Pour ceux qui l'auraient oublié, le Tournoi revient. Et avec lui nos souvenirs, visages d'hommes qui restent et se retrouvent même si le ballon, lui, a disparu. Cette fois-ci, le rendez-vous est fixé vendredi soir. Horaire avec lequel on peine à s'accorder. Ce rugby en smoking a depuis longtemps élargi son registre et noircit les pages de notre agenda le dimanche aussi. Ainsi donc recommence ce feuilleton en cinq épisodes. Par la visite des Gallois. Nos ancêtres. Nous leur devons le rugby à la française, chantier ouvert à Bayonne par Owen Roe en des temps si reculés - plus d'un siècle, déjà - que la rue qui mène au stade Jean-Dauger a été baptisée de son nom.
Du French Flair, il n'en reste pas grand chose si ce n'est l'essai de Gaël Fickou contre les Anglais au Stade de France en 2014. Repassez-le en boucle. De cette cavalcade effrénée demeurent aujourd'hui six Tricolores : Gaël Fickou, fort heureusement, et avec lui Yoann Huget, Mathieu Bastareaud, Wesley Fofana et Maxime Médard, soit l'entière ligne de trois-quarts titulaire ce 1er février 2014. Devant, seul Louis Picamoles est resté.
Mis à part Nicolas Mas, Pascal Papé et Yannick Nyanga, les autres joueurs inscrits sur cette feuille de match sont pourtant toujours en activité. Le grand renouvellement appelé de tous nos vœux permet donc de lancer dans le Tournoi Thomas Ramos, Dorian Aldegheri, Romain Ntamack, Grégory Alldritt, Demba Bamba, Pierre Bourgarit et Julien Marchand, sans oublier Paul Willemse. Si vous n'avez rien de mieux à faire, regardez France-Galles rien que pour savoir si la relève, dont nous attendons beaucoup, sera à la hauteur de nos espérances.
Le reste de nos concitoyens, pour sa part, est particulièrement optimiste, voire béat. S'il faut en croire une récente consultation, 31% des sondés imaginent le XV de France terminer en tête de la compétition. Et cet enthousiasme ruisselle. L'entraîneur national Jacques Brunel est à leur yeux l'homme de la situation, et la Coupe du Monde 2019 au Japon pourrait bien réussir aux Tricolores. Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes ovales. De quoi nous plaignons-nous ?
Ce bon philosophe Pangloss, chantre de la nigologie, s'occuperait-il donc de la préparation mentale du XV de France au château des barons de Marcoussis ? L'optimisme est de mise : acceptons-en l'augure. Baignons-nous dans le bonheur encore quelques jours, mes ami(e)s, au moins avant le coup d'envoi nocturne de ce France-Galles. J'espère juste ne pas avoir à me geler les coquilles dans la plaine sibérienne de Saint-Denis.
Pour tout vous dire, il m'étonnerait fort que l'ennui prévale, car d'après ce que m'indiquent mes informateurs gallois, les gars du Poireau gardent en travers de leur gorge l'embuscade d'il y a deux ans, les mêlées à refaire, les remplacements français intempestifs et ces vingt minutes de temps de jeu hors limite qui font de cette rencontre la plus longue de l'histoire du rugby mondial.
Ce que je retiens surtout, à l'analyse du squad gallois, c'est la présence d'une quinzaine d'internationaux entre vingt-et-un et vingt-quatre ans. Sans esbroufe et avec infiniment moins de moyens que la France, les Gallois préparent déjà le Mondial 2023 quand nous en sommes à nous demander qui nous allons bien pouvoir aligner dans sept mois, au point de faire de Mathieu Bastareaud un troisième-ligne centre en puissance.
C'est affligeant, ce souci de toujours détricoter. Depuis qu'ils ont découvert le jeu de balle ovale, les Sud-Africains placent en numéro huit leur meilleur joueur : le plus athlétique, le plus adroit, celui qui possède la meilleure lecture du jeu. Depuis que je m'intéresse au rugby, j'ai appris qu'il suffit parfois de regarder la composition de la troisième-ligne pour savoir quel jeu va pratiquer l'équipe. Nous, ce serait plutôt le Culbuto.
Mais voilà qu'indécrottable, j'ironise encore au lieu de profiter de l'ivresse du moment, de l'embellie des opinions favorables, de cet espoir bleu, regain bienfaisant au milieu d'une actualité anxiogène... Il sera bien temps, vendredi soir, de revenir ici et en détails sur cette ouverture dionysienne face à ceux qui ont beaucoup donné à ce jeu, à savoir la composition d'une ligne de trois-quarts (1886), le jeu de passes (1912), les rassemblements en vue de préparer un test-match (1965), ainsi que le mouvement pendulaire large-large (1971). Le seul moyen de régler notre dette aux Gallois serait, comme le XV de France est déjà parvenu à le faire, de les vaincre. En grand style.
lundi 28 janvier 2019
mardi 22 janvier 2019
Plaqué or
Ce qui nous choque, ce n'est pas l'expansion mais la démesure; non pas la croissance mais l'excès auquel se donne le rugby. A tel point qu'il s'est éloigné, en France, de la base que forme le monde amateur. La loupe qui l'ausculte et le multiplie à l'infini, focale médiatique centrée sur quelques clubs haut de gamme qui sont la propriété de milliardaires, chefs d'entreprises ou sociétés industrielles, fausse nos regards, et c'est bien malheureux.
C'est bien malheureux pour ce sport d'éducation créé pour diffuser auprès d'une jeunesse qui deviendra classe dirigeante dans les pays anglo-saxons et en Argentine des vertus cardinales propres à améliorer l'homme et la société. L'élite des joueurs se compose aujourd'hui de mercenaires et les hommes de devoir qui œuvraient naguère dans l'ombre en s'enorgueillissant de cicatrices portent aujourd'hui plainte comme leur ancien employeur pour atteinte à la santé et négligence coupable.
On n'arrive pas encore à sortir de ces satanés commotions qui nous reviennent en pleine gueule à mesure que les décès, cinq désormais avec un jeune samoan, soit cinq de trop, s'additionnent. Les instances fédérales voudraient nous faire croire qu'elles s'inscrivent dans des statistiques qui n'ont rien d'alarmistes. Mais si le risque zéro n'existe nulle pas, il est de notre devoir de protection d'assurer une pratique qui ne met pas en danger la vie des joueurs comme s'il s'agissait de bétail qu'on mène à l'abattoir à grands coups de pick-and-go, cette plaie à une passe qui aligne les temps de jeu alors qu'il s'agit d'un déni d'action.
Impossible de le cacher : le rugby véhicule désormais une mauvaise image, et seuls les résultats du XV de France peuvent sortir l'ovale français de la déprime de match. Ou pas. C'est dire l'importance de la vitrine. Tout passe aujourd'hui par la devanture du magasin, et c'est l'heure pour le rugby français, déjà peu représenté en Coupe d'Europe, de prendre quelques couleurs, d'autant que le Racing 92 et le Stade Toulousain s'affrontant en quarts de finale, il ne restera qu'un seul représentant du Top 14 dans le dernier carré européen.
Beaucoup d'éducateurs le constatent et le regrettent : les problèmes du rugby pro se déversent par pleins tonneaux sur le monde amateur alors même qu'une séparation de fait s'effectue entre ces deux univers. La théorie du ruissellement, chère à nos dirigeants politiques, a des effets pervers qui ne plombent pas uniquement le rugby français, ce qui n'est pas pour nous rassurer, et si la problématique de la mêlée - effondrement, arrêt du jeu et blessures - a été en grande partie résolue par des changements de règles (elle reste un souci en Australie et en Afrique du Sud), il faut souhaiter qu'il en sera de même avec la crise de la commotion cérébrale.
Après la Coupe du monde 2019, c'est acté, le plaquage ne pourra s'effectuer qu'à la taille ou en dessous. Pour n'avoir pas été un grand défenseur durant ma très médiocre carrière de joueur, je peux néanmoins vous assurer une chose : nombre de plaqueurs s'assommeront sur les hanches et les genoux adverses. Ce qui m'avait toujours empêché, préférant la défense glissée, de descendre bas sur mes appuis...
A long terme, l'idée du think tank de World Rugby de créer une ligne de protection située à hauteur du nombril, ou des tétons selon affinités, devrait déboucher sur un rugby d'évitement. En effet, "la défense, qui ne vient plus dans les rucks et forme un mur infranchissable d'une ligne de touche à l'autre, devra fonctionner en rideaux et donc laisser des espaces plus grands au porteur de balle et à ses soutiens immédiats", m'explique le DTN Didier Retière, ancien entraîneur adjoint du XV de France sous l'ère Lièvremont.
Il faudra bien aussi un jour que ce qui dépasse, à savoir les muscles hypertrophiés, les joueurs surdimensionnés, les budgets pharaoniques, les prétentions arrogantes, les déclarations assassines, soit retranché. L'exceptionnel a ceci de limité qu'il ne s'inscrit pas et qu'à force de bafouer les règles, qu'elles soient de pure physique, morales, éthiques ou financières, ceux qui ne se rêvent que supérieurs finiront - némésis vs hubris - par être fragilisés, ou démontés.
De même que notre société, qui se lézarde, se cherche une forme nouvelle et surtout durable de vivre-ensemble, le rugby français a tout intérêt à ne pas masquer sa réalité derrière des chiffres et des effets d'annonce pour réseaux sociaux s'il veut retrouver, très vite, la place qu'il occupait il y a peu encore sur l'échiquier mondial. A moins de deux semaines du coup d'envoi du Tournoi des Six Nations, on aimerait pouvoir se dire, sereinement, qu'importent peu les résultats puisque le jeu, c'est le style, et que nous en sommes pénétrés.
dimanche 13 janvier 2019
Bach, blanc, boer
Plus de cent fois modifié, le jeu orignal de football tel que pratiqué à Rugby n'a conservé au fil du temps qu'une seule règle : la réception de volée du ballon, autrement appelée "marque". Elle protège le réceptionneur en arrêtant immédiatement le jeu, le législateur ayant néanmoins prévu au fil du temps de limiter cette action à la seule zone des vingt-deux mètres.
Parmi les inventions ovales qui suivirent - la passe, la remise en touche, le plaquage et le hors-jeu, par exemple -, le concept inventé dans les années vingt du siècle dernier par le deuxième-ligne anglais Wavell Wakefield, à savoir ligne d'avantage, se révèle un marqueur fiable pour qui souhaite analyser les différents styles pratiqués.
Si le XV de la Rose fut le premier à s'imaginer devoir traverser cette frontière imaginaire perpendiculaire à la ligne de touche et qui sépare les deux équipes, les Springboks décidèrent, eux, d'en faire leur credo dès l'après-guerre sous la férule de leur entraîneur Danie Craven, ce qui leur permit de devenir, entre 1949 et 1957, la première grande puissance rugbystique.
Les Tricolores du capitaine Lucien Mias mirent fin à cette hégémonie en 1958 quand ils remportèrent la série de test-matches en Afrique du Sud, tremblement de terre qui plaça alors la France sur la carte du monde ovale, performance renouvelée en 1993 par les hommes de l'entraîneur Pierre Berbizier, architecte de ce nouvel exploit.
Alors au sommet, les Springboks disputèrent en 1952 un test-match à Colombes dans la foulée du Grand Chelem qu'ils avaient obtenu dans les Iles Britanniques. On les surnommait alors "les Rugbymen du Diable" tant leur domination sans pitié n'offrait à l'adversaire qu'une seule option : la défaite ; en priant qu'elle ne soit pas trop humiliante.
Leur idée était aussi simple qu'efficace : franchir au plus vite la ligne d'avantage derrière les mêlées et les touches pour ensuite enchaîner le jeu à leur guise. Ils disposaient pour cela d'authentiques athlètes, dont leur troisième-ligne centre et capitaine Hennie Muller, surnommé "le Lévrier" pour sa vitesse de déplacement.
Ce jour-là, débutait un deuxième-ligne, Lucien Mias, qui ne perdit pas une miette de ce spectacle, nonobstant le fait qu'il fut balayé, comme tous ses coéquipiers. Six ans plus tard, il reprit à son compte cette façon de jouer en instaurant le demi-tour contact entre avants pour mieux enfoncer la défense, pénétrant ainsi dans le camp adverse en assurant la conservation du ballon.
Durant cette tournée de 1958, se tenait pourtant face à lui un rempart, Johann Claassen, héritier de la culture springbok initiée par Paul Roos dans le sillage du révérend Ogilvie, pensée par August Markotter, enrichie par Danie Craven, et dont se prévalent encore aujourd'hui la quasi-totalité des techniciens sud-africains, Top 14 inclus.
Dimanche dernier, Johann Claassen, 89 ans, s'en est allé. "Devant lui, tous les autres ne sont que des enfants," écrit le compositeur Robert Schumann au sujet de Jean-Sébastien Bach. Johann Claassen était de ce rang. Je l'ai rencontré une première fois à Bordeaux, en 1992. Il avait été nommé directeur de la première tournée des Springboks d'après-apartheid (1949-1991) qui sortaient d'une longue mise au ban des nations. Les Sud-Africains effectuant une visite dans les chais de Saint-Emilion, il m'avait permis de les accompagner.
Professeur de théologie à l'université de Potchefstroom - haut-lieu de l'histoire afrikaner - et figure emblématique de la culture boer autant que du rugby blanc, Johann Claassen symbolisait l'impact politique des Springboks et parlait lentement l'anglais. Je me souviens surtout avoir évoqué avec lui sa passion pour le Cantor de Leipzig, ce qui m'avait permis de tisser pendant ce court instant un lien privilégié.
"Que l'on veuille réconforter ceux qui sont tristes, rendre courage aux désespérés, fléchir les orgueilleux, adoucir ceux qui haïssent, que pourrait-on trouver de plus efficace que la musique ?" assurait il y a cinq siècles Martin Luther, homme de défi. Pour clore cette première chronique sur une bonne note, j'ouvrirai 2019 en reliant art et rugby au travers de ce constat signé Glenn Gould : "Voilà le secret lorsqu'il s'agit de jouer Bach au piano : il vous faut cette immédiateté de réponse, ce contrôle des définitions les plus raffinées de tous les éléments." Coda.
Parmi les inventions ovales qui suivirent - la passe, la remise en touche, le plaquage et le hors-jeu, par exemple -, le concept inventé dans les années vingt du siècle dernier par le deuxième-ligne anglais Wavell Wakefield, à savoir ligne d'avantage, se révèle un marqueur fiable pour qui souhaite analyser les différents styles pratiqués.
Si le XV de la Rose fut le premier à s'imaginer devoir traverser cette frontière imaginaire perpendiculaire à la ligne de touche et qui sépare les deux équipes, les Springboks décidèrent, eux, d'en faire leur credo dès l'après-guerre sous la férule de leur entraîneur Danie Craven, ce qui leur permit de devenir, entre 1949 et 1957, la première grande puissance rugbystique.
Les Tricolores du capitaine Lucien Mias mirent fin à cette hégémonie en 1958 quand ils remportèrent la série de test-matches en Afrique du Sud, tremblement de terre qui plaça alors la France sur la carte du monde ovale, performance renouvelée en 1993 par les hommes de l'entraîneur Pierre Berbizier, architecte de ce nouvel exploit.
Alors au sommet, les Springboks disputèrent en 1952 un test-match à Colombes dans la foulée du Grand Chelem qu'ils avaient obtenu dans les Iles Britanniques. On les surnommait alors "les Rugbymen du Diable" tant leur domination sans pitié n'offrait à l'adversaire qu'une seule option : la défaite ; en priant qu'elle ne soit pas trop humiliante.
Leur idée était aussi simple qu'efficace : franchir au plus vite la ligne d'avantage derrière les mêlées et les touches pour ensuite enchaîner le jeu à leur guise. Ils disposaient pour cela d'authentiques athlètes, dont leur troisième-ligne centre et capitaine Hennie Muller, surnommé "le Lévrier" pour sa vitesse de déplacement.
Ce jour-là, débutait un deuxième-ligne, Lucien Mias, qui ne perdit pas une miette de ce spectacle, nonobstant le fait qu'il fut balayé, comme tous ses coéquipiers. Six ans plus tard, il reprit à son compte cette façon de jouer en instaurant le demi-tour contact entre avants pour mieux enfoncer la défense, pénétrant ainsi dans le camp adverse en assurant la conservation du ballon.
Durant cette tournée de 1958, se tenait pourtant face à lui un rempart, Johann Claassen, héritier de la culture springbok initiée par Paul Roos dans le sillage du révérend Ogilvie, pensée par August Markotter, enrichie par Danie Craven, et dont se prévalent encore aujourd'hui la quasi-totalité des techniciens sud-africains, Top 14 inclus.
Dimanche dernier, Johann Claassen, 89 ans, s'en est allé. "Devant lui, tous les autres ne sont que des enfants," écrit le compositeur Robert Schumann au sujet de Jean-Sébastien Bach. Johann Claassen était de ce rang. Je l'ai rencontré une première fois à Bordeaux, en 1992. Il avait été nommé directeur de la première tournée des Springboks d'après-apartheid (1949-1991) qui sortaient d'une longue mise au ban des nations. Les Sud-Africains effectuant une visite dans les chais de Saint-Emilion, il m'avait permis de les accompagner.
Professeur de théologie à l'université de Potchefstroom - haut-lieu de l'histoire afrikaner - et figure emblématique de la culture boer autant que du rugby blanc, Johann Claassen symbolisait l'impact politique des Springboks et parlait lentement l'anglais. Je me souviens surtout avoir évoqué avec lui sa passion pour le Cantor de Leipzig, ce qui m'avait permis de tisser pendant ce court instant un lien privilégié.
"Que l'on veuille réconforter ceux qui sont tristes, rendre courage aux désespérés, fléchir les orgueilleux, adoucir ceux qui haïssent, que pourrait-on trouver de plus efficace que la musique ?" assurait il y a cinq siècles Martin Luther, homme de défi. Pour clore cette première chronique sur une bonne note, j'ouvrirai 2019 en reliant art et rugby au travers de ce constat signé Glenn Gould : "Voilà le secret lorsqu'il s'agit de jouer Bach au piano : il vous faut cette immédiateté de réponse, ce contrôle des définitions les plus raffinées de tous les éléments." Coda.