L'année qui vient de s'écrouler nous incite à prendre de la hauteur tout en ralentissant le pas. C'est ainsi que, lentement, ma promenade sur les quais de Seine me dépose devant un bouquiniste qui solde l'ouvrage de Charles Juliet intitulé : "Ces mots qui nourrissent et qui apaisent" (P.O.L., 2008), soit le meilleur des lectures de cet ancien deuxième-ligne dans un florilège de phrases à l'usage de la pensée. De même en sport, certaines déclarations nous sautent aux yeux. Pour en terminer avec l'année 2018 et laisser l'amertume qu'elle charrie aux portes du Nouvel An, celle du coureur cycliste Vincenzo Nibali a de quoi nous occuper : "L'imaginaire a disparu sous un excès de réalité".
La passion débordante nous incite à vouloir tout voir tout de suite. Le réel est toujours une affaire de point de vue : dis-moi où tu te places, je te dirais qui tu es, mais aussi ce que tu peux en faire. Il existe une part d'existence qu'il est utile de connaître mais pas obligatoirement de partager. Chaque épopée se lit avec son sous-texte qui en dit beaucoup mais dont peu profitent, décryptage qui survient en décalé mais permet de revisiter l'histoire et ses affluents.
Actuellement enfermé dans une logique mortifère de statistiques, le rugby aurait beaucoup à gagner en esquissant un pas de côté pour retrouver l'épique qui lui fait tant défaut. Quitter la vieille année appelle un constat : aucune autre nation que la nôtre ne dispose d'autant de joueurs de qualité. Notre vivier est sans égal, de l'aveu de plusieurs techniciens internationaux de renom. Alors comment en sommes-nous arrivés à perdre ainsi autant de test-matches ? La réponse est dans la question. Mais il n'est pas trop tard pour infléchir cette pente descendante. A condition de tirer un trait sur la Coupe du monde 2019 pour mieux préparer la suivante.
En 2018, sur onze rencontres, le XV de France s'est incliné à huit reprises. Avant de tomber plus bas, il est sans doute temps de prendre de bonnes résolutions. Prenons l'exemple de ce talonneur exemplaire qu'est Guilhem Guirado. Malgré tous ses efforts depuis trois saisons, il symbolise malheureusement pour lui, à trente-deux ans, l'échec tricolore. En vingt-cinq sélections comme capitaine, il n'a mené que neuf fois son équipe à la victoire. Ses ponts d'Arcole sont rares. Pourquoi insister à le conserver quand le jeune toulousain Julien Marchand, mais aussi Bourgarit, Maynadier, Fourcade et Pélissié, frappent si fort à la porte bleue ?
Si malgré toute son expérience l'ancienne génération - Slimani, Atonio, Maestri, Picamoles, Lauret, Trinh-Duc, Huget, Bastareaud - n'est pas capable de faire mieux que ce qu'elle produit depuis deux saisons, pourquoi ne pas se laisser submerger par la nouvelle vague ? Macalou, Buros, Ducuing, Alldritt, Jolmes, Bamba, Carbonel, Joseph, Laporte, Rattez, Iribaren, Palu ou Ramos, pour ne citer qu'eux, ne peuvent pas faire pire que leurs prédécesseurs que d'aucuns considèrent comme la pire équipe de France de tous les temps.
Que risque-t-on à peindre en jeunes ? Perdre des matches du Tournoi des Six Nations ? Etre éliminé en phase de poule du Mondial 2019 sans disputer ne serait-ce qu'un quart de finale ? La belle affaire : les voyantes - qui ne sont pas toutes aux verres - nous le prédisent. Le problème n'est pas de s'incliner mais de ne rien faire pour éviter la chute, le choix de sélection n'étant qu'un aspect du souci.
Que l'Angleterre, la Nouvelle-Zélande et l'Irlande, les trois nations majeures du rugby mondial, décident à un an de la Coupe du monde au Japon - et quasiment au même moment - qu'il est temps pour leur entraîneur de se retirer, met-il en péril la solidité de leur édifice sportif ? Pas le moins du monde. Alors malgré cela pourquoi le rugby français, qui organise le Mondial 2023, va-t-il attendre le dernier moment, c'est-à-dire 2020, pour annoncer le nom du successeur de Jacques Brunel ?
A force de perdre une année ici, une année là, comment s'étonner du retard que prend le XV de France ? Franck Azéma, Laurent Travers, Pierre Mignoni et Xavier Gabajosa, mais aussi Fabrice Landreau, Olivier Magne, Raphaël Ibanez et Fabien Galthié, font partie des postulants, des prétendants et des possibles prochains entraîneurs du XV de France. Que le président de la FFR, Bernard Laporte, attende trop longtemps pour élire le prochain patron tricolore et ses adjoints hypothèque la réussite du Mondial 2023 en France.
Miné de l'intérieur en plusieurs endroits et au même moment, le rugby français doit changer de paradigme. Mais s'il continue malgré tout de panser les vieilles blessures avec les mêmes bandages, il disparaitra à la vue d'un public qui commence d'ailleurs à déserter les stades. Plusieurs sponsors s'interrogent au moment de prolonger l'aventure, les parents retirent leurs enfants des écoles de rugby et les audiences télé baissent dangereusement... Naguère, le basket, le golf et le tennis français surfaient sur la réussite avant de déchanter, n'ayant pas anticipé leur déclin médiatique et populaire. Au moins le rugby, lui, est prévenu.
Comme à chaque fois - ça fait un bout de temps que ça dure - survient inéluctablement en fin de chronique le moment de se la souhaiter "heureuse", même si malgré tous nos efforts pour rester optimistes, je ne parviens pas à gommer l'impression que l'année 2019 ne sera peut-être pas aussi "bonne" qu'imaginé. Mais c'est sans doute moi qui fais faute. Alors, pour ne pas risquer d'être hors-jeu en bout de ligne, je vous souhaite le meilleur pour la nouvelle année. Malgré tout.
dimanche 30 décembre 2018
lundi 24 décembre 2018
Le basque et la plume
Nous sommes nombreux plantés, hébétés, depuis que le basque et la plume nous ont quitté au moment où l'ovale emportait aussi trois de ses jeunes pousses. Une somme d'impressions tenaces annonce peut-être la mort imminente d'une activité sportive versée dans le professionnalisme qu'elle ne maîtrise pas et qui lui correspond si peu, à l'évidence, avatar pour lequel elle ne s'est visiblement pas préparée. Le changement dans l'urgence n'est pourtant pas conseillé.
Nous en sommes venus à croire ce sport universel non pas parce qu'il couvre toute une surface et parle facilement aux plus nombreux, mais justement pour le contraire : il se mérite, niché dans des provinces reculées de l'esprit, et ne s'offre qu'aux plus persévérants, épousant un spectre intime qui peut aller des pudeurs de Julien Gracq aux passions de Che Guevara, en passant par les solitudes déguisées d'Antoine Blondin.
Quand on est rugby on peut, comme l'écrit si justement Benoît Jeantet à propos du reclus de Saint-Florent-le-Vieil, "se tenir soigneusement à l'écart du boulevard du bruit, préférant les creux des chemins obscurs de la création", tout en singeant l'hiver rue de la Soif sous le signe du cochon, puisque tout est bon pour chercher des raisons de bouger plus que d'agir, et aussi un peu de chaleur humaine dans un élan, ou un semblant, de fraternité.
Rien n'est offert qu'un drap de tristesse dans lequel s'envelopper en attendant que l'année trépasse elle aussi. Il nous faudrait pour bien faire mettre le barnum en vacance. D'ailleurs, je ne sais même plus qui joue, ni dans quel stade, et m'en désintéresse au plus haut point. Le maillot bleu sombre et l'autre clair s'assemblent sur une pelouse de synthèse, jeu à l'identique, structure, mouvements et illusions de même.
S'ils se situaient à l'opposé l'un de l'autre, Louis Poirier communiste convaincu et Antoine Blondin réactionnaire avoué en littérature comme en politique, étaient reconnaissables à leur style. "Amplitude du phrasé, ressac de sensations profuses", dessine Jeantet au sujet de l'auteur de ce Goncourt avorté qu'est Le rivage des Syrtes (Corti, 1951). Le Blondin de l'Humeur vagabonde (Gallimard, 1979) aurait plutôt, lui, "entrepris non seulement de plaire mais de charmer", tresse Maurice Nadeau.
De Julien Gracq, Jacques Verdier recueillit - c'est à noter - les avis rugbystiques pour les publier dans Midi-Olympique et je crois bien qu'il est le seul de notre profession à l'avoir ainsi confessé en mode ovale. Jean Cormier, lui, nous rendit Le Che dans un maillot de gros coton, les crampons dans la boue, tour de force pour ce farceur impénitent qui prolongea aussi la mémoire de l'Antoine sans pour autant le sauver des vents...
Le rugby serait donc cette gamme d'émotions dans laquelle piocher nos propres sons, agencer nos accords, di-sonner parfois, résoudre une tonalité, chercher des appuis toniques ou mineurs. Ces notes sont alors transformées en partitions : Jacques Verdier dirigeait l'œuvre au jaune et Jean Cormier animait l'orphéon. Si dissemblables et tellement complémentaires, ils nous laissent, inachevés, sur la coda, les bras ballants et leur cœur à plat.
Eux partis demeure la fable dont nous avons besoin, suiveurs, au milieu du chaos. Considérons le rugby tel un roman intranquille dont l'histoire, les personnages et les décors nous offrent une parole, tout en la dépassant. En deux siècles, générateur de mythes, il s'est émancipé de formes primitives. Il faut lui faire confiance pour réinventer, sous de nouvelles plumes, ses métaphores dans ce qu'elles ont d'intemporel.
samedi 15 décembre 2018
Panser ce jeu
La violence accompagne la pratique ancestrale du jeu de balle ovale, il suffit de commencer par la Soule interdite en France au XIVe siècle suite au nombre élevé de décès. Il faut dire que la ligne de hors-jeu n'existait pas... Les équipes se frayaient un chemin vers le parvis de l'église du village voisin et ennemi à grands coups de ce qu'ils trouvaient à portée de main ou trimballaient avec eux, ouvrant ainsi la voie au porteur du ballon dans une sorte de déployé sauvagement pénétrant.
Dans sa grande sagesse, le législateur anglais de 1871, Leonard Maton, raya d'un trait dans le nouveau règlement des cinquante-neuf lois du jeu version RFU l'utilisation du "hacking" (croc-en-jambe) et autres joyeusetés pour arrêter le porteur de balle au motif que les fractures tibia-péroné étaient trop fréquentes, lui même en ayant été victime, immobilisé de longues semaines chez lui, ce qui lui permit d'ailleurs de rédiger le premier corpus de règles ovales. Abaisser le degré de violence dans les affrontements fut donc dès le départ un enjeu majeur. Il l'est toujours.
Le recteur de l'université d'Oxford interdira en 1880 la pratique du ruck à la suite d'une demi-douzaine d'accidents très graves qui mirent en danger de mort les étudiants et détournèrent les parents d'élèves au moment d'inscrire leur progéniture dans cette université dans la mesure où le rugby, comme l'aviron, était au programme d'études. C'est ainsi que naquit dans l'esprit d'un brillant oxonien, Henry Vassal, l'art du dribbling afin de permettre aux avants de s'exprimer quand même, puis de la passe courte pour sortir les joueurs du pack.
De tous les sports, le rugby est celui qui a le plus modifié ses règles. J'ai arrêté de compter à partir du centième changement effectué depuis 1846 et la règle du hors-jeu. Une certitude : au moins treize d'entre elles concernent directement la santé et la sécurité du joueur. A noter malheureusement que l'histoire se répète : il fallut, en 2002, le décès accidentel d'un certain Tini Amato lors d'une rencontre entre Hawke's Bay et Otane pour le l'International Board (ancêtre de World Rugby) décide d'interdire le plaquage en planche dit "à la samoanne".
Sans revenir à la règle du tenu (lâcher le ballon dès qu'on est bloqué) et pour en avoir discuté avec son directeur-général, l'ancien Racingmen Brett Gosper, nul doute que l'instance mondiale va très rapidement préciser la zone de plaquage : en-dessous du buste ou à la taille, voire au niveau des hanches. Ce qui aura pour effet immédiat de libérer le jeu de passes et sans doute d'éradiquer les blessures mortelles survenues ces derniers mois en France.
Car si rien ne change, dans vingt ans le rugby aura disparu, m'assure un agent de joueur de mes amis Il a survécu naguère à des agressions caractérisées qui méritaient convocation au pénal puisqu'elles entraînèrent les décès de Gaston Rivière (Quillan, 1927) et de Michel Pradié (Agen, 1930). Il ne survivra pas à la disparition des jeunes Adrien Descrulhes, Louis Frajfrowski et Nicolas Chauvin dont les vies - brèves - ont été emportées par un plaquage comme il en est asséné des milliers chaque week-end sur les terrains, spectre qui va du test-match international à la rencontre de quatrième série régionale. Ce jeu passé de l'évitement à la collision est devenu mortel par la nature même de son développement stratégique et de la constitution de ses pratiquants usant de leur corps comme d'une arme de destruction. L'urgence appelle à refondre certaines règles.
Chercheur, enseignant et penseur du rugby, l'universitaire Joris Vincent nous précise que "la règle est le produit et le processus de trois principes fondamentaux : l'égalité des chances entre tous les joueurs, la sécurité de ces derniers et la continuité du jeu." Le contrôle de soi ne suffit plus : j'en veux pour preuve la différence de réglementation en mêlée et dans le jeu au sol entre le rugby professionnel et amateur. Sans tomber dans la parodie, la zone de contact plaqueur-plaqué, si traumatisante, doit impérativement être très vite adaptée à la pratique professionnelle.
Violente est aussi l'annonce du décès de mon confrère et ami Jacques Verdier, victime d'un infarctus au retour de son footing, samedi midi. "Courir ici (entre Seignosse et Hossegor) est un délice. Une ivresse des sens vous tient comme en alerte, écrivait-il. Deux heures de course, c'est ce qu'on appelle une sortie longue. Mais quelle sortie ! Et quel bonheur !" A soixante et un ans, jeune retraité, il s'adonnait encore davantage à l'écriture de romans et chroniquait toujours. Nous échangions régulièrement sur le sujet de la littérature - dont il était authentiquement féru - davantage que du rugby, dont il regrettait la dérive. Quand j'ai débuté à L'Equipe en 1985 lui était déjà titulaire à Midi-Olympique, dans le sillage des ténors du Jaune que furent Georges Pastre, Henri Nayrou et Pierre Verdet. Ses mots, pesés au trébuchet, portaient haut et loin. Son style, travaillé à la pâte classique, était une marque déposée.
Il aimait le beau jeu, celui que symbolisait entre autres le trois-quarts Patrick Nadal à Mont-de-Marsan dans les années 80, et aussi le rugby de terroirs, ses Pyrénées et Saint-Gaudens ainsi que les troisième-lignes de belle stature à long rayon d'action en souvenir, sans aucun doute, de son passé de joueur. Il était proche de tous les grands internationaux français qu'il côtoyait régulièrement et qui appréciaient sa compagnie, familier des recoins de l'histoire du rugby tricolore et prenait assez de recul sur l'actualité chaude pour distinguer ce qui était important du vernis cosmétique, plaie de notre profession.
Il y a trois ans Jacques avait publié, en compagnie du pédopsychiatre Marcel Rufo qui assurait l'ouverture et la conclusion de l'ouvrage, un recueil de souvenirs dans lequel il distillait "ces émotions sportives qui nous font grandir", bruits, paysages et odeurs, ajoutant dans son amicale dédicace : "jusqu'aux étoiles..." A n'en point douter, comme il aimait l'écrire, c'est désormais là où il se trouve.
La camarde, mauvaise fille, a aussi fauché Jean Cormier. Lundi après-midi est parti au-delà de la ligne de ballon mort l'ami Jeannot, 75 ans, au terme malheureusement prévisible d'une longue lutte face au "crabe qui me ronge", disait-il. Fils spirituel d'Antoine Blondin pour le goût du bon mot, de la fête et des prolongations, ce gentil colosse n'avait aucun ennemi. Il écrivait prestement avec le cœur, qu'il avait gros comme un ballon gonflé à l'amour du prochain et toujours envisageait-il la perspective d'un bon moment à passer jusque tard, ou plutôt jusqu'au petit matin. Le rugby était pour lui un alibi à la vie.
Jeannot, ainsi que le surnommaient ses très nombreux amis de virées et de salles de presse, nous avait fait redécouvrir Le Che en rugbyman. Si l'on mesure la qualité d'un journaliste à l'épaisseur de son carnet d'adresses, alors "La Corme", personnage truculent, picaresque et haut en couleurs, grand reporter au Parisien ramenant de Chine, de Cuba ou d'Amazonie des reportages à nuls autres pareils, était le meilleur d'entre nous. Jamais avare de soutien, il donnait sa chemise ou son pull à qui en avait besoin. Sa seule coquetterie connue consistait à ne pas conduire, faute de permis et d'envie.
Cette force pantagruélique capable de manger comme trois et de boire comme cinq, a baptisé la Rue de la Soif à Saint-Germain-des Près épicentre du rugby. De l'intenable centre montois Guy Boniface aux internationaux actuels, ses compagnons de bordées furent nombreux et fidèles, traversant ainsi guidé les nuits germanopratines. Nous garderons longtemps l'écho unique et inimitable de son "cri du cochon" qui nous manque déjà. Jeannot, tu nous laisses le cœur à marée basque.
dimanche 9 décembre 2018
Contes du Rhum
Honneur donc au dernier de l’aventure, Loïc Le Doyen, doublant (photo) le rocher de La tête de l'Anglais vingt-sept jours après l'arrivée de «l’Ancien». Depuis la Guadeloupe, Laurent Bonnet, notre ami écrivain, nous câble sa chronique, la Route du Rhum terminée. Un conte, plutôt.
Il était une fois dans le royaume de Mer dont les rivages au septentrion se perdent dans de longues houles, un prince, au sens commun du terme, et un manant, au sens le plus noble. Le premier naquit en bordure d'une province celte réputée pour ses marins au long cours, pêcheurs hauturiers, corsaires et aventuriers pourfendeurs d’océans et de peuples lointains qui n’avaient rien demandé. Le second vit le jour onze ans plus tard dans un village des landes littorales d’Aunis, province dont on ignore l’emplacement et qui n’éveille aucun intérêt sauf en prononçant une formule rituelle connue au-delà du royaume : Fort Boyard, Huitres, Trousse-Chemise.
À l’époque, la planète était depuis longtemps conquise, les frontières établies, les peuples confinés derrière chacune d’entre elles. Seul l’argent circulait en masses et librement, une autre forme d’océan fréquenté par des faunes avides et étranges. Tout projet de conquête d’un territoire par la mer n’avait plus aucune chance de trouver actionnaire. Ceci, prince Loïck et manant Wilfrid le comprirent neuf mois après avoir réalisé que leur destin ne pouvait se résumer à organiser des batailles navales dans la baignoire familiale.
Prince Loïck[1] s’adressa à son paternel de marin et lui dit : «Je voudrais, comme vous, commander des navires. » Ce à quoi le vieux briscard répondit sobrement : «En école de navigation d’abord vous irez !» L’enfant obéit pendant que son géniteur, comme cela se fait dans les bonnes familles de ces contrées, activait son carnet d’adresses maritime pour que prince Loïck puisse naviguer et cumuler nombre d’expériences fondatrices, formatrices, prometteuses, utiles et toutes sortes d’adjectifs qui démontrent que le vocabulaire est à la langue ce que la condition est à la naissance : un enrichissement.
Manant Wilfrid[2] s’adressa à sa plus proche famille et lui dit : «Papa Maman, je voudrais faire de la voile.» Ce à quoi ils répondirent d’abord : «De la voile ? Peut-être, mais ce n’est pas un métier ça. Passe ton bac d’abord.» L’enfant n’obéit pas et, pendant que ses géniteurs se morfondaient à lecture de bulletins de notes, manant Wilfrid prit habitude de musarder sur les quais du vieux port qui, en capitale d’Aunis, n’est jamais très loin de l’école. Il s’asseyait, contemplait les voiliers, les plus beaux comme les plus moches. Son âme juvénile avait compris que partir en mer serait un jour arracher à la vie une liberté que sa modeste condition ne pouvait lui offrir.
De son côté, chevalier Wilfrid d’Aunis, dont la bourse contenait plus de contrats d’emprunts personnels que de sonnants deniers avait, par la grâce d’une douce dame éprise de lui, su croire en un souvenir enfoui : à neuf ans, sur le port, il s’asseyait en face du grand voilier de prince Malinovski de Slavie, héros en son temps mais jamais couronné. L’enfant se voyait un jour à cette barre. Prince Malinovsky que l’âme russe et authentiquement noble portait au symbole, venait de se faire ravir le Graal premier par un cow-boy canadien illégitime. Touché au cœur par ce têtu mouflet qui badait sur le quai, il le fit monter à bord et l’emmena pour une navigation fondatrice tâter de l’embrun en sa compagnie. Trente-cinq ans plus tard, Wilfrid retrouva ce fameux voilier que des rustres avaient laissé croupir dans une vasière et lui redonna vie.
Loïck et Wilfrid coururent ensemble le Graal de l'an 2014 sans pour autant se fréquenter. Le roi remporta la victoire en catégorie reine ; le chevalier qui courait dans la catégorie du peuple cravacha son vieux vaisseau et l’emmena au pied du podium. Quatre années passèrent encore. Le Graal fut remis en jeu. Roi Loïck de Celtie sortit de son palais un matin d'automne, huma l’air des pontons et des brumes aurorales de Celtie dont il adorait les senteurs mêlées de tourbes et d’embruns ; il observa le ciel, marcha longuement et prit un café chez Gégé, une taverne fréquentée de lui seul et par quelques habitués qui tapaient le carton et se foutaient complètement de sa présence ; ou bien, pensa-t-il inquiet, peut-être ignoraient-ils tout de sa notoriété océanique...
Il se sentit soudain fatigué de tout cela. Aussi de la liesse des foules qui acclament les plus puissants, les plus rapides, les plus forts, et finalement les plus importants budgets. «Du sens, se dit-il, il me faut du sens ! Courir à l’ancienne, voilà qui aurait du sens !» Ainsi conçut-il de participer au Graal 2018 sur un voilier-sœur de celui du cow-boy qui, en son temps, avait giflé Malinovsky de Slavie d’un gant de temps de 98 secondes. Il tint à le faire sans aide, sans marque, usant d’une vieille boussole, d’un authentique astrolabe, d’un sextant, de courage et autres équipements préhistoriques. Il nomma Happy son vaisseau jaune aux allures de mouette et, muni de tout ce joyeux entrain, pour la première fois depuis longtemps affronta la plèbe. Il termina quatrième des Trois coques, sorte de performance accomplie, ce fut noté, avec retenue et modestie.
Il y fréquenta chevalier Wilfrid d’Aunis, cinquième des Une coque ayant navigué les cales pleines à craquer de sens : sur son vaisseau de cœur et dans son rêve de mioche, il avait affronté les tempêtes en portant les couleurs de l’œuvre de charité SOS Village d’Enfants. Des gars et filles orphelins suivirent sa course et firent le voyage jusqu’aux lointains pontons Caraïbes pour l’accueillir. Le chevalier qui se trouvait tout de même déçu de n’avoir pas réparé l’antique outrage fait au prince Malinovsky de Slavie oublia soudain le sport, la compétition, les podiums ! Dans le regard des mouflets, il lut que la victoire n’était pas seule à se trouver jolie.[4]
[3] Un
livret militaire de l’ancienne Brest stipule un Eric Tabarly qui correspond à
l’acte de naissance.
[4] Michel Malinovsky : Seule la victoire est jolie Emom Neptune (1979)
Il était une fois dans le royaume de Mer dont les rivages au septentrion se perdent dans de longues houles, un prince, au sens commun du terme, et un manant, au sens le plus noble. Le premier naquit en bordure d'une province celte réputée pour ses marins au long cours, pêcheurs hauturiers, corsaires et aventuriers pourfendeurs d’océans et de peuples lointains qui n’avaient rien demandé. Le second vit le jour onze ans plus tard dans un village des landes littorales d’Aunis, province dont on ignore l’emplacement et qui n’éveille aucun intérêt sauf en prononçant une formule rituelle connue au-delà du royaume : Fort Boyard, Huitres, Trousse-Chemise.
À l’époque, la planète était depuis longtemps conquise, les frontières établies, les peuples confinés derrière chacune d’entre elles. Seul l’argent circulait en masses et librement, une autre forme d’océan fréquenté par des faunes avides et étranges. Tout projet de conquête d’un territoire par la mer n’avait plus aucune chance de trouver actionnaire. Ceci, prince Loïck et manant Wilfrid le comprirent neuf mois après avoir réalisé que leur destin ne pouvait se résumer à organiser des batailles navales dans la baignoire familiale.
Prince Loïck[1] s’adressa à son paternel de marin et lui dit : «Je voudrais, comme vous, commander des navires. » Ce à quoi le vieux briscard répondit sobrement : «En école de navigation d’abord vous irez !» L’enfant obéit pendant que son géniteur, comme cela se fait dans les bonnes familles de ces contrées, activait son carnet d’adresses maritime pour que prince Loïck puisse naviguer et cumuler nombre d’expériences fondatrices, formatrices, prometteuses, utiles et toutes sortes d’adjectifs qui démontrent que le vocabulaire est à la langue ce que la condition est à la naissance : un enrichissement.
Manant Wilfrid[2] s’adressa à sa plus proche famille et lui dit : «Papa Maman, je voudrais faire de la voile.» Ce à quoi ils répondirent d’abord : «De la voile ? Peut-être, mais ce n’est pas un métier ça. Passe ton bac d’abord.» L’enfant n’obéit pas et, pendant que ses géniteurs se morfondaient à lecture de bulletins de notes, manant Wilfrid prit habitude de musarder sur les quais du vieux port qui, en capitale d’Aunis, n’est jamais très loin de l’école. Il s’asseyait, contemplait les voiliers, les plus beaux comme les plus moches. Son âme juvénile avait compris que partir en mer serait un jour arracher à la vie une liberté que sa modeste condition ne pouvait lui offrir.
Prince Loïck de Celtie obtint la position de vice-roi d'Océan conquise en des joutes nautiques
nommées régates ou, pour les plus lointaines et les plus coûteuses, courses
transocéaniques. Le titre de roi était à l’époque détenu par un ancien
chevalier sage et mutique, du nom d’Éric[3]. Pendant ce temps, Manant Wilfrid
d’Aunis, grandissant quelques années derrière, comprenait que pour accéder aux mêmes gloires
il devrait user de force, de courage et d’entêtement, ressources dont il
disposait à foison.
Ainsi persuada-t-il successivement parents, famille, entourage et moult navigateurs. Voyant ce p’tit gars s’agiter de si belle manière sur l’eau, tous finirent par admettre qu’il fallait lui emboiter le sillage. Et il fut adoubé chevalier maritime. Ainsi avait été refondé l'enseignement de la marine à voile dans le royaume de Mer par des gars du comté de Glénanie qui avaient fait la guerre du XXème siècle pour des gars qui ne voudraient plus jamais la faire. Ils organisèrent toutes sortes de confréries, pépinières à héros maritimes. Chevalier Wilfrid d’Aunis y grandit, progressa, confronté à toutes sortes de bassesses et d’honneurs, mais finit par donner à ses armes la puissance d’un blason.
Prince Loïck de Celtie obtint le titre mérité de roi des Océans, soutenu par de grands financiers du royaume, comme Benjamin de Rotschild, Fujicolor, Lada Poch, Banque populaire… L'homme avait ajouté à ses compétences maritimes une qualité prisée en ce monde : la parole. Oui ! Il usait de verve. Et fort bien. Les ménestrels de la geste sportive adoraient cela. Roi Loïck était devenu ce qu’ils appelaient entre eux, sur un ton complice et entendu, un bon client.
Chevalier Wilfrid d’Aunis continua ses combats. Cela se passe de mots. La force mentale que requiert une quête dépourvue d’atouts financiers est telle qu’elle forge une autre sorte de caractère. On y manie la grandeur, on résiste à la rancœur, on tente d’y rester humain et serein. Mais année après année, on progresse.
Or, il est un point commun aux
rois et aux chevaliers : la quête du Graal. Le royaume de Mer en recélait
plusieurs : médaille olympique, Figaro,
Route du Rhum, Vendée Globe, Coupe de l’America. L’âge aidant, Loïck de
Celtie, doigts de pieds en éventail sur un trône qu’il envisageait de quitter un
jour dignement, contemplait de loin ces fameux tournois. On vint le
solliciter un jour de l’été 2014 : acceptait-il
de remplacer pour le Graal Route du Rhum un jeune prétendant blessé ? Il ouvrit son épais carnet de palmarès, feuilleta
les nombreuses pages - ce Graal-là n’y
était pas inscrit - et, après s’être
enquis de la bonne préparation du vaisseau, accepta. Ainsi persuada-t-il successivement parents, famille, entourage et moult navigateurs. Voyant ce p’tit gars s’agiter de si belle manière sur l’eau, tous finirent par admettre qu’il fallait lui emboiter le sillage. Et il fut adoubé chevalier maritime. Ainsi avait été refondé l'enseignement de la marine à voile dans le royaume de Mer par des gars du comté de Glénanie qui avaient fait la guerre du XXème siècle pour des gars qui ne voudraient plus jamais la faire. Ils organisèrent toutes sortes de confréries, pépinières à héros maritimes. Chevalier Wilfrid d’Aunis y grandit, progressa, confronté à toutes sortes de bassesses et d’honneurs, mais finit par donner à ses armes la puissance d’un blason.
Prince Loïck de Celtie obtint le titre mérité de roi des Océans, soutenu par de grands financiers du royaume, comme Benjamin de Rotschild, Fujicolor, Lada Poch, Banque populaire… L'homme avait ajouté à ses compétences maritimes une qualité prisée en ce monde : la parole. Oui ! Il usait de verve. Et fort bien. Les ménestrels de la geste sportive adoraient cela. Roi Loïck était devenu ce qu’ils appelaient entre eux, sur un ton complice et entendu, un bon client.
Chevalier Wilfrid d’Aunis continua ses combats. Cela se passe de mots. La force mentale que requiert une quête dépourvue d’atouts financiers est telle qu’elle forge une autre sorte de caractère. On y manie la grandeur, on résiste à la rancœur, on tente d’y rester humain et serein. Mais année après année, on progresse.
De son côté, chevalier Wilfrid d’Aunis, dont la bourse contenait plus de contrats d’emprunts personnels que de sonnants deniers avait, par la grâce d’une douce dame éprise de lui, su croire en un souvenir enfoui : à neuf ans, sur le port, il s’asseyait en face du grand voilier de prince Malinovski de Slavie, héros en son temps mais jamais couronné. L’enfant se voyait un jour à cette barre. Prince Malinovsky que l’âme russe et authentiquement noble portait au symbole, venait de se faire ravir le Graal premier par un cow-boy canadien illégitime. Touché au cœur par ce têtu mouflet qui badait sur le quai, il le fit monter à bord et l’emmena pour une navigation fondatrice tâter de l’embrun en sa compagnie. Trente-cinq ans plus tard, Wilfrid retrouva ce fameux voilier que des rustres avaient laissé croupir dans une vasière et lui redonna vie.
Loïck et Wilfrid coururent ensemble le Graal de l'an 2014 sans pour autant se fréquenter. Le roi remporta la victoire en catégorie reine ; le chevalier qui courait dans la catégorie du peuple cravacha son vieux vaisseau et l’emmena au pied du podium. Quatre années passèrent encore. Le Graal fut remis en jeu. Roi Loïck de Celtie sortit de son palais un matin d'automne, huma l’air des pontons et des brumes aurorales de Celtie dont il adorait les senteurs mêlées de tourbes et d’embruns ; il observa le ciel, marcha longuement et prit un café chez Gégé, une taverne fréquentée de lui seul et par quelques habitués qui tapaient le carton et se foutaient complètement de sa présence ; ou bien, pensa-t-il inquiet, peut-être ignoraient-ils tout de sa notoriété océanique...
Il se sentit soudain fatigué de tout cela. Aussi de la liesse des foules qui acclament les plus puissants, les plus rapides, les plus forts, et finalement les plus importants budgets. «Du sens, se dit-il, il me faut du sens ! Courir à l’ancienne, voilà qui aurait du sens !» Ainsi conçut-il de participer au Graal 2018 sur un voilier-sœur de celui du cow-boy qui, en son temps, avait giflé Malinovsky de Slavie d’un gant de temps de 98 secondes. Il tint à le faire sans aide, sans marque, usant d’une vieille boussole, d’un authentique astrolabe, d’un sextant, de courage et autres équipements préhistoriques. Il nomma Happy son vaisseau jaune aux allures de mouette et, muni de tout ce joyeux entrain, pour la première fois depuis longtemps affronta la plèbe. Il termina quatrième des Trois coques, sorte de performance accomplie, ce fut noté, avec retenue et modestie.
Il y fréquenta chevalier Wilfrid d’Aunis, cinquième des Une coque ayant navigué les cales pleines à craquer de sens : sur son vaisseau de cœur et dans son rêve de mioche, il avait affronté les tempêtes en portant les couleurs de l’œuvre de charité SOS Village d’Enfants. Des gars et filles orphelins suivirent sa course et firent le voyage jusqu’aux lointains pontons Caraïbes pour l’accueillir. Le chevalier qui se trouvait tout de même déçu de n’avoir pas réparé l’antique outrage fait au prince Malinovsky de Slavie oublia soudain le sport, la compétition, les podiums ! Dans le regard des mouflets, il lut que la victoire n’était pas seule à se trouver jolie.[4]
Tout conte mérite
morale. On pourrait imaginer, par
exemple : Notoriété est un capital
dont il faut toujours nourrir l’intérêt. Mais ce ne serait pas suffisant.
L’histoire continue, les jours passent, le rhum
coule à flot. On dit que Loïck de Celtie et Wilfrid
d’Aunis ne se rencontrèrent jamais. Seuls leurs vaisseaux s’étaient côtoyés.
On dit aussi que le roi, à peine posé pied en terre Caraïbes, fut assailli de ménestrels désirant chanter son haut fait, ce qu’il fit lui-même avec la faconde habituelle. Puis il vendit son vaisseau. De son côté, le chevalier confia son vaisseau vétéran à un fidèle second. Sa mission ? Traverser à nouveau l’océan et rejoindre la lointaine province d’Aunis où l’attendent d’autres enfants.
On dit enfin que Wilfrid d’Aunis,
visant à courir pour le Graal ultime Vendée Globe, attendit son heure et de
nouveaux deniers. Pendant que Loïck de Celtie, tout ragaillardi par l’Ultime
victoire du prince Francis de Beaucie dit «l’Ancien», se mit à
reluquer le même horizon des quarantièmes rugissants, se disant que finir là-bas,
en beauté, ça aurait de l’allure ! Jusqu’au
jour où, mû par un élan de l'âge qu’il ne maitrisait plus, il poussa à nouveau
la porte de Chez Gégé. Et la même question l’assaillit : «Mais
aurait-ce du sens ?» On dit aussi que le roi, à peine posé pied en terre Caraïbes, fut assailli de ménestrels désirant chanter son haut fait, ce qu’il fit lui-même avec la faconde habituelle. Puis il vendit son vaisseau. De son côté, le chevalier confia son vaisseau vétéran à un fidèle second. Sa mission ? Traverser à nouveau l’océan et rejoindre la lointaine province d’Aunis où l’attendent d’autres enfants.
[1] Le
livret d’état-civil de Nantes (métropole depuis disparue) signale un nom de famille : Peyron.
[2] On
relève dans un registre paroissial du canton d’Aytré la naissance d’un
Clerton, prénommé Wilfrid[4] Michel Malinovsky : Seule la victoire est jolie Emom Neptune (1979)
mercredi 28 novembre 2018
L'équipe d'enfance
Prolonger le temps d'une victoire quand les Fidjiens nous réconcilient avec ce sport sans avoir besoin d'user d'un logiciel si ce n'est celui, intégré à leur approche, du simple plaisir de jouer. Les terrains sur lesquels ils ont naturellement pratiqué la très ludique version à 7 sont de jachère mais il y germe tout le talent du monde, y pousse la spécificité du rugby, à savoir la passe, la course, l'improvisation, la liberté; une identité bafouée ailleurs par ce qui est devenu trop spectacle.
Pendant que nos pères respectifs, Jacky et Jean-Claude, colonisaient le salon en réfléchissant conjointement aux essors collectifs des All Blacks et à l'avenir des juniors rochelais, nous déboulions nous aussi du jardin d'herbes folles vers le champ en friche qui le prolongeait, pour embellir de trois fois rien notre terrain de jeu. Mon copain Jean-Pierre avait le don de transformer le moindre objet en incomparable cadeau, prodige qu'il continue de réaliser.
Nous appartenions tous deux à l'école de rugby rochelaise et en acceptions les règles : préférer un plaquage désintégrant à une passe de génie, dégager son camp en toute occasion y compris en situation de surnombre offensif, respecter la hiérarchie tacite qui va du pilier gauche à l'arrière, se présenter cheveux courts le dimanche matin avec ses crampons passés au cirage noir et des lacets propres. Et aimer le sandwich au pâté de foie, notre festin d'après-match.
Pour échapper à la rigueur de cette éducation ovale s'ouvrait donc à notre horizon un terrain vague, ou plutôt un vague terrain boursouflé de monticules et de grosses pierres tranchantes, inégal et glissant. Trois longues branches de bois mort assemblées devenaient poteau de fortune. Dans ce champ des possibles s'est construit notre imaginaire. Son souvenir demeure intact.
Rassemblant voisins et amis, nous disposions ainsi de partenaires et d'adversaires qui s'affrontaient le samedi après-midi sous la pluie fine qui collait la terre meuble à nos chaussures. En ce début des années 70, nous rejouions les matches du Tournoi des Cinq Nations. Maculés de boue et de rêves, nous étions l'équipe d'enfance, .
Je suis ensuite entré par la porte des mots dans le théâtre ovale ; j'ai côtoyé les plus grands artistes, écouté les metteurs en scène, savouré les pièces écrites en direct, apprécié le travail des éclairagistes et partagé les subterfuges de deus ex machina qui finirent par ne plus avoir de secrets pour moi. Une traversée qui m'a augmenté, supplément à la vie devenu manière de philosophie puisqu'elle impose la résilience, l'altérité et la reliance.
Documentaliste à L'Equipe aussi compétent que passionné, mon collègue Thierry Clémenceau m'a récemment transmis quelques documents qui allaient être broyés dans la machine à recycler le papier. L'un d'eux recèle un joyau, colonne rédigée en 1976 par un certain Gilbert Lasserre, ancien joueur du PUC et banquier de son état. L'envie de la partager résonne depuis quelques jours déjà. La voici en guise d'épilogue car elle incite à la prolongation :
«J'ai un peu joué, il y a vingt ans. Ce dont je me souviens, c'est du battement secret de mon cœur. C'est de l'odeur de la terre, de l'herbe, de l'embrocation, de la sueur. C'est l'éclair du ballon qui vient et qu'on passe très vite en dansant sur un pied. C'est la ligne blanche en face, et ce coin de pelouse vierge derrière, où il serait bon d'aller s'aplatir. C'est l'oubli du reste du monde, sauf bien sûr de la fiancée qui est là dans la tribune et à qui on dédie en secret, tel le toréador, les oreilles et la... J'allais dire une bêtise ! J'ai gagné des matches, j'en ai perdu d'autres, ça n'a pas d'importance. De cela, il ne restera de toutes façons que le battement du cœur et que l'odeur de l'herbe.»
Pendant que nos pères respectifs, Jacky et Jean-Claude, colonisaient le salon en réfléchissant conjointement aux essors collectifs des All Blacks et à l'avenir des juniors rochelais, nous déboulions nous aussi du jardin d'herbes folles vers le champ en friche qui le prolongeait, pour embellir de trois fois rien notre terrain de jeu. Mon copain Jean-Pierre avait le don de transformer le moindre objet en incomparable cadeau, prodige qu'il continue de réaliser.
Nous appartenions tous deux à l'école de rugby rochelaise et en acceptions les règles : préférer un plaquage désintégrant à une passe de génie, dégager son camp en toute occasion y compris en situation de surnombre offensif, respecter la hiérarchie tacite qui va du pilier gauche à l'arrière, se présenter cheveux courts le dimanche matin avec ses crampons passés au cirage noir et des lacets propres. Et aimer le sandwich au pâté de foie, notre festin d'après-match.
Pour échapper à la rigueur de cette éducation ovale s'ouvrait donc à notre horizon un terrain vague, ou plutôt un vague terrain boursouflé de monticules et de grosses pierres tranchantes, inégal et glissant. Trois longues branches de bois mort assemblées devenaient poteau de fortune. Dans ce champ des possibles s'est construit notre imaginaire. Son souvenir demeure intact.
Rassemblant voisins et amis, nous disposions ainsi de partenaires et d'adversaires qui s'affrontaient le samedi après-midi sous la pluie fine qui collait la terre meuble à nos chaussures. En ce début des années 70, nous rejouions les matches du Tournoi des Cinq Nations. Maculés de boue et de rêves, nous étions l'équipe d'enfance, .
Je suis ensuite entré par la porte des mots dans le théâtre ovale ; j'ai côtoyé les plus grands artistes, écouté les metteurs en scène, savouré les pièces écrites en direct, apprécié le travail des éclairagistes et partagé les subterfuges de deus ex machina qui finirent par ne plus avoir de secrets pour moi. Une traversée qui m'a augmenté, supplément à la vie devenu manière de philosophie puisqu'elle impose la résilience, l'altérité et la reliance.
Documentaliste à L'Equipe aussi compétent que passionné, mon collègue Thierry Clémenceau m'a récemment transmis quelques documents qui allaient être broyés dans la machine à recycler le papier. L'un d'eux recèle un joyau, colonne rédigée en 1976 par un certain Gilbert Lasserre, ancien joueur du PUC et banquier de son état. L'envie de la partager résonne depuis quelques jours déjà. La voici en guise d'épilogue car elle incite à la prolongation :
«J'ai un peu joué, il y a vingt ans. Ce dont je me souviens, c'est du battement secret de mon cœur. C'est de l'odeur de la terre, de l'herbe, de l'embrocation, de la sueur. C'est l'éclair du ballon qui vient et qu'on passe très vite en dansant sur un pied. C'est la ligne blanche en face, et ce coin de pelouse vierge derrière, où il serait bon d'aller s'aplatir. C'est l'oubli du reste du monde, sauf bien sûr de la fiancée qui est là dans la tribune et à qui on dédie en secret, tel le toréador, les oreilles et la... J'allais dire une bêtise ! J'ai gagné des matches, j'en ai perdu d'autres, ça n'a pas d'importance. De cela, il ne restera de toutes façons que le battement du cœur et que l'odeur de l'herbe.»
dimanche 25 novembre 2018
L'heure zéro
Le moment est passé inaperçu sauf des puristes. La télévision française avait depuis longtemps rendu l'antenne et les Tricolores rendu les armes avant de rendre l'âme. Réunis au centre du terrain, les Fidjiens debout, serrés, bras liés, entonnaient un gospel à gorges déployées. Sans fraternité, ce jeu n'est qu'une digression. Sans fierté et sans agressivité partagées, la notion d'équipe se dilue vite et le XV de France éparpillé samedi soir par les percussions fidjiennes en est la parfaite et désespérante illustration.
Oui, bien sûr, c'est historique et humiliant. Battue pour la première fois par les Fidji, l'équipe de France du capitaine Guirado se prend la tête dans les mains et les pieds dans le tapis, mais il y a toujours une première fois et, souvent, elle n'est pas particulièrement agréable... Nous sommes à Bucarest, le 5 juin 1960. Les Tricolores de François «Les bas-bleus» Moncla s'inclinent (11-5). Pourtant, de sacrés héros ont effectué ce déplacement : Michel Vannier, Guy Boniface, Jacky Bouquet, Pierre Albaladejo, Michel Crauste et Michel Celaya. On notera aussi la présence de Raoul Barrière au poste de pilier droit. A genoux dans les Carpates, ils se sont pourtant relevés.
Trente ans plus, à Auch, dans un stade rebaptisé depuis Jacques-Fouroux en hommage au Petit Caporal, la honte fut plus vive. Cette fois-ci, c'est en France que la Roumanie s'impose. Sous la pluie et sur terrain gras. Trois buts de pénalité à deux. Zéro essai. Un des plus vilains matches auxquels il m'a été donné d'assister. Philippe Saint-André étrennait son premier maillot bleu, un coq sur la poitrine mais les pieds dans le purin. Serge Blanco, Didier Camberabero, Jeannot Lescarboura, Jean Condom, Olivier Roumat et Pascal Ondarts l'accompagnaient. Un voile pudique fut rapidement jeté sur ce dérapage incontrôlé.
Plus proche, voici le fiasco de Grenoble, le 22 mars 1997, dans le sillage d'un Grand Chelem. Jamais le XV de France n'avait perdu devant son public face à l'Italie. Les bonnes séries ont toujours une fin. 32-40, défaite cinglante pour les débuts de Serge Betsen. Il était pourtant bien entouré : Sadourny, Delaigue, Saint-André, Accoceberry, Tournaire, Dal Maso, Merle, Benetton, tout ce beau monde sous le capitanat de l'immense Fabien Pelous. «Ah, le zéroïsme des Bleus», me souffle l'ami Benoit Jeantet. Quand ça ne veut pas sourire...
On poursuivra ce retour en arrière aussi utile qu'éclairant par le match très nul (23-23) de Bleus pâles à la U Arena sous l'ère Novès, avec Teddy Thomas, François Trinh-Duc, Baptiste Serin, Jefferson Poirot, Rabah Slimani, Louis Picamoles, Sébastien Vahaamahina, Mathieu Bastareaud, Antoine Dupont et Camille Chat. Pourquoi ne suis-je pas étonné ? A la - faible - lueur de la défaite face aux Fidji samedi soir, la foule n'a pas toujours raison mais il faut néanmoins noter que 86 % des internautes de L'Equipe considéraient déjà le XV de France de Guirado comme la plus mauvaise équipe tricolore de tous les temps.
On en oublierait presque deux défaites face aux Tonga. La première à Nuku'Alofa, le 16 juin 1999, sur le score de 20 à 16, les Tricolores de Fabien Galthié n'ayant inscrit qu'un seul essai pour en concéder trois... Sadourny, Bernat-Salles, Lamaison, Dal Maso, Marconnet mais aussi Mola, Castaignède, Ibanez, Pelous et Califano doivent en garder un souvenir cinglant. C'était aussi l'époque où les coaches tricolores, Pierre Villepreux et Jean-Claude Skrela, croyaient en l'avenir d'un ailier de fort tonnage nommé Olivier Sarramea, aka «Le Lomu Blanc».
Nous en arrivons à l'infamant 14-19 de Wellington, 1er octobre 2011 de triste mémoire. Là aussi, il pleuvait. Mais jamais équipe de France, période contemporaine, n'a si peu mouillé le maillot. Si les Tongiens avaient été plus vicieux et cherché absolument à marquer un deuxième essai, ils auraient éliminé dès la phase de poule ce XV de France. Je revois encore le capitaine Dusautoir hagard à la fin de ce non-match. Après cette claque il avait pourtant une belle clique autour de lui : Médard, Clerc, Rougerie, Parra, Yachvili, Servat, Papé, Nallet, Bonnaire, Szarzewski, Harinordoquy, Trinh-Duc, Heymans...
A une semaine d'un quart de finale annoncé face à l'Angleterre dans ce Mondial 2011, aucun des sélectionnés pour ce match contre les Tonga ne voulait jouer, de peur de se blesser, et la rupture avec le staff était consommée. Ce qui aurait dû être le moment de gloire des réservistes tricolores fut le long chemin de croix de titulaires déphasés, personne n'ayant assez d'amour propre ce jour-là pour faire honneur à sa sélection. Les notes de L'Equipe - j'officiais à ce poste ingrat - furent résumées en un zéro collectif, une première là-aussi, et jamais renouvelée.
Pourtant, samedi soir, après la défaite contre les Fidji, l'occasion aurait été toute trouvée. Dans ce registre, m'inquiète le choix de faire de Picamoles et de Bastareaud des phares dans la nuit au motif qu'ils ont parcouru des mètres, balle en mains. Mais ont-ils mis leurs partenaires dans l'avancée ? Ont-ils partagé le ballon qu'il tenait ? Seul Guirado impose le respect, capitaine fracassé qui parvient à inscrire deux essais malgré ses tourments. A l'évidence, pour le reste de ses partenaires, manquent l'intelligence et l'humilité et aussi le charisme et force vitale au point le plus bas de la désespérance.
Professionnels du Top 14 et de la ProD2, pillés depuis plusieurs décennies par les grandes nations, déracinés, dans l'impossibilité de se réunir pour préparer leur saison, les champions du rugby à 7 ont écrit la plus belle page de leur histoire ovale à XV avec une énergie qui force le respect. Juste se dire qu'au train où nous polluons notre planète la montée des eaux devrait engloutir en 2040 cet archipel du Pacifique, ainsi que les Samoa et les Tonga, d'ailleurs. Le rugby français ne marche pas seul sur la tête. Et tandis que des gilets jaunes saccagent tout comme des coqs sans tête au motif que le prix des carburants augmente, le petit multi jaune de Loïc Peyron est arrivé en Guadeloupe. En un peu plus de vingt-et-un jours de mer. Are you Happy ?
Oui, bien sûr, c'est historique et humiliant. Battue pour la première fois par les Fidji, l'équipe de France du capitaine Guirado se prend la tête dans les mains et les pieds dans le tapis, mais il y a toujours une première fois et, souvent, elle n'est pas particulièrement agréable... Nous sommes à Bucarest, le 5 juin 1960. Les Tricolores de François «Les bas-bleus» Moncla s'inclinent (11-5). Pourtant, de sacrés héros ont effectué ce déplacement : Michel Vannier, Guy Boniface, Jacky Bouquet, Pierre Albaladejo, Michel Crauste et Michel Celaya. On notera aussi la présence de Raoul Barrière au poste de pilier droit. A genoux dans les Carpates, ils se sont pourtant relevés.
Trente ans plus, à Auch, dans un stade rebaptisé depuis Jacques-Fouroux en hommage au Petit Caporal, la honte fut plus vive. Cette fois-ci, c'est en France que la Roumanie s'impose. Sous la pluie et sur terrain gras. Trois buts de pénalité à deux. Zéro essai. Un des plus vilains matches auxquels il m'a été donné d'assister. Philippe Saint-André étrennait son premier maillot bleu, un coq sur la poitrine mais les pieds dans le purin. Serge Blanco, Didier Camberabero, Jeannot Lescarboura, Jean Condom, Olivier Roumat et Pascal Ondarts l'accompagnaient. Un voile pudique fut rapidement jeté sur ce dérapage incontrôlé.
Plus proche, voici le fiasco de Grenoble, le 22 mars 1997, dans le sillage d'un Grand Chelem. Jamais le XV de France n'avait perdu devant son public face à l'Italie. Les bonnes séries ont toujours une fin. 32-40, défaite cinglante pour les débuts de Serge Betsen. Il était pourtant bien entouré : Sadourny, Delaigue, Saint-André, Accoceberry, Tournaire, Dal Maso, Merle, Benetton, tout ce beau monde sous le capitanat de l'immense Fabien Pelous. «Ah, le zéroïsme des Bleus», me souffle l'ami Benoit Jeantet. Quand ça ne veut pas sourire...
On poursuivra ce retour en arrière aussi utile qu'éclairant par le match très nul (23-23) de Bleus pâles à la U Arena sous l'ère Novès, avec Teddy Thomas, François Trinh-Duc, Baptiste Serin, Jefferson Poirot, Rabah Slimani, Louis Picamoles, Sébastien Vahaamahina, Mathieu Bastareaud, Antoine Dupont et Camille Chat. Pourquoi ne suis-je pas étonné ? A la - faible - lueur de la défaite face aux Fidji samedi soir, la foule n'a pas toujours raison mais il faut néanmoins noter que 86 % des internautes de L'Equipe considéraient déjà le XV de France de Guirado comme la plus mauvaise équipe tricolore de tous les temps.
On en oublierait presque deux défaites face aux Tonga. La première à Nuku'Alofa, le 16 juin 1999, sur le score de 20 à 16, les Tricolores de Fabien Galthié n'ayant inscrit qu'un seul essai pour en concéder trois... Sadourny, Bernat-Salles, Lamaison, Dal Maso, Marconnet mais aussi Mola, Castaignède, Ibanez, Pelous et Califano doivent en garder un souvenir cinglant. C'était aussi l'époque où les coaches tricolores, Pierre Villepreux et Jean-Claude Skrela, croyaient en l'avenir d'un ailier de fort tonnage nommé Olivier Sarramea, aka «Le Lomu Blanc».
Nous en arrivons à l'infamant 14-19 de Wellington, 1er octobre 2011 de triste mémoire. Là aussi, il pleuvait. Mais jamais équipe de France, période contemporaine, n'a si peu mouillé le maillot. Si les Tongiens avaient été plus vicieux et cherché absolument à marquer un deuxième essai, ils auraient éliminé dès la phase de poule ce XV de France. Je revois encore le capitaine Dusautoir hagard à la fin de ce non-match. Après cette claque il avait pourtant une belle clique autour de lui : Médard, Clerc, Rougerie, Parra, Yachvili, Servat, Papé, Nallet, Bonnaire, Szarzewski, Harinordoquy, Trinh-Duc, Heymans...
A une semaine d'un quart de finale annoncé face à l'Angleterre dans ce Mondial 2011, aucun des sélectionnés pour ce match contre les Tonga ne voulait jouer, de peur de se blesser, et la rupture avec le staff était consommée. Ce qui aurait dû être le moment de gloire des réservistes tricolores fut le long chemin de croix de titulaires déphasés, personne n'ayant assez d'amour propre ce jour-là pour faire honneur à sa sélection. Les notes de L'Equipe - j'officiais à ce poste ingrat - furent résumées en un zéro collectif, une première là-aussi, et jamais renouvelée.
Pourtant, samedi soir, après la défaite contre les Fidji, l'occasion aurait été toute trouvée. Dans ce registre, m'inquiète le choix de faire de Picamoles et de Bastareaud des phares dans la nuit au motif qu'ils ont parcouru des mètres, balle en mains. Mais ont-ils mis leurs partenaires dans l'avancée ? Ont-ils partagé le ballon qu'il tenait ? Seul Guirado impose le respect, capitaine fracassé qui parvient à inscrire deux essais malgré ses tourments. A l'évidence, pour le reste de ses partenaires, manquent l'intelligence et l'humilité et aussi le charisme et force vitale au point le plus bas de la désespérance.
Professionnels du Top 14 et de la ProD2, pillés depuis plusieurs décennies par les grandes nations, déracinés, dans l'impossibilité de se réunir pour préparer leur saison, les champions du rugby à 7 ont écrit la plus belle page de leur histoire ovale à XV avec une énergie qui force le respect. Juste se dire qu'au train où nous polluons notre planète la montée des eaux devrait engloutir en 2040 cet archipel du Pacifique, ainsi que les Samoa et les Tonga, d'ailleurs. Le rugby français ne marche pas seul sur la tête. Et tandis que des gilets jaunes saccagent tout comme des coqs sans tête au motif que le prix des carburants augmente, le petit multi jaune de Loïc Peyron est arrivé en Guadeloupe. En un peu plus de vingt-et-un jours de mer. Are you Happy ?
samedi 17 novembre 2018
Métaphore du monde
Carte blanche à Laurent Bonnet. Il n'y a pas que le rugby dans ma vie. Ce France-Argentine mortifère pour les Pumas (ça, on le ne sait qu'après) m'indiffère et comme tous les chemins mènent au rhum... Cette chronique, elle, nous arrive de Guadeloupe. Laurent est un ami rochelais natif de Limoges, marin, écrivain (Prix Senghor 2013 pour son roman Salone, éditions Vent d'Ailleurs), athlète et chef d'entreprise. Avec lui, j'ai vogué en Sierra Leone et en Thaïlande. Depuis Deshaies où il résid, navigue et fait naviguer les autres six mois par an, Laurent nous fait partager, à ma demande, l'arrivée de la Route du Rhum. Vous pouvez le retrouver et échanger avec lui sur www.laurentbonnet.eu.
«Rien ne sert de manger ses pairs, il faut courir à point. Mai 79. J’avais vingt ans, lui 40. Lulu, natif de Deshaies, tenait un bar sur la côte ouest de Guadeloupe. Il m’offrait mon premier rhum, ma première cuite. En désignant la goélette sur laquelle j’allais traverser l’Atlantique, il m’assena : « Ton bateau là ? C’est un vieux ! Le Canadien est passé en décembre avec sa mouette jaune, i bon memm ! Ce gars, c’est un moderne ! »
Cet Antillais exprimait au plus juste ce que je ressentais de plus intime à cet instant de mon parcours naissant de navigateur. Étrange affaire, puisque vingt-sept jours de mer plus tard, habité de mes premiers élans d’écriture, j’avais lu et relu Pourquoi j’ai mangé mon père, roman de Roy Lewis dont la récente traduction française traînait à bord. Il en était donc ainsi de notre condition et son inévitable corollaire, le progrès ? En art de survivre comme en tout domaine, existerait toujours une querelle des Anciens et des Modernes ?
Grâce à Mike Birch, nous tenions la nôtre ! Et nous allions la gagner. Son trimaran et son principe, plus que le personnage, devinrent notre idole. Nos croyances, nos espoirs, nos convictions d’alors allaient vers le fun, un état de vivre plus qu’un état d’esprit. Grâce aux multicoques, les océans devenaient métaphore du monde : nous allions les traverser en filant plus que vite, « easy », s’amusant à « rider » sur une houle éternellement scandée par le « rolling beat » de Dire Straits. Mike Birch sur sa « Mouette jaune » démontrait la pertinence de l'élan.
Sur la ligne d’arrivée devant Pointe-à-Pitre, en trois bouchées, deux mastications et une déglutition de quatre-vingt-dix-huit secondes, il avait mangé le grand Malinowski sur son long monocoque surnommé « le Cigare ». Et en cet instant d’une fulgurance médiatique qui fit date, la route Nord, celle des grandes dépressions océaniques au karma initiatique, l’héroïque voie maritime qui avait fondé la légende Tabarly, devint d’un coup celle des anciens, des taiseux aux mains calleuses et aux âmes trempées dans la douleur et la résistance.
Qu’ils continuent à planter des pieux dans l’eau glacée ! Nous, à plat sur deux ou trois coques, on gagnerait tout en contournant les dépressions, sabrant le champagne et filant trois fois la vitesse des Anciens. Voile à papa, les mono. Voile moderne, les multi… Ah mais ! Étrange manie qu’ont les humains de fabriquer des drapeaux...
Quarante plus tard … Fin de la querelle. Plus d’Anciens ni de Modernes. Seule l’antique règle perdure : le bateau idéal n’existe pas. Arrive à bon port et dans les meilleurs délais celui qui s'avère adapté au programme de navigation. Cette édition 2018 de la Route du Rhum, après quarante années de recherche en nouveaux matériaux et en nouveaux concepts - la vitesse de pointe des plus rapides a été multipliée par cinq - en fait la magistrale démonstration.
À l’exception des Ultimes pour qui le départ n’a pas été retardé - s’échappant devant la tempête, les plus performants pouvaient « assurer à temps » l’arrivée en Guadeloupe - les flottes monocoques et multicoques se sont confrontées à la même et dure loi de mer. Durant les dix jours qui ont suivi le départ, bataillèrent des monocoques petits et grands, multicoques d’ancienne génération de course contre de très modernes, skippers sexagénaires contre jeunes régatiers issus des meilleures écoles. À trois cents milles de la
Guadeloupe, Thomson et Tripon régataient presque bord à bord. Comme si, en 1978, Birch et Malino s’étaient rejoints là pour démarrer un dernier sprint.
Étonnant rappel : les prétendants au paradis alizéen doivent concevoir des voiliers capables de traverser d’abord un purgatoire. Les architectes cherchent l’idéal compromis ; les skippers encouragent la vitesse, repoussent les limites de leurs organismes et risquent leur vie ; pendant que médias et annonceurs s’accommodent d’un événement hors normes aux scénarios indociles.
Alors, querelle ! Renaîtras-tu encore et toujours ? Eh bien, cette extraordinaire Route du Rhum 2018 rebat toutes les cartes. Celles de l’histoire : on vit une partie de la flotte, tous gabarits confondus, s’abriter dans des ports et remettre au goût du jour l’antique règle à laquelle se pliait déjà Ulysse : vent favorable, on navigue. Vent contraire, on patiente.
Celles des figures : Joyon l’ancien, à la barre d’un trimaran 12 ans d’âge éprouvé, deux fois vainqueur sous d’autres bannières, l’emporte sur le jeune prodige armé de son Ultime concept. Thomson, vedette du Vendée Globe, s’endort et se jette à la côte. Tripon gagne mais avoue ses hallucinations. Pendant ce temps, Peyron, gagnant 2014, court « à l’ancienne », avec sextant, sur le même bateau que Birch.
Enfin celles des atouts techniques : l’autre belle épreuve, celle des budgets à dimension humaine, a vu régater à deux jours de la Guadeloupe un groupe de huit voiliers qui se composait de quatre trimarans 50 et quatre monocoques. Révélant une autre réalité qu’occulte l’environnement médiatique français. Elle existe plus au nord, se nomme The Transat, organisée par nos amis anglais. Nous aurions mauvaise grâce à l'ignorer : Tabarly y trouva ses lettres de noblesse en 1964. L’épreuve relie Plymouth à New York et se court souvent par vent contraire. En 2016, le premier monocoque piloté par Armel le Cléach, battit de cinq heures, après huit jours de traversée, le premier multicoque.
Qui est et qui sera le plus rapide ? Peu importe… Car sous le regard des Anciens, encore vivants ou disparus, un autre message passe. Simplement. Symbolisé par des hommes, des femmes. Et l’océan où, comme dans la vie, les longs bords vent contraire s’avèrent plus fréquents que les belles envolées au portant. La Route du Rhum brasse en haute mer l’élite et la plèbe, les riches comme les pauvres, des vieux ou des jeunes, anciens ou modernes, démontrant que cette course perdure grâce à une organisation professionnelle, à une écoute des besoins, à des règles communes et respectées.
Certes... Mais pas si simple. Car il reste à citer l’actrice invisible, vedette omniprésente, indispensable pour que se pérennise cette métaphore du monde : l’assurance d’une solidarité sans faille entre tous les compétiteurs. À terre, on attend encore le casting qui imposerait le même rôle.»
dimanche 11 novembre 2018
Pura Vida
XV de France cherche toit pour l'hiver. Il lui faudra se rendre sur Lille mais, sans carte au trésor, difficile d'imaginer qu'il trouvera ce qu'il cherche et qu'il a perdu face aux Springboks dans un Stade de France devenu si déserté. Comme l'écrit notre ami bloggeur Lethiophe, "pour attirer du public, il suffirait juste d'indexer le prix des places au niveau des performances. 5€ me semble plus raisonnable que 25€..." Si nous perdons patience, cochons de payants que nous sommes, les Tricolores fanés ont, eux, égaré leurs dernières illusions.
Il ne faut parfois qu'une poignée de secondes pour gâcher ce que l'on a patiemment construit, et les actions que nous engageons n'ont pas toutes la même valeur sur l'échelle du temps. Prenez une pénalité sifflée en début de rencontre. Elle est presque sans incidence en regard de ce qui va suivre. Car telle autre sanction infligée à dix minutes du coup de sifflet final enclenchera, au contraire, un séisme.
La mésaventure de ce XV de France de peu de cervelle(s) a pris sa source à la 72e minute et la moitié de ses dix pénalités concédées le furent dans ces derniers instants jusqu'à la fatidique 84e qui vit la talonneur remplaçant des Springboks s'extraire à contre-sens d'un ballon porté pour inscrire l'essai d'un victoire sud-africaine qui plonge le rugby français un peu plus profondément dans le désespoir.
J'ai assez souligné ailleurs ce que je pensais du "trois contre un" lamentablement vendangé par Teddy Thomas pour ne pas avoir à y revenir ici. C'est un épiphénomène qui en dit long sur l'état d'esprit qui prévaut dans ce XV de France perdu dans ses pensées négatives devenues spirale d'un doute qui l'enserre au fil des minutes même quand il mène de quatorze points à l'entame de la seconde période, soit la moitié du chemin effectué.
L'ancien entraîneur des Springboks, Heyneke Meyer, n'a cessé de le répéter lors des deux entretiens qu'il m'a récemment accordés : la force mentale caractérise les grandes équipes. A l'évidence, le XV de France en est dépourvu. Rien à voir avec le talent individuel, l'articulation collective du jeu ou la condition physique : de ça, les Tricolores disposent. Pas toujours très bien, cela dit, mais ce n'est pas le sujet : ils en ont assez pour se mettre en position de l'emporter. Avant de lâcher bêtement l'affaire.
Les Argentins nomment cet accent aigu la "grinta" : elle ne les quitte jamais. Montés en 1995 de la deuxième division internationale jusqu'à la troisième place mondiale en 2007, invités depuis 2012 dans la cour des grands de l'hémisphère sud, ils occupent aujourd'hui la place laissée vacante par le XV de France qui, lui, ne cesse de dégringoler. Imputrescibles comme le quebracho, ce bois dur comme l'acier et qui pousse dans leurs forêts, ils ont patiemment ajouté à leur ADN les dimensions physiques, tactiques et techniques du rugby en disputant notre championnat et celui d'Angleterre.
Pendant une heure, dans le sillage de leur ouvreur Nicolas Sanchez, que le Stade Français attend impatiemment, ils ont fait douter l'Irlande, actuelle référence de l'hémisphère nord, bloquant les avancées au ras et au large avant de craquer sous l'accumulation de temps de jeu d'un rugby de mécanique bien huilée qui va s'étalonner, samedi, face aux All Blacks. Les Pumas savent la France blessée, touchée au moral et abandonnée par ses supporteurs qui n'en peuvent plus de la voir se tirer toute seule des balles dans les crampons : ils la traqueront sans relâche, soyons-en certains.
Marre d'entendre que ce XV de France n'est pas loin. Pas loin de quoi ? Pas loin de sortir éliminé de sa poule au Japon dans dix mois ? Certainement, au train où déraillent les choses bleues. Avec son mental de biscotte - je sais, vous l'aimez bien, celle-là -, cet agrégat d'internationaux du Top 14 fait peine à voir. Il s'effrite au fil du chrono, ne se nourrit que de miettes d'actions, craque sous la pression. Il n'y a pas beaucoup de vrais champions dans cette sélection, et la cassure remonte à l'après 2011.
Guirado, Médard et Picamoles étaient déjà dans le groupe. Alors, seuls Maestri et Lopez - encore que ça se soit pas sûr du tout - auraient une petite place dans l'équipe qui fit trembler les All Blacks à Auckland en finale du Mondial 2011. Le XV de France en route pour Lille de la perdition manque de personnalités fortes et emblématiques, à la fois bien trempées et capables de maintenir un cap ou d'en changer selon les événements qui surviennent au cœur d'un match. Cette rencontre de samedi qu'on annonce tendue et tordue contre les Pumas sera ainsi un vrai test de caractère.
Pour conclure en forme d'ouverture, on encouragera les Tricolores à se rendre un jour prochain au Costa Rica chez Joe van Niekerk recharger leurs accus, puiser au plus profond d'eux pour y chercher leurs propres vérités sur cette terre tellurique et luxuriante qui ressemble au paradis perdu. L'ancien capitaine des Springboks et du RC Toulon y a refait surface, métamorphosé en chercheur d'âme. Là-bas les arbres marchent, m'a assuré ma fille Mina qui y a séjourné, leurs racines partant à la recherche des éléments nutritifs dont regorge cette terre si riche.
Enveloppé du bruissement de la forêt, ce Joe, moitié Robinson moitié Thoreau, organise des séjours post-burnout, des séances chamaniques de régénération et, pourquoi pas demain, des stages de présaison à l'usage d'équipes en difficulté. Avec ce XV de France à la dérive, voilà un client tout trouvé. Procurez-vous le remarquable entretien réalisé au Costa Rica par mon confrère Marc Duzan dans Midol Mag. Une merveille concentrée. A sa lecture s'ouvrent de nouvelles perspectives, de belles idées mais aussi l'inévitable questionnement, cette quête d'éveil qui donne à nos rebonds ovales un début d'intérêt.
Il ne faut parfois qu'une poignée de secondes pour gâcher ce que l'on a patiemment construit, et les actions que nous engageons n'ont pas toutes la même valeur sur l'échelle du temps. Prenez une pénalité sifflée en début de rencontre. Elle est presque sans incidence en regard de ce qui va suivre. Car telle autre sanction infligée à dix minutes du coup de sifflet final enclenchera, au contraire, un séisme.
La mésaventure de ce XV de France de peu de cervelle(s) a pris sa source à la 72e minute et la moitié de ses dix pénalités concédées le furent dans ces derniers instants jusqu'à la fatidique 84e qui vit la talonneur remplaçant des Springboks s'extraire à contre-sens d'un ballon porté pour inscrire l'essai d'un victoire sud-africaine qui plonge le rugby français un peu plus profondément dans le désespoir.
J'ai assez souligné ailleurs ce que je pensais du "trois contre un" lamentablement vendangé par Teddy Thomas pour ne pas avoir à y revenir ici. C'est un épiphénomène qui en dit long sur l'état d'esprit qui prévaut dans ce XV de France perdu dans ses pensées négatives devenues spirale d'un doute qui l'enserre au fil des minutes même quand il mène de quatorze points à l'entame de la seconde période, soit la moitié du chemin effectué.
L'ancien entraîneur des Springboks, Heyneke Meyer, n'a cessé de le répéter lors des deux entretiens qu'il m'a récemment accordés : la force mentale caractérise les grandes équipes. A l'évidence, le XV de France en est dépourvu. Rien à voir avec le talent individuel, l'articulation collective du jeu ou la condition physique : de ça, les Tricolores disposent. Pas toujours très bien, cela dit, mais ce n'est pas le sujet : ils en ont assez pour se mettre en position de l'emporter. Avant de lâcher bêtement l'affaire.
Les Argentins nomment cet accent aigu la "grinta" : elle ne les quitte jamais. Montés en 1995 de la deuxième division internationale jusqu'à la troisième place mondiale en 2007, invités depuis 2012 dans la cour des grands de l'hémisphère sud, ils occupent aujourd'hui la place laissée vacante par le XV de France qui, lui, ne cesse de dégringoler. Imputrescibles comme le quebracho, ce bois dur comme l'acier et qui pousse dans leurs forêts, ils ont patiemment ajouté à leur ADN les dimensions physiques, tactiques et techniques du rugby en disputant notre championnat et celui d'Angleterre.
Pendant une heure, dans le sillage de leur ouvreur Nicolas Sanchez, que le Stade Français attend impatiemment, ils ont fait douter l'Irlande, actuelle référence de l'hémisphère nord, bloquant les avancées au ras et au large avant de craquer sous l'accumulation de temps de jeu d'un rugby de mécanique bien huilée qui va s'étalonner, samedi, face aux All Blacks. Les Pumas savent la France blessée, touchée au moral et abandonnée par ses supporteurs qui n'en peuvent plus de la voir se tirer toute seule des balles dans les crampons : ils la traqueront sans relâche, soyons-en certains.
Marre d'entendre que ce XV de France n'est pas loin. Pas loin de quoi ? Pas loin de sortir éliminé de sa poule au Japon dans dix mois ? Certainement, au train où déraillent les choses bleues. Avec son mental de biscotte - je sais, vous l'aimez bien, celle-là -, cet agrégat d'internationaux du Top 14 fait peine à voir. Il s'effrite au fil du chrono, ne se nourrit que de miettes d'actions, craque sous la pression. Il n'y a pas beaucoup de vrais champions dans cette sélection, et la cassure remonte à l'après 2011.
Guirado, Médard et Picamoles étaient déjà dans le groupe. Alors, seuls Maestri et Lopez - encore que ça se soit pas sûr du tout - auraient une petite place dans l'équipe qui fit trembler les All Blacks à Auckland en finale du Mondial 2011. Le XV de France en route pour Lille de la perdition manque de personnalités fortes et emblématiques, à la fois bien trempées et capables de maintenir un cap ou d'en changer selon les événements qui surviennent au cœur d'un match. Cette rencontre de samedi qu'on annonce tendue et tordue contre les Pumas sera ainsi un vrai test de caractère.
Pour conclure en forme d'ouverture, on encouragera les Tricolores à se rendre un jour prochain au Costa Rica chez Joe van Niekerk recharger leurs accus, puiser au plus profond d'eux pour y chercher leurs propres vérités sur cette terre tellurique et luxuriante qui ressemble au paradis perdu. L'ancien capitaine des Springboks et du RC Toulon y a refait surface, métamorphosé en chercheur d'âme. Là-bas les arbres marchent, m'a assuré ma fille Mina qui y a séjourné, leurs racines partant à la recherche des éléments nutritifs dont regorge cette terre si riche.
Enveloppé du bruissement de la forêt, ce Joe, moitié Robinson moitié Thoreau, organise des séjours post-burnout, des séances chamaniques de régénération et, pourquoi pas demain, des stages de présaison à l'usage d'équipes en difficulté. Avec ce XV de France à la dérive, voilà un client tout trouvé. Procurez-vous le remarquable entretien réalisé au Costa Rica par mon confrère Marc Duzan dans Midol Mag. Une merveille concentrée. A sa lecture s'ouvrent de nouvelles perspectives, de belles idées mais aussi l'inévitable questionnement, cette quête d'éveil qui donne à nos rebonds ovales un début d'intérêt.
lundi 5 novembre 2018
L'écume des joueurs
Drôle d'idée que de prendre la mer au moment où débarquent les Springboks, plaine Saint-Denis. Mais il n'y a pas plus ouvert de ce côté-ci que l'Atlantique à l'heure où se sont littéralement envolés dimanche dernier de la pointe de Groin cent vingt-trois bateaux pour une Route du Rhum quarante ans d'âge. A l'image du rugby bodybuildé où le moindre contact prend des allures de collision et les compte-rendus ressemblent à des constats à l'amiable (pas toujours), la voile hauturière inquiète elle aussi ses pratiquants et ses passionnés.
Il n'y a pas que les rugbymen pour s'harnacher de kilos de muscles en salle. Quinze tonnes sur la balance, quatre-vingt kilomètres heures (45 noeuds) sur la crête des vagues, trente-deux mètres de fuselage, quarante mètres de mât, sept-cents mètres carrés de voilure : les trimarans géants sont les Jonah Lomu des mers, mi-bateaux, mi-avions, et s'étalent sur l'équivalent de deux terrains de tennis.
Les skippers - on dit pilotes - serrent les fesses quand leurs monstres volants prennent de l'altitude au-dessus des vagues creusées, jusqu'à devenir parfois incontrôlables. Sont-ils à l'échelle d'un homme qui va traverser seul l'Atlantique sans dormir d'une semaine ? La démesure dépasse le possible, la commotion guette, l'ordinateur embarqué dirige et les records tombent depuis que l'emporta en 1978 un maître étalon nommé Mike Birch.
Natif de La Rochelle, mon arrière-plan est forcément décoré de voiliers sans que je me sente pour autant l'âme ultra-marine, ou alors pour procrastiner en admirant l'horizon sans cesse renouvelé dans ce ciel d'Aunis qui inspire les artistes peintres. C'est pourquoi, même si mon ami Alain Thébault, créateur de l'Hydroptère, m'a permis de tutoyer un de ces drôles d'oiseaux des mers, je suis davantage sensible à la démarche de Loïck Peyron, prenant à rebours cette course à l’armement. Ecoutez-le en parler.
«Ce serait génial de faire une Route du Rhum revival à l'ancienne, en hommage aux pionniers (Eric Tabarly, Mike Birch). C'est aussi un service à rendre aux plus jeunes, qui manquent souvent d'un peu de culture, que de leur montrer les sillages par lesquels sont passés nos aînés.» Suivez ce sistership de l'Olympus de Birch, trimaran plutôt casse-gueule parti au sextant avec trois semaines de vivre. Et surtout six kilos de livres. «Ça va être le bonheur absolu», assure ce Peyron. On l'imagine.
Nous regardons trop souvent l'écume de ces joueurs lancés à corps perdus sur la ligne d'avantage et percutant les digues dressées à s'en casser les épaules. Les Anglais l'ont emporté samedi dernier à Twickenham face aux Springboks - que retrouve un XV de France à marée basse - en serrant une défense sur laquelle les Sud-Africains ont buté, têtus. Nos civilisations sont mortelles, savent les philosophes. Le rugby d'élite, comme la voile transatlantique, mondes en soi, en sont aussi l'illustration.
Alors comme Loïc Peyron l'assure, il faut revenir à l'enfance de l'art, retrouver la source de nos bonheurs simples, la clé buissonnière qui ouvre sur l'infini à portée de mains. Ainsi l'écrit l'essayiste Rémi Soulié, grand connaisseur de Nietzsche : «Enfant, jouer dans l'innocence, l'intensité, la gratuité et l'éternité du monde.» Sur terre comme sur mer. Surplombant nos terrains de jeux, le soleil dans les yeux, écoutons le poète marin qui nous enjoint de naviguer à vue et griffonne : «Il faut tenter de vivre !»
Il n'y a pas que les rugbymen pour s'harnacher de kilos de muscles en salle. Quinze tonnes sur la balance, quatre-vingt kilomètres heures (45 noeuds) sur la crête des vagues, trente-deux mètres de fuselage, quarante mètres de mât, sept-cents mètres carrés de voilure : les trimarans géants sont les Jonah Lomu des mers, mi-bateaux, mi-avions, et s'étalent sur l'équivalent de deux terrains de tennis.
Les skippers - on dit pilotes - serrent les fesses quand leurs monstres volants prennent de l'altitude au-dessus des vagues creusées, jusqu'à devenir parfois incontrôlables. Sont-ils à l'échelle d'un homme qui va traverser seul l'Atlantique sans dormir d'une semaine ? La démesure dépasse le possible, la commotion guette, l'ordinateur embarqué dirige et les records tombent depuis que l'emporta en 1978 un maître étalon nommé Mike Birch.
Natif de La Rochelle, mon arrière-plan est forcément décoré de voiliers sans que je me sente pour autant l'âme ultra-marine, ou alors pour procrastiner en admirant l'horizon sans cesse renouvelé dans ce ciel d'Aunis qui inspire les artistes peintres. C'est pourquoi, même si mon ami Alain Thébault, créateur de l'Hydroptère, m'a permis de tutoyer un de ces drôles d'oiseaux des mers, je suis davantage sensible à la démarche de Loïck Peyron, prenant à rebours cette course à l’armement. Ecoutez-le en parler.
«Ce serait génial de faire une Route du Rhum revival à l'ancienne, en hommage aux pionniers (Eric Tabarly, Mike Birch). C'est aussi un service à rendre aux plus jeunes, qui manquent souvent d'un peu de culture, que de leur montrer les sillages par lesquels sont passés nos aînés.» Suivez ce sistership de l'Olympus de Birch, trimaran plutôt casse-gueule parti au sextant avec trois semaines de vivre. Et surtout six kilos de livres. «Ça va être le bonheur absolu», assure ce Peyron. On l'imagine.
Nous regardons trop souvent l'écume de ces joueurs lancés à corps perdus sur la ligne d'avantage et percutant les digues dressées à s'en casser les épaules. Les Anglais l'ont emporté samedi dernier à Twickenham face aux Springboks - que retrouve un XV de France à marée basse - en serrant une défense sur laquelle les Sud-Africains ont buté, têtus. Nos civilisations sont mortelles, savent les philosophes. Le rugby d'élite, comme la voile transatlantique, mondes en soi, en sont aussi l'illustration.
Alors comme Loïc Peyron l'assure, il faut revenir à l'enfance de l'art, retrouver la source de nos bonheurs simples, la clé buissonnière qui ouvre sur l'infini à portée de mains. Ainsi l'écrit l'essayiste Rémi Soulié, grand connaisseur de Nietzsche : «Enfant, jouer dans l'innocence, l'intensité, la gratuité et l'éternité du monde.» Sur terre comme sur mer. Surplombant nos terrains de jeux, le soleil dans les yeux, écoutons le poète marin qui nous enjoint de naviguer à vue et griffonne : «Il faut tenter de vivre !»
mercredi 31 octobre 2018
Délicat rubato
A la ligne je note depuis qu'il m'a été donné de rédiger des contes et des rendus. Comme Gui d'Arezzo, j'écris sur mes mains. De la musique avant toute chose, prophétisait Paul Verlaine. Pas vraiment pour adoucir les mœurs. Mais dans le remugle ovale des trahisons et des insultes, des accords déchirés, des poteaux sciés et des champs labourés qui dénotent, nous reste à viser l'harmonie. Et nous y hisser haut.
Au sortir de la fuite enchantée vers l'Europe et sa coupe la semaine dernière il était question, chez certains entraîneurs, de reconsidérer l'arbitrage français toujours prompt à siffler l'équipe qui attaque à force de la suivre du regard, à l'inverse de ce qu'opèrent les sifflets anglo-saxons, pénalisant les défenseurs occupés à ralentir le mouvement. Il en a été autrement.
Je n'aurai donc pas à revenir sur le succès rochelais à Mayol et la poignée de mains absente au moment où se croisèrent Collazo bien show et Garbajosa osant tendre sa paume. Ni sur les naufrages lyonnais et castrais, le triplé d'Antoine Dupont et les vendanges tardives de Montpellier. Encore moins sur les ressorts offensifs franciliens rebondissant sur le tapis vert d'un lieu-dit en l'occurrence si mal nommé : La Défense.
En effet, m'est parvenu un émouvant petit bouquin* que je n'attendais pas signé de mon confrère Jean-Pierre Oyarsabal dont je n'ai pas oublié qu'il fut l'un des plus rapides à chroniquer mon premier opus, «Rugby au centre», en 1984. Cette plume qui signait dans La Dépêche du Midi m'invite dans sa dédicace à «butiner» son recueil de chroniques, vingt ans de profession de foi survolés en cent-soixante quatorze textes regroupés par thèmes.
Il y est à chaque page question d'enchantements, de meurtrissures, d'inquiétudes et d'émotions, de l'éveil dont nous devons faire preuve à défaut de lucidité, d'hommages, de pèlerinages et de trajectoires, d'estime et d'addictions. C'est écrit serré, dense, ça pulse et ça traverse, le sous-texte est jubilatoire, les jeux de mots subtils. Vingt ans à rédiger de généreux billets de presse après avoir couvert le rugby toulousain : Jean-Pierre Oyarsabal nous fait ainsi traverser à rebours nos passions.
Si le rugby tient sa place et toute sa place avec, entre autres, des miniatures tracées sur Fouroux, Clerc, Poitrenaud, Galthié, Berbizier, Pelous, Walter Spanghero, Servat, Michalak, Bru, Novès, Dusautoir, Califano et Codorniou, mais aussi sur Mazzer, Crenca et Triep-Capdeville, c'est pour mieux nous rappeler que nous ne sommes que de passage mais que certains durent au-delà des scores et des titres. L'ovale ne phagocyte pas pour autant dans cet ouvrage brodé main l'espace laissé au cyclisme, au football, à l'athlétisme et surtout à la boxe.
A l'ouverture, l'auteur nous interroge et citant Albert Camus dès la première attaque il convient, écrit-il, «d'être d'abord exigeant envers soi-même.» Si l'être humain est sommé de relever le grand défi, poursuit-il, et j'ajoute voire même se relever, alors «oui, le sport peut encore l'aider», assure le plumitif en de très belles pages d'écriture. On y trouve - décidemment il n'y a pas de hasard - un élan d'épaisseur spirituelle signé René Char : «L'impossible, nous ne l'atteignons pas forcément, mais il nous sert de lanterne.»
Il y a vingt ans, nous avions des héros auxquels sous identifier. Col relevé, tel voulait ressembler à Jo Maso comme on joue à Zorro. Didier Codorniou au gabarit de lutin improvisait sa ligne rugbystique comme Vladimir Horowitz délivrant l'impromptu de Chopin opus 66, par exemple. Du bout des doigts, sans avoir l'air d'y toucher. Tout de rubato délicat. En vingt ans de lecture morcelée à travers ce collage de contes, il apparait néanmoins que le sport n'est plus aujourd'hui porté par des héros mais par des vainqueurs, des champions. Tous se ressemblent, issus de la formation, formatés donc. Egaux dans l'egosystème.
En amoureux du septième art, l'auteur évoque surtout les sillons fumants et les hommes palpitants, des rencontres, des connexions, et ça nous parle ici. Il écrit sur les «échanges de vibrations étranges». Il poursuit : «L'avenir sera moins ardent, plu ardu ?» Pas de souci. Comme le formulait, très pénétré, l'élancé Philippe Clay dans «Les têtes brûlées» : «Qu'importe ce que nous deviendrons si nous restons ce que nous sommes», relève-t-il. Pas mieux.
*Le sport est-il l'avenir de l'homme. Cépaduès-Editions. 16 euros.
Au sortir de la fuite enchantée vers l'Europe et sa coupe la semaine dernière il était question, chez certains entraîneurs, de reconsidérer l'arbitrage français toujours prompt à siffler l'équipe qui attaque à force de la suivre du regard, à l'inverse de ce qu'opèrent les sifflets anglo-saxons, pénalisant les défenseurs occupés à ralentir le mouvement. Il en a été autrement.
Je n'aurai donc pas à revenir sur le succès rochelais à Mayol et la poignée de mains absente au moment où se croisèrent Collazo bien show et Garbajosa osant tendre sa paume. Ni sur les naufrages lyonnais et castrais, le triplé d'Antoine Dupont et les vendanges tardives de Montpellier. Encore moins sur les ressorts offensifs franciliens rebondissant sur le tapis vert d'un lieu-dit en l'occurrence si mal nommé : La Défense.
En effet, m'est parvenu un émouvant petit bouquin* que je n'attendais pas signé de mon confrère Jean-Pierre Oyarsabal dont je n'ai pas oublié qu'il fut l'un des plus rapides à chroniquer mon premier opus, «Rugby au centre», en 1984. Cette plume qui signait dans La Dépêche du Midi m'invite dans sa dédicace à «butiner» son recueil de chroniques, vingt ans de profession de foi survolés en cent-soixante quatorze textes regroupés par thèmes.
Il y est à chaque page question d'enchantements, de meurtrissures, d'inquiétudes et d'émotions, de l'éveil dont nous devons faire preuve à défaut de lucidité, d'hommages, de pèlerinages et de trajectoires, d'estime et d'addictions. C'est écrit serré, dense, ça pulse et ça traverse, le sous-texte est jubilatoire, les jeux de mots subtils. Vingt ans à rédiger de généreux billets de presse après avoir couvert le rugby toulousain : Jean-Pierre Oyarsabal nous fait ainsi traverser à rebours nos passions.
Si le rugby tient sa place et toute sa place avec, entre autres, des miniatures tracées sur Fouroux, Clerc, Poitrenaud, Galthié, Berbizier, Pelous, Walter Spanghero, Servat, Michalak, Bru, Novès, Dusautoir, Califano et Codorniou, mais aussi sur Mazzer, Crenca et Triep-Capdeville, c'est pour mieux nous rappeler que nous ne sommes que de passage mais que certains durent au-delà des scores et des titres. L'ovale ne phagocyte pas pour autant dans cet ouvrage brodé main l'espace laissé au cyclisme, au football, à l'athlétisme et surtout à la boxe.
A l'ouverture, l'auteur nous interroge et citant Albert Camus dès la première attaque il convient, écrit-il, «d'être d'abord exigeant envers soi-même.» Si l'être humain est sommé de relever le grand défi, poursuit-il, et j'ajoute voire même se relever, alors «oui, le sport peut encore l'aider», assure le plumitif en de très belles pages d'écriture. On y trouve - décidemment il n'y a pas de hasard - un élan d'épaisseur spirituelle signé René Char : «L'impossible, nous ne l'atteignons pas forcément, mais il nous sert de lanterne.»
Il y a vingt ans, nous avions des héros auxquels sous identifier. Col relevé, tel voulait ressembler à Jo Maso comme on joue à Zorro. Didier Codorniou au gabarit de lutin improvisait sa ligne rugbystique comme Vladimir Horowitz délivrant l'impromptu de Chopin opus 66, par exemple. Du bout des doigts, sans avoir l'air d'y toucher. Tout de rubato délicat. En vingt ans de lecture morcelée à travers ce collage de contes, il apparait néanmoins que le sport n'est plus aujourd'hui porté par des héros mais par des vainqueurs, des champions. Tous se ressemblent, issus de la formation, formatés donc. Egaux dans l'egosystème.
En amoureux du septième art, l'auteur évoque surtout les sillons fumants et les hommes palpitants, des rencontres, des connexions, et ça nous parle ici. Il écrit sur les «échanges de vibrations étranges». Il poursuit : «L'avenir sera moins ardent, plu ardu ?» Pas de souci. Comme le formulait, très pénétré, l'élancé Philippe Clay dans «Les têtes brûlées» : «Qu'importe ce que nous deviendrons si nous restons ce que nous sommes», relève-t-il. Pas mieux.
*Le sport est-il l'avenir de l'homme. Cépaduès-Editions. 16 euros.
mardi 23 octobre 2018
Détruire, converger
Servir le rugby, plutôt que s'asservir ou se servir. Recycler dans cette ligne d'attaque l'un des fondamentaux des Compagnons du Devoir, c'est aussi rendre hommage à ceux dont les carrières ovales n'ont pas été transcendantes mais qui œuvrent ou ont œuvré pour ce jeu, à leur façon, en utilisant au maximum ce dont ils disposaient. Car en revenant la semaine dernière sur les quais du port de La Rochelle - où les couteaux sont délicieux, merci Rémi -, j'ai retrouvé avec plaisir quelques uns de mes coéquipiers juniors, Eric, Jean-Pierre...
On ne peut pas dire que nous étions particulièrement doués et d'ailleurs, aucun d'entre nous n'a joué en équipe première ou en première division. A l'exception de Daniel, athlète naturel bonifié avec l'âge et qui garde encore sa silhouette de jeune homme quand nous commençons tous à ressembler à nos pères... Passionné par ce jeu, ce flanker de grand rayon a passé tous les diplômes disponibles. Il a entraîné au Stade Rochelais avant d'être évincé du club de façon cavalière, sans même être informé qu'il n'avait plus accès au bord de terrain de la plaine des jeunes.
Nous avons devisé face aux deux tours et continuons d'échanger. C'est aussi ça le bonheur de l'amitié scellée sur les terrains. Daniel était un troisième-ligne aile coureur-sauteur. Et n'y voyez aucune allusion grivoise. Il a fréquenté la crème des penseurs ovales, parle comme il écrit, ce qui est bien plus agréable que l'inverse, et rédige les comptes rendus des rencontres de rugby féminin, ce qui est tout sauf un hasard.
Les méandres du rugby pro regorgent d'événements peu ragoutants, de sordides ruptures, de départs brutaux tout autant que d'ascensions subites, de riches histoires et de success story. Sachant que j'avais mis pendant trois jours mes pas dans ceux de Patrice Collazo à La Rochelle afin d'en savoir un peu plus et un peu mieux sur les raisons de son exil au moment même où son équipe tutoyait les sommets, Daniel me cita Michel de Grèce : «Il ne faudrait jamais laisser la vérité détruire une bonne histoire». Sauf que je suis plutôt du genre à brûler Carthage.
Je ne sais si la fin de match de Toulon, samedi après-midi dernier à Edimbourg, l'a inspiré mais il a vu dans la passe aveugle de François Trinh-Duc - beaucoup trop coutumier du fait, entre nous - matière à enclencher une réflexion. «Si le porteur du ballon est responsable du ballon, le soutien est responsable du porteur du ballon !» me essaimesse-t-il. Si je suis son raisonnement, cette passe - qui vaut bonus offensif pour les Ecossais - raconte en creux la faillite du RCT bien mieux qu'une litanie de scores défavorables.
Le rugby, dirait Nietzsche, il faut le démembrer, le rôtir et le dévorer pour mieux récupérer son cœur battant et le ressusciter. Et s'il était chaos avant d'être cosmos, c'est-à-dire organisé ? J'aurais voulu vous abreuver de sagesse dionysiaque, celle des élans toulousains, franciliens et castrais, folie de poules européennes dans la haute cour du jeu, un peu de chaos et beaucoup de forces actives. Une autre fois.
Aveugles que nous sommes, triturerons cette passe. Bob Dwyer, ancien coach des Wallabies, imposait à ses joueurs de s'adapter aux mauvaises passes. «En match, le ballon vous arrivera rarement dans d'excellentes conditions. Alors autant s'y préparer.» A l'entraînement, le porteur balançait le ballon n'importe où, n'importe comment. A charge pour chaque soutien de le récupérer.
Le mot est lancé... Il est ici et ailleurs raison d'être au monde. Mêlée, touche, relance, regroupement, attaque, défense : vous ne trouverez pas une action où le soutien n'est pas présent, y compris au moment de buter quand un partenaire s'allonge pour vous tenir le ballon sous la bourrasque. Il différencie le XV du XIII. Quand il y a blocage, les quinzistes démarrent le jeu là où les treizistes l'arrêtent. Et ce qui est valable sur le terrain l'est surtout en dehors, vous êtes nombreux sur ce blog à le prouver.
Alors si «le soutien est responsable du porteur du ballon.», que nous dit Trinh-Duc sous pression devant ses poteaux ? Qu'aurait écrit Saint-Exupéry, s'il avait joué à Carqueiranne ? Trinh-Duc passe un message au sein d'une équipe dont les lignes sont distendues, où l'absence et le désintérêt font office de lien et de tactique. Le ballon n'arrivera pas à destination, intercepté quelque part en l'air, disparu au large, happé. Etre partenaire, c'est être responsable. C'est un placement. L'un des trois P du triptyque néo-zélandais. Convergeons.
On ne peut pas dire que nous étions particulièrement doués et d'ailleurs, aucun d'entre nous n'a joué en équipe première ou en première division. A l'exception de Daniel, athlète naturel bonifié avec l'âge et qui garde encore sa silhouette de jeune homme quand nous commençons tous à ressembler à nos pères... Passionné par ce jeu, ce flanker de grand rayon a passé tous les diplômes disponibles. Il a entraîné au Stade Rochelais avant d'être évincé du club de façon cavalière, sans même être informé qu'il n'avait plus accès au bord de terrain de la plaine des jeunes.
Nous avons devisé face aux deux tours et continuons d'échanger. C'est aussi ça le bonheur de l'amitié scellée sur les terrains. Daniel était un troisième-ligne aile coureur-sauteur. Et n'y voyez aucune allusion grivoise. Il a fréquenté la crème des penseurs ovales, parle comme il écrit, ce qui est bien plus agréable que l'inverse, et rédige les comptes rendus des rencontres de rugby féminin, ce qui est tout sauf un hasard.
Les méandres du rugby pro regorgent d'événements peu ragoutants, de sordides ruptures, de départs brutaux tout autant que d'ascensions subites, de riches histoires et de success story. Sachant que j'avais mis pendant trois jours mes pas dans ceux de Patrice Collazo à La Rochelle afin d'en savoir un peu plus et un peu mieux sur les raisons de son exil au moment même où son équipe tutoyait les sommets, Daniel me cita Michel de Grèce : «Il ne faudrait jamais laisser la vérité détruire une bonne histoire». Sauf que je suis plutôt du genre à brûler Carthage.
Je ne sais si la fin de match de Toulon, samedi après-midi dernier à Edimbourg, l'a inspiré mais il a vu dans la passe aveugle de François Trinh-Duc - beaucoup trop coutumier du fait, entre nous - matière à enclencher une réflexion. «Si le porteur du ballon est responsable du ballon, le soutien est responsable du porteur du ballon !» me essaimesse-t-il. Si je suis son raisonnement, cette passe - qui vaut bonus offensif pour les Ecossais - raconte en creux la faillite du RCT bien mieux qu'une litanie de scores défavorables.
Le rugby, dirait Nietzsche, il faut le démembrer, le rôtir et le dévorer pour mieux récupérer son cœur battant et le ressusciter. Et s'il était chaos avant d'être cosmos, c'est-à-dire organisé ? J'aurais voulu vous abreuver de sagesse dionysiaque, celle des élans toulousains, franciliens et castrais, folie de poules européennes dans la haute cour du jeu, un peu de chaos et beaucoup de forces actives. Une autre fois.
Aveugles que nous sommes, triturerons cette passe. Bob Dwyer, ancien coach des Wallabies, imposait à ses joueurs de s'adapter aux mauvaises passes. «En match, le ballon vous arrivera rarement dans d'excellentes conditions. Alors autant s'y préparer.» A l'entraînement, le porteur balançait le ballon n'importe où, n'importe comment. A charge pour chaque soutien de le récupérer.
Le mot est lancé... Il est ici et ailleurs raison d'être au monde. Mêlée, touche, relance, regroupement, attaque, défense : vous ne trouverez pas une action où le soutien n'est pas présent, y compris au moment de buter quand un partenaire s'allonge pour vous tenir le ballon sous la bourrasque. Il différencie le XV du XIII. Quand il y a blocage, les quinzistes démarrent le jeu là où les treizistes l'arrêtent. Et ce qui est valable sur le terrain l'est surtout en dehors, vous êtes nombreux sur ce blog à le prouver.
Alors si «le soutien est responsable du porteur du ballon.», que nous dit Trinh-Duc sous pression devant ses poteaux ? Qu'aurait écrit Saint-Exupéry, s'il avait joué à Carqueiranne ? Trinh-Duc passe un message au sein d'une équipe dont les lignes sont distendues, où l'absence et le désintérêt font office de lien et de tactique. Le ballon n'arrivera pas à destination, intercepté quelque part en l'air, disparu au large, happé. Etre partenaire, c'est être responsable. C'est un placement. L'un des trois P du triptyque néo-zélandais. Convergeons.
lundi 15 octobre 2018
Délivré par les mains
Vous écriviez, ami(es) d'ici, qu'il est un prince des émotions à partager, un émetteur d'idées qui jamais n'a laissé de message à suivre mais plutôt des pistes, des chemins et des envies, libre à nous de nous y enfoncer. Vos commentaires suivaient cette Sorgue, prolongements de la précédente chronique en prose ; rivière qui transperce, écrivais-tu, Jacques, tellement martyrisée qu'elle aurait peut être façonné l'homme et le poète que nous aimons et, comme pour le rugby, dont nous aimerions tant retrouver les fondations lui qui se présentait poutre en deuxième-ligne.
Dans la fureur et le mystère d'une rencontre, dans la transhumance de ce ballon parfois arrêté par le rossignol diabolique, il a trouvé tel l'ange la clé. Octobrement. Bath et Toulouse étaient de dimensions adversaires. L'ailier, dans ce ground de récréation, fuyait la défense inversée. Lui, Maxime Médard, pointait du doigt la prémonition, s'étant approvisionné d'arguments. Il est ce joueur dont l'appétit d'imagination s'exprime sans filtre. Si à Bath coule derrière le stade une rivière soudainement grossie, Médard en plongeant nous a délivré par les mains.
Ne jamais rien lâcher, ne jamais renoncer. S'engager à jouer jusqu'au bout, ne jamais considérer la défaite comme une option. Rester concentré. Samedi dernier, le temps d'une malice, il a personnifié le meilleur du rugby, l'abnégation, le désir d'aller chercher la plus petite parcelle d'espoir dans un geste inattendu qui permet ainsi au Stade Toulousain de sortir victorieux d'une rencontre qui semblait mal conclue d'un point bancal.
J'ai rencontré Maxime pour la première fois en 2004 à Marcoussis. Il évoluait avec les moins de vingt ans. De près comme de loin, il y avait du Philippe Sella sur lui. Même silhouette athlétique, même timidité, quelque chose de pur dans le regard, aucune envie d'être le centre d'intérêt d'un article, étonné qu'un journaliste se déplace uniquement pour lui mais poli à défaut d'être disert, disponible sans montrer la moindre impatience.
Quatorze ans plus tard et autant de saisons en équipe toulousaine, cinquante sélections au compteur bleu, ce joueur protée, capable d'évoluer ailier, arrière et parfois centre, a tellement offert en trois fois, un simple geste qui fait tout et surtout en dit beaucoup sur son état d'esprit. Rarement une tape sur l'avant-bras a fait autant pour l'avenir européen d'une poignée d'hommes. Des gestes paraissent anodins mais sont ceux qui sauvent.
Le ciel n'est plus aussi noir, le soleil aussi rouge. Les quatre étoiles furtives de son maillot brillent et s'annoncent. Partenaire, coéquipier, silex fidèle qui taille le rideau des défenses, ton joug s'est raffermi et nous poussons de concert, nos pas battent l'amble, disait-il, silencieux. L'entente a jailli de ses épaules. Avec lui, nous sommes frères dans ce combat qui s'éloigne et nous laisse un cœur haut sur une pelouse à l'ombre éveillée de hautes tribunes et des vieilles bâtisses. Qu'il est naïf, ce ballon pétri de nos mains...
Maxime Médard est ce compère indélébile que nous sommes donc quelques un à avoir fréquenté ailleurs. Nous rejouons avec lui dans l'espérance et alignions les dos courbés en son absence puisque ce jeu ne soupçonne pas que ce qu'il nomme, à la légère, forfait occupe le fourneau dans l'unité des huit, des quinze, des vingt-trois, des plus nombreux encore. L'équipée s'avance derrière un rideau de papillons qui pétillent, une vessie partagée et gonflée d'orgueil loyal à la main, la crémaillère des percussions en collier à notre cou.
Le sang et la sueur ont engagé le match qui se poursuivra jusqu'à voir presque la nuit tomber à la dernière chandelle allumée dans le ciel d'ombre. L'horloge des attaques relancées de si loin achève de s'arrêter. Nos épaules sont des livres ouverts propageant l'épique à la lecture desquels nous avons tracé notre chemin dans l'encre des palmarès et des chimères qui ne sèchent jamais. D'autres nous observent, aujourd'hui, à l'agonie quand nous arrachons le bout de cuir à la terre au cœur de la cruauté des regroupements innombrables.
Il y a un homme à présent debout, un homme dans l'en-but d'herbes hautes qu'on dirait un premier blé, champ pareil à un chœur attaqué. Un champ sauvé.
Hommage à René Char
Dans la fureur et le mystère d'une rencontre, dans la transhumance de ce ballon parfois arrêté par le rossignol diabolique, il a trouvé tel l'ange la clé. Octobrement. Bath et Toulouse étaient de dimensions adversaires. L'ailier, dans ce ground de récréation, fuyait la défense inversée. Lui, Maxime Médard, pointait du doigt la prémonition, s'étant approvisionné d'arguments. Il est ce joueur dont l'appétit d'imagination s'exprime sans filtre. Si à Bath coule derrière le stade une rivière soudainement grossie, Médard en plongeant nous a délivré par les mains.
Ne jamais rien lâcher, ne jamais renoncer. S'engager à jouer jusqu'au bout, ne jamais considérer la défaite comme une option. Rester concentré. Samedi dernier, le temps d'une malice, il a personnifié le meilleur du rugby, l'abnégation, le désir d'aller chercher la plus petite parcelle d'espoir dans un geste inattendu qui permet ainsi au Stade Toulousain de sortir victorieux d'une rencontre qui semblait mal conclue d'un point bancal.
J'ai rencontré Maxime pour la première fois en 2004 à Marcoussis. Il évoluait avec les moins de vingt ans. De près comme de loin, il y avait du Philippe Sella sur lui. Même silhouette athlétique, même timidité, quelque chose de pur dans le regard, aucune envie d'être le centre d'intérêt d'un article, étonné qu'un journaliste se déplace uniquement pour lui mais poli à défaut d'être disert, disponible sans montrer la moindre impatience.
Quatorze ans plus tard et autant de saisons en équipe toulousaine, cinquante sélections au compteur bleu, ce joueur protée, capable d'évoluer ailier, arrière et parfois centre, a tellement offert en trois fois, un simple geste qui fait tout et surtout en dit beaucoup sur son état d'esprit. Rarement une tape sur l'avant-bras a fait autant pour l'avenir européen d'une poignée d'hommes. Des gestes paraissent anodins mais sont ceux qui sauvent.
Le ciel n'est plus aussi noir, le soleil aussi rouge. Les quatre étoiles furtives de son maillot brillent et s'annoncent. Partenaire, coéquipier, silex fidèle qui taille le rideau des défenses, ton joug s'est raffermi et nous poussons de concert, nos pas battent l'amble, disait-il, silencieux. L'entente a jailli de ses épaules. Avec lui, nous sommes frères dans ce combat qui s'éloigne et nous laisse un cœur haut sur une pelouse à l'ombre éveillée de hautes tribunes et des vieilles bâtisses. Qu'il est naïf, ce ballon pétri de nos mains...
Maxime Médard est ce compère indélébile que nous sommes donc quelques un à avoir fréquenté ailleurs. Nous rejouons avec lui dans l'espérance et alignions les dos courbés en son absence puisque ce jeu ne soupçonne pas que ce qu'il nomme, à la légère, forfait occupe le fourneau dans l'unité des huit, des quinze, des vingt-trois, des plus nombreux encore. L'équipée s'avance derrière un rideau de papillons qui pétillent, une vessie partagée et gonflée d'orgueil loyal à la main, la crémaillère des percussions en collier à notre cou.
Le sang et la sueur ont engagé le match qui se poursuivra jusqu'à voir presque la nuit tomber à la dernière chandelle allumée dans le ciel d'ombre. L'horloge des attaques relancées de si loin achève de s'arrêter. Nos épaules sont des livres ouverts propageant l'épique à la lecture desquels nous avons tracé notre chemin dans l'encre des palmarès et des chimères qui ne sèchent jamais. D'autres nous observent, aujourd'hui, à l'agonie quand nous arrachons le bout de cuir à la terre au cœur de la cruauté des regroupements innombrables.
Il y a un homme à présent debout, un homme dans l'en-but d'herbes hautes qu'on dirait un premier blé, champ pareil à un chœur attaqué. Un champ sauvé.
Hommage à René Char
lundi 8 octobre 2018
Les garçons trichent, les filles font semblant
Cette fille,
la première fois qu'il l'avait vue, c'était dans le parc Martin-Luther-King et
maintenant il lui caressait l'intérieur des cuisses du bout des doigts. Un chat
miaulait à la mort après un sachet de croquettes, une étagère trop loin.
C'était un samedi matin, à Clichy. Un matin où le café aurait bientôt un relent
de pisse de chat et le chat une odeur de café.
- Alex, au moins, c'est ton vrai
prénom ?
- Et toi,
Elise ?
- Non
plus...
- Alors, tu
t'en tires mieux que moi...
Oui, la
première fois qu'il l'avait vue, c'était à 18h30 exactement, juste avant que le
héron du parc Martin-Luther-King ne s'envole de l'ennui artificiel de son lac,
de toute façon beaucoup trop grand, pour
s'élancer en haut style vers une certaine idée du Grand Paris. Assis sur un banc
à l'ombre, il lisait un texto de son vieil ami David l'invitant à le rejoindre,
«dans une heure chez Jeff. Pour parler de
la finale, quoi...». Elle portait une jupe verte et des sneakers
blanchâtres. Et il y avait aussi ce petit nez au retroussé piquant. Il l'avait
regardée disparaître au coin de l'allée, là où le tourisme urbain prenait son
essor.
Quoi faire d'autre ? Se lever ? L'aborder avec une petite lueur dans le regard et un gros morceau d'éloquence ? Non. Sur son banc, il était à son aise. Attendre et se contenter de voir la vie qui défile sous vos yeux. Attendre que ça passe, voilà ce qu'il avait toujours fait. Le genre de personnage un peu désespéré qui se contente de regarder l'histoire depuis le seuil, qui fait mine de vouloir y prendre part, mais recule au bout de quelques minutes et puis s'en va. Retourne dans la salle d'attente. Sur son banc.
Quoi faire d'autre ? Se lever ? L'aborder avec une petite lueur dans le regard et un gros morceau d'éloquence ? Non. Sur son banc, il était à son aise. Attendre et se contenter de voir la vie qui défile sous vos yeux. Attendre que ça passe, voilà ce qu'il avait toujours fait. Le genre de personnage un peu désespéré qui se contente de regarder l'histoire depuis le seuil, qui fait mine de vouloir y prendre part, mais recule au bout de quelques minutes et puis s'en va. Retourne dans la salle d'attente. Sur son banc.
- Tu fais
quoi dans la vie ?
- Je fais
comme tous les garçons. Je triche en attendant de devenir quelqu'un d'autre...
- Moi, je
fais comme toutes les filles. Je fais semblant jusqu'à ce que ça bouge un
peu...
Lorsqu'il
s'était enfin décidé à bouger, à quitter son foutu banc, David s'impatientait
depuis plus d'une heure devant son cinquième demi. Chez Jeff, un bar de marché qui ressemblait davantage à une buvette
de club-house, les derniers garçons perdus de la ville se réunissaient, chaque
vendredi soir, et c'était encore la façon la plus grandiose - la plus belle. La
moins définitive, aussi - de sortir de leur petite mort provisoire pour faire
mine de plonger à nouveau dans leur vie fantasmée de longue haleine. C'est toujours
pareil.
Dans la vie, il y a regarder et faire. Et à force de regarder les autres faire, le cœur de tous les sales petits voyeurs que nous sommes se met, oh presque inconsciemment, à inventer des souvenirs. Cette fois-là, entre la septième mousse et le second mojito, Alex racontait sa fameuse croisée de 87. Imparable, bien entendu. Décisive, forcément. David, que la mythomanie à multiples rebondissements de son complice de bar fascinait toujours autant, avait son fameux air d'omelette froide au thon et c'est là qu'elle est entrée, le printemps sur le bout des lèvres...
Dans la vie, il y a regarder et faire. Et à force de regarder les autres faire, le cœur de tous les sales petits voyeurs que nous sommes se met, oh presque inconsciemment, à inventer des souvenirs. Cette fois-là, entre la septième mousse et le second mojito, Alex racontait sa fameuse croisée de 87. Imparable, bien entendu. Décisive, forcément. David, que la mythomanie à multiples rebondissements de son complice de bar fascinait toujours autant, avait son fameux air d'omelette froide au thon et c'est là qu'elle est entrée, le printemps sur le bout des lèvres...
- Mon père
jouait au rugby, tu sais
- Et ?
- Il n'en
parlait jamais. Pourtant, ça m'intriguait, cette histoire de fraternités. De
tendresses minuscules entre les hommes.
- Ah
oui ?
- Un jour que
je voulais vraiment savoir, il m'a répondu : «Tu ne peux pas avoir mangé
ton gâteau et vouloir qu'il en reste...»
Carte blanche à Benoit Jeantet, écrivain, qui a récemment publié Nos guerres indiennes (Publie.net, 2014) et Et alors tout s'est mis à marcher en crabe (Le Pédalo Ivre, 2016).