vendredi 31 décembre 2021

2022, Pura Vida !


On en viendrait presque à confondre l'année et la saison tellement l'hiver s'adoucit. Ce moment charnière, qu'on appelle désormais l'heure Dupont, bascule de l'avent vers l'ouverture. Depuis longtemps, nous pensons, à raison peut-être, qu'un nouvel an effacera l'ancien, alors même que les saisons se suivent et se ressemblent, une vague après l'autre. Nous portons néanmoins l'espoir que depuis l'en-but, notre ultime garde-fou, s'élancera une de ces fresques en mouvement qui nous émerveillent encore. Aujourd'hui que montent très vite les défenses de jouer - restrictions, jauges, contaminations, reports, annulations - le contre-pied s'impose. Courage, fuyons. 
Cette chronique, rédigée sur le départ, est surtout l'occasion de resserrer nos attaches qui, parfois, se distendent comme se délie une mêlée sous la poussée contraire. Avant de m'envoler m'est donc ici donnée l'opportunité de souligner à quel point j'ai savouré nos rencontres, certaines fortuites mais souvent, et c'est heureux, provoquées, échanges fructueux dont certains vont déboucher sur de nouveaux projets, autant de perspectives propres à rassembler ce que les vicissitudes - et elles ne sont pas toutes virales - tendent à éclater. 
Le temps efface sur le sable les tas des avants désunis. Oh, j'aimerais tant que l'on se souvienne des jours heureux, quand nous étions rugby et, même si les matches se ramassent à l'appel, le bon rebond qui nous a fait passer de la poésie à la prose, de la plume au cuir et de Stendhal au Synthol, n'est pas prêt d'arrêter sa course imprévisible. Nous avons tellement à explorer qu'à l'heure de servir le tee, j'imagine notre club-house résonner de chants et de rires, ce Côté Ouvert dont je vous laisse la clé pendant une quinzaine de jours. 
Cette année passée, pour ma part, a vu transformer des essais que vous avez été nombreux à accompagner, en témoignent Sur un pont de lumière et Jeux de lignes. Je considère comme un pur bonheur d'être à vos côtés grâce à l'anthologie des poèmes de Michel Sitjar et le trait d'union tracée à quatre mains entre littérature et rugby. Puisqu'un virus nous a contraint à redécouvrir l'otium, à nourrir ce temps que nous avons pour nous et malgré nous, autant lui donner sens et contenu. Et le partager.
A l'image du rugby gallois inventé au mitan des années soixante du siècle dernier, le mouvement pendulaire file la métaphore d'une touche de l'azerty à l'autre, action continue qui nous mènera sans doute à Uzerche, peut-être à Saint-Pierre-de-Trivisy, mais sans aucun doute à Saint-Paul-lès-Dax pour une rencontre culturelle ovale dont le titre - Le Grand Maul - est à lui seul tout un roman. Nous y reviendrons.
En attendant, je me glisse dans le maillot d'un chercheur de silence, destination Costa Rica, là où s'arrête la route et serpente la lagune, lieu sauvage préservé, épargné, isolé. J'en termine avec le brouhaha constant, le buzz polluant. Rappelez-vous, en mars 2020, lors du premier confinement, la station Curie de l'Institut de Physique du Globe de Paris enregistra une diminution de l'ordre de 40 % du "bruit sismique", c'est-à-dire des vibrations du sol... C'étaient les nôtres.
Pour les plus chanceux d'entre nous, le confinement a été une chance. Nous avons atténué les sons parasites, écarté les relations toxiques, regardé en nous, redécouvert le plaisir des petits rituels quotidiens constitués d'attentions, repensé notre propre histoire à l'aune de la rareté. Tout un loisir studieux mis à profit. Car les mois qui s'annoncent ne promettent rien d'autre que ce que nous avons déjà subi. Le monde de demain n'est encore qu'une esquisse, et il ne servira à rien d'y amarrer nos convictions.
Toutes et tous, de la façon la moins conventionnelle possible, je vous souhaite de créer une année 2022 dans laquelle vous aimerez vous plonger. Enchantez chaque jour qui se lève, chaque nuit qui vous enveloppe. Profitez du temps offert pour effectuer un bout de chemin avec les personnages de roman de votre choix, Robinson ou Cyrano, Bartleby ou Bardamu, Dorian, Clarissa, Molly, Edmond... Consentez à vous perdre. Et, afin d'être certains que nous nous retrouverons - Pura Vida, mes ami(e)s, corona et solera -, ne demandez sous aucun prétexte votre chemin à quelqu'un qui aurait l'illusion de le connaître. Et surtout la sotte idée de vous l'indiquer.

dimanche 19 décembre 2021

Dans l'ombre apaisée

La vie d'Alain Estève est un roman écrit au sang d'encre. Remué, tordu puis assommé dans un regroupement : c'est ainsi que je suis sorti de l'ouvrage qu'a mis entre mes mains Jean-Luc Fabre, l'ancien président du Rugby Olympique Agathois. Même si la voix du géant se fait entendre, ce n'est pas une biographie au sens classique qui traverse les trois-cent-quarante pages de ce conte d'auteur, mais plutôt la chronique d'une époque, celle du grand Béziers et du rugby des années soixante-dix, de l'inexorable et du démesuré. D'un rugby qui ne reviendra pas, comme a disparu celui de Lourdes.

L'histoire de ce joueur hors-normes, ses racines, sa famille, l'enfance qui lui a été arrachée, les coups et les douleurs, l'abandon et l'oubli, forment une première partie qui fait écho aux Saisons de Maurice Pons, à La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole, et à La montagne morte de la vie de Michel Bernanos ; c'est un récit qui vous prend aux tripes et vous les arrache avant de les disperser. Vient ensuite la construction d'un homme par le rugby, ses liens, ses vertus, ses baumes, au sein d'une génération dure aux mâles qui éleva presque ce jeu au rang de discipline scientifique. 

On y croise des figures et des amis, on assiste à des querelles qui ne sont pas toutes de Brest mais sentent la sueur et le défi, la rance et parfois le pardon. Ce n'est un secret pour personne, Alain Estève dispute les prolongations avec l'énergie de ceux qui ne veulent pas abdiquer, même si l'adversité a pris le dessus. Ce livre (Alain Estève, le géant de Béziers), publié à compte d'auteur et préfacé par Richard Astre, est un trait de lumière posé sur d'imposants pans d'ombre, et cet éclairage a le doux éclat de la bienveillance, Jean-Luc Fabre y veille à chaque page. 

Ce n'est pas une hagiographie, loin s'en faut : tout est écrit, tout est dit, raconté sans sous-texte, mis à nu, parfois à vif. Rien n'est laissé sous le tapis de ces souvenirs qui parfois embellissent même le pire. Vous ne saurez pas, en revanche, qui a fracassé André Herrero lors de la finale 1971. J'ai cherché, je n'ai pas trouvé. Mais vous comprendrez au moins une chose : ce n'est pas Alain Estève, contrairement à ce qui a été raconté un peu partout, qui lui brisa les côtes. Celui qui fut montré du doigt, hué, vilipendé, partira avec ce secret plutôt que de le livrer, même au moment où le grand arbitre, celui qui décide de qui joue et de qui sort, s'apprête à siffler la fin. 

Cet ouvrage, honnête et enveloppant, nous en apprend pourtant de belles. Les anecdotes ne manquent pas, les révélations non plus. Sans fard, ni débordements. J'y vois surtout un hommage aux deuxième-lignes de devoir, ces hommes de l'ombre, sans pour autant verser dans l'apologie du coup de casque. On y entend la parole des silencieux, on y voit le partage des tâches. On comprend pourquoi Béziers fut si grand et si craint et, au milieu d'une équipe devenue tribu, jusqu'à quel point une tête dépasse. 

Ce long récit parle de fraternité d'armes et de jeu, cerne les secrets d'un groupe, celui qui part devant, au combat, soudé malgré tout ce qui sépare, uni contre tout ce qui l'écarte. C'est Brennus, c'est Paul Riquet, c'est l'Aude et l'Hérault, Raoul, Jo, Jeff, Pépito, Richard, Albert, Alain, Walter et Claude. Toute une vie de rugby et de nuit blanches. Ce sont les murs d'une prison, celle dans laquelle nous sommes parfois enfermés à notre corps défendant, cette prison construite autour de nous, parfois même nous y prêtons une main, et contre les murs de laquelle nous nous heurtons.

Si le poète anglais Maro Itoje a considérablement amélioré ce que le fermier all black Sam Whitelock avait inauguré dans le registre du deuxième-ligne contemporain, redécouvrir l'aventure rugbystique d'Alain Estève rappelle que dès 1971 un géant patibulaire avait déjà transformé la fiche de poste, au point d'évoluer à tous les postes de la troisième-ligne une décennie durant aux côtés des meilleurs avants français. Dans son roman inaugural, Louis-Ferdinand Céline écrit : "Ce serait pourtant pas si bête s'il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants." Ce n'est à un voyage au bout de la nuit que nous invite ce livre, mais au bout de la vie, plutôt. Dans l'ombre désormais apaisée d'un géant. 

Pour se procurer Alain Estève, le géant de Béziers, au prix de 26,90 euros : contacter Jean-Luc Fabre à son adresse postale (10, chemin des abreuvoirs, 34300 Agde) ou par SMS au 06 07 59 78 82.

vendredi 10 décembre 2021

Taureau aux sabots de vent

Quand Jérôme Gallion déboula dans le Tournoi - c'était en 1978 -, Jean Lacouture trouva l'une des plus belles expressions jamais accolées à un joueur de rugby : "Petit taureau aux sabots de vent". Le véloce demi de mêlée toulonnais, 22 ans, étudiant en dentaire, militaire et pianiste classique, venait d'inscrire un essai de minotaure face aux Anglais dans un Parc dont il était tout de suite devenu le petit prince. Puis il récidiva en Ecosse, en ajouta un troisième face à l'Irlande en patinant genoux montés hauts sur la glace. Avant de rencontrer son maître, Gareth Edwards, à Cardiff, et de s'incliner devant lui. 

Ce 21 janvier 1978, l'écrivain girondin chronique dans Le Monde : "Ce qui nous enchanta alors, c'est que cette équipe de France ne cessa de se lancer à l'attaque, pour la gloire de jouer, de se faire plaisir, de nous faire le plaisir le plus vif. Adieu les comptables !" Ce trait de plume pourrait tout aussi bien s'accoler aux Tricolores du capitaine Antoine Dupont, lâchés dans l'offensive débridée. Un super Dupont qui vient d'être sacré ce jour meilleur joueur du monde. Comme Fabien Galthié - son entraîneur - et Thierry Dusautoir avant lui. Deux capitaines finalistes d'une Coupe du monde. De bon augure ? C'est un peu court, jeune homme ! Soulever le trophée Webb-Ellis et rien d'autre, voilà le rêve bleu d'Antoine Dupont d'ici fin 2023, et certainement pas d'afficher une breloque décernée annuellement par on ne sait qui. 

"Pâle, le cheveu clair, une frange de page. Pas grand. Du genre trapu, à la Barrau, durement planté dans l'herbe. Des gestes sobres. Et des jambes comme des ressorts qui ne le jettent, notez-le, qu'en avant." Jean Lacouture évoque ainsi Jérôme Gallion, mais nous pourrions parler aussi d'Antoine Dupont. "On le sent si passionnément aspiré par la ligne de but adverse qu'il reste debout pour passer la balle, comme s'il refusait de perdre un mètre ou deux en plongeant vers les siens, guettant l'occasion qui lui viendra enfin de courir droit vers les gens d'en face et leurs poteaux. Un "gagneur" de ce type, poursuit Lacouture, je n'en avais encore jamais vu. Ce qui le conduisit peut-être à jouer trop pour lui-même. Mais cette passion du risque, cet appétit du ballon, quelle merveille !

De Philippe Struxiano, magnifique "gagneur" toulousain capitaine du premier quinze de France qui l'emporta à l'extérieur dans le Tournoi - c'était en 1920 à Dublin - jusqu'à Antoine Dupont aujourd'hui, soit un siècle de rugby, en passant par Yves Bergougnan (encore un Toulousain), Max Rousié, Jacques Fouroux, Richard Astre, Pierre Berbizier, Guy Accoceberry, Aubin Hueber, Pierre Mignoni, Fabien Galthié, Dimitri Yachvili, Jean-Baptiste Elissalde, Morgan Parra, avouons que le XV de France a été plutôt bien servi à ce poste charnière. 

Albert Camus écrit dans ses Carnets : "La vie est courte et c'est péché que de perdre son temps. Chaque minute porte en elle sa valeur de miracle et son visage d'éternelle jeunesse." Il jouait gardien de but et relançait le jeu à la main depuis sa surface. Antoine Dupont, comme tous les demis de mêlée que nous évoquons plus haut, ne fait que passer et chaque minute de match est pour lui l'occasion de chercher la plus courte ligne entre le cul de la mêlée derrière laquelle il se trouve à recevoir le ballon expulsé d'un agrégat de corps liés et l'en-but adverse où il faut le poser tel un oeuf de pack.

Dans la préface délicatement déposée en ouverture de notre ouvrage Jeux de lignes (éditions Privat) telle une longue passe dont le ballon, vrillé, trouve onctueusement le berceau de nos mains, Dimitri Yachvili décrit les buts qu'il s'était fixés : "Inscrire des lignes au palmarès - vous noterez qu'inscrire est tout proche d'écrire - et savoir lire le jeu, tels étaient les deux objectifs qui m'ont suivis durant ma carrière." Antoine Dupont, son successeur dans cette quête, n'a plus qu'en point d'orgue d'une carrière déjà richement fournie en distinctions qu'à se hisser au-dessus du commun, ce qu'il parvient à réaliser régulièrement, pour soulever le trophée Webb-Ellis au Stade de France. Ce titre honorifique de meilleur joueur du monde l'y invite.

Mais le plus difficile, quelle que soit la profession, et le rugby en est désormais une, n'est pas de se hisser au sommet mais de s'y maintenir. Antoine Dupont, comme le XV de France, n'est-il pas à son acmé un peu trop tôt ? Trouvera-t-il assez de ressources physiques pour durer ? Autant de questions qu'il nous faut glisser sous le tapis pour mieux profiter de l'embellie actuelle qui porte le rugby français au plus haut après une décennie d'ombre. Avant le monde, s'ouvre maintenant l'Europe pour une parenthèse de deux semaines. Est-ce cette même Europe, déesse enlevée par le taureau divin ? Au bon rebond des sacres de toutes sortes, la quête d'un mythe fondateur est loin, on le voit bien, d'être terminée... 

Post scriptum : nous serons, avec Benoit Jeantet, à la libraire Pedone (13, rue Soufflot, 75005) jeudi 16 décembre entre 16 heures et 20 heures pour dédicacer Jeux de Lignes - Littérature et rugby. Vous êtes les bienvenus.