Après les Lions jaillissant de l'inconnu pour bousculer les pronostics, place maintenant aux super-héros, Facteur-X en bande, dessinés pour sauver leur équipe quand la tension, la pression et les défenses sont trop fortes pour le commun. Ainsi à Marseille en demies, La Rochelle s'est fourvoyé et les Racingmen n'ont pas su rééditer leur performance en Hérault. Demeurent pour le dernier assaut deux clubs qui dominent le rugby français depuis une décennie : Clermont et Toulon. D'une logique implacable. Tant de journées pour en arriver à cette confrontation, enfin.
Car jamais au sein du rugby professionnel français - et même avant - ces deux clubs ne se sont retrouvés pour tenter de décrocher le Bouclier. Dimanche est une première et leur final un rendez-vous avec l'Histoire. Certes, ils ont connu l'Europe, et Toulon s'est trouvé deux fois victorieux par des voies différentes. De chaque côté, une moitié d'équipe a survécu au dernier choc. Est-ce assez pour gommer le passé ? Twickenham est-il si éloigné de Saint-Denis ? Clermont a-t-il mûri, comme ses joueurs et son staff se plaisent à le répéter ? Toulon est-il vraiment en rade, coulé par l'usure des ans et les errements de son président ?
Ceux qui ne regardent le Top 14 qu'une ou deux fois l'an s'extasient désormais devant le jeu de Clermont comme s'ils partageaient avec les dieux du rugby la recette de l'eau tiède. Il leur faut absolument devenir les apôtres de cette révélation. Clermont est sans conteste le parangon du mouvement, l'exemple à suivre, la proue qui fend les vagues de défense. Mais qu'ils remontent donc plutôt dix ans en arrière avant de célébrer le présent. Voire même en 1999, aux débuts de l'ère open. Qu'y verraient-ils ? Un jeu léché, déjà millimétré dans ses grandes largueurs. Mais aussi un rugby de largesse, offrant à l'adversaire assez d'occasion d'en jouer.
Quand se décident les finales, dans ce moment où se vident les esprits chavirés d'avoir tant donné, d'y avoir tellement cru, où basculent les certitudes, où reviennent les craintes, les peurs et parfois les angoisses, la plus belle mécanique peut grincer, hoqueter puis se désarticuler. Ce moment survient immanquablement. Il faut savoir le dompter ou l'ignorer. Une finale n'est pas un match ordinaire. Jamais. Le favori n'y puise rien qui lui permette d'espérer. Une finale ne se joue pas, elle se remporte. Elle s'arrache avec les tripes, les dents, les ongles. Elle oblige à puiser.
La semaine dernière, entouré d'amis rochelais sur la route de Marseille, nous avons rejoint Claude Spanghero chez lui. Dans sa vaste cuisine d'été nous attendaient jambon fondant et cassoulet, aussi le Gaillac de Yannick Jauzion et de fines bulles de Gosset pour finir. Durant ce banquet, l'ancien deuxième-ligne international de Narbonne nous avoua de sa voix rauque : "En 1979, nous en avions marre de bien jouer et de perdre en finale", allusion à l'épisode malheureux de 1974 face aux Biterrois, un titre lâché pour une erreur en touche suivie d'un drop de Cabrol. "Alors, devant, nous avons gardé les ballons et nous avons châtiés les Bagnérais. Balle, balle, hurlaient Sangalli. Rien du tout. Et quand ça ouvrait, boum, Lulu Pariès balançait une quille..."
Le seul essai Narbonnais fut inscrit par l'ailier Christian Tralléro sur une passe croisée entre François Sangalli et un petit prince nommé Didier Codorniou qui allait connaître quelques semaines plus tard ses premières sélections en Nouvelle-Zélande, sa deuxième un 14 juillet à l'Eden Park d'Auckland. D'autres princes, citons d'évidence Denis Charvet, éclairèrent les finales. Mais pour soulever Brennus, mieux vaut compter sur un pack d'airain, une mêlée de fer, un alignement irréprochable, une charnière dévouée au registre et rusée.
Leader du Top 14, plébiscité y compris devant le vélodrome de Marseille par des supporteurs toulonnais lucides - "Nous sommes assis et vous debout" - au moment où je montais les marches qui mènent vers cette magnifique arène, La Rochelle a perdu en demie pour avoir déjoué, c'est-à-dire n'avoir pas cru dans ce qui a fait sa force cette saison ; à savoir le jeu dans la défense et non devant. S'être ridiculisé et du coup affaibli en présentant trois compositions d'équipe différentes avant le coup d'envoi restera un épiphénomène pathétique mais bien significatif de ce stress mal maîtrisé.
Exsangue depuis l'intersaison, puis miné par ses soucis extra-sportifs - à l'image d'un Carter à côté de la plaque, qui avait oublié à la maison son permis de jouer - le Racing 92 n'a disputé qu'un seul match digne de son standing : en barrage à Montpellier. Jamais les Franciliens, bloqués sur leurs talons, ne sont allés chercher leurs adversaires en défense, leur offrant ainsi des espaces, des opportunités, des occasions de briller. On ne réduira pas la performance auvergnate aux errements du Racing, mais il faut être deux pour danser le tango : visiblement, les champions de France en titre n'avaient pas la bonne pointure.
Dimanche se proposerait donc à nous un dernier acte contrasté dont l'intrigue manichéenne serait si tranchée qu'il ne vaudrait même pas la peine d'en signifier ici le vainqueur tant Clermont possède d'atouts et de vertus. Il faudrait même croire que le résultat des demies a valeur d'oracle. Toute critique serait superflue voire déplacée, et nous serions donc bien avisés par divers exégètes de suivre sans broncher cette procession d'évidences la main dans la corbeille de roses. C'est mal me connaître : quand la foule chante le même couplet, je suis souvent tenté, provocateur, d'y apporter un bémol.
A écouter les louanges qui embrasent Clermont, cette finale serait donc jouée d'avance au nom de la note artistique, du plaisir pris en téléspectateur neutre et connaisseur. Il n'y aurait pas à imaginer d'autre issue que celle d'une ASM conquérante, armée de ses percussions et de ses offloads, des mains de Lopez et des pieds de Parra, allant chercher en tribune présidentielle le glorieux bout de bois tendu par Paul Goze, Bernard Laporte ou d'Emmanuel Macron. Qu'en est-il alors d'un Toulon réduit au rang de faire-valoir ? Peut-on écarter d'un revers d'azerty le RCT ?
Depuis 2013, Toulon a remporté trois titres européens, le Bouclier de Brennus et disputé l'an passé la finale du Top 14 à Barcelone. Une présence sans équivalent au sommet depuis le Stade Toulousain des années 1990 et 2000. Et cet acquis ne trouverait désormais aucun écho ? C'est vite enterrer les génies de ce jeu que sont James O'connor, Drew Mitchell et Matt Giteau. C'est oublier l'intelligence de Juan Martin Fernandez Lobbe et de Juane Smith, la puissance de Duane Vermeulen, l'impact de Guilhem Guirado. Et l'éclat naissant d'Anthony Belleau vaut bien, en face, celui de Damian Penaud.
Que Clermont vienne à l'emporter et ce serait effectivement une bonne nouvelle pour ce club dont la particularité est d'être constant au plus haut niveau depuis les années trente du siècle dernier. Malheureusement pour lui, il a trouvé devant sa route des clubs exaltés par l'événement (Narbonne, Vienne, La Voulte, le Stade Français, Perpignan) et des géants (Béziers des années 70, Toulouse des années 90 et 2000). Surgit maintenant Toulon et son armada de grands noms pour la plupart trentenaires quand l'ASM fait confiance à sa nouvelle génération, Cancoriet, Penaud, Raka, Fernandez, Iturria, Jedrasiak. Le contraste est saisissant entre le club d'entreprise et la danseuse du président, la sagesse du long terme et la folie des grandeurs, les enfants de la formation et les mercenaires additionnés.
Mais le rugby, quand il est abordé sur les hauteurs où se situe une finale, échappe souvent aux évidences, surtout quand elles en deviennent caricaturales à force d'être soulignées. Toulon vaut bien mieux que l'image qu'il donne en pesant lourdement sur la ligne d'avantage, et Clermont n'est peut-être pas totalement guéri de son syndrome des finales perdues par dizaines. Reste que celui qui ira décrocher le Brennus dimanche soir peu avant minuit, obtiendra un succès marquant, et je ne doute pas un instant, du fait même de l'opposition, qu'il fasse un sacré champion.
Prochaine chronique en ligne le mercredi 7 juin