par le Narbonnais Cassayet - des noms qui parlent aux connaisseurs - déclenchèrent alors, selon les modalités bien connues des participants au Championnat de France, quelques algarades qui se voulaient intimidiantes. Mais à leur grand dam, ils tombèrent sur des Américains dont les poings ne furent pas tous inscrits au tableau d'affichage. 
Ce choc hostile déboucha sur un constat à l'amiable : l'International Board et le Comité Olympique International décidèrent de s'éloigner l'un de l'autre et de s'ignorer. Jusqu'à l'intégration du rugby à 7 aux Jeux Olympiques de Rio de Janeiro à l'initiative de Bernard Lapasset. Que le 7 de France masculin n'ait pas été capable de se qualifier pour Tokyo raconte une gabegie qui ne date pas d'aujourd'hui. 
Mais elle aura été en grande partie gommée par l'exploit de la Catalane Fanny Horta et de ses coéquipières, victorieuses des Fidji, du Brésil et du Canada en poule, de la Chine en quarts et de la Grande-Bretagne en demi-finale, avant de tomber face à la Nouvelle-Zélande, émouvante réusssite qui s'inscrit dans le magnifique palmarès - handball, volley, basket - du sport collectif français à Tokyo.