lundi 25 octobre 2021

Faire équipe

Dans un peu moins d'un mois, samedi 20 novembre, très exactement, le XV de France lancera officieusement au Stade de France son programme de vol vers le trophée Webb-Ellis par un test-match, dans toute l'acception du terme, face aux All Blacks, lesquels Néo-Zélandais seront ses adversaires en match de poule et pas n'importe lequel puisqu'il s'agira du match d'ouverture du Mondial 2023. On fait difficilement plus symbolique que cette rencontre. Du coup, surgira l'occasion de baliser un territoire, de marquer les esprits, de prendre un avantage psychologique.

En attendant cet événement, l'heure est aux conjectures, et autant la composition du paquet d'avants tricolore ne suscite pas vraiment d'émoi, ni d'interrogations - sans doute parce qu'aucun des postulants ne semble se hisser nettement au-dessus de sa concurrence -, autant la perspective d'aligner prochainement une charnière et une ligne de trois-quarts à la lumière des performances des uns et des autres entrevue durant les récentes journées de Top 14,  réveille autant la raison de connaisseurs que la passion des observateurs.

En échangeant avec l'ancien demi de mêlée et ouvreur tricolore Jean-Louis Bérot, m'est venue l'idée de cette chronique sur la polyvalence, concept développé par René Deleplace dès les années cinquante, mis en pratique au Stade Toulousain depuis le début des années quatre-vingt, et maintenu depuis avec la réussite que l'on sait. Polyvalence des rôles quel que soit le numéro du maillot, la situation de jeu déterminant l'attitude et le geste technique adapté.

Ainsi, avec Antoine Dupont, Matthieu Jalibert, Romain Ntamack, Gaël Fickou, Damian Penaud, Thomas Ramos et Romain Buros, le XV de France dispose de joueurs aux multiples facettes, susceptibles d'évoluer à deux voire trois postes différents : la mêlée et l'ouverture (Dupont), l'ouverture et le centre (Ntamack), l'ouverture et l'arrière (Jalibert, Ramos), le centre et l'aile (Fickou, Penaud), l'aile et l'arrière (Buros)... De quoi varier les plaisirs à l'infini.

J'imaginais un XV de France polymorphe modifiant sa composition en cours de match en intervertissant la position des sept titulaires, du 9 au 15... Ainsi pourraient alterner les ouvreurs (Ntamack, Jalibert, Ramos), les centres (Fickou, Penaud, Ntamack), les ailiers (Buros, Penaud, Fickou) et les arrières (Jalibert, Ramos, Buros) selon la phase de conquête et l'occupation du terrain, et surtout dans l'urgence maîtrisée du mouvement en fonction des besoins, les options tactiques restant ouvertes et libres d'interprétation.

En 1968, lassés de subir en Nouvelle-Zélande l'indigence de leurs sélectionneurs-managers, les internationaux français décidèrent de composer eux-mêmes les lignes arrière avant d'affronter les All Blacks à Auckland, pour le troisième et dernier test-match. Il y avait depuis deux ans débats endiablés au sujet du poste, double, de trois-quarts centre, et puisque la France alignait pléthore de talents avec Claude Dourthe, Jean-Pierre Lux, Jean Trillo et Jo Maso, les intéressés eux-mêmes choisirent de n'exclure personne. 

C'est ainsi que Jean-Louis Bérot, ouvreur au Stade Toulousain, monta à la mêlée. Jo Maso occupant le poste d'ouvreur. Claude Dourthe et Jean Trillo furent associés au centre, tandis que Jean-Pierre Lux, le plus rapide de tous, glissait à l'aile gauche. Jean-Marie Bonal et Pierre Villepreux complétaient le dispositif. La France inscrivit trois essais aux All Blacks qui n'en marquèrent que deux, mais subirent a loi de Murphy, du nom de cet arbitre néo-zélandais qui leur refusa un quatrième essai parfaitement valable, enfouissant ce XV de France sous une avalanche de pénalités. Le New Zeland Herald titra : "La France a gagné les coeurs." Certes, mais elle avait perdu le match.

Mais toutes les forces vives du rugby français tourné vers l'attaque avaient été convoquées, ce jour-là et les acteurs de cette fête des sens n'ont jamais cessé d'en parler depuis, partageant toujours aujourd'hui une émotion intacte dès qu'il s'agit d'évoquer cette tournée au pays du long nuage blanc. Revenant à la perspective d'aligner cet automne une belle génération attaquants, Jean-Louis Bérot me faisait part d'une notion dont on parle peu mais qui pour lui est essentielle, à savoir celle d'équipier, celui qui fait équipe, qui s'associe, se lie, prend plaisir à partager, à vivre sa passion avec les autres. Romain Ntamack, Matthieu Jalibert et Damian Penaud en feront leur miel car sans ce prérequis, le talent n'est peu de chose.

Au plaisir de vous retrouver : pour la sortie en librairie de Jeux de lignes (éditions Privat), nous sommes invités, Benoit Jeantet et moi, à participer à une table ronde, dimanche 7 novembre à 14 h 30 (salle l'Ouvroir), dans le cadre de la Foire du Livre de Brive, sur le thème "Littérature et sports".

dimanche 17 octobre 2021

Romain ou Matthieu ?

Il y a quelques années, devant un verre de single malt, un de nos voisins avait posé cette question, histoire d'animer la soirée à laquelle il avait été convié : "Etiez-vous plutôt Beatles ou plutôt Rolling Stones ?" Tous les invités présents se crurent obligés d'y répondre, sollicitant leur mémoire pour alimenter avec une mauvaise foi assumée le débat musical qui prit rapidement des airs de match couperet entre Liverpool et London... Pour tout dire, les arguments choisis racontaient une adolescence, des passions secrètes et envies restées à l'état de projet. Mais, avec le recul, était-ce bien pertinent de résumer l'histoire de la pop-rock à ce duel de géants ? Sûrement pas. Reste que ce jeu poussa notre petite bande jusque tard dans la nuit, sur fond de riffs et de refrains. 

Il en est de même pour les chefs d'orchestre. Ainsi Herbert von Karajan est déconseillé pour Mozart tandis que Karl Boehm magnifie Bruckner, Simon Rattle tonifie Beethoven et Sinopoli sublime Wagner. En rugby, les goûts sont eux aussi nettement partagés et, depuis les années soixante, la chronique s'est abondamment nourrie de duels proposés sur les supports médiatiques. Sans que cela soit exhaustif, fallait-il obligatoirement choisir entre André Boniface et Jacky Bouquet au centre ? 

De la même façon, se retrouver en Pierre Danos ou en Pierre Lacroix méritait-il un tel déchaînement de passion ? Jean Gachassin et Guy Camberabero à l'ouverture racontaient la guerre des goals. Et que dire du choix déchirant entre Benoît Dauga et Walter Spanghero pour le capitanat du XV de France ? De même, les différentes oppositions entre Jo Maso et Claude Dourthe, Jacques Fouroux et Richard Astre, Jérôme Gallion et Pierre Berbizier, Marc Andrieu et Denis Charvet ont nourri de longues et ardentes discussions, chapelle contre doxa. 

La liste est longue de ces coups de coeur et de griffes qui dessinent une petite histoire ovale. Et aujourd'hui, qu'on le veuille ou pas, après une période d'atonie qui correspond malheureusement à la triste décennie tricolore dont nous sortons, semblable question se pose. Impossible de la négliger. Leurs performances parlent pour eux, match après match. Ils subliment leur équipe respective, hissent parfois le spectacle de notre Championnat vers des sommets techniques. Leurs noms sont sur toutes les bouches quand s'annonce la liste des quarante-deux joueurs sélectionnés par le staff tricolore en vue des prochains test-matchs de novembre. 

Alors, puisque s'ouvre une période pré-électorale, voterez-vous à l'ouverture pour Matthieu Jalibert ou Romain Ntamack ? Ces deux-là, rien ne les oppose sous le maillot numéro dix. Ils sont également doués, tranchants, déterminants, inspirés. Peut-être Romain Ntamack orchestre-t-il davantage le jeu de son équipe qu'il ne cherche l'exploit, mais si l'intervalle s'ouvre, à l'évidence il n'hésitera jamais à s'y engager. Tous deux butent, plutôt bien, et si le Toulousain insiste davantage que son alter-ego pour distiller du jeu au pied long, le Bordelais dispose lui aussi d'un joli coup de tatane.

On ne leur reprochera pas d'avoir du caractère, et parfois du mauvais, d'être de fortes personnalités. Sans doute le poste veut-il ça... Ils assument leurs choix et il ne viendrait à l'esprit de personne, dans leur équipe, d'endiguer leurs vagues d'attaque autant que, parfois, leur vague à l'âme. Ils aiment prendre la ligne, c'est-à-dire attaquer l'adversaire, le défier, monopoliser l'attention de leur vis-à-vis autant que des flankers qui les chassent. Ils vivent le rugby sur le fil de l'opposition et le pire, c'est qu'ils ne sont pas seuls : Antoine Hastoy, Anthony Belleau, Enzo Hervé, Léo Berdeu, Joris Segonds, Thomas Ramos, Antoine Gibert et Louis Carbonel ne sont pas très loin dans la hiérarchie. 

Jamais rugby français n'a été aussi riche et pourvu à un poste qui fut, naguère, trusté par les stars étrangères recrutées en Top 14 à grand renfort d'euros et de contrats d'image tandis que nous regrettions depuis la tribune de presse l'éclosion tardive d'ouvreurs empruntés. Dans la langue anglaise, le numéro dix est dénommé "fly-half", ce qui peut être traduit par le "demi malin", le rusé, fly désignant l'intelligence vive en mouvement. De ce poste charnière, un ouvreur springbok, Bennie Osler, laisse une définition que je trouve pour ma part sans égale : "Je suis plus utile à mon équipe si je prends rapidement la mauvaise décision que trop lentement la bonne !"   

Mais, à tout dire, peut-être n'est-il pas forcément utile de choisir dans l'urgence entre ces deux candidats, Et encore moins s'il n'y a qu'un poste à pourvoir. En effet, "celui qui a le choix a aussi le tourment" assure le sage. Le temps pourvoira au traitement. Et, pour ce que ça vaut, quand mon tour fut venu d'être soumis à la question "Etiez-vous plutôt Beatles ou plutôt Rolling Stones ?", j'ai le souvenir encore vivace d'avoir répondu qu'au mitan des années soixante-dix, j'écoutais The Doors.

dimanche 3 octobre 2021

De belles heures bleues

Une boucle exquise s'est refermée, jeudi après-midi, à Pont-du-Casse, fief situé en amont d'Agen dont mon ancien confrère et toujours ami Christian Delbrel est le maire, que dis-je, le conseiller départemental. A l'occasion de cette séance de dédicaces organisée sur les terres où tout s'est joué pour Michel Sitjar, à savoir l'ascension, la gloire, la chute et l'épiphanie, une filiation a tissé ses liens ; elle part de Philippe Sella, ému en position d'ouvreur pour une préface en forme d'aveu - car s'il a joué à Agen c'est après avoir écouter son père et ses oncles évoquer les exploits de Sitjar dont le nom claquait comme un étendard dans son imaginaire de gosse - pour arriver à Guy Pardiès et Yves Salesse, qui furent du reclus de Lamagistère les coéquipiers en quête du Brennus, tous présents pour un hommage bleu et blanc.

A l'appel du coeur et de la mémoire, Midi-Olympique par la plume d'Olivier Margot, Pierre Cornu pour Le Petit Bleu et La Dépêche, Gauvain Peleau dans les colonnes de Sud-Ouest, avaient répondu, bel unisson. Ce jeudi, l'annexe de la mairie de Pont-du-Casse s'ouvrait sur des supporteurs lot-et-garonnais qui virent jouer Michel Sitjar et chérissent un souvenir, une anecdote, une image, pour faire revivre leur héros au partage des émotions, éclats de vies minuscules mis bout à bout, festin de miettes si agréables à ramasser.

Grace à son président Jeff Fonteneau, le S.U. Agen dispose désormais des derniers exemplaires disponibles, une quarantaine, présentés dans la boutique située juste à côté du stade Alfred-Armandie. Au moment où Daniel Dubroca, Philippe Sella et Janine Sitjar (écrivaine, épouse du poète) dédicaçaient cette anthologie, Christophe Deylaud - appelé en sauveur pour relancer le Sporting (c'est ainsi qu'Agen est connu en Ovalie depuis plus d'un siècle) - devenait le nouveau maillon de cette chaîne qui va de Jean Boubée, passe par Jean-Baptiste Bédère, puis Marceau Ambal, Michel Couturas, Christian Lanta, jusqu'à Régis Sonnes, dans laquelle se place Michel Sitjar à double titre : comme joueur et comme artiste.

Grande fut ma joie de trouver parmi les visiteurs fameux ou anonymes de cet instant bleu deux membres du blog : le toujours athlétique et élégant trois-quarts centre Philippe Mothe et la rayonnante Patricia24, amoureuse du Sporting et descendue de sa Dordogne natale, et là immergée au milieu de figures (Gérald Mayout, Jean-Louis Bernès, Patrick Pujade, Jacques Lacroix) qui égrenaient titres et facéties. Comme à Toulouse pour Jeux de Lignes au soutien duquel se retrouvèrent quelques grands noms ovales, ces marques d'affection et d'estime nourrirent mon coeur et mon esprit, et rarement chemin de retour - plus six heures de route, quand même - ne fut aussi léger, presque aérien, tant mes pensées flottaient sur la mer étale des belles âmes associées.

La parole vaut l'homme, sinon l'homme ne vaut rien. Alors je ne remercierai jamais assez cet éditeur régional indélicat - son nom ne mérite pas d'être cité, ce serait lui faire trop d'honneur - qui abandonna ce projet d'anthologie puisqu'il m'a offert l'opportunité de vivre six magnifiques mois dédiés à la mémoire d'un homme que je n'ai pas vu jouer et que je n'ai rencontré qu'aux dernières années de son hiver. Mais comme les grandes équipes, les artistes ne meurent jamais : à travers nos yeux, leurs oeuvres prolongent l'existence qu'ils ont traversée, souvent dramatique, jamais morne. Et c'est bien de cela qu'il s'agit : transmettre, offrir, nourrir, rassembler, éclairer.

Cette belle ouvrage retrouve chez Sitjar - même s'il ne parlait pas de rugby dans son art - les élans poétiques d'un grand nom du Sporting Union Agenais, fondateur de son jeu, son sourcier, son barde aux oreilles boursoufflées, l'immense Jean-Baptiste Bédère qui lançait, les soirs d'entraînement, son ballon blanc à la main : "Il faut partir en retard pour arriver en avance", "Le ballon est une fleur, il ne mérite que caresses", "Celui qui manque le ballon, c'est celui qui le passe !", "Pour vous défendre, un seul moyen : attaquer." Cette philosophie de jeu, l'académicien agenais Michel Serres, la résume ainsi : "Jouer au rugby les yeux ouverts".

En cette période difficile que traverse l'équipe agenaise, avant-dernière de ProD2 devant Vannes (rien de moins que la révélation de la saison dernière), le message que nous laisse Michel Sitjar touche à l'idée dessinée en arrière-plan du rugby, mot à mot, rime après rime, par ses vers en contact avec l'imaginaire qui racontent à quel point l'être humain n'est pas univoque mais équivoque, blanc et noir, du pire au meilleur. Dans la tradition kabbalistique, me glissait l'ami Christophe Schaeffer, "on parlerait de Tikkun (ou Tikoun), un acte de réparation en libérant les étincelles." Janine Sitjar préciserait avoir reçu "un peu de douceur pour apaiser l'inéluctable qui est souvent dévastateur." Les lettres qui composent les mots que nous lisons servent à transmettre les énergies, matière autant lumineuse qu'inflammable dont Sitjar, si on en croit celles et ceux qui l'ont côtoyé et aimé, ne manquait pas.