lundi 23 septembre 2024

Spectacle sportif

 

Les actes du colloque organisé en mai 1980 à Limoges et intitulé Le spectacle sportif ont, certes, pris quelques rides mais leur introduction, signée par Antoine Blondin, reste toujours d'actualité. En voici quelques extraits choisis, avant Stade Toulousain - Union Bordeaux-Bègles, dimanche soir, qui promet d'être très show.
"J'avance tout de suite que ce titre - spectacle sportif - ne me satisfait pas pleinement, dans la mesure où lorsqu'on dit que des athlètes commencent à faire du spectacle, c'est bien souvent qu'ils cessent de faire du sport (...) 
En même temps qu'il est fugitif, le spectacle sportif est un conservatoire du genre, des gestes, qui avait aux origines une vocation utilitaire. Il implique donc que le spectateur soit capable de souscrire à un système de références. En d'autres termes, le spectacle sportif, à côté de la culture physique, est créateur d'une culture sportive qui pourrait bien constituer un département important de la culture générale. L'homme est une partie du monde par son corps mais il peut faire tenir le monde entier dans son esprit et c'est cette double relation entre ce corps contenu dans le monde et cet esprit dans lequel le monde entier est contenu qu'il tire sa dimension de grandeur.
Maintenant se pose la question amusante, objet de sarcasmes et de quolibets, la question de savoir si le sportif assis doit finalement être ou avoir été un pratiquant. Nous répondrons que s'il fallait avoir poussé le contre-ut pour apprécier l'opéra ou si l'accès des Folies-Bergères n'était ouvert qu'à ceux qui se sont mis une plume au derrière, ces nobles institutions se produiraient devant des banquettes vides. Ou mieux encore, comme le disait notre confrère Jean Eskenazi : "Je n'ai pas besoin d'avoir pondu l'œuf pour pouvoir juger s'il est frais ou non." 
Le baron de Coubertin nous donne un bon coup de main lorsqu'il dit : "Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport. Pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent. Pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes." Cette phrase souligne que si l'immense vertu de la haute-compétition est d'offrir à ces cinq-là les circonstances de contact et de ferveur nécessaires à l'accomplissement de fabuleux exploits, elle remplit également une fin capitale : celle qui consiste à faire entrer l'homme du sport dans la cité.
A cette époque, la recette du succès l'emportait sur le succès de la recette, qui était inexistante. (...) Au sport de l'aristocratie, l'ère contemporaine a substitué une aristocratie du sport, issue d'un formidable écrémage en forme de sélection naturelle, voire artificielle, à travers toutes les couches sociales et les cinq continents. Se présente alors l'écueil du professionnalisme qui ferait se retourner dans leur vestiaire du Père Lachaise les barons de la Belle Epoque et, pire encore, celui d'un amateurisme rétribué. 
L'ampleur mondiale de la besogne sportive, les responsabilités et les prestiges attachés au champion, les terribles astreintes quotidiennes qu'implique l'accomplissement de sa vocation, font qu'il ne peut en aller autrement : le professionnel est un homme qui fait du sport pour gagner de l'argent ; l'amateur est un homme à qui l'on donne de l'argent pour qu'il fasse du sport.
Au regard des grandes enchères techniques qui poussent le monde et d'un train de vie infléchi dans le sens de la conjuration mécanique, l'objet de l'athlète n'apparait pas d'emblée avec clarté mais s'inscrit avec l'éclat de la contradiction. Ses gestes, qui ont répondu si longtemps à une ancestrale nécessité vitale, perdent chaque jour de l'actualité dans une civilisation qui s'applique à lui épargner de courir, de s'élever, de porter, de lancer : son propos apparait d'abord comme celui d'un facteur rural égaré dans un central électronique, son éminente dignité est celle du superflu.
Toutefois, aux progrès vertigineux de la civilisation du moindre effort, le sport, civilisation du plus grand effort, oppose ses propres progrès, non moins grandioses. Les sentiments diffus que l'espèce s'améliore affleure à travers la trajectoire humaine du champion et déjoue les pessimismes : on disparaîtra en beauté parce que des êtres consacrent chaque jour, quatre à cinq heures à la plus grande gloire de la volonté et du corps.
Le sport redevient alors, selon la belle définition de Jean Giraudoux, "une épidémie de santé". 

samedi 7 septembre 2024

Eclats et lumière

J'ai les doigts gourds et l'azerty bancal, l'esprit tourné ailleurs et l'humeur sans rebond. Pas sûr que le Top 14, qui débute ce jour, soit l'oasis idéale - même en situation de reformation - pour que je me reconstitue. Entre Buenos Aires et Le Cap, cet été alourdit nos pensées. Il nous faut panser et les mots sur les maux ne sont pas suffisants. Si la récupération est une des constituantes essentielles du haut niveau, elle peut aussi s'avérer toxique quand elle sert de bouclier à ceux qui feignent de maîtriser les événements alors qu'ils nous dépassent. 

Nous reste, fort heureusement, le gout des livres. En 2002, pour conclure la préface de l'ouvrage de Jacky Adole intitulé "Mon sac de rugby" dont je vous conseille de nouveau la lecture, si ce n'est déjà fait, l'immense Pierre Albaladejo, véritable sage d'Ovalie aujourd'hui retiré des tribunes, écrivait cette phrase qui ne cesse de résonner en moi depuis deux mois au fil d'une actualité qui a fini par nous déciller : "Et si le rugby a emboité le pas de la vie, qu'il nous soit permis de regretter que ce ne fût point le contraire."

Discipline éducative développée au début du XIXe siècle dans l'Angleterre victorienne soucieuse de former au mieux ses futurs cadres dirigeants en leur inculquant les principes de l'engagement physique, de l'effort collectif et de l'obéissance au règlement - y compris en le transgressant intelligemment comme le fit en 1823 William Webb Ellis pour la postérité avant de s'éteindre à Menton -, la balle ovale telle que pratiquée dans l'établissement scolaire de la ville de Rugby n'était qu'un jeu qui, devenu sport, gagna en épopées épiques.
Nous étions quelques uns à croire que l'avènement du professionnalisme, en 1995 - qui mettait surtout fin à soixante ans d'amateurisme marron en France puis chez les Britanniques et leurs dominions - allait faire ruisseler quelques unes de ses vertus, à savoir l'exigence et la précision. Au lieu de cela, il apparait brutalement que la coupe des vices, pleine à ras bord, s'est répandue sur le monde amateur. Lequel va devoir dans cinq semaines se choisir un président. Gardera-t-il Florian Grill ? Lui préférera-t-il Didier Codorniou ? 
Le constat est douloureux à l'heure où le calendrier politique heurte celui des compétitions : le rugby, qu'on pensait inaltérable, n'a malheureusement pas su endiguer les maux de la société, à savoir l'individualisme, la primauté du loisir, la désertification, le communautarisme, le choix de la violence comme réponse, le rejet de l'autre, le gaspillage des ressources et, nouvelle ligne blanche franchie en beaucoup d'endroits, l'immersion dans l'addiction. Impossible de faire comme si rien de tout cela n'était vrai. Impossible de ne pas voir l'éléphant dans le vestiaire.
L'aura olympique dont est désormais nimbé Antoine Dupont, joueur protée dont sait remarquablement bien profiter le Stade Toulousain au cœur de son jeu de mains et de polyvalence des rôles, n'apportera pas assez de baume sur les plaies dont souffre actuellement le rugby. Et la pluie d'étoiles montantes qui illumine cette nouvelle édition du Top 14 peut éblouir, certes, mais c'est plutôt de lumière dont nous avons besoin en ces temps assombris par les "affaires" Jaminet, Jégou et Auradou - même si elles semblent en passe d'être résolues - et surtout le drame de la famille Narjissi, deuil auquel tous nous nous associons.
Un ressort s'est rompu, et pas seulement en rugby. Pas besoin d'éclats, de déclarations, d'opinions. Pour sortir de ce maelstrom, pour retrouver le goût des choses simples, se compter quinze à quinze heures et continuer à faire de ce ballon oblong le lien qui nous a permis de mieux vivre ensemble, nous pour découvrir autant que nous sommes, de tracer un but commun sur le terrain et de nous reconnaître en dehors, de quoi avons-nous besoin ? 
La solution ne vient pas d'en haut, sur ce plateau d'argent où évoluent des demi-dieux en lycra moulant qu'on nous présente comme des modèles à suivre à longueur de publicités, mais plutôt à hauteur d'hommes et de femmes, bénévoles anonymes dont le XV de France souvent trop suffisant et isolé dans sa conduite de jeu et de vie a oublié qu'il n'était que l'émanation, pour retrouver les raisons pour lesquelles nous avons joué à la balle ovale, activité aussi compliquée dans ses règles qu'elle est simple dans son application, pour comprendre sa puissance et son charme. Stocker dans les maillots et le ballon des puces électroniques n'a jamais aidé à enrichir notre mémoire.