Elle est vaste, parfois éclatée, protéiforme, composée de professionnels et d'amateurs; son spectre part des modestes pratiquants scolaires jusqu'aux icônes mondiales les plus rayonnantes. Mais elle nous enveloppe tous sans distinctions, nez tordus ou cols relevés, oreilles en chou-fleur et doigts de fée, d'avants en arrières dans un flux continu, mouvement perpétuel, que l'on soient adeptes de la contre-attaque irraisonnée ou du pilonnage consciencieux au plus près de la ligne d'avantage.
Nous n'en prenons pas assez conscience dans les moments heureux, légers, qui balisent parfois notre existence, et il faut malheureusement que nous éprouvions la douleur ou la perte pour nous apercevoir qu'elle n'est pas cette idée creuse, ce fourre-tout que d'aucuns aiment railler et dont les sarcasmes, bien étayés par l'actualité, finiraient par nous convaincre que ce à quoi nous croyons n'est qu'une illusion.
C'est vrai, nous évoquons facilement du rugby la famille et aussi ses valeurs, parce que nous avons le sentiment d'appartenir à une seule et même équipe composée de tous les maillots ; notre salon est un club-house, nos amis des partenaires. Nous nous embrassons lorsque nous nous retrouvons, et nous reprenons la conversation là où nous l'avions laissée, avant-hier ou l'année dernière.
Des inimitiés naissent pourtant. Pour une formule lapidaire qui se voulait drôle ou un trait de plume trop piquant, pour avoir maintenu le fer dans la plaie ou n'avoir effleuré qu'une part de vérité, laquelle mérite le pluriel, des regards se détournent. Il n'est pas toujours utile de revenir sur le passé, dont on sait qu'il ne passe pas toujours, mais si l'essentiel est invisible, il reste cependant accessible.
La veille de France-Galles, les Tricolores cuvée 1987 avaient les honneurs de la mairie de Paris dans le cadre d'une soirée caritative où furent mis aux enchères, entre autres, un bout des poteaux de l'Eden Park et le ballon de la finale, dérobé par Philippe Sella au coup de sifflet final malgré les protestations du préposé au ramassage, conservé comme une précieuse relique et arraché à 6500 euros au bénéfice de l'association Rugby au cœur. "Il était temps que je le redonne," reconnut en souriant l'homme aux 111 sélections.
Ému, Serge Blanco évoqua discrètement à mots choisis le combat que mène aujourd'hui Pierre Montlaur contre la maladie de Charcot. "C'est un des nôtres", me dit-il en ouvrant ainsi l'album de famille. Quelque chose de l'ordre du lien indicible est alors remonté en surface, comme un ciment qui scellerait nos différends, nos différences. Je n'ai jamais entretenu avec l'ancien demi d'ouverture agenais une relation aussi chaleureuse que celles que je peux avoir avec d'autres joueurs. Une brouille était née de quelques phrases d'un article que ses coéquipiers de l'époque s'étaient ingéniés à enfoncer tel un aiguillon dans son amour-propre afin de le motiver pour le match suivant - ça a toujours été de bonne guerre. Quelques années plus tard, nous avons, Pierre et moi, échangé une poignée de mains - c'était à Marcoussis - et puis la vie a repris son cours.
Il fut le demi d'ouverture du SU Agen placé entre Pierre Berbizier à la mêlée et Philippe Sella au centre. Tous les numéros dix - j'en fais partie - rêveraient d'un tel parrainage. Maillon d'une équipe qui disputa quatre finales du Championnat de France entre 1984 et 1990, ce buteur émérite a soulevé le Bouclier de Brennus (1988) et le trophée Yves-du-Manoir (1992) avant d'être sélectionné à cinq reprises en équipe de France de 1992 à 1994. Entraîneur des trois-quarts aux côtés de Laurent Seigne, il fut de l'aventure européenne du CA Brive, du titre de 1997 et de la finale de 1998, puis rejoignit le pôle Espoirs à Marcoussis.
Beaucoup de joueurs, et des très médiatisés, aimeraient présenter une carte de visite ainsi garnie. Lui n'a jamais recherché la lumière, préférant aux flatteries l'estime discrète de ses pairs. En 2014, accompagné d'Olivier Roumat et de Laurent Cabannes, il s'était rendu en Afrique du Sud au chevet de Joost van der Westhuizen, à Pretoria, lui remettre une vidéo-témoignage de la considération que lui portaient les internationaux français.
Le combat que menait Joost, comme celui de Jonah Lomu, n'est pas isolé. Aujourd'hui, mes pensées vont vers Jean-Pierre Cayla et Martine Bayard, qui souffrent et luttent, comme elles vont aussi vers Philippe Labout et William Ovide-Etienne, de belles âmes, humbles et discrètes, que la passion pour ce jeu relie. Pierre Montlaur est assuré, bien entouré par ses proches et ses amis, de l'estime de ses anciens coéquipiers et, au-delà, de la famille du rugby, ainsi que l'expriment tous ceux que j'ai croisés. Ce qui nous rassemble est toujours plus fort que ce qui nous sépare ou, comme me le souffle Jean-Pierre Elissalde, "ce qui nous sépare est futile par rapport à ce qui nous lie, l'empathie, l'humanité et donc la solidarité, socle du rugby."