Pierre Soulages a découvert le rugby en 1930, à l'âge de dix ans. Et depuis conserve des rapports presque quotidiens avec la balle ovale, cet inattendu qui l'intéresse aussi dans la peinture. D'un solide gabarit (1,90 m, 100 kg), comme l'était aussi René Char, le Ruthénois aime le rugby parce qu'il y rencontre ce qu'il n'attend pas. De la même façon échafaude-t-il la construction de ses tableaux. "
Lorsque j'en commence un, avoue-t-il dans le précieux ouvrage
Le rugby français existe-t-il ? (éditions Autrement), co-écrit en 2007 par Olivier Villepreux - dont nous sommes nombreux ici à suivre le blog - et Denis Soula,
je ne sais pas ce que je vais faire, c'est un événement qui, pendant que je peins, se produit et déclenche la suite. Cela ressemble déjà à du rugby, c'est dans la conception même, dans la racine de ce jeu, que je retrouve le rebond inattendu de l'ovale."
Sans doute a-t-il autant apprécié les inspirations tricolores nées dans la moiteur de Nagoya et passées par le centre, ce lieu sacré du rugby français. Autant que la vitesse d'exécution des Japonais...
"Si le rugby n'était qu'une activité physique, elle manquerait d'intérêt. C'est un jeu qui est un révélateur des gens, de leur personnalité et de leur talent, dans un collectif." Fort heureusement, on trouve encore et toujours dans ce sport des marqueurs : prise d'intervalle dans la zone des trois-quarts centres pour les Tricolores, une constante depuis René Crabos et François Borde dans les années 20 du siècle dernier. Vitesse de libération du ballon dans les rucks, marque déposée des Japonais depuis 2015 et leur succès aussi savoureux qu'historique sur les Springboks à Brighton.
Comme chez tout artiste, même le plus effacé ou le plus austère, une part de génie émerge de la somme de travail. Ce que Pierre Soulages ne manque pas de souligner, pour le cas où nous n'aurions pas vu l'éclair jaillir. "Le talent semble déranger l'ordre établi, mais sans lui, pas d'étincelle, pas de pensée. Des gens ont pensé le rugby, j'en connais et ils ont beaucoup apporté au jeu car ils ont permis d'intellectualiser ce qui ne l'était pas. La manière dont ils ont parlé du rugby m'a toujours beaucoup intéressé. Il n'y avait pas que des qualités athlétiques. Il y avait une pensée." Celles de Julien Saby, René Deleplace, Jean Delaluez, Pierre Conquet... Héritiers d'un étudiant de Cambridge, Harry Vassal, qui, en 1880, modélisa le jeu d'échecs pour élaborer le jeu de passes.
Retrouver Pierre Soulages, c'est partager le souvenir de montées aux matches entre amis, direction Colombes, pour y admirer Jacky Bouquet, Pierre Albaladejo, les frères Boniface, Gérard Dufau ou Pierre Danos, Christian Darrouy, en compagnie de Samuel Beckett, René Char, Georges Duby et Claude Simon. "Vous savez, les amis que j'ai, en général, sont des amis qui aiment ce jeu, note Soulages. Ce n'est pas parce qu'ils aiment le rugby qu'ils sont mes amis, mais parce que probablement il y a des choses que nous partageons qui se trouvent aussi dans ce jeu."
Le noir, en langage héraldique, se dit sable, apprend-on. Symbole multivalent, couleur fondamentale, celle de l'origine du monde. Celle d'avant la lumière, d'avant le jour. "Il y a cent quarante siècles, au début connu de la peinture, c'est-à-dire la grotte Chauvet, les hommes allaient dans les endroits les plus sombres, les grottes, pour peindre, avec du noir, alors qu'il leur aurait suffi de se baisser, de ramasser de la craie pour écrire sur la paroi, mais ils ne l'ont pas fait..." Noir comme le maillot des All Blacks, maîtres du jeu comme ils l'ont encore une fois montré face à l'Irlande, en six coups de pinceaux comme autant d'essais de factures variées.
Fin juillet, de retour d'Espagne où les châteaux se construisent l'été sur du sable, j'entrerai dans le musée Soulages, à Rodez, comme on pénètre dans un vestiaire. Lieu ésotérique qui n'appartient qu'à ceux qui viennent se mettre à nu, puis se revêtir d'un maillot pour s'agréger en équipe. Ce lieu de communion dont on ne peut saisir le sens sans en connaître les codes. Un musée pour abolir le temps, ou plutôt passer du temps historique, ainsi que le nomme Mircea Eliade, c'est-à-dire le nôtre, personnel, individuel, au temps mythique, absolu, qui remonte à la nuit - forcément noire - des temps pour sublimer nos quêtes, les miennes, les vôtres. Ovales et autres.