dimanche 26 juin 2022

La voie des guerriers

C'est comme avec le whisky, les Japonais n'ont pas inventé le single malt mais, depuis 1854, l'ont bien amélioré. Jusqu'à obtenir une médaille d'or en 2001 avec le Suntory Hibiki 21 ans d'âge. En rugby, ils seraient plutôt dans le blend, associant quelques Australiens (Ben Gunter, James Moore, Jack Cornelsen, Dylan Riley) et autant de Sud-Africains (Lappies Labuschagne, Wimpie Van der Walt, Shane Gates, Gehard Van den Heever) à des trio de Néo-Zélandais (Craig Millar, Warner Dearns, Lomano Lemeki) et de Fidjiens (Sanaila Waqa, Michael Leitch, Semisi Samirewa), sans oublier un Samoan (Timothy Lafaele), un Tongien (Siosaia Fifita) et même un Sud-Coréen (Jiwon Koo) pour faire bonne mesure.
C'est donc une véritable sélection de Barbarians du Pacifique que le XV de France va affronter en deux fois lors de sa tournée d'été au pays du soleil levant, un combo prêt au combat qui vient d'atomiser l'Uruguay (43-7). Rembobinons la séquence - car il y a toujours une première fois - et remontons au 23 septembre 1978 pour trouver trace d'une rencontre entre les Tricolores et ceux qu'on ne surnommait pas encore les Brave Blossoms. Au stade de la Princesse Chichibu, le Japon s'était fièrement incliné (55-16) face à ceux qui venaient de manquer d'un rien (défaite 16-7 à Cardiff) l'occasion, six mois plus tôt, de remporter un deuxième Grand Chelem d'affilée dans le Tournoi des Cinq Nations. Parmi ces joyeux voyageurs s'intégraient le troisième-ligne Christian Béguerie, le deuxième-ligne Alain Maleig et le talonneur Jean-François Perche.
Si, au milieu des neuf essais français, l'athlète toulousain Guy Novès réalisa un "coup du chapeau", cette rencontre, certes internationale, ne comptait pas pour une sélection. Ce qui contrevenait à l'esprit du jeu puisque le 27 octobre 1973, le XV de France avait inauguré son premier test-match contre ces mêmes adversaires à Bordeaux. Gilles Delaigue, Jean-Claude Skrela et Jacques Rougerie, qui étaient de cette nouveauté - remportée, 30-18 - verront quelques décennies plus tard leurs fils respectifs porter le maillot bleu. Et on peut se demander quels seront, en 2040, les rejetons des actuels "touristes" susceptibles de prolonger une tradition familiale en équipe de France mais, pour l'heure, les interrogations sont d'un autre ordre.
Auteur d'un essai, le pilier castrais Gérard Cholley n'a rien oublié de cette micro-tournée de 1978 : "Dès qu'on avait du temps de libre, nous allions déguster du poisson cru dans les restaurants typiques, assis par terre. Et chaque fois qu'on s'entraînait, un gamin de douze-treize venait me voir et me suivait partout... C'était le fils de la princesse Chichibu. Il s'était fait prendre en photo avec moi et à la fin du séjour m'avait offert ce souvenir, encadré. C'est en découvrant sa signature que j'ai su qui il était... Quant au match, il a été plus difficile qu'il n'y parait : les Japonais couraient partout. Alors, on les avait pris un peu devant pour les calmer (sourire)."
Le trois-quarts centre narbonnais François Sangalli, comme tous ses coéquipiers de l'époque, n'avait auparavant jamais mis les pieds sur les îles de l'Empire, le Dai Nippon Teikoku. "J'ai été durablement marqué par cette culture, avoue-t-il, aujourd'hui. A savoir une extrême politesse permanente. A Osaka et Tokyo, nous avions visité des temples zen. Mais c'est surtout le ressenti, au quotidien, dont je garde un excellent souvenir. J'y suis revenu pour la Coupe du monde, en 2019, une dizaine de jours, avec des amis, et j'ai trouvé que peu de choses avaient changé : ils ont gardé intacte leur culture de la rigueur." 
L'enjeu n'est pas de taille, mais en ce mois de juin, le XV de France pourrait égaler - à condition qu'il remporte les deux tests, prévus à Toyota et à Tokyo - le record de victoires consécutives - dix - obtenues entre 1931 et 1937. Mais les chiffres ne disent pas tout. Après avoir vaincu les Anglais (14-13) à Colombes, le 6 avril 1931, les Tricolores du capitaine Eugène Ribère, ancien perpignanais recruté par Quillan, n'avaient terrassé que l'Allemagne, huit fois de suite, et l'Italie le 17 octobre 1937. Avant d'être acceptés à disputer de nouveau le Tournoi des Cinq Nations dont ils avaient été exclus pour faits de professionnalisme.
Sport universitaire prisé par les politiciens qui ont presque tous tenu, un jour ou l'autre, une balle ovale entre leurs mains à l'instar des aristocrates du Royaume-Uni, le rugby draine au Japon pour une rencontre entre lycées presque autant, voire davantage, de spectateurs qu'un match de Top 14, dont on vient de fêter la fin de saison par une finale de toute beauté. L'An I de l'éveil est gravé à jamais, depuis 2015, dans le stade de Brighton et, face au XV de France bis, amputé de ses cadres, les Brave Blossoms ne se contenteront pas d'aller cueillir silencieusement la fleur d'Udumbara.

lundi 20 juin 2022

Tranchée dans l'art

Ca va cogner. Dur. Et fort. Au terme d'une saison de neuf mois, éprouvante, marquée par les épisodes des tests de novembre passé, du Tournoi et de la Coupe d'Europe - c'était la dernière vraie avant l'arrivée des Sud-Africains au motif d'un fuseau horaire -, nous nous attendons toujours à ce que les finalistes gravissent des monts et nous offrent des merveilles. Il nous arrive d'être déçus. 
Non par l'intensité et donc par la gravité, cette loi incontournable de notre condition sur Terre, non par l'engagement à la limite du supportable pour le commun, non par le suspense parfois, la détermination toujours affichée, non par la tension palpable et la primauté de combat sur l'éclair, de la stratégie sur l'inspiration, du plan de jeu sur l'inspiration.
Non, ce qui déçoit, c'est l'approximation au moment où, au contraire, la précision s'impose. Ce qui nous déçoit, en finale, c'est l'absence de rigueur, qu'elle soit tactique ou technique, la résurgence des mauvais réflexes qui prennent la couleur jaune ou rouge d'un carton et fausse l'équilibre des forces. Ce qui me déçoit, c'est l'incapacité des leaders de jeu à analyser le piège adverse et à rapidement modifier une consigne.
Car une finale devrait rester, c'est sa nature même, un sommet d'excellence dans le registre qui a été choisi, à savoir hermétique - hermétique car nous sentons bien qu'elle n'appartient qu'aux acteurs et non aux spectateurs, c'est-à-dire à ceux du dedans et non à ceux qui sont situés en dehors du terrain - et verrouillée, car priorité sera donnée à la défense, à l'occupation du terrain et à la conquête sous toutes ses formes.
Il n'y a pas de note artistique chez les vainqueurs du Bouclier de Brennus mais parfois, une magie opère - Béziers-Montferrand 1978, Toulouse-Toulon 1985, Stade Français - Clermont 2007, par exemple. Parfois, donc. Le reste du temps, nous transformons notre frustration en bienveillance, notre attente en partage, l'envie de reparler du match qui ne mérite pas qu'on revienne dessus en prolongation d'une troisième mi-temps avec les supporteurs des deux camps.
La plupart du temps, le contenu purement technique et spectaculaire des finales du championnat de France s'efface très vite de nos esprits pour ne graver au palmarès que le nom du vainqueur. On y ajoutera quelques incidents d'arbitrage. Et, quand on frise l'exceptionnel au crédit de certains très grands clubs - SBUC, Lourdes, Béziers, Toulouse et Stade Français - une saga en forme de marqueur, celui d'une époque, d'un style. Ou les deux.
Ce Castres-Montpellier ne sera pas le remake de 2018. Il nous faut peut-être l'apprécier, pourquoi pas, à travers le tamis d'un combat de boxe et, vendredi soir, bien mesurer les coups qui portent, capter les feintes et compter les appuis, analyser des options adverses quand on est soi-même sur le fil brûlant de la ligne d'avantage. Sur l'envie d'en finir vite comme Marvin Hagler devant Thomas Hearns - en huit minutes - ou au contraire de doser son énergie pour attaquer plus lucide le dernier round, celui où souvent le destin bascule, à bout de fatigue.

mardi 14 juin 2022

Dépasser le barrage

La défense prend des allures d'essuie-glace. A en croire les experts autoproclamés, il faudrait faire barrage, donc, et bloquer les débordements sur l'aile gauche, alors qu'on nous expliquait il y a peu qu'il fallait tout faire pour éviter d'être enfoncé côté droit... Reste que le week-end dernier, les tentatives ont été fructueuses: huit essais à Ernest-Wallon, six à Chaban-Delmas, comme autant de réussites. D'ordinaire, la phase finale du Top 14 est terminale : verrouillée, frileuse, défensive et bien peu spectaculaire. Cette fois-ci, avec le retour - sonore - du public dans les tribunes, il faut croire que l'ambiance festive a porté les joueurs. Pour notre plus grand plaisir.

Prime à l'hôte, donc. L'apport des supporteurs n'y est pas étranger. Projetons-nous maintenant aux demi-finales, very nice. Prime au repos, à la récupération ? Et donc petit avantage fraîcheur aux Castrais et aux Montpelliérains ? Sans doute, en toute logique. La phase finale est une intense saga sans temps morts. Son équité a pour source le classement, d'où l'intérêt - du moins est-ce ainsi présenté - de terminer dans les deux premiers pour reposer les troupes après neuf mois de route. 

Cruelle, écrivions-nous la semaine dernière. Oui, la phase finale l'est, et ce n'est pas Christophe Urios qui nous contredira, lui qui a misé sur une révolte afin d'aider son équipe à décrocher, enfin, le Bouclier de Brennus. Mais un soulèvement du vestiaire peut-il être efficace trois semaines de rang ? Les Girondins n'ont-ils pas tout puisé, et donc épuisé d'un seul coup leurs ressources face au Racing 92, dimanche dernier ? Si focaliser sur une seule personne l'ire d'une équipe en mal de vigueur permet à l'UBB de terrasser Montpellier, dimanche, alors Christophe Urios méritera d'être sacré manager le plus coruscant - clin d'oeil à Jacques Verdier - de la saison.

Brillant, Phil Bennett l'était lui aussi. Imaginez débuter dans le XV de Galles après l'immense Barry John... Le crocheteur de Llanelli n'a pourtant jamais été dans l'ombre de son ainé et a pris immédiatement sa part de lumière. Là où Mozart en crampons s'infiltrait en finesse, masquant sa pointe de vitesse par une aisance de sylphide, Phil Bennett a hissé, tel un danseur sur la pointe des pieds, la feinte de corps au rang de performance artistique. Il s'est éteint le 12 juin, à l'âge de 73 ans, mais sa mémoire nous éclairera encore longtemps.

Il y a une quinzaine d'années, en reportage à Llanelli avec mon copain photographe Fred Mons pour L'Equipe Magazine, Phil Bennett, véritable ambassadeur du club et de la ville, m'avait ouvert toutes les portes comme il perçait les défenses : souriant, affable, disert, disponible. Il s'était présenté à nous en costume trois pièces, élégant de la tête aux pieds, la pochette assortie. Avec lui, sans attendre, nous avions pu récolter dans la ville, au sein du club et alentour histoires et anecdotes, angles et sujets. Avant de terminer notre visite par un Land of my Fathers d'anthologie, au terme d'une concert privé, je veux dire juste pour nous, du Llanelli Male Voice Choir, dont la discographie n'est plus à vanter. 

Comme d'autres joueurs de sa génération rouge - JPR Williams, Gerald Davies, Ray Gravell, Gareth Edwards, Merwyn Davies - Phil Bennett était un leader. Un porteur de jeu. Benny, pour les intimes. Et s'il y a une évidence que nous enseigne la phase finale, c'est l'importance des leaders. Leaders de vie et de vestiaire durant la saison, certes, mais au moment des matches couperets, ce sont surtout les leaders de jeu qui font la différence. Le Racing 92, à l'exception de Gaël Fickou, en manque, et sa défaite en barrage est d'abord stratégique : trois essais encaissés en onze minutes, sans réaction de l'équipe. 

De son côté, La Rochelle disposait de perforateurs - Skelton, Alldritt, Liebenberg, Botia, Danty - mais pas de chef d'orchestre capable d'inverser la partition, de comprendre en quelques minutes comment s'articulait le piège toulousain (double défense : vive au ras et inversé au large) et d'adapter une nouvelle façon de prendre la ligne d'avantage. Les barrages désormais rompus, ces demi-finales seront celles des maîtres du jeu, opposant les voisins ennemis vendredi soir et puis, le lendemain, des ambitieux affamés. En n'oubliant jamais que "la plus grande des victoires est celle au cours de laquelle nous avons eu la ferme conviction et le sentiment net d'avoir offert et donné toutes les opportunités à notre adversaire pour en sortir grandi."

lundi 6 juin 2022

Beauté du jeu

L'épilogue tranche parfois avec le récit. Dans le cas du roman ovale qui nous occupe, la découpe est cruelle. En considérant que le Championnat des quatorze meilleurs confine aux huitièmes de finale tous les week-end pendant neuf mois, ce qui repousse les travaux d'Hercule à d'aimables tâches domestiques, la dernière journée en forme de couperet a fini par exclure du partage trois prétendants au bouclier de Brennus, Clermont, Toulon et Lyon, au motif que leur constance, à défaut de leur allant, n'a pas été assez prononcée durant l'année.
Cruelle, la phase finale dévoile maintenant sa portion la plus abrupte. La plus petite défaillance physique, une décision arbitrale inique, un mauvais choix tactique, des remplacements inopportuns, une blessure à l'entame, un rebond par principe incontrôlable, un crampon qui flirte avec la ligne jusqu'à l'épouser, un poteau trop rond, une météo capricieuse, vont se régler au centuple sur les pentes raides de barrages dont nous retiendrons les promesses.
En pole position sur la grille, personne n'attendait Castres, ses vertus rugueuses, son esprit grégaire, son jeu adapté au contre, son implantation géographique en défi aux métropoles et son lien viscéral à ce terreau oublié qui naguère favorisait Carmaux, Albi, Graulhet, Gaillac et Mazamet. Castres comme un rappel à ce que le rugby demande d'abnégation, d'humilité, d'opiniâtreté, quand l'ombre entre en action au coeur des tâches obscures.
Il sera question d'Europe, samedi à Ernest-Wallon, puisque Toulouse reçoit La Rochelle. Le témoin est passé mais la course reste ouverte dans ce couloir des champions. Les libations - huîtres et Muscadet au petit matin pour refermer trois jours sans nuits -  n'ont pas entamées l'élan qui porte le Stade Rochelais en cette fin de saison au point d'être allé à Gerland chasser le LOU du top 6. On ne se risquera pas à un pronostic tant le mythe de l'invincibilité toulousaine semble avoir vécu dans les esprits maritimes.
Féroce, cette confrontation entre Bordelais et Franciliens est nourrie de frustrations, de régime basses calories, aussi, qui alimente des prestations alternatives: aux euphories, fulgurantes, succèdent des atermoiements coupables. Bordeaux-Bègles visait l'une des deux premières places et son ticket direct pour une demi-finale, le Racing 92 rêvait d'un titre européen : ces deux-là, déception digérée, vont s'entre-déchirer sur la ligne d'avantage, dans les contres en touche et la fournaise des rucks, avant qu'un éclair - il succède toujours au combat - ne décide de l'issue.
Cruelle phase finale... L'un vit et sur un chemin qu'il n'a tracé qu'à moitié poursuit sa destinée, l'autre périt et tombe dans l'oubli. Il ne suffit pas d'être constant, encore faut-il savoir dévorer l'instant. Ils sont six, n'en restera qu'un. Pas forcément le meilleur, au sens grec ou latin, mais le plus affamé, c'est certain. Charles Baudelaire aurait pu magnifier de fleurs en rime l'effort de ces mâles qui se jettent les uns contre les autres, parce que c'est la beauté de ce jeu que d'opposer des semblables et des coriaces, Horace et Montaigne, pour, d'un espoir qui renaît, rebattre Descartes.
Elle est belle, ô mortels, comme un rêve de cuivre, et son bouclier, où chacun s'est meurtri en prenant de la hauteur est fait pour inspirer aux poètes, aux auteurs, le respect éternel et bouillant qu'elle exhale, à l'image du rugby. Elle trône dans l'azur, cette phase finale, comme un défi bien compris, elle unit un coeur de champion à la sueur des maillots, elle ne hait point le mouvement qui déplace les lignes au galop et suscite les pleurs, et se nourrit de cris.
Les écrivains, devant ses grandes attitudes qu'elle a l'air d'emprunter aux plus fiers monuments, éclaireront les matches en prose d'amplitude car elle a, pour fasciner les éliacins, comme ses fiers avants, de purs miroirs qui font toutes choses plus belles : le jeu, ce large jeu aux clartés d'étincelles.