Ceci n'est pas un selfie. Juste la photo souvenir d'un exploit inaugural. De ces moments de joie collective inoubliable, certes, mais qu'il ne faut quand même pas manquer d'immortaliser. Ou comment se sortir d'un espace étriqué - celui du vestiaire visiteur de la U Arena - pour ouvrir la perspective la plus radieuse, passer d'une accession de Pro D2 au top 6 du Top 14 en un coup d'ascenseur. Regroupés dans ce réduit minuscule, on les imagine se motiver pour ne pas sombrer, ces Basques, trouver côte à côte, épaule contre épaule, les yeux dans les yeux, l'énergie et la foi nécessaires pour prendre d'assaut les tours de La Défense.
Ceci est une équipe. Nous serions incapables de mettre un nom - mis à part Johnston, Camara, Battut et Monribot - sur chacun de ces visages, mais nous savons au moins une chose et elle apparait essentielle : il s'agit de l'Aviron Bayonnais. Cette impossibilité d'identifier chaque joueur avec précision, prenons-là comme une métaphore : l'individu s'efface derrière le groupe constitué. C'est sans doute ici le secret de la réussite : constituer une équipe au sein de laquelle les egos s'émancipent de leurs boursouflures pour n'exprimer qu'une essence, celle du jeu à plusieurs.
Prenez le XV de France, par contre-exemple. Après deux matches de préparation à Nice et à Edimbourg, les avis sont unanimes : il ne faudrait envoyer le ballon qu'à l'aile de Damian Penaud pour que jaillisse une étincelle. Projet minimaliste mais certitude validée : il n'y a aujourd'hui au sein de pâles Tricolores que cet athlétique feu-follet pour créer, tignasse ébouriffée, une situation de jeu à partir de rien. Cet "à partir de rien" résume l'état des lieux avant installation au Japon. Deux mois de préparation pour un tel chantier, ça nous interroge.
Si l'on s'en tient aux seules Coupe du monde, on pourra se consoler en signalant que les All Blacks ont bafouillé pendant un peu moins de trois décennies avant de trouver leur lumière noire. Après le titre de 1987, ils durent en effet attendre vingt-huit ans pour en ajouter un deuxième. Depuis qu'ils ont trouvé la martingale, j'en vois bien un quatrième se dessiner. Mais avant cela, entre 1991 et 2007, leur chemin fut chaotique, semé d'erreurs de sélection (trop vieux en 1991), de préparation (intoxiqués en 1995), de jugement (présomptueux en 1999), de management (soumis en 2003) et de tactique (aveuglés en 2007).
Quand on reprend les chapitres tricolores - ce que je fais pour un hors-série de L'Equipe à paraître mi-septembre - jamais XV de France n'a été aussi faible lors de ses tests de préparation. A l'exception, peut-être, de l'édition 1991, ce qui est tout sauf engageant... Trente minutes dans les jambes, pas davantage ; une approche tactique datée ; un leadership transparent ; une technique indigne du haut niveau. Sans oublier pour faire bonne mesure un staff technique surnuméraire composé en grande partie d'hypocrites qui se détestent. Bref, une main sans un seul atout pour faire le jeu. Il y a de quoi s'inquiéter. Ou s'en désintéresser en effectuant un pas de côté.
Il y a une quinzaine d'années, alors que nous évoquions les All Blacks, leur mythe, leur fonctionnement, leur poids, Sean Fitzpatrick me fit cette confidence qui reste la meilleure définition de ce qu'est une équipe. Alors qu'il disposait depuis 1995 de l'arme fatale en la personne de Jonah Lomu, le capitaine des All Blacks qu'il était avait mis en place une stratégie pour le moins particulière : ne jamais impliquer systématiquement Big Jonah - pourtant capable à lui seul de faire une différence - mais obliger le reste de l'équipe à travailler collectivement l'adversaire, quitte à envoyer le ballon vers l'aile de Lomu quand il n'avait plus aucun défenseur face à lui...
En prolongeant cette réflexion, je constate à quel point un paradoxe regorge de force : aucun individu, aussi fort soit-il, n'est supérieur à l'équipe. Il faut que le XV de France soit vraiment dans l'embarras pour n'avoir que le seul Damian Penaud à servir pour se donner un peu d'élan, un peu d'allant. Mais de la même façon qu'ils ne sont pas champions du monde après leur succès niçois face aux réservistes calédoniens, les Tricolores ne sont pas devenus complétement minables depuis la gifle d'Edimbourg. Cela dit, la dernière fois qu'on les avait trouvés au pied du château, ils s'amusaient à fesser une conquête locale. Cette fois-ci, c'est sur leurs joues que la claque résonne.
Grand capitaine parmi les piliers, Wilson Whineray avait glissé à son homologue français François Moncla, propos magnifié sous la plume épique de Denis Lalanne : "Les grandes équipes ne meurent jamais." Ce qui est valable pour l'Aviron Bayonnais l'est aussi pour le XV de France. En 1961, lors de sa tournée en Nouvelle-Zélande, il avait connu l'humiliation (32-3, cinq essais à un) lors d'un troisième test au cours duquel toute une génération (les frères Boniface et Camberabero, Crauste, Celaya, Domenech, Lacroix et Lacaze) fut transpercée de honte. "Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort", aurait pu chroniquer mon penseur préféré.
Je n'ai pas vérifié si les joueurs du XV de France ont osé "se faire un selfie" à Murrayfield. Cette génération bleue, narcissique, aime se mettre en scène, et c'est bien le seul marqueur dont elle dispose... Mais on ne reconnait pas une défaite puisqu'elle est, par définition, orpheline. En parlant de défaite, vendredi s'avance le troisième pensum pré-Mondial au Stade de France, test-match qui sonne creux. On espère juste que la Nazionale aura le bon goût de ne pas humilier davantage une sélection périssable au sein de laquelle débuteront Huget, Lauret et Vakatawa qui n'ont pas encore montré ce dont ils sont capables. Avant l'annonce lundi soir de la liste définitive des trente-et-un du Tokyo Express.
lundi 26 août 2019
dimanche 18 août 2019
L'écume des joueurs
C'est l'été, pleine chaleur d'août étouffant. Vous avez été invité pour la première fois à une soirée barbecue, l'occasion de revoir quelques amis choisis. Vous imaginez l'ambiance par le menu : soleil couchant, côte de bœuf à la plancha, du nectar en flacon et une poignée de cigares cubains pour finir. Déception : vous avez droit à un vilain rideau de pluie, des chipolatas cramées au feu de bois, un rosé de pays et basta.
Face à l'Ecosse tirant sur le blend (sept titulaires seulement), que fallait-il attendre de cette équipe de France millésime Galthié ? Juste passer un after sans prétention en pays de connaissances, un galop d'essais - cinq - en prenant soin d'éviter la blessure (on a craint pour le genou de Wesley). Ce France-Ecosse de préparation au Mondial était au test-match ce que Flower of Scotland exécuté par l'orphéon de Théoule-sur-Mer est à la Symphonie Ecossaise interprétée par le Philarmonique de Vienne.
"Il ne faut pas désespérer Billancourt", aurait écrit Jean-Sol Partre. En cette année où nous célébrons le soixantième anniversaire de la mort de Boris Vian, cette rencontre ne fut qu'une promenade vite recouverte par l'écume des joueurs en apnée au bout des trente premières minutes de cette partie d'entraînement somme toute bien raisonné. Alors, oui, bien sûr, les déboulés de Raka et de Penaud, la mobilité de la troisième-ligne Cros-Alldritt-Ollivon bien faite pour servir un jeu débridé, l'autorité de Dupont sur les sorties de camp, sans oublier le doublé de Médard...
Tout cela a enchanté le touriste de la Côté d'Azur venu en famille enclencher ses olas et occupé la soirée pluvieuse du téléspectateur enclin à beaucoup pardonner à ces petits Bleus qui n'ont jamais inscrit autant de points depuis 2016 et un test de novembre contre des Tongiens réfrigérés et pressés de retourner sur leurs îles. L'occasion aussi de gagner une place au classement mondial - septième - au détriment de l'Ecosse, justement. Progression qui pourrait être annulée dès samedi à Edimbourg face à, cette fois-ci et on l'espère, une sélection scottish pur malt, bien tourbée, capable de nous enivrer dans le mouvement.
Si les observateurs éclairés s'échinent à trouver déjà un coussinet de la patte Galthié dans cette promesse niçoise tenue, j'attendrai pour ma part le match retour pour verser si besoin dans l'ivresse. Il y a encore loin de la coupe aux lèvres, et cette mousse a besoin de retomber avant que nous puissions savourer à l'occasion ce que d'aucuns considèrent être une progression. Cela dit, si changement il y a, on le trouvera dans l'attitude, dans les mots livrés à l'issue de ce succès par le nouveau capitaine tricolore, ce pilier d'équilibre girondin nommé Jefferson Poirot, prénom de président et nom d'hercule.
Il a parlé de "socle" et de "scories", vocabulaire choisi, et aussi de "régularité" et de cet "état d'esprit" sans lequel rien n'existe en rugby. Derrière l'écume de la fiche technique avec ses mètres parcourus (639 contre 374), ses points marqués (32 à 3), ses pourcentages d'occupation du terrain (53) et de possession du ballon (55), émerge une nouvelle figure d'autorité, choix judicieux souhaité lors du dernier Tournoi par le vice-président de la FFR, Serge Simon, ancien flanker pataud puis rude pilier niçois revenu prophète sur ses terres. Capitaine par intérim riche, cet enfant de Lalinde mériterait de voir son CDD prolongé et plus puisqu'affinités...
Juste avant que le XV de Poirot livre donc une performance bien emballée, le XV du Poireau, lui, s'était hissé à la première place du classement mondial et vous choisirez entre l'aspect historique ou la portée anecdotique de la chose. Son capitaine Alun Wyn Jones est définitivement entré dans le gotha au moment où s'inclinait l'Angleterre à Cardiff. Je ne sais pas s'il faut se réjouir d'avoir vu aussi l'Argentine tomber à Pretoria face aux réservistes springboks. Restons lucides : tout ceci n'est qu'une série de préliminaires avant l'ouverture.
lundi 12 août 2019
Ingres en Ovalie
L'été en pente raide a été, donc, marqué à l'évidence par le Tour de France. Qu'il nous a fallu quitter à regret. Comme une métaphore roulante de nos aspirations, de nos rêves et surtout de nos limites, la perspective qu'un coureur français remporte la Grande Boucle - soulignée par les médias comme jamais depuis que Bernard Hinault s'est éloigné du peloton et portée sans discontinuer par un public transi d'émotions - s'est évanouie au fil des ascensions alpines comme s'efface au réveil un songe doucereux, lovée dans les recoins de nos fantasmes.
Aussi vite que les aspirations élevées s'effacent en ce mois d'août de reprise footballistique où la haine des pseudo-supporteurs parisiens, toujours en quête d'un sujet de rupture pour écoper leurs échecs, se déverse d'entrée en tombereaux sur un certain Neymar dont la cheville n'est plus si ouvrière et inflige au destin du PSG les mêmes tourments que le nez de Cléopâtre à l'Egypte et ses roseaux. L'esprit de finesse du Clermontois Blaise Pascal n'aurait pas manqué de préciser que l'ex-idole des kops n'était "ni ange, ni bête".
Nul besoin, cependant, de se plonger dans les lectures philosophiques quand il suffit d'écouter quelques champions de la sueur, des larmes et du sang. Une fois soulagés de leurs promesses difficiles voire impossibles à tenir, il leur arrive de plonger parfois dans les profondeurs sincères d'où ils ressortent transformés, c'est-à-dire revenus à l'authentique, comme si l'échec avait chez eux des vertus curatives. Il en est ainsi de Romain Bardet, transparent comme une peau tendue, supplicié dans le Tourmalet et libéré de ses ambitions si fragiles.
Que dit-il, Bardet, l'oublié, battu, relégué, au minuscule gruppetto de journalistes qui l'interrogent ? "Toute performance est éphémère : ce qui reste, ce sont les comportements." L'attitude et l'esprit, en quelque sorte. La position qu'on occupe dans l'espace et dans le temps, la ligne de vie qu'on choisit de tracer mais aussi les convictions qu'il est nécessaire de modeler comme une pâte à mesure que l'évidence socratique s'impose : "Je sais que je ne sais rien."
Le 14 août sort en librairie (50 stars du rugby mondial, éditions Solar) mon énième ouvrage ovale - quand on aime, on ne compte plus -, voulu comme un recueil de courts portraits, histoire que le lecteur se familiarise avec les figures du Mondial japonais. A l'évidence, le mythe du héros est en panne d'étincelle. A l'image des comètes qui frôlent la Terre et s'éloignent, cette édition 2019 manque cruellement d'étoiles stables dans le ciel médiatique. Même Beauden Barrett, baladé d'un poste à l'autre, n'a pas trouvé son socle.
En revanche, j'ai aimé découvrir au fil des entretiens effectués et de mes recherches la passion de Robbie Henshaw pour l'accordéon, celle de Tito Tebaldi pour les voyages, d'Aphiwe Dyantyi pour l'économie, de Semi Radradra pour le gospel, de Demba Bamba pour l'électronique, de Jefferson Poirot pour l'hypnose, de Maro Itoje pour la poésie, de Finn Russell pour la maçonnerie, d'Alun Wyn Jones pour le droit, d'Eben Etzebeth pour la course automobile et de Maxime Médard pour la peinture. Le rugby mène à tout, à condition d'en sortir.
Au jeu d'avant, les joueurs hypocritement amateurs, c'est-à-dire rémunérés en dessous-de-table, occupaient des professions diverses et parfois à l'avenant mais toujours au contact de la vraie vie, reliés socialement, impliqués dans la "chose" publique (res publica), détournés ainsi du cent-pour-cent ovale dont on commence à percevoir clairement ce qu'il a d'abrutissant pour les apprentis de la nouvelle génération formatée au professionnalisme. Pour s'épanouir sans doute est-il indispensable de disposer d'un violon d'Ingres et pour ce faire, comme l'indique un affranchi philosophe reconverti dans le négoce de l'étape, "on ne devrait jamais quitter Montauban."
Aussi vite que les aspirations élevées s'effacent en ce mois d'août de reprise footballistique où la haine des pseudo-supporteurs parisiens, toujours en quête d'un sujet de rupture pour écoper leurs échecs, se déverse d'entrée en tombereaux sur un certain Neymar dont la cheville n'est plus si ouvrière et inflige au destin du PSG les mêmes tourments que le nez de Cléopâtre à l'Egypte et ses roseaux. L'esprit de finesse du Clermontois Blaise Pascal n'aurait pas manqué de préciser que l'ex-idole des kops n'était "ni ange, ni bête".
Nul besoin, cependant, de se plonger dans les lectures philosophiques quand il suffit d'écouter quelques champions de la sueur, des larmes et du sang. Une fois soulagés de leurs promesses difficiles voire impossibles à tenir, il leur arrive de plonger parfois dans les profondeurs sincères d'où ils ressortent transformés, c'est-à-dire revenus à l'authentique, comme si l'échec avait chez eux des vertus curatives. Il en est ainsi de Romain Bardet, transparent comme une peau tendue, supplicié dans le Tourmalet et libéré de ses ambitions si fragiles.
Que dit-il, Bardet, l'oublié, battu, relégué, au minuscule gruppetto de journalistes qui l'interrogent ? "Toute performance est éphémère : ce qui reste, ce sont les comportements." L'attitude et l'esprit, en quelque sorte. La position qu'on occupe dans l'espace et dans le temps, la ligne de vie qu'on choisit de tracer mais aussi les convictions qu'il est nécessaire de modeler comme une pâte à mesure que l'évidence socratique s'impose : "Je sais que je ne sais rien."
Le 14 août sort en librairie (50 stars du rugby mondial, éditions Solar) mon énième ouvrage ovale - quand on aime, on ne compte plus -, voulu comme un recueil de courts portraits, histoire que le lecteur se familiarise avec les figures du Mondial japonais. A l'évidence, le mythe du héros est en panne d'étincelle. A l'image des comètes qui frôlent la Terre et s'éloignent, cette édition 2019 manque cruellement d'étoiles stables dans le ciel médiatique. Même Beauden Barrett, baladé d'un poste à l'autre, n'a pas trouvé son socle.
En revanche, j'ai aimé découvrir au fil des entretiens effectués et de mes recherches la passion de Robbie Henshaw pour l'accordéon, celle de Tito Tebaldi pour les voyages, d'Aphiwe Dyantyi pour l'économie, de Semi Radradra pour le gospel, de Demba Bamba pour l'électronique, de Jefferson Poirot pour l'hypnose, de Maro Itoje pour la poésie, de Finn Russell pour la maçonnerie, d'Alun Wyn Jones pour le droit, d'Eben Etzebeth pour la course automobile et de Maxime Médard pour la peinture. Le rugby mène à tout, à condition d'en sortir.
Au jeu d'avant, les joueurs hypocritement amateurs, c'est-à-dire rémunérés en dessous-de-table, occupaient des professions diverses et parfois à l'avenant mais toujours au contact de la vraie vie, reliés socialement, impliqués dans la "chose" publique (res publica), détournés ainsi du cent-pour-cent ovale dont on commence à percevoir clairement ce qu'il a d'abrutissant pour les apprentis de la nouvelle génération formatée au professionnalisme. Pour s'épanouir sans doute est-il indispensable de disposer d'un violon d'Ingres et pour ce faire, comme l'indique un affranchi philosophe reconverti dans le négoce de l'étape, "on ne devrait jamais quitter Montauban."
dimanche 4 août 2019
Une ferme conviction
Au secours, ils me poursuivent ! J'ai déniché au sud de Valencia, en Espagne, un bout de plage de sable presque blanc, mer translucide et pas le moindre touriste à deux kilomètres à la ronde, et voilà vingt ans que j'y passe mes vacances d'été loin du rugby et de ses miasmes, vraie belle rupture salvatrice qui me permet de suivre à l'heure de la sieste le Tour de France, bien allongé au frais dans mon canapé quand tombe dehors une chaleur de plomb derrière les dunes.
Et bien que croyez-vous qu'ils sont parvenus à faire, ces Tricolores pour lesquels je n'éprouve, comme nombre de mes confrères, qu'un intérêt très mesuré ? S'entraîner à moins de quinze kilomètres de mon lieu de villégiature alors que ne me passionnent à cette date que les corridas torrides. Poursuivi, je suis. Heureusement, je suis remonté à temps vers les plateaux franciliens afin de ne pas avoir à résister à la tentation d'aller prolonger mon footing vers l'hôtel qu'ils ont investi.
En chemin, j'ai appris la disparition, samedi, de Sir Brian Lochore, le plus magnifique des fermiers néo-zélandais, archétype du All Black terrien, de ceux qui ont bâti la réputation d'un pays à travers son équipe de rugby, son jeu et surtout son éthique. Au point que l'anoblissement des rugbymen par la Reine Elisabeth II semble avoir été inventé pour des hommes de cet acabit, larges, charismatiques, discrets, solides, posés, investis et bien éduqués.
J'ai rencontré Brian Lochore pour la première fois au mois de novembre 1986, frais engagé que j'étais à L'Equipe pour rédiger un article quotidien sur la tournée des All Blacks. J'avais alors demandé, au culot, à celui qui était pour la première fois manager de l'équipe nationale le privilège de suivre au plus près ce que je considérais comme une épopée. Brian Lochore, monstre du rugby kiwi, ne refusa pas l'idée à condition que je me présente devant les joueurs et que je leur expose mon souhait. Ce sont eux qui devaient accepter que je sois huit heures par jour à leurs cotés, pas lui. Ce que je fis.
C'est ainsi que je pus entrer en contact avec John Kirwan, David Kirk, Sean Fitzpatrick, Gary Whetton, Buck Shelford et le futur président de la NZRU, Jock Hobbs, capitaine de ces All Blacks qui se firent étriller en fin de voyage, à Nantes. Brian Lochore avait la voix douce, le débit mesuré, les mots choisis, le regard bienveillant, des paumes si larges et si râpeuses qu'il n'avait nul besoin de vous broyer les phalanges pour vous saluer : vous saviez qu'en face de vous se tenait un authentique homme de la terre. Je dis cela car des journalistes de ma génération encore en activité, nous sommes désormais vraiment très peu à l'avoir vraiment connu autrement que sur Wikipédia au moment de rédiger sa nécrologie.
J'avais huit ans quand les All Blacks dont il était le capitaine affrontèrent le XV de France et l'emportèrent. Après cette rencontre télévisée en noir et blanc, mon père et ses amis passèrent la soirée du samedi à évoquer le jeu de cette équipe tout de noir vêtue, un rugby d'horloger, pensé, réfléchi, exprimé sans une seule faute de goût, si ce n'est le coup de pompe de Colin Meads dans la poitrine de Pierre Villepreux, au sol, dans la foulée d'un arrêt de volée.
Quand je me rendis en Nouvelle-Zélande pour la première fois - en 1989 -, la première chose que je fis en débarquant de l'avion fut d'aller à la rencontre de Brian Lochore. C'était l'époque où les sponsors se battaient pour s'afficher sur ce fameux maillot noir. "Quand j'ai appris qu'une marque voulait coudre son logo à côté de la fougère argentée, je me suis rendu compte que j'avais offert tous mes maillots d'international. J'ai paniqué, m'avoua-t-il. Mais mon épouse m'a dit qu'il m'en restait un au grenier. Je suis monté immédiatement m'en assurer et quand j'ai constaté qu'elle avait raison, je suis redescendu soulagé et je l'ai remisé dans mon armoire." Il y est resté.
Brian Lochore vouait une admiration sans bornes à Jo Maso, qu'il avait été voir jouer en vétérans du côté d'Aimé-Giral, et plaçait au-dessus de tout l'idée qu'il se faisait des All Blacks. Quand ceux-ci, baptisés à juste titre les Cavaliers, se rendirent en Afrique du Sud en avril 1986 affronter les Springboks lors d'une tournée pirate rémunérée, c'est avec la ferme conviction d'œuvrer pour le bien commun qu'il accepta de remplacer Colin Meads, compromis dans ce montage, au poste de manager de l'équipe nationale.
C'est avec lui à leur tête que les All Blacks furent pour la première fois sacrés champions du monde, l'année suivante. C'est toujours avec lui que fut rédigée en 2005 la charte de bonne conduite qui gère encore aujourd'hui non seulement la vie quotidienne de l'équipe nationale mais aussi ses objectifs, son décor et son jeu. Davantage que Colin Meads ou Jonah Lomu, Sir Brian Lochore incarnait le All Black dans toute ses dimensions, et pas seulement sportives.
Pour que Ritchie McCaw parvienne un jour à supplanter cet ancien numéro huit dans notre imaginaire, il lui faudra s'investir fort et sans cesse durant les trente prochaines saisons au sein du staff all black et de la fédération néo-zélandaise, ce qu'il n'est pas encore prêt à faire. Car l'effort du terrain est finalement peu de choses face à la postérité en comparaison des forces mises en jeu dans les valeurs et les vertus dont on assure soi-même la transmission. Une fois les crampons remisés, le cœur parle. Celui de Brian Lochore, gentleman farmer, comme celui du boxeur Jean-Claude Bouttier, gentleman puncheur, battront fort en écho longtemps encore.
Et bien que croyez-vous qu'ils sont parvenus à faire, ces Tricolores pour lesquels je n'éprouve, comme nombre de mes confrères, qu'un intérêt très mesuré ? S'entraîner à moins de quinze kilomètres de mon lieu de villégiature alors que ne me passionnent à cette date que les corridas torrides. Poursuivi, je suis. Heureusement, je suis remonté à temps vers les plateaux franciliens afin de ne pas avoir à résister à la tentation d'aller prolonger mon footing vers l'hôtel qu'ils ont investi.
En chemin, j'ai appris la disparition, samedi, de Sir Brian Lochore, le plus magnifique des fermiers néo-zélandais, archétype du All Black terrien, de ceux qui ont bâti la réputation d'un pays à travers son équipe de rugby, son jeu et surtout son éthique. Au point que l'anoblissement des rugbymen par la Reine Elisabeth II semble avoir été inventé pour des hommes de cet acabit, larges, charismatiques, discrets, solides, posés, investis et bien éduqués.
J'ai rencontré Brian Lochore pour la première fois au mois de novembre 1986, frais engagé que j'étais à L'Equipe pour rédiger un article quotidien sur la tournée des All Blacks. J'avais alors demandé, au culot, à celui qui était pour la première fois manager de l'équipe nationale le privilège de suivre au plus près ce que je considérais comme une épopée. Brian Lochore, monstre du rugby kiwi, ne refusa pas l'idée à condition que je me présente devant les joueurs et que je leur expose mon souhait. Ce sont eux qui devaient accepter que je sois huit heures par jour à leurs cotés, pas lui. Ce que je fis.
C'est ainsi que je pus entrer en contact avec John Kirwan, David Kirk, Sean Fitzpatrick, Gary Whetton, Buck Shelford et le futur président de la NZRU, Jock Hobbs, capitaine de ces All Blacks qui se firent étriller en fin de voyage, à Nantes. Brian Lochore avait la voix douce, le débit mesuré, les mots choisis, le regard bienveillant, des paumes si larges et si râpeuses qu'il n'avait nul besoin de vous broyer les phalanges pour vous saluer : vous saviez qu'en face de vous se tenait un authentique homme de la terre. Je dis cela car des journalistes de ma génération encore en activité, nous sommes désormais vraiment très peu à l'avoir vraiment connu autrement que sur Wikipédia au moment de rédiger sa nécrologie.
J'avais huit ans quand les All Blacks dont il était le capitaine affrontèrent le XV de France et l'emportèrent. Après cette rencontre télévisée en noir et blanc, mon père et ses amis passèrent la soirée du samedi à évoquer le jeu de cette équipe tout de noir vêtue, un rugby d'horloger, pensé, réfléchi, exprimé sans une seule faute de goût, si ce n'est le coup de pompe de Colin Meads dans la poitrine de Pierre Villepreux, au sol, dans la foulée d'un arrêt de volée.
Quand je me rendis en Nouvelle-Zélande pour la première fois - en 1989 -, la première chose que je fis en débarquant de l'avion fut d'aller à la rencontre de Brian Lochore. C'était l'époque où les sponsors se battaient pour s'afficher sur ce fameux maillot noir. "Quand j'ai appris qu'une marque voulait coudre son logo à côté de la fougère argentée, je me suis rendu compte que j'avais offert tous mes maillots d'international. J'ai paniqué, m'avoua-t-il. Mais mon épouse m'a dit qu'il m'en restait un au grenier. Je suis monté immédiatement m'en assurer et quand j'ai constaté qu'elle avait raison, je suis redescendu soulagé et je l'ai remisé dans mon armoire." Il y est resté.
Brian Lochore vouait une admiration sans bornes à Jo Maso, qu'il avait été voir jouer en vétérans du côté d'Aimé-Giral, et plaçait au-dessus de tout l'idée qu'il se faisait des All Blacks. Quand ceux-ci, baptisés à juste titre les Cavaliers, se rendirent en Afrique du Sud en avril 1986 affronter les Springboks lors d'une tournée pirate rémunérée, c'est avec la ferme conviction d'œuvrer pour le bien commun qu'il accepta de remplacer Colin Meads, compromis dans ce montage, au poste de manager de l'équipe nationale.
C'est avec lui à leur tête que les All Blacks furent pour la première fois sacrés champions du monde, l'année suivante. C'est toujours avec lui que fut rédigée en 2005 la charte de bonne conduite qui gère encore aujourd'hui non seulement la vie quotidienne de l'équipe nationale mais aussi ses objectifs, son décor et son jeu. Davantage que Colin Meads ou Jonah Lomu, Sir Brian Lochore incarnait le All Black dans toute ses dimensions, et pas seulement sportives.
Pour que Ritchie McCaw parvienne un jour à supplanter cet ancien numéro huit dans notre imaginaire, il lui faudra s'investir fort et sans cesse durant les trente prochaines saisons au sein du staff all black et de la fédération néo-zélandaise, ce qu'il n'est pas encore prêt à faire. Car l'effort du terrain est finalement peu de choses face à la postérité en comparaison des forces mises en jeu dans les valeurs et les vertus dont on assure soi-même la transmission. Une fois les crampons remisés, le cœur parle. Celui de Brian Lochore, gentleman farmer, comme celui du boxeur Jean-Claude Bouttier, gentleman puncheur, battront fort en écho longtemps encore.