lundi 27 septembre 2021

Autour de lui

Parmi les journalistes croisés en trente-cinq ans de tribunes de presse et de salles de rédaction, il en est un, plus particulièrement, qui m'a toujours accompagné de mots chaleureux et d'idées flamboyantes, placé en profondeur ou à auteur dans l'alternance du soutien et de la relance, dans mes temps faibles et les moments forts. Comme Jean-Louis Guillet, Henri Garcia et Christian Montaignac qui furent mes mentors, Olivier Margot possède à la fois le style et l'empathie, don rare bien fait pour transmettre des sentiments et des métaphores, des faits et de la geste. Après tout, qu'est-ce donc qu'un reporter si ce n'est un passeur ? Alors quand de sa plume trempée dans l'encre de Miroir du Rugby, du Sport et de L'Equipe, il m'a fait l'honneur, ce lundi des colonnes de Midi-Olympique pour une chronique en forme d'écrin pour l'ouvrage de Michel Sitjar (cf photo) tenu à bout de bras et Jeux de lignes, co-écrit avec mon compère Benoit Jeantet, je n'ai pas résisté au plaisir d'en partager avec vous quelques extraits choisis.

"Il y a quatre mois, je vous ai parlé d'un poète, Michel Sitjar, formidable troisième-ligne aile du grand Agen des années soixante. L'ami Richard Escot avait eu la belle idée de rassembler en un seul volume intitulé Sur un pont de lumière les cinq recueils des poèmes d'un homme qui était le vent par sa vitesse et sa puissance, traversant l'adversaire, lui récitant au passage des fables de passe muraille. Sitjar était un chercheur d'or, respirant l'odeur du courage, vivant le rugby comme une esthétique, dans l'attente d'un ailleurs. Michel, c'est une vie vécue dans la brûlure de chaque instant. Le 10 juin 2019, il éteignit la lumière. S'est-il cru plus grand que la nuit ? A-t-il voulu dans sa lassitude immense défier les dieux, arracher le secret de leur cruauté ?"

"Loin du fracas et du silence, ce jeudi 30 septembre à La Maison pour Tous de Pont-du-Casse, à six kilomètres d'Agen, vous sera proposé entre 11 heures et 15 heures une séance de dédicaces de l'anthologie de Michel Sitjar. Ce beau fantôme aux trois Boucliers de Brennus sera accompagné de Philippe Sella (préfacier de cette anthologie) et de bien d'autres, comme si la mort n'était pas passée par le poète de Lamagistère, en bord de Garonne. A Pont-du-Casse, nous serons loin des grands-messes du rugby, dans l'espérance d'au moins croiser âme qui vive, voire quelque ombre fragile. Et pour tenter d'oublier le long naufrage du SUA, nous chanterons des chansons fanfaronnes et, quand même, des chants tristes. Quelqu'un peut-être entendra Sitjar déclamer Remords : "Et quand mon âme est lasse/je vais marcher sur la terrasse/ Vous êtes autour de moi/mes beaux amours d'autrefois."

"La poésie, donc, cette insurrection de la langue. Et les romans qui transfigurent le ciel. Antoine Blondin s'intercale aussitôt et en quelques mots dit presque tout : "L'homme descend du songe." (...) Les livres que nous lisons, ceux que nous écrivons viennent d'une autre partie de vie. Se procurer par exemple le tout récent Jeux de lignes, c'est choisir pour longtemps une vie différente. Le rugby est une transmission, les livres aussi. Et quand vous refermerez l'ouvrage, emporté par le fleuve du temps, ce sera comme la fin d'un monde. Et donc le début d'un autre."

Nous nous rejoindrons à Pont-du-Casse (Lot-et-Garonne), ce jeudi, pour honorer un joueur qui n'entre dans aucun classement, un authentique poète dont l'inspiration part de Joachim du Bellay et file jusqu'à René Char, traverse l'amour, la mort, la vie, le ciel, la mer ; un homme toujours sur le départ, attachant et irritant tout en même temps, un homme de convictions et de doutes, aussi. Les absents, excusés, éloignés, seront à nos côtés par l'esprit. Qu'un géant du jeu comme Philippe Sella ait été subjugué, enfant, par ce flanker des grands espaces au point d'exprimer son émotion au moment de signer la préface d'une anthologie dont il n'existe plus, maintenant, qu'une poignée d'exemplaires disponibles, raconte ce que Michel Sitjar représente dans l'imaginaire ovale.

Il me faudrait plus d'une page pour remercier toutes celles et ceux qui, comme Olivier Margot et Philippe Sella, mais aussi Jeff Fonteneau, Baptiste Gay, Christian Delbrel et Christophe Da Mota, mon imprimeur, se portèrent au soutien de ce projet d'édition, projet personnel voire intime qui trouvera son point d'orgue à Pont-du-Casse. Certains évoquent parfois "la grande famille du rugby" en traits d'ironie, sans doute parce qu'ils n'en font pas vraiment partie. Mais ceux qui la côtoient, dans mon cas depuis bientôt quarante ans, assurent qu'elle existe, parfois soudée autour de chouettes idées placées haut. Pour ne pas dire, ici entre littérature et poésie, des idéaux. 

samedi 18 septembre 2021

Feuilleté dans un écrin

Comme le regrette à juste titre Pierre Berbizier, le vestiaire a été désacralisé par la présence intrusive des caméras "et il suffit de regarder l'attitude et le regard de certains joueurs, repérant l'objectif, pour savoir qu'ils ont quitté le collectif et pensent surtout à leur image". C'est pourquoi il est malaisé pour moi de raconter par le menu la joie qui fut la nôtre, avec Benoit, au moment de dédicacer notre ouvrage, entourés que nous étions par quelques belles gloires de ce jeu, attentives, chaleureuses, intéressées par ce sujet rarement abordé pages après pages, à savoir le trait d'union qui relie la littérature et le rugby. 

Jeudi dernier se sont présentés au soutien de l'amitié et par ordre d'entrée à l'image Thierry Maset, Matthias Rolland, Richard Astre, Thomas Castaignède, Jean Bouilhou, Roger Bourgarel, Eric Bonneval et Pierre Berbizier, sans oublier nos contributeurs du blog, Michel Prieu, Georges et Pipiou, ainsi que quelques amis choisis par Montaigne et La Boétie qui se reconnaîtront. La plus ancienne des librairies toulousaines, Privat, nous avait offert comme écrin sa cave voutée, lieu d'intimité transformé en vestiaire pour l'occasion. Bien difficile, donc, de retranscrire le meilleur des échanges sans trahir, au sens d'affaiblir, l'esprit qui anima sans discontinuer pendant trois heures cette séance, interaction d'une grande richesse entre auteurs et lecteurs.

Agen, Colomiers, Castres, Toulouse et Béziers étaient représentés, et pas moins de six générations d'internationaux, de 1970 à nos jours, si l'on veut bien considérer que notre rencontre avec Maxime Médard dans l'enceinte d'Ernest-Wallon, quelques heures plus tôt, soit de nature à relier le présent et le passé. Ernest-Wallon où Ugo Mola, tout sourire, nous avoua être passé chez Privat, mais la semaine dernière, poésie de vie en forme de décalage, telle une matière prête à inspirer un personnage de roman.

Personnage de roman, peut-être, mais poète, André Brouat l'était certainement. Trois-quarts centre champion de France en 1947 puis président du Stade Toulousain de 1964 à 1972, ce médecin sut magnifier le jeu et son club ; lorsque Didier Lacroix, son jeune héritier, nous offrit un exemplaire du discours prononcé un 17 mai 1980 pour la cérémonie des Adieux au stade des Ponts-Jumeaux, cette certitude nous étreignit. En voici quelques extraits, choisis pour illustrer non pas ce que ressentirent les seuls Toulousains mais bien tous les amoureux du noble sport, quel que soit leur club.

"Pendant toute ta jeunesse, tu vas graver la plus longue et la plus belle série de portraits porteurs pour toute la vie de ta joie et de tes amitiés, la confiance pour parole, le regard pour partage. La sourde musique anonyme, la sourde rumeur profonde des tribunes, tu les connaissais et tu ne les as pas oubliées. Et si, l'âme traînante, tu as secoué triste et rageur la boue qui collait à tes crampons, tu as plissé les yeux vers la verrière de l'ouest où se couche le soleil de ce dimanche de défaite, l'épaule réceptive d'un aîné de ton équipe te disait "demain", en te racontant son match d'antan où ses côtes brisées ne lui faisaient plus mal même lorsqu'il riait."

"Aujourd'hui, notre vieux stade entre dans l'or affectif des légendes réelles. Et si nous devons à ce stade une leçon, elle est dans le sentiment charnel, l'émotion renouvelée, quelquefois douloureusement acquise, message de déraison et de folle générosité. Notre terrain cristallise une âme collective, lucide et courageuse, en même temps ferme et fragile, grande et belle, à la mesure de la condition humaine. Les enfants sont les pères des hommes. Le dimanche, ils revêtiront leur maillot, comme nous. Simplement."

Que le Stade Toulousain disposât d'un tel président-poète en dit long sur l'histoire hors normes d'un club qui a fait de la transmission son viatique depuis la Vierge Rouge, à l'heure aussi où d'autres - comme Lourdes - souffrent ou renaissent - Stade Français - après avoir été dans l'ornière des divisions inférieures. Véritable page de littérature, ce discours écrit rappelle à quel point des auteurs comme Kleber Haedens et Jean-Paul Dubois magnifièrent le rugby dans cette région du Championnat qu'on nomme nostalgie, de la même façon qu'on regarde derrière soi pour mieux passer le ballon et projeter son équipe en avant.

En attendant d'autres rebonds généreux, nous avons particulièrement apprécié que les clubs de Castres et de Colomiers - par l'intermédiaire de leurs présidents, Pierre-Yves Revol et Alain Carré, amoureux des belles lettres - et du Racing 92 via son manager Laurent Travers - lecteur de Montaigne - adressent Jeux de lignes ici à leur staff, là à leurs dirigeants. Il est illusoire d'imaginer pouvoir tout partager - l'émotion discrètement dépliée, le ravissement silencieux, l'instant présent dont on aimerait ralentir le flux, les mots échangés dans l'intimité d'une causerie privilégiée - car "la  passion ne rejoint le plaisir que dans des lieux d'élection", écrivait André Brouat. Pour autant, notre souhait est désormais entre vos mains, et que Jeux de lignes nourrisse votre imaginaire tel un de ces terrains fertiles, prairie de philtres.

dimanche 12 septembre 2021

Du chaos au K.-O.

Un match international est-il synonyme de chaos, ainsi que le suggèrerait le sélectionneur en chef du XV de France, Fabien Galthié, dans l'émission Canal Rugby Club du dimanche 5 septembre. Chaos comme l'entassement d'êtres au point de n'en distinguer aucun ? Chaos à l'image de l'effet papillon ? Chaos pour signaler que rien ne peut être prédit à l'avance ? Chaos comme récurrence du désordre ? Ou bien quand l'énergie se disperse ? Quand tout se détériore ? Restons dans l'ovalité du monde qui nous occupe ici. Du coup, j'ai demandé à Olivier Magne, lecteur du blog, ancien capitaine et troisième-ligne du XV de France, ex-entraîneur des moins de vingt ans tricolores et consultant technique pour plusieurs médias, d'éclairer le chaos quand il se manifeste dans le champ rugbystique.

"Il faut d'abord évoquer, si on parle de chaos, l'environnement, l'atmosphère, les émotions, la tension, qui désorientent le joueur quand il découvre le niveau international. Il laisse beaucoup d'énergie dans l'extrasportif mais pas de là à perdre tous ses repères. Cela dit, il ne faut pas mésestimer l'impact du stress sur le joueur : il peut le déstabiliser dans son approche de l'événement rugbystique. L'emballage médiatique, c'est-à-dire des sollicitations en continu, crée une pression inattendue. Ce n'est pas pour autant le chaos mais c'est une situation d'insécurité chez celui qui n'est pas préparé à cela. Il faut être fort, mentalement, pour vivre sans trouble la pression médiatique. J'ai côtoyé des joueurs de talent, très fragiles psychologiquement, qui sont passés à côté d'une carrière internationale parce qu'ils n'étaient pas capables de gérer la pression naissante dans le cadre extrasportif..." 

"Dans le domaine sportif, en revanche, les conditions sont différentes - et là je parle du jeu qui est plus rapide et plus intense : si tu affrontes les meilleurs joueurs du monde, tu joues aussi avec les meilleurs, et là, je ne vois rien de chaotique. C'est un cadre différent mais qui n'est pas inconnu du joueur : celui qui arrive à ce niveau est déjà passé par les phases finales du Championnat, la Coupe d'Europe, des étapes d'une intensité assez remarquable. Et puis, une fois entré directement dans l'action d'un match, une fois les hymnes passés, beaucoup de stress s'efface et disparait." 

"Le chaos brise tout. Par nature, il est incontrôlable, et personnellement, je n'ai jamais eu l'impression qu'un match international s'apparentait au chaos. Par définition, le désordre, dans le jeu, peut être créé volontairement afin de retrouver de l'organisation dans une volonté collective de se coordonner pour dominer l'adversaire en le surprenant. C'est une question de lecture individuelle et collective dans le but de trouver des solutions opportunes, tout simplement. Mais ce n'est pas du chaos." 

"Physiquement, il est rare qu'un joueur international soit débordé. Et encore moins aujourd'hui avec le niveau d'exigence de la préparation physique. Alors qu'entendre par chaos dans la bouche de Fabien Galthié ? Est-ce une forme de communication qui véhiculerait l'idée que le haut niveau n'est pas accessible à tous ? Si c'est le cas, il a raison. Oui, l'athlète de haut niveau est en marge : ce n'est pas quelqu'un de tout à fait normal. Mais je ne suis pas certain que son lexique soit bien choisi. Quand on parle de chaos, il faut savoir à quoi ce concept se réfère. S'il y a désordre en rugby, c'est volontaire, ce n'est pas subi. Si ce n'est par l'adversaire." 

"Le chaos dont parle Fabien Galthié, c'est peut-être en référence à la dernière action du premier test en Australie, avec une suite de gestes mal contrôlés - lancer dévié, ballon qui rebondit, passes n'importe où à n'importe qui dans la précipitation - qui permet aux Wallabies de l'emporter, c'est le money-time du basket, la dernière minute du dernier round en boxe. Alors, oui, sur le moment, c'est une situation désordonnée, presque chaotique. Alors, oui, sans doute là, sur ce bout de match. Qui te fait perdre ce match." 

"Il m'est arrivé, joueur, de percevoir ce que je devais faire, mais de ne pas avoir le geste juste, de lâcher la passe et de savoir, dès que le ballon part, que ce n'est pas le bon choix. Je me souviens d'une passe interceptée qui nous fait perdre le match à l'époque où je jouais à Clermont. Je lis beaucoup d'ouvrages, en ce moment, sur la place laissée à l'intuition, comment la définir, comment la mesurer... En 1999 alors que nous sommes menés 24-10 par les All Blacks à Twickenham, on peut imaginer que la situation est à cet instant chaotique, alors que c'est l'inverse : une énergie collective très forte se dégageait de notre équipe, le stade était à fond derrière nous, nous sentions un public au soutien, des Marseillaises montaient des tribunes. C'était irrationnel, mais nous étions enveloppés par tout cela." 

"Nous avions l'intuition que notre adversaire n'était pas dans la posture d'un vainqueur ; les All Blacks n'étaient plus arrogants comme ils savent l'être, parfois ; ils ne parlaient plus, on les sentait en souffrance, ils étaient dominés même s'ils menaient au score. Etait-ce une forme de chaos, je ne sais pas, mais en tout cas, nous sommes sortis vainqueurs par K.-O. de ce match..."

dimanche 5 septembre 2021

L'enjeu de mains

Accompagnant la sortie de notre ouvrage Jeux de lignes (éditions Privat), l'écrivain Jean Colombier, ancien attaquant de Saint-Junien et de Niort, prix Renaudot 1990, nous interrogeait ainsi : "Ce mariage heureux, me semble-t-il, de la littérature et du rugby, va-t-il continuer d'être heureux avec le rugby moderne et son absence d'états d'âme ?" Ce samedi, Biarrots et Racingmen ont montré, voire démontré, que le rugby contemporain est aussi créatif et enthousiasmant que celui inscrit dans notre mémoire, bonifié par la patine du passé, laquelle embellit toujours la réalité au profit de l'histoire quand elle est considérée comme un roman de cape et d'épées, une odyssée mythologique ou une chanson de geste. 

Je te promettais une réponse, cher Jean ; les acteurs du Championnat nous l'ont offerte du bout des doigts, délicatement, quand le ballon vole de mains en mains, scansion de la transmission comme on le dit du mot juste. Aussi à grands coups d'épaules, volonté collée au biceps quand il faut délimiter son territoire, annoncer sa détermination autrement qu'à renfort de conférences de presse médiatisées lesquelles, on le sait, sont comme les rocking-chairs : on bouge d'arrière en avant, mais ça ne mène nulle part.

Il est donc question d'âme, ou plus précisement d'états d'âmes, dis-tu. Le pluriel s'impose puisque dans les écuries considérées de l'extérieur comme des haras dans lesquels leurs propriétaires accumulent les purs-sangs, la compétition outrancière voudrait que ce qui fait le sel d'une équipe - amitié, complicité, affinité, solidarité - ne soit jamais, ou alors très peu, pris en compte ? La performance du Biarritz Olympique, surclassant un adversaire aux dents longues mais au souffle court en ouverture du Championnat, sera peut-être sans lendemain mais elle coupe court à ce genre de raccourci.

Ainsi, le rugby contemporain ne vaudrait pas une once de nos souvenirs dorés, ces joutes d'autrefois avec leurs coups de godasses sournois, leurs bagarres générales déclenchées à dessein pour intimider l'adversaire, les scores étriqués et les combats obscurs saturés de boue et de fautes de mains ? Sur une pelouse artificielle, dans la nuit éclairée au néon, maillots luisants, crampons moulés, rasé de frais, le Racing 92 a prouvé qu'il était toujours possible d'attaquer de ses propres vingt-deux mètres : bonne nouvelle, la magie d'une contre-attaque ou d'une relance n'est pas éventée quand l'heure est venue de distribuer les feuilles de paye. Surtout, l'enjeu - économique, médiatique, sportif  - que les coaches annoncent inhibant quand ils se cherchent des excuses, ne tue pas le jeu.

Littérature et rugby demeurent associés pour le meilleur, à savoir la grâce et la sueur, l'offrande et le combat, l'abnégation et l'exploit, l'ombre des regroupements où se décide le sort des grandes conquêtes et la lumière que prennent les finisseurs lorsqu'ils tranchent le cordon des défenses. De la même façon que la littérature ovale se réinvente, colonisant de nouveaux supports à l'usage d'écrivants qui trouvent joie à rédiger leurs commentaires - ce blog en est l'illustration depuis maintenant dix ans -, le rugby poursuit sa mue au rythme des changements de règles, lesquels ne parviennent pas malgré leur effort continu à modifier en profondeur l'essence de notre sport.

Ballon posé sur le coeur, buste relevé, hanches décalées par rapport aux épaules, face à lui un défenseur aux appuis incertains et donc battu, et ces regards satellites qui convergent : cette photo peut avoir été prise en 1960. Il y a du Dédé Boni chez Kurtley Beale. Comme il y a du Jo Maso, du Didier Codorniou ou du Yann Delaigue, du Christian Badin et du Philippe Mothe, amis de ce blog, instillé dans la magnifique réalisation offensive de Montpellier, samedi soir, à Mayol. Touche, lancement en première main, fixation supersonique, continuité au large dans un scherzo de passes millimétrées sur un rythme effréné pour l'essai bien tissé de Tisseron, ou celui de l'ailier lyonnais Dumortier, dimanche : mêlée, "sautée deux", arrière intercalé, ailier décalé, du classique. Preuve que le "beau jeu" s'écrit toujours en pleine mesure. Et il fallait capter sur le bord de touche la joie éruptive de Jean-Baptiste Elissalde, l'entraîneur héraultais, à la vue de ce joyau.

Alors comment renouveler le lien qu'on imagine distendu entre littérature et rugby, interrogeons-nous dans Jeux de lignes ? "Avec des biographiques collectives, peut-être en retraçant de l'intérieur une épopée, une période, répond Jean Bouilhou. Il y a forcément de l'héroïsme dans le rugby ; un match, deux équipes face à face, comme une bande qui affronte sa rivale. J'aimerais lire le quotidien d'un jeune international, comment il vit le rugby dans son époque. Cette nouvelle génération veut se confronter à la réalité qui l'entoure, changer les choses et pas seulement dans le rugby, dans l'écologie aussi. J'aimerais savoir quels sont les ressorts de ces jeunes héros des années 2020..." poursuit l'ancien flanker international aujourd'hui membre du staff toulousain, dans le chapitre consacré aux nouvelles écritures numériques.

Retisser le voile littéraire déchiré - l'est-il vraiment, cela reste à prouver - est une oeuvre d'artisan : il nous faut tomber l'armure comme à chaque saison remettre l'ouvrage sur le métier. Le retour du public dans les travées sonne la fin de la distanciation sociale, pour celles et ceux qui trouvent matière à écrire l'occasion de débusquer de nouveaux thèmes. Invitation au large au guise de crochet intérieur, cette citation de l'écrivaine Annie Ernaux fait écho à nos préoccupations ovales et virales : "Le nouveau monde, ça n'existe pas. Il y a un monde qui continue, se construit et il contient du passé." Maintenant, à vous de jouer.