dimanche 29 novembre 2020
Trait d'union
Les multiples hommages rendus à Christophe Dominici nous touchent en creux, tous autant que nous sommes, tant ils parlent de cet amour qu'il ne faut jamais refuser de donner autour de nous. "Aimer sans savoir qui", écrit à cet effet notre vieil ami Pierre Quillardet, ancien ailier du PUC. Apaisé ou violent, partir nous ramène à notre condition humaine, notre finitude. Au départ tragique de Domi soudainement happé par les ténébres, moins destructeurs mais tout aussi tristes sont ceux d'André Quilis et de Roger Fite, eux aussi internationaux. Ces serviteurs du jeu n'attendaient ni lumière ni récompense, l'un chercheur l'autre dirigeant, et constituent la part la plus importante de notre humanité ovale.
Au moment où les marins du Vendée Globe passent le cap de Bonne-Espérance, une vague à l'âme porte aussi le souvenir d'un de nos grands capteurs d'émotions, le photographe Denys Clément, aka "L'Ange Baroque". Ce témoin malicieux traversa un demi-siècle de sport sur la selle d'une moto durant ses nombreux Tours de France et le pont d'un catamaran lors des transats ou autres circumnavigations hauturières. On le distinguait, arpentant la ligne de touche pour imprimer des attitudes rugby comme lui seul, ancien talonneur du lycée Michelet de Vanves puis des juniors du Stade Français, était capable de les cadrer.
Un regard, celui de Christophe Dominici, archange sulfureux au charme électrique, habitait donc nos esprits le temps d'un France-Italie bien conclu samedi soir, et le Stade de France résonnait du vide que laisse désormais cet ailier débordant. Mais dans le miroir tendu par Domi se reflétait un visage moins connu, si ce n'est de ses anciens partenaires d'Agen et du XV de France des années cinquante. Comme les cinq néophytes sélectionnés par Fabien Galthié - Neti, Geraci, Pesenti, Villière et Barraque - Pierre Guilleux profita d'un vent de fraîcheur en équipe de France pour débuter un jour de février 1952 face aux Springboks, à Colombes.
Pierre Guilleux n'a jamais fait les gros titres. Ouvreur pétillant particulièrement attiré par l'offensive, il fut placé à l'arrière d'une équipe qui alignait de grands noms et de fortes personnalités comme Maurice et Jean Prat, Gérard Dufau, Lucien Mias et Guy Basquet ; ainsi qu'un certain Jean Colombier dont on cru longtemps qu'il avait obtenu le prix Renaudot en 1990. Puis il referma quelques mois plus tard sa parenthèse internationale à Milan, sur une victoire face à l'Italie.
Enseignant diplomé de l'Ecole Normale Supérieure d'Education Physique, il fit passer à Pierre Villepreux l'épreuve rugby du CAPES et signa pour L'Equipe pendant de nombreuses années ses compte-rendus de matches depuis la tribune du stade Armandie. Enterré jeudi dernier à Agen, sa disparition, à l'âge de 95 ans, a été tenue discrète par sa famille, à l'image d'un parcours sans tache ni faille dédié à ce que ce jeu comporte de plus noble.
Rendre à ce sportif éclectique en quelques lignes une partie ce qu'il a donné est bien le moindre des hommages. Avant-centre des Chamois Niortais (football), gardien de but international (handball à XI) et excellent joueur de tennis jusqu'à disputer en 2003 en Afrique du Sud le championnat du monde vétérans, la passion se mariait chez lui à l'humilité. La marque des vertueux. Il mesurait 1,72. Comme Domi. Et il y a chez Gabin Villière, septiste tout en tendons, de ces deux attaquants l'éclat et la discrétion. L'essai qu'il planta d'une foulée nerveuse au terme d'un slalom que n'aurait pas désavoué son ainé est davantage qu'une heureuse coïncidence.
A la demande toute amicale d'André Buonomo, ancien flanker biterrois, "sous la grande émotion crée par le geste de délicatesse des All Blacks pour Maradona", m'écrit-il, apprécions pour finir à quel point "ce moment honore les valeurs profondes du rugby", instant où les hommes au maillot noir qui portent le deuil de leurs adversaires déposèrent, avant d'affronter les Pumas, une tunique sombre floquée du numéro dix que ce démon d'Argentin porta d'une main ferme et d'un pied gauche au firmament des génies. Tel un trait d'union.
dimanche 22 novembre 2020
Des essais !
Il est associé à jamais en première ligne à cet autre pilier de la philosophie littéraire, "parce que c'était eux, bras dessous" expliquèrent à l'époque les gros pardessus pour justifier leurs choix. Après cet Ecosse-France de faible amplitude dont on attendait sans doute trop, j'avais trouvé sage de me rendre dans cette tour y voir l'un des plus fins connaisseurs de la nature humaine. Son analyse très personnelle avait toujours eu sur moi, en période de doutes ou de jugements hatifs, un effet apaisant.
"J'écris ma chronique à peu d'hommes" m'avait-il assuré en préambule avant de prolonger son ouverture côté ouvert : "Je n'ai pas plus fait mon blog que mon blog ne m'a fait. Ce sont des chroniques consubstantielles à leur auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie." Devant le flot des critiques que j'avais adressées à cette équipe de France aussi maladroite qu'empruntée, Michel de Montaigne me lança depuis le bureau derrière lequel il était assis : "Nous savons dire : "Antoine Blondin écrit ainsi ; voilà les avis de Denis Lalanne ; ce sont les mots mêmes de Henri Garcia". Mais nous, que disons nous nous-mêmes ? Que jugeons-nous ? Que faisons-nous ? Autant en dirait bien un perroquet."
J'admirais autour de moi, comme à chacune de nos rencontres, cette bibliothèque circulaire dont s'inspirerait plus tard Borges et, m'approchant d'une de fenêtres de la tour, tournais mon regard au dehors vers les sentiers qui bifurquent dans la campagne bordelaise. "La reconnaissance de l'ignorance est un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve," entendis-je, invitation à laisser tout débat trop dichotomique au bas de l'étroit escalier en colimaçons. "Le rugby est un mouvement inégal, irrégulier et multiforme", reprit-il. "Aucun jeu n'est supérieur aux autres. Pour me sentir engagé à une forme, je n'y oblige pas le monde, comme chacun fait ; et crois et conçois mille contraires façons de jeu."
Après les déroulés et les déliés face aux Gallois et aux Irlandais, la douche écossaise ne semblait pas avoir entamé la pondération de mon interlocuteur, lequel appréciait ma subjectivité à sa façon : "J'appelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi ; cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d'un même sujet, c'est un instrument de plomb et de cire, allongeable, ployable, et accomodable à tous biais et à toutes mesures." Parlant de certains joueurs "doués de qualités" mais peu à leur avantage sous la fine pluie d'Edimbourg, ce fort juriste reconnaissait juste du bout du ballon qu'il faisait jouer dans ses paumes que "celui-ci apprend à taper lorsqu'il faut apprendre à passer..."
Le rugby est, pour lui, semblable à la Nature, "un père ovale en son entière majesté" et demande à ses adeptes à endurer "la sueur, le froid, le vent et les hasards qu'il faut mépriser", comme les rebonds et les décisions d'arbitre dans ce huis-clos sans cornemuses d'où finit par sortir une victoire, certes, mais pas un succès. "C'est une épineuse entreprise, et plus qu'il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle du jeu français qu'on espère; de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes qu'on nomme French Flair."
Création n'est pas compilation, comme équipe n'est pas sélection. "Comment quelqu'un pourrait-il dire que l'équipe de France, c'est seulement un amas de fleurs étrangères ? Certes, elle a donné à l'opinion publique ces parements empruntés qui l'accompagnent, mais je n'entends pas qu'elles le couvrent et qu'elle le cachent : c'est le rebours de son dessein." Ainsi samedi, avec ses insuffances mais aussi ses espoirs, ce XV de France n'a rien caché du chemin qu'il avait accompli et de celui qu'il lui restait à effectuer.
"Je feuillette les livres, je ne les étudie pas". Comment croire mon hôte quand les préceptes les plus puissants ornent les poutres de son plafond, le recouvrant de sagesse antique ? Alors que le temps de deviser était maintenant presque terminé à en juger par la réduction de son cigare au ras de ses doigts jaunis, j'allais m'éloigner lorsqu'il tendit vers moi quelques ouvrages : "Le plaisir des livres m'assiste par tout. Il me console en la vieillesse et de la solitude. Il me décharge du poids d'une oisiveté ennuyeuse ; et me défait à toute heure des compagnons qui me fâchent. Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres ; ils me détournent facilement à eux," me glissa-t-il dans le temps où il empilait sur mes bras une poignée d'opus reliés.
Puis Michel de Montaigne, retrouvant son bureau encombré de feuilles volantes bloquées par un épais cendrier garni des restes de divers modules, me tendit un manuscrit : "Tu y trouveras peut-être ton bonheur. Quelques réflexions sur le jeu et les joueurs s'y trouvent compilées. Rien de définitif. C'est un peu de l'arrière-boutique, pêle-mêle. Une fricassée, que je barbouille ici. Après tout, que sais-je, moi, du rugby ?" Il n'avait encore qu'une petite idée du titre définitif qu'il donnerait à ce prodrome: "Le registre des essais de ma vie", souffla-t-il en me donnant congé. Essayer, rater, essayer encore, rater mieux, reprendrait plus tard un Irlandais de la meilleure Trinité. Sans doute le compte-rendu d'Edimbourg le mieux concentré.
dimanche 15 novembre 2020
L'oeuvre au bleu
Pas sûr qu'une chronique suffise pour en finir avec cette antienne qui consiste à dénigrer ou à ironiser sur le French Flair dès lors que le XV de France semble porté par un élan offensif collectif nourri d'inspirations individuelles hors-normes. Tel Sisyphe remontant son rocher, tissons de nouveau avec le fil tricolore cette odyssée dont l'acte de naissance officiel remonte aux Tournoi des années soixante, celui à cinq nations, quand les frères Boniface, Pierre Albaladejo, Christian Darrouy et Jean Gachassin, entre autres, dessinaient en arabesques déliées plein champ un jeu dont nos meilleurs adversaires britanniques peinaient à comprendre l'articulation.
Lorsque quelque chose vous échappe, il est plus simple de définir ce grande vide par une expression dans laquelle peut toujours se fourrer votre incompréhension. Cette légitime interrogation devant les attaques en première main et les relances françaises était empreinte d'admiration. Sept ans plus tôt, le Pape des journalistes anglais, Pat Marshall, n'avait-il pas adoubé Jean Prat en lui offrant un titre de noblesse : "Mister Rugby" ? Cette fois-ci, il écrivit "French Flair" pour raconter l'art français qui consistait à créer des actions offensives flamboyantes à partir de rien, d'un ballon tombé, d'une récupération acrobatique.
Ce dont le plus respecté des plumitifs britanniques ne pouvait prendre la mesure, c'était bien tout le travail de technique individuelle effectué en amont, dès l'enfance, et l'osmose collective créée en équipe de France autour de quelques figures emblématiques propres à incarner le goût du jeu tel que partagé à Lourdes, Mont-de-Marsan, Agen, le Racing et Dax, pour ne prendre que quelques clubs en exemple. "A partir de rien", certes, mais au placement spécifiquement millimétré, dans le respect du parfait timing de passe.
Le French Flair,, depuis l'orée des années soixante jusqu'à aujourd'hui, c'est une transmission jamais stoppée, un lien préservé qui va de Jean Dauger jusqu'à Gaël Fickou et Virimi Vakatawa, si l'on reste au centre de l'affaire. Et la communion avants-demis-arrières, clé du processus, ne s'improvise pas : elle se constitue dans l'intimité des discussions d'avant-match, ces échanges impromptus dont on sait qu'ils sont les meilleurs pour nouer des affinités électives. C'est ainsi que Jeannot Gachassin, épaulé par André Boniface, lança à son capitaine Michel Crauste avant de pénétrer sur la pelouse de Colombes : "Aujourd'hui, on attaque dès la sortie du tunnel", ainsi qu'illustré plus haut. Ce long passage souterrain reliant le vestiaire tricolore à l'en-but, côté gauche, demeure à jamais un symbole de montée à la lumière.
L'ouvreur de légende du pays de Galles, Barry John, m'avoua un jour de reportage à Cardiff à quel point l'alternance était à ses yeux la clé du jeu. "Une bonne attaque à la main se prépare au pied", m'assurait devant un demi celui qui fut le prince des fly-halves à l'époque où, comme le XV de France, les Gallois dominaient le rugby de l'hémisphère nord avec leur jeu pendulaire d'une ligne de touche à l'autre sans discontinuer, brisant parfois cette horizontalité par les viriles et axiales remontées de ballon de leur arrière au physique de flanker, JPR Williams.
C'est pourquoi je suis toujours surpris que les observateurs, certains avertis, opposent jeu au pied et jeu à la main tant les deux se fondent dans un même tableau, et personne ne sera étonné de savoir que l'actuel XV de France, dont on vante les vertus offensives, est parmi les plus fervents utilisateurs du jeu au pied stratégique. Pour ceux qui connaissent un peu les fondamentaux, le French Flair est tout sauf une expression vide de sens : il se travaille, en témoigne une thèse sur le sujet par l'ancien joueur et éducateur Michel Brunet, texte universitaire devenu en 2009 ouvrage pédagogique. Pour s'en convaincre davantage si besoin, il suffit de retrouver trace du témoignage de l'ancien ouvreur anglais Rob Andrew descendu une saison à Toulouse en 1990 pour percer les secrets de la méthode.
Du légendaire France-Galles de 1965, avec sa cavalcade partie d'un coup de génie de Jean Gachassin derrière un ballon qui trainait, jusqu'à l'essai de Romain Ntamack contre les Irlandais il y a deux semaines né d'une relance de Anthony Bouthier sur un ballon récupéré sur chandelle, le jeu "à la française" n'a jamais cessé de faire vibrer, ainsi que nous le prouvent Jean-Pierre Bastiat en 1977 en Irlande, Didier Codorniou en 1979 face aux All Blacks, Philippe Sella en 1986 devant l'Irlande, Serge Blanco en 1989 à Dublin, Philippe Saint-André en 1991 à Twickenham, Jean-Luc Sadourny en 1994 à Auckland, Titou Lamaison en 1999 en demi-finale du Mondial et Yannick Jauzion en 2007 à Cardiff face à la Nouvelle-Zélande...
Référence en matière de rimes riches, Rainer Maria Rilke nous incite à la réflexion : "Gagnez les profondeurs, l'ironie n'y descend pas". C'est là d'où je vous écris aujourd'hui, descente en forme d'élévation spirituelle depuis ma rencontre en 1984 avec Jean Dauger dans sa tannière, à Bayonne, au début d'une quête que je n'ai jamais cessé d'alimenter contre vent de cynisme et marées d'illétrisme. Se gausser du French Flair, c'est méconnaître l'Histoire et la culture de notre rugby, cette oeuvre au bleu que des générations de géants ont composé pour leurs frères de jeu, relève qui défie les meilleures défenses.
L'avantage de ce retour intérieur au centre, c'est qu'il m'offre l'occasion de toucher une nouvelle fois du bout des doigts, sur le clavier, l'essence de ce jeu subtil et raffiné qui se partage entre amis choisis, revoir ces essais généreux comme on relit quelques pages dans La Pléiade, rendre hommage aussi à cette lignée d'attaquants qui surent désobéîr aux stratégies qui saucissonnaient le terrain en zones interdites ou autorisées. Moments qui nous réconcilient avec le rugby d'élite aujourd'hui bouffé par les miteux, les mythos et les idiots face caméra. Comme l'assure Albert Camus, par ailleurs excellent gardien de but, imaginez Sysiphe heureux.
dimanche 8 novembre 2020
Métaconfinés
Sur leurs drôles de machines volantes au-dessus de l'écume des mers, ils viennent de partir, marins de l'absolu, traverser la terre sur l'eau sans escale, en solitaire et sans assistance pour la neuvième fois depuis la création de cette course, "le vent des globes", en 1989. Ils nous larguent en laissant glisser leurs amarres. Ils partent et nous nous éloignons. Ils vont conquérir et nous considérons. Ils affronteront vents et courants et nous resterons avec notre vague à l'âme.
Notre horizon ne dépasse pas, pour l'instant, le 1er décembre, date à laquelle nous pourrions être libérés du cadre dans lequel nous tournons en rond - pour certains avec d'autres géométries histoire de varier les menus plaisirs. Eux, figures de proue et alizé en poupe, auront tout loisir de naviguer en eaux libres ; les voilà lâchés seuls autour d'un monde qui n'est plus le nôtre à mesure que nous revenons tels des moutons à notre quotidien confiné.
J'apprécie cette métaphore du confinement maritime que s'imposent ces navigateurs. Confinement méticuleusement préparé, vie solitaire librement consentie, voire appelée, enfermement volontaire à l'intérieur même d'un monde devenu claustrophobique depuis l'apparition du Covid-19. Ces conquérants de l'inutile magnifiés par un hors-série de L'Equipe nous indiquent qu'il est possible et même souhaitable d'être enfermé dans une coque posée sur les mers quand tout, autour de nous, incite à la peur de l'autre, ce porteur de virus potentiel au visage masqué, ou pas.
Ils sont donc trente-trois métaconfinés à viser trois caps avant que l'un d'entre eux, au bout de trois mois d'étrave, inscrive son nom sur du sable d'Olonne dans les traces laissées par Titouan Lamazou, Alain Gautier, Christophe Auguin, Michel Desjoyeaux (deux fois), Vincent Riou, François Gabart et Armel Le Cléac'h. Trois mois où tout craque, y compris le moral, trois mois sans tricher, trois mois d'absence et de peur, de dangers et de stress, de bonheur et de froid, de calvaire et de luttes pour finalement parvenir, au terme de cette quête existentielle, à l'ultime délivrance.
Comme nous, ils ont entassé livres et nourriture, ajusté le hamac et compté les cartes pour tenir trois mois dans un espace clos ; anticipé les annonces désagréables, constitué un petit stock utile de souvenirs minuscules, ajouté à l'essentiel deux ou trois bouteilles de derrière les banettes. Mais à la différence des terriens que nous sommes, ces coursiers du Grand Sud auront trop peu de temps disponible pour plonger en eux, très peu de plages de silence eux qui passeront au large à grands bruits de voiles claquées et de coque heurtée.
A la suite d'Aristote, considérons ce dimanche qu'il existe bel et bien trois types d'êtres: les vivants, les morts et ceux qui sont en mer. Il y a dans cette incertitude tout le sens qu'il nous faut donner à la vie, jamais acquise, toujours à cueillir jour après jour. Ainsi les mégaconfinés partis de Vendée sont sans aucun doute plus à même que nous de savourer le sel de l'existence. Mais, ironie, le réglement - il nous rattrape toujours où que nous soyons - les oblige à peine éloignés à nous faire parvenir des images de leur quête solitaire.
Il faut bien que ceux qui ne sont pas de cette croisière s'amusent. Filmé, le sport n'a jamais été autant ce lien social qui nous unis par écrans interposés quand il ne reste plus rien à partager que nos quatre murs. Coûte que coûte, les compétitions s'inscrivent dans nos agendas. Il en est ainsi de la Coupe d'Automne des Nations, erstaz des tournées d'avant coronavirus construit avec des restes une fois le Tournoi achevé. Nous avons regroupés nos magiciens les plus déroutants, Fidjiens du Vieux Continent venus chercher fortune, pour donner la réplique au XV de France. Tournez manèges, sur mer comme sur terre, puisqu'il faut alimenter à huis clos de nos contemporains l'imaginaire resté en rade.
dimanche 1 novembre 2020
Dans la boîte à secrets
Puisque chacun d'entre nous défend la liberté d'expression sous toutes ses formes - c'est d'ailleurs son principe -, l'occasion m'est donnée de proposer à Olivier Magne, ancien troisième-ligne aile du XV de France, d'enrichir cet espace d'échanges. Carte blanche, donc, ou plutôt carte bleue, à celui qui fut l'un des capitaines tricolores sur le thème du sacré en rugby. Dans le contexte qui précéda sur petit écran la rencontre contre l'Irlande, samedi dernier, à savoir la diffusion de scènes tournées par France Télévisions dans la salle de vie du XV de France au moment de la remise des maillots, il développe ici plus en détail sa réflexion.
"A une heure du coup d'envoi face à l'Irlande, j'ai perçu la diffusion de certaines images mettant en scène le groupe France comme s'il s'agissait d'une émission de télé-réalité. Voir l'émotion sincère des joueurs et du staff livrée ainsi m'a perturbé. J'ai ressenti une boule au ventre. Ce sont des moments de construction fondateurs pour un groupe, des moments privilégiés qui n'appartiennent qu'à eux: je trouve déplacé de les voir ainsi exposés sans filtre, dans le temps de montée au match, et relayés ensuite sur les réseaux sociaux à quelques minutes du coup d'envoi. C'est une forme de voyeurisme.
Lorsque je jouais, les caméras étaient déjà là, mais j'ai toujours été opposé à leur présence car nous n'étions pas consultés, pas préparés à ça. Apparemment, d'après ce que je sais, ces séquences proposées avant le coup d'envoi, samedi, sont construites avec le staff du XV de France et les joueurs, qui sont impliqués dans cette volonté d'introduire la caméra dans des lieux jusque-là restés très privés. Ma réflexion ne porte pas sur ce choix mais sur ses effets. Depuis plusieurs années nous entrons, spectateurs, dans le vestiaire. Là, nous pénétrons désormais dans la pièce de vie au moment où sont remis les maillots. Est dévoilé sur la place publique le moment le plus symbolique de la vie d'un international.
C'est un moment où le joueur se révèle en tant qu'homme. Il dévoile des choses qui appartiennent à son intimité, à sa vie privée. Partager ça avec ses partenaires participe à la construction d'un lien fort qui sert l'équipe. Est-il besoin de le partager avec la France entière ?... Dans la forme, ça me dérange. En faire un film, pourquoi pas, un documentaire comme "Les yeux dans les Bleus", mais après, plus tard, quand le temps aura fait filtre...
Tout montrer peut être contre-productif à moyen terme, à savoir se retourner contre l'équipe de France. Ca peut bloquer certains joueurs. Tous ne se livrent pas comme ils l'auraient fait si leur intimité avait été préservée. Nous ne sommes pas tous égaux devant une caméra, ou en présence d'une caméra. Qui plus est, lors de cette remise de maillot, tu te mets à nu devant ses partenaires, tes coéquipiers, tes potes. C'est une mise à nu d'ordre psychologique, voire parfois d'ordre spirituel.
Quand on te remet ton maillot, on remet la France entre tes mains. C'est le seul moment, avec le terrain et le match, où tu peux te dévoiler complétement. Et donc si certains ne veulent pas ou ne peuvent pas le faire, s'ils s'auto-censurent, c'est contre-productif. C'est un moment de confiance totale où chacun peut se lâcher, dire tout ce qu'il a envie de dire. A force de tout théâtraliser pour les besoins de la télévision, à force de vouloir communiquer à tout prix, est-ce qu'on ne perd pas en spontanéïté voire, et à mes yeux c'est plus grave, en authenticité à l'intérieur du groupe ? Je pose simplement la question, et il me semble que ce débat mérite d'être ouvert.
Quand on me remettait le maillot de l'équipe de France, je tremblais de tout mon être. A chaque fois. J'étais submergé par l'émotion. J'avais tellement souhaité le recevoir, je l'avais tellement attendu que, à chaque fois, ça me mettait dans un état second. J'étais transformé. Ce maillot, c'était mon armure. Il me donnait les moyens de jouer au mieux de mes capacités. Comme si on m'avait permis de revêtir le costume de Superman et d'avoir ses pouvoirs... Je ne veux pas caricaturer mais c'était vraiment intense.
J'ai encore le souvenir du moment où Jérôme Gallion, à Aix-en-Provence avant d'affronter les All Blacks à Marseille, nous a remis les maillots. C'est en 2000. Son discours est gravé en moi. C'était du Toulonnais dans le texte. C'était fort. Je ne crois pas que ces mots prononcés par Jérôme puissent être diffusés... Des mots guerriers, qui nous avaient sublimés. Aujourd'hui, à une époque où il faut faire attention à tout ce qu'on dit, ce serait censuré (rires).
J'ai enregistré ses phrases dans ma mémoire. Ses mots ont été à moi dès qu'il les a prononcés. C'était un discours d'avant-match très fort. Il débordait de passion. Mais je ne les divulguerai jamais. Ils ne sont partageables qu'avec mes coéquipiers de l'époque, ceux qui ont vécu le même moment que moi, à l'intérieur du cercle que nous formions. Ils sont dans la boîte à secrets que je garde dans mon jardin."