vendredi 25 décembre 2020
2021 à pleines mains
Nous l'avons laissée derrière nous. Loin derrière nous ? Pas vraiment... Car le monde d'après ressemble étrangement au monde de maintenant, voire d'avant. Mais qu'importe. Regardons devant nous. C'est le meilleur moyen de ne pas trébucher. Bien malin qui sait ce qui se trouve sur notre route quand l'incertitude gouverne selon le vent et le courant. Le mien, de cap, tire vers l'ouest et l'Amérique centrale, côté caraïbe, sous les tropiques. Ailleurs.
Là où je pars, il n'y a pas de rugby. Ou alors très peu. Personne ne sait de quoi il s'agit, comment ça se joue. Nos championnats et nos coupes, nos débats sur le jeu au sol ou l'attaque à plat n'existent pas dans cette contrée. Je n'y ai pas vu un seul ballon ovale. Et je n'ai pas prévu d'en apporter un. Même dégonflé.
Je dispose de mon attestation de déplacement. En application d'une mesure générale de santé privée qui consiste à s'éloigner un peu, à se décaler sur la passe et accélérer dans l'intervalle d'un état d'urgence sanitaire. Mon débordement est nécessaire à défaut d'être utile : je vais consulter la vie plus loin, porter assistance à la personne la plus vulnérable, c'est-à-dire moi, motif impérieux que cette convocation vers un petit paradis sur terre.
Il y a des havanes à savourer, des rhums à déguster, des pluies tropicales à écouter abrité et assis sous une tonnelle, des vagues à compter. Voilà ma mission d'intérêt individuel longue distance dans le rayon maximal que peut me fournir mon imagination, entouré d'animaux plutôt sauvages. Je pars, donc, mais reviendrai sans doute, du moins si l'on veut bien ne pas me garder au soleil. Je quitte 2020 sans regret mais avec beaucoup de reconnaissance. Merci au confinement pour m'avoir permis de lancer deux chroniques qui reliaient Littérature et rugby, une association d'idée qui a trouvé un magnifique rebond et un parfait compagnonnage.
A suivre, donc, cette fière attaque en lignes qui devrait nous mener, Benoit et moi, vers un essai qu'il nous faudra tous ensemble transformer, un essai parti de presque rien, un titre, un auteur, une phrase de jeu, des commentaires ; un essai construit mot à mot et qui aurait dû trouver un premier relais à Uzerche en avril dernier. Voilà qu'il poursuit son chemin sans cesse rehaussé. Rien que pour cela, 2020 enfermé n'aura pas été vain.
En attendant de reprendre ici courant janvier le fil de nos échanges fructueux, sincères, enthousiastes, passionnés, toniques, authentiques, permanents, renouvelés, enrichis, décalés, drôles, émouvants, je vous souhaite à toutes et tous le meilleur pour l'année 2021.
dimanche 20 décembre 2020
Sculpter son cerveau
Toute crise n'est pas seulement un danger, c'est également - traduit du chinois - une opportunité d'évoluer pour ne pas succomber et, si "aucun sport ne peut échapper aux découvertes techniques et aux valeurs culturelles du contexte", le Covid-19 permettrait-il alors de nous émanciper du verbe dont la surenchère pollue jusqu'aux plus nobles aspirations, nous émanciper aussi des outils de plus en plus sophistiqués dont le GPS intégré dans le dos du maillot est l'avatar le plus disgracieux autant que le plus symbolique ?
De tous les êtres vivants sur cette planète, l'humain est le seul capable de transformer - belle universalité de ce mot ovale - l'environnement qui, à son tour, le façonne. Avec ses sons et ses bruits, ses attitudes, son décorum, ses offrandes et les sensations qu'il développe, soit un ensemble de codes qui nous place dans le jeu et dans le stade désormais vide et pour quelque temps encore, il faut concevoir le rugby telle une langage qui n'aurait pas besoin de verbe pour nous toucher profondément. Ce que Boris Cyrulnik appelle "un bénéfice social".
Ancien joueur de rugby dans cette longue liste de chercheurs et d'artistes qui mouillèrent le maillot - citons juste René Char, Pierre Soulages, Michel Serres, Julien Gracq et Charles Juliet - le neuropsychiatre et éthologue Boris Cyrulnik dans son court essai en forme d'entretiens, J'aime le sport de petit niveau, paru en février dernier, raconte à quel point à travers ce prisme il est question de socialisation, d'éthique, de production d'échanges et d'épopée, tout ce dont nous avons besoin en ces temps de confinement imposé.
Un passage de ce minuscule opuscule m'a particulièrement interrogé. Il s'agit de celui où le Bordelais assure que la pratique sportive "sculpte" le cerveau, mais que cette action n'est que peu de chose sans le lien relationnel qu'il faut ensuite tisser. En poussant plus loin, on peut considérer à la lumière de récentes rencontres - celles du XV de France de France dans la Coupe d'automne des nations et celles de Clermont en Coupe d'Europe, par exemple - que les interactions entre les joueurs sont plus essentielles à la bonne marche d'une équipe que la pure dimension athlétique. Ce qui fait sens.
"On ne peut savoir qui on est que si l'on participe ou l'on assiste à des événements... D'où le goût que l'on a de se mettre à l'épreuve, ou d'assister à des épreuves pour en faire des mythes. Le sport a une fonction de tragédie sociale, comme le théâtre grec. Le théâtre grec mettait en scène les problèmes de la cité, et les citoyens devaient y assister. Je crois même qu'ils n'avaient pas le droit de sortir du théâtre sans avoir parlé de la pièce. Ils devaient rester sur place pour commenter entre eux - fonction démocratique - les problèmes de la cité que les comédiens avaient représentés, au sens théâtral du terme", écrit Cyrulnik. Et c'est bien de sport dont il nous parle.
De la manifestation in situ de l'activité physique réduite au degré zéro, pan de tissu social oublié dans les discours politiques de grande audience, sport interdit pour un temps trop long de visite sinon masqué, tristement confiné entre des tribunes vides, recalibré à l'état de représentation dévitalisée; et de nous devant nos écrans avec pour seul levier d'amplification notre imagination, ce qui demeure malgré tout une consolation en soi pour qui dispose d'une vie intérieure riche.
Puisque nous ne disposons que de cette aune orwellienne, éloignons-nous du salon pour entrer en forêt, ou trotter en rase campagne. Pratiquer le sport de petit niveau en prolongement de la quête du mythe passé au tamis cathodique qui occupe nos week-end, c'est aussi, encourage l'ancien rugbyman, rechercher dans les villages "des matches de très mauvais niveau", mais où "la fête est immense".
lundi 14 décembre 2020
Bonne pointure au tirage
On se souvient qu'en novembre 2017 le président de notre République n'avait daigné apporter qu'un soutien vraiment très mou du genou à Bernard Laporte en amont du vote pour l'obtention de l'organisation du Mondial 2023, élection remportée à la surprise générale par la France, adossée au savoir-faire de Claude Atcher, le deux-ex machina des candidatures France 2007 et Japon 2019. Avait été aussi remarquée l'absence à Londres de la Ministre des Sports de l'époque, Laura Flessel... A l'évidence, personne ne misait son centime d'euro sur un succès français, lequel fut arraché de haute lutte après cinq mois de préparation intensive dans une des grandes salles du CNR de Marcoussis. Nous n'étions alors que quelques uns à avoir fait nos comptes, et il fallait disposer d'un réseau d'initiés pour additionner en temps réel les voix des fédérations internationales favorables au projet français.
Le président de la FFR nouvellement élu sentait le soufre, entendait-on dans les couloirs du pouvoir. Il avait surtout donné pour la première fois aux clubs français la possibilité d'exprimer leur choix et il s'était porté sur lui. Si les politiques professionnels se pinçaient alors dédaigneusement le nez en évoquant l'ancien secrétaire d'Etat chargé des Sports du gouvernement Fillon 2 sous Sarkozy, Bernard Laporte, BEP métiers de l'électricité en poche, met aujourd'hui en lumière le rugby de France, équipe nationale inclus, après s'était employé comme personne avant lui à valoriser une candidature laissée à l'abandon par la précédente équipe fédérale, sillonnant le globe pour récolter des voix et, outsider, casser le fil sur la ligne d'arrivée devant l'Afrique du Sud et l'Irlande.
Alors forcément tout le monde l'acclame aujourd'hui, souligne ses qualités, lui serre la main, se fait prendre en photo avec lui, y compris le Président, l'autre, qui lui donne du "Bernard" comme il donne du "Claude" à Atcher, au point de nous faire croire qu'ils ont gardé les oies ensemble... Ainsi va le théâtre des opérations alors que le public est toujours interdit de stades quand les métropolitains, eux, sont bondés. Allez y comprendre quelque chose et pour ça, nous vous conseillons le "Dictionnaire absurde du Covid" de Serge Simon, le troisième homme de la bande, paru cette semaine chez Hugo.Doc.
Dans trois ans, il faut espérer que la pandémie nous aura laissé tranquilles, que les gilets jaunes seront devenus bleus, que les All Blacks ne feront pas blocs dans les rues et que la seule chose qui brûlera sera notre passion. Dans le sillage du prix Nobel de littérature 1957 Albert Camus, rappelons au passage qu' "il n'y a pas d'endroit dans le monde où l'homme est plus heureux que dans un stade..." et imaginons des tribunes ouvertes alors même que nous sont présentées actuellement des rencontres sans âme puisque sans supporteurs, matches sous cellophane sans goût, dénués de chair et privés d'échos.
Ce lundi à peine gris, dans un Paris des beaux quartiers haussmanniens nettoyé de frais, pavé luissant et trottoirs dégagés de badauds, le ban et l'arrière-ban politiques n'ont pas manqué, Président en tête, de se ruer à l'heure de l'apéro pour être sur la photo autour du trophée convointé quand, de leur côté, les joueurs du XV de France apprenaient qu'ils allaient se retrouver avec la Nouvelle-Zélande (grâce à Guy Savoy) et l'Italie (merci, Christian Louboutin) en poule A - comme abordable - du Mondial 2023.
Palais de la Bourse, donc. Tout sauf un hasard tant le symbole offert à notre douce ironie est saisissant. Qu'un tirage au sort - moment toujours attendu - suivi d'une conférence de presse se tiennent dans l'ancienne corbeille aux valeurs est la preuve sans doute aucun que le rugby est "bankable" ; preuve aussi que la France a pour principal objectif de remplir dans trois ans les caisses de World Rugby, particulièrement occupé à renflouer des fédérations exsangues pour cause d'un coronavirus qui commence sérieusement à nous taper sur le sytème.
dimanche 6 décembre 2020
Final sans limite
Quand un Anglais se débarrasse au pied du ballon, écrirait le Major Thompson, c'est pour rendre hommage en creux à William Webb Ellis et offrir l'opportunité à son adversaire du jour de s'amuser un peu. Du coup, l'arrière tricolore Brice Dulin n'a pas manqué l'occasion de relancer et même de s'offrir un essai derrière une percée en première période, dimanche. De la même façon, quand un Anglais se jette dans un regroupement, il est rarement sifflé au motif qu'il cherche toujours à nettoyer au sol pour faire vivre le mouvement, du moins le fait-il savoir à qui de droit ; en revanche, quand un adversaire a le malheur de plonger ne serait-ce qu'un doigt dans le ruck, il est promptement sanctionné et c'est ainsi, résumons prestement, que le XV de France s'est incliné en finale d'une Coupe d'automne des nations dont on peine à croire, sauf prolongement de la pandémie de Covid-19 au-delà de l'été prochain, qu'elle a un avenir.
Une poignée de privilégiés a pu suivre en présentiel ce match craquant jusqu'au bout, et c'est déjà une belle victoire pour le sport en général et le rugby en particulier. Au pays de la baguette et de fromage bien fait en période de confinement, les pouvoirs publics peinent à saisir son importance sociétale, et en attendant que semblable largesse s'étende demain aux rencontres en territoire français, on peut toujours rêver. Reste que les heureux élus n'en sont pas revenus tant la performance des Bleuets fut sans contestation possible la plus belle sortie tricolore depuis la finale du Mondial 2011 à Auckland, c'est dire si l'on voit désormais la vie en rose...
Rares sont ceux d'entre nous qui imaginaient ce XV des finisseurs - la novlangue ovale est un contre-pied - crisper les sujets de sa Gracieuse Majesté au-delà de la durée habituelle d'un match, d'autant que médias et entraîneurs promettaient outre-Manche à ces Bleuets une grosse fessée, éducation anglaise oblige. Au coup de sifflet final - succès étriqué (22-19) consommé -, Eddie Jones et son orphéon se retrouvèrent avec la farce glissée dans le fondement de leur stratégie air-sol tristement minimaliste.
Quand un Anglais souhaite remporter un titre mondial, il cache son jeu pendant trois ans, a-t-on appris, évitant scrupuleusement d'exposer ses combinaisons d'attaque de peur que tous ses adversaires utilisent la précision de leurs analystes vidéo pour décrypter et donc éventer ses options offensives. De son côté, quand le rugby Français s'engage dans une compétition de saison, c'est en n'autorisant que trois matches par international, principe novateur de sélections à la carte pour mieux émanciper les jeunes générations - merci les JIFF - et les placer sous un bel éclairage. Au conditionnel, c'est finement joué...
Comment imaginer que Kolingar, Geraci, Pesenti, Moefana et Villière, qui disputaient le deuxième test-match de leur carrière, et Tolofua qui débutait, allaient ainsi prendre la lumière ? En évitant d'insulter l'avenir ou d'ironiser - c'est très à la mode. Il suffit surtout de se rappeler toutes les fois où les techniciens étrangers en visite chez nous remarquèrent sans jalousie à quel point le rugby français disposait d'un réservoir de talents plus profond que partout ailleurs dans le monde.
Que les Cassandre se rassurent, ils ne feront jamais aussi bien que ce confrère parti depuis longtemps à la retraite, et dont nous tairons le nom par charité, qui prophétisa et écrivit dans un grand quotidien de sport, la veille du 14 juillet 1979 à Auckland, que le XV de France du capitaine Rives, battu au premier test, avait autant de chances de s'imposer au deuxième qu'un âne de remporter le Prix de l'Arc de Triomphe. Vous connaissez le dénouement de l'histoire... C'est bien la suite de cette défaite encourageante à Twickenham - qui nous fit lever de notre siège - que nous voulons connaître. Comment, désormais fort de presque quarante joueurs, le XV de France pourra tenir au mieux son rang en 2023 ? Quelles sont les étapes de progression au futur simple, les pas en avant, les succès à venir et l'âge du capitaine ? Pouvons-nous prendre date dans les Tournois et les tournées pour peu que le Covid-19 nous laisse enfin tranquilles ?
Comme l'écrit Claude Saurel, ancien entraîneur de Béziers et de la Géorgie, "il y a longtemps que les Anglais préfèrent les victoires mal acquises aux défaites justes." Il y a longtemps, aussi, que nous n'avions pas ainsi vibrés, et qu'importe le score, finalement: le sport n'est pas affaire de chiffres ni de résultats mais bien d'allant et d'élan, d'ivresse et de contenu, d'instants épiques et d'esprit d'équipe, et de ce point de vue, nous avons été sur le moment largement servis. Au-delà de la durée réglementaire.
mercredi 2 décembre 2020
«Mon Domi», par Thomas Castaignède
Comme un service, il souhaitait savoir comment transmettre ce qu'il venait d'écrire en forme d'hommage tout personnel à Christophe Dominici, brutalement disparu mardi 24 novembre à l'âge de 48 ans ; le témoignage d'une amitié sincère née dans les couloirs du XV de France, ceux de Marcoussis et des quinze mètres le long des lignes de touche des stades du monde et des Embiez. Depuis ses débuts à Mont-de-Marsan, héritier de Patrick Nadal et d'André Boniface, je partage avec Thomas Castaignède une passion pour l'art et particulièrement la peinture ; le souvenir d'une visite au Tate Museum, avec son crochet vers l'aile dédiée à William Turner, nous relie au-delà du rugby. Pour délivrer une part d'émotion, il s'est alors tourné vers Côté Ouvert, comme on distingue un intervalle. Voici sa passe à hauteur.
«Je t’avais laissé enragé le dimanche, tu étais devenu un agneau le lundi, recroquevillé au fond de ce bateau qui nous amenait sur une île où j’allais te découvrir, l’île des Embiez, étrange lieu choisi pour un stage de l’équipe de France mais tellement beau pour nous accueillir. Le paysage, nous n’en avons pas vraiment profité, mais tu as d’entrée marqué ton territoire. Avec toi, il y avait avant et après, le temps de la rigolade et le temps de l’entraînement ; toi le généreux, tu n’avais plus d’amis, tu devenais un lion ! Merci d’avoir stimulé les joueurs autour de toi, de leur avoir permis de se dépasser, toi le leader incontournable.
Tes doigts étaient durs, tes coups puissants. Ton regard attendrissant se transformait et tu devenais une bête des terrains. Quand tu l’avais décidé, personne ne pouvait t’affronter, pas même Cali. Celui que tu aimais tant se méfiait de tes coups de cornes. Ah, même tes cheveux nous surprenaient, toi l’ambassadeur de marques. Nous étions stupides avec nos différents paris, mais n’était-ce pas pour marquer un territoire que tu nous amenais à vivre des émotions, de celles qui rendent sûrement la vie moins savoureuse aujourd’hui ? On souffre tous, Domi, de cette chute dans l’inconnu, et tu nous fais encore plus mal aujourd’hui.
Tu te nourrissais de la haine de tes adversaires mais tu aimais les humains, surtout les hommes qui osaient t’affronter : ils gagnaient ton estime, même si tu leur faisais vite comprendre qu’avec toi, il n’y avait qu’une issue. Pour te vaincre, il aurait fallu t’achever et personne n’y est arrivé…
Ton dernier crochet, toi le héros du Stade Français, nous a profondément touché. Sortant de mon bureau, j’ai croisé le grand Fabien Pelous, ce capitaine qu’on respectait : il venait m’annoncer ton départ. Un signe du destin.
Enfant de Solliès-pont, tu étais devenu la merveille de Toulon. Ce club te correspondait tellement : tu avais besoin de l’amour des autres, de ce public, de cette équipe. Ils t’ont transporté vers les sommets.
On en a quand même bavé ... Tu n’as pas oublié, les deux « gros », Pieter et Sylvain, qui nous avaient laminés sur cinq cents mètres, à Marcoussis. Un défi lancé et c’était parti ! Test d’endurance! On s’en foutait, on voulait gagner. On avait préparé notre coup : partir vite et finir à fond, comme quelqu’un nous l'avait dit. Mais nos cœurs de coquelets nous avaient lâchés et les deux monstres nous avaient doublés, et battus... Quelle honte de se faire dépouiller par des « gros »... A partir de ce jour, tu avais décidé de mettre les bouchées doubles pour laver cet affront !
Le terrain était une chose, mais ce n’était rien en comparaison de ta présence en chambre. Elle pouvait être à la fois motivante et perturbante. Tu ne faisais rien comme les autres. Trois choses comptaient : ta famille, ta famille et Jeannot. Sacré Jeannot… « Tu ne l’aimes pas, mon fils ? » m’avait-il demandé d’un air menaçant. « Mais bien sûr que si...», avais-je répondu. « Parce que tu ne lui fais jamais la passe », avait-il répliqué. Alors je m’étais excusé (qui ne s’excuse pas devant Jeannot) et promis d’y veiller pour les prochains matchs...
Je n’ai pas oublié la concentration extrême qui était la tienne lorsque tu étais avec ton préparateur mental, dans cette chambre de Cardiff avant le match. Moi, joueur, en chambre avec toi, tu m’interdisais de rentrer car tu avais besoin de parler à cet homme, homme de la famille, qui sûrement te réconfortait. Car comme chacun d’entre nous, tu doutais. Pourtant, tout le monde te considérait comme un des plus forts... Peut-être n’avons-nous pas su t’aider ou t’accompagner... Pardonne-nous, si c’est le cas.
J’ai encore ce souvenir de ton saut, dans le lac de Marcoussis, nous laissant, Garba, Sylvain et moi, sans voix... Ah, tu l’aimais, Garba ! Votre chambre était en lambeaux, vos combats de lutte et vos hurlements étaient devenus partie intégrante de notre quotidien... Tu étais toujours à le faire souffrir mais sans jamais l’abîmer, et malheur à celui qui voulait s’y mêler...
Tu n’as pas oublié, et moi non plus, cette escapade de ski nautique, avec Garba, Cali et Stan Soulette... Quelle rigolade ! « Reposez-vous bien », avaient dit les coaches lors du stage de préparation de Coupe du monde en pays catalan. Immatures et sûrement insouciants, on avait décidé d’aller faire du ski nautique. Toujours à fond. Qu’est-ce qu’on pouvait rire, ensemble... Il n’y avait pas de limite. Toujours cet esprit de groupe que tu vantais. Avec toi, pas question de tricher. Et arriva ce qui devait arriver. Avec son adresse légendaire, Stan avait perdu le manche de la corde le liant au bateau et il était resté accroché à son menton, au point de lui avoir presque arraché la moitié du visage. Nous étions pliés de rire sur le bateau alors que notre ami hurlait de douleur. C’est toi qui as pris les devants pour le ramener et le faire soigner, en prétendant devant les coaches qu’il était tombé sur le sol par étourderie.
Tous ces rires qui sortaient de ta bouche nous amenaient dans un tourbillon de bonheur.
Tu as toujours voulu décider, commander. J’espère que tu ne les ennuies pas trop là-haut. Tes hurlements devant les buts encaissés vont nous manquer. Tu l’aimais, ce ballon rond. Infatigable, tu nous usais, tu trichais mais toujours avec aplomb. On t’aimait.
Tu as repris ce bateau. Tu es à la barre, cette fois. Devant, à nous attendre. On va venir te rejoindre, chacun à sa vitesse mais toujours avec la même idée : se faire plaisir et s’aimer !
A bientôt, mon ami.
Casta»
Christophe Dominici a été inhumé vendredi après-midi au cimetière de la Ritorte, à Hyères, dans le caveau familial aux cotés de sa soeur Pascale.
dimanche 29 novembre 2020
Trait d'union
Les multiples hommages rendus à Christophe Dominici nous touchent en creux, tous autant que nous sommes, tant ils parlent de cet amour qu'il ne faut jamais refuser de donner autour de nous. "Aimer sans savoir qui", écrit à cet effet notre vieil ami Pierre Quillardet, ancien ailier du PUC. Apaisé ou violent, partir nous ramène à notre condition humaine, notre finitude. Au départ tragique de Domi soudainement happé par les ténébres, moins destructeurs mais tout aussi tristes sont ceux d'André Quilis et de Roger Fite, eux aussi internationaux. Ces serviteurs du jeu n'attendaient ni lumière ni récompense, l'un chercheur l'autre dirigeant, et constituent la part la plus importante de notre humanité ovale.
Au moment où les marins du Vendée Globe passent le cap de Bonne-Espérance, une vague à l'âme porte aussi le souvenir d'un de nos grands capteurs d'émotions, le photographe Denys Clément, aka "L'Ange Baroque". Ce témoin malicieux traversa un demi-siècle de sport sur la selle d'une moto durant ses nombreux Tours de France et le pont d'un catamaran lors des transats ou autres circumnavigations hauturières. On le distinguait, arpentant la ligne de touche pour imprimer des attitudes rugby comme lui seul, ancien talonneur du lycée Michelet de Vanves puis des juniors du Stade Français, était capable de les cadrer.
Un regard, celui de Christophe Dominici, archange sulfureux au charme électrique, habitait donc nos esprits le temps d'un France-Italie bien conclu samedi soir, et le Stade de France résonnait du vide que laisse désormais cet ailier débordant. Mais dans le miroir tendu par Domi se reflétait un visage moins connu, si ce n'est de ses anciens partenaires d'Agen et du XV de France des années cinquante. Comme les cinq néophytes sélectionnés par Fabien Galthié - Neti, Geraci, Pesenti, Villière et Barraque - Pierre Guilleux profita d'un vent de fraîcheur en équipe de France pour débuter un jour de février 1952 face aux Springboks, à Colombes.
Pierre Guilleux n'a jamais fait les gros titres. Ouvreur pétillant particulièrement attiré par l'offensive, il fut placé à l'arrière d'une équipe qui alignait de grands noms et de fortes personnalités comme Maurice et Jean Prat, Gérard Dufau, Lucien Mias et Guy Basquet ; ainsi qu'un certain Jean Colombier dont on cru longtemps qu'il avait obtenu le prix Renaudot en 1990. Puis il referma quelques mois plus tard sa parenthèse internationale à Milan, sur une victoire face à l'Italie.
Enseignant diplomé de l'Ecole Normale Supérieure d'Education Physique, il fit passer à Pierre Villepreux l'épreuve rugby du CAPES et signa pour L'Equipe pendant de nombreuses années ses compte-rendus de matches depuis la tribune du stade Armandie. Enterré jeudi dernier à Agen, sa disparition, à l'âge de 95 ans, a été tenue discrète par sa famille, à l'image d'un parcours sans tache ni faille dédié à ce que ce jeu comporte de plus noble.
Rendre à ce sportif éclectique en quelques lignes une partie ce qu'il a donné est bien le moindre des hommages. Avant-centre des Chamois Niortais (football), gardien de but international (handball à XI) et excellent joueur de tennis jusqu'à disputer en 2003 en Afrique du Sud le championnat du monde vétérans, la passion se mariait chez lui à l'humilité. La marque des vertueux. Il mesurait 1,72. Comme Domi. Et il y a chez Gabin Villière, septiste tout en tendons, de ces deux attaquants l'éclat et la discrétion. L'essai qu'il planta d'une foulée nerveuse au terme d'un slalom que n'aurait pas désavoué son ainé est davantage qu'une heureuse coïncidence.
A la demande toute amicale d'André Buonomo, ancien flanker biterrois, "sous la grande émotion crée par le geste de délicatesse des All Blacks pour Maradona", m'écrit-il, apprécions pour finir à quel point "ce moment honore les valeurs profondes du rugby", instant où les hommes au maillot noir qui portent le deuil de leurs adversaires déposèrent, avant d'affronter les Pumas, une tunique sombre floquée du numéro dix que ce démon d'Argentin porta d'une main ferme et d'un pied gauche au firmament des génies. Tel un trait d'union.
dimanche 22 novembre 2020
Des essais !
Il est associé à jamais en première ligne à cet autre pilier de la philosophie littéraire, "parce que c'était eux, bras dessous" expliquèrent à l'époque les gros pardessus pour justifier leurs choix. Après cet Ecosse-France de faible amplitude dont on attendait sans doute trop, j'avais trouvé sage de me rendre dans cette tour y voir l'un des plus fins connaisseurs de la nature humaine. Son analyse très personnelle avait toujours eu sur moi, en période de doutes ou de jugements hatifs, un effet apaisant.
"J'écris ma chronique à peu d'hommes" m'avait-il assuré en préambule avant de prolonger son ouverture côté ouvert : "Je n'ai pas plus fait mon blog que mon blog ne m'a fait. Ce sont des chroniques consubstantielles à leur auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie." Devant le flot des critiques que j'avais adressées à cette équipe de France aussi maladroite qu'empruntée, Michel de Montaigne me lança depuis le bureau derrière lequel il était assis : "Nous savons dire : "Antoine Blondin écrit ainsi ; voilà les avis de Denis Lalanne ; ce sont les mots mêmes de Henri Garcia". Mais nous, que disons nous nous-mêmes ? Que jugeons-nous ? Que faisons-nous ? Autant en dirait bien un perroquet."
J'admirais autour de moi, comme à chacune de nos rencontres, cette bibliothèque circulaire dont s'inspirerait plus tard Borges et, m'approchant d'une de fenêtres de la tour, tournais mon regard au dehors vers les sentiers qui bifurquent dans la campagne bordelaise. "La reconnaissance de l'ignorance est un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve," entendis-je, invitation à laisser tout débat trop dichotomique au bas de l'étroit escalier en colimaçons. "Le rugby est un mouvement inégal, irrégulier et multiforme", reprit-il. "Aucun jeu n'est supérieur aux autres. Pour me sentir engagé à une forme, je n'y oblige pas le monde, comme chacun fait ; et crois et conçois mille contraires façons de jeu."
Après les déroulés et les déliés face aux Gallois et aux Irlandais, la douche écossaise ne semblait pas avoir entamé la pondération de mon interlocuteur, lequel appréciait ma subjectivité à sa façon : "J'appelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi ; cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d'un même sujet, c'est un instrument de plomb et de cire, allongeable, ployable, et accomodable à tous biais et à toutes mesures." Parlant de certains joueurs "doués de qualités" mais peu à leur avantage sous la fine pluie d'Edimbourg, ce fort juriste reconnaissait juste du bout du ballon qu'il faisait jouer dans ses paumes que "celui-ci apprend à taper lorsqu'il faut apprendre à passer..."
Le rugby est, pour lui, semblable à la Nature, "un père ovale en son entière majesté" et demande à ses adeptes à endurer "la sueur, le froid, le vent et les hasards qu'il faut mépriser", comme les rebonds et les décisions d'arbitre dans ce huis-clos sans cornemuses d'où finit par sortir une victoire, certes, mais pas un succès. "C'est une épineuse entreprise, et plus qu'il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle du jeu français qu'on espère; de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes qu'on nomme French Flair."
Création n'est pas compilation, comme équipe n'est pas sélection. "Comment quelqu'un pourrait-il dire que l'équipe de France, c'est seulement un amas de fleurs étrangères ? Certes, elle a donné à l'opinion publique ces parements empruntés qui l'accompagnent, mais je n'entends pas qu'elles le couvrent et qu'elle le cachent : c'est le rebours de son dessein." Ainsi samedi, avec ses insuffances mais aussi ses espoirs, ce XV de France n'a rien caché du chemin qu'il avait accompli et de celui qu'il lui restait à effectuer.
"Je feuillette les livres, je ne les étudie pas". Comment croire mon hôte quand les préceptes les plus puissants ornent les poutres de son plafond, le recouvrant de sagesse antique ? Alors que le temps de deviser était maintenant presque terminé à en juger par la réduction de son cigare au ras de ses doigts jaunis, j'allais m'éloigner lorsqu'il tendit vers moi quelques ouvrages : "Le plaisir des livres m'assiste par tout. Il me console en la vieillesse et de la solitude. Il me décharge du poids d'une oisiveté ennuyeuse ; et me défait à toute heure des compagnons qui me fâchent. Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres ; ils me détournent facilement à eux," me glissa-t-il dans le temps où il empilait sur mes bras une poignée d'opus reliés.
Puis Michel de Montaigne, retrouvant son bureau encombré de feuilles volantes bloquées par un épais cendrier garni des restes de divers modules, me tendit un manuscrit : "Tu y trouveras peut-être ton bonheur. Quelques réflexions sur le jeu et les joueurs s'y trouvent compilées. Rien de définitif. C'est un peu de l'arrière-boutique, pêle-mêle. Une fricassée, que je barbouille ici. Après tout, que sais-je, moi, du rugby ?" Il n'avait encore qu'une petite idée du titre définitif qu'il donnerait à ce prodrome: "Le registre des essais de ma vie", souffla-t-il en me donnant congé. Essayer, rater, essayer encore, rater mieux, reprendrait plus tard un Irlandais de la meilleure Trinité. Sans doute le compte-rendu d'Edimbourg le mieux concentré.
dimanche 15 novembre 2020
L'oeuvre au bleu
Pas sûr qu'une chronique suffise pour en finir avec cette antienne qui consiste à dénigrer ou à ironiser sur le French Flair dès lors que le XV de France semble porté par un élan offensif collectif nourri d'inspirations individuelles hors-normes. Tel Sisyphe remontant son rocher, tissons de nouveau avec le fil tricolore cette odyssée dont l'acte de naissance officiel remonte aux Tournoi des années soixante, celui à cinq nations, quand les frères Boniface, Pierre Albaladejo, Christian Darrouy et Jean Gachassin, entre autres, dessinaient en arabesques déliées plein champ un jeu dont nos meilleurs adversaires britanniques peinaient à comprendre l'articulation.
Lorsque quelque chose vous échappe, il est plus simple de définir ce grande vide par une expression dans laquelle peut toujours se fourrer votre incompréhension. Cette légitime interrogation devant les attaques en première main et les relances françaises était empreinte d'admiration. Sept ans plus tôt, le Pape des journalistes anglais, Pat Marshall, n'avait-il pas adoubé Jean Prat en lui offrant un titre de noblesse : "Mister Rugby" ? Cette fois-ci, il écrivit "French Flair" pour raconter l'art français qui consistait à créer des actions offensives flamboyantes à partir de rien, d'un ballon tombé, d'une récupération acrobatique.
Ce dont le plus respecté des plumitifs britanniques ne pouvait prendre la mesure, c'était bien tout le travail de technique individuelle effectué en amont, dès l'enfance, et l'osmose collective créée en équipe de France autour de quelques figures emblématiques propres à incarner le goût du jeu tel que partagé à Lourdes, Mont-de-Marsan, Agen, le Racing et Dax, pour ne prendre que quelques clubs en exemple. "A partir de rien", certes, mais au placement spécifiquement millimétré, dans le respect du parfait timing de passe.
Le French Flair,, depuis l'orée des années soixante jusqu'à aujourd'hui, c'est une transmission jamais stoppée, un lien préservé qui va de Jean Dauger jusqu'à Gaël Fickou et Virimi Vakatawa, si l'on reste au centre de l'affaire. Et la communion avants-demis-arrières, clé du processus, ne s'improvise pas : elle se constitue dans l'intimité des discussions d'avant-match, ces échanges impromptus dont on sait qu'ils sont les meilleurs pour nouer des affinités électives. C'est ainsi que Jeannot Gachassin, épaulé par André Boniface, lança à son capitaine Michel Crauste avant de pénétrer sur la pelouse de Colombes : "Aujourd'hui, on attaque dès la sortie du tunnel", ainsi qu'illustré plus haut. Ce long passage souterrain reliant le vestiaire tricolore à l'en-but, côté gauche, demeure à jamais un symbole de montée à la lumière.
L'ouvreur de légende du pays de Galles, Barry John, m'avoua un jour de reportage à Cardiff à quel point l'alternance était à ses yeux la clé du jeu. "Une bonne attaque à la main se prépare au pied", m'assurait devant un demi celui qui fut le prince des fly-halves à l'époque où, comme le XV de France, les Gallois dominaient le rugby de l'hémisphère nord avec leur jeu pendulaire d'une ligne de touche à l'autre sans discontinuer, brisant parfois cette horizontalité par les viriles et axiales remontées de ballon de leur arrière au physique de flanker, JPR Williams.
C'est pourquoi je suis toujours surpris que les observateurs, certains avertis, opposent jeu au pied et jeu à la main tant les deux se fondent dans un même tableau, et personne ne sera étonné de savoir que l'actuel XV de France, dont on vante les vertus offensives, est parmi les plus fervents utilisateurs du jeu au pied stratégique. Pour ceux qui connaissent un peu les fondamentaux, le French Flair est tout sauf une expression vide de sens : il se travaille, en témoigne une thèse sur le sujet par l'ancien joueur et éducateur Michel Brunet, texte universitaire devenu en 2009 ouvrage pédagogique. Pour s'en convaincre davantage si besoin, il suffit de retrouver trace du témoignage de l'ancien ouvreur anglais Rob Andrew descendu une saison à Toulouse en 1990 pour percer les secrets de la méthode.
Du légendaire France-Galles de 1965, avec sa cavalcade partie d'un coup de génie de Jean Gachassin derrière un ballon qui trainait, jusqu'à l'essai de Romain Ntamack contre les Irlandais il y a deux semaines né d'une relance de Anthony Bouthier sur un ballon récupéré sur chandelle, le jeu "à la française" n'a jamais cessé de faire vibrer, ainsi que nous le prouvent Jean-Pierre Bastiat en 1977 en Irlande, Didier Codorniou en 1979 face aux All Blacks, Philippe Sella en 1986 devant l'Irlande, Serge Blanco en 1989 à Dublin, Philippe Saint-André en 1991 à Twickenham, Jean-Luc Sadourny en 1994 à Auckland, Titou Lamaison en 1999 en demi-finale du Mondial et Yannick Jauzion en 2007 à Cardiff face à la Nouvelle-Zélande...
Référence en matière de rimes riches, Rainer Maria Rilke nous incite à la réflexion : "Gagnez les profondeurs, l'ironie n'y descend pas". C'est là d'où je vous écris aujourd'hui, descente en forme d'élévation spirituelle depuis ma rencontre en 1984 avec Jean Dauger dans sa tannière, à Bayonne, au début d'une quête que je n'ai jamais cessé d'alimenter contre vent de cynisme et marées d'illétrisme. Se gausser du French Flair, c'est méconnaître l'Histoire et la culture de notre rugby, cette oeuvre au bleu que des générations de géants ont composé pour leurs frères de jeu, relève qui défie les meilleures défenses.
L'avantage de ce retour intérieur au centre, c'est qu'il m'offre l'occasion de toucher une nouvelle fois du bout des doigts, sur le clavier, l'essence de ce jeu subtil et raffiné qui se partage entre amis choisis, revoir ces essais généreux comme on relit quelques pages dans La Pléiade, rendre hommage aussi à cette lignée d'attaquants qui surent désobéîr aux stratégies qui saucissonnaient le terrain en zones interdites ou autorisées. Moments qui nous réconcilient avec le rugby d'élite aujourd'hui bouffé par les miteux, les mythos et les idiots face caméra. Comme l'assure Albert Camus, par ailleurs excellent gardien de but, imaginez Sysiphe heureux.
dimanche 8 novembre 2020
Métaconfinés
Sur leurs drôles de machines volantes au-dessus de l'écume des mers, ils viennent de partir, marins de l'absolu, traverser la terre sur l'eau sans escale, en solitaire et sans assistance pour la neuvième fois depuis la création de cette course, "le vent des globes", en 1989. Ils nous larguent en laissant glisser leurs amarres. Ils partent et nous nous éloignons. Ils vont conquérir et nous considérons. Ils affronteront vents et courants et nous resterons avec notre vague à l'âme.
Notre horizon ne dépasse pas, pour l'instant, le 1er décembre, date à laquelle nous pourrions être libérés du cadre dans lequel nous tournons en rond - pour certains avec d'autres géométries histoire de varier les menus plaisirs. Eux, figures de proue et alizé en poupe, auront tout loisir de naviguer en eaux libres ; les voilà lâchés seuls autour d'un monde qui n'est plus le nôtre à mesure que nous revenons tels des moutons à notre quotidien confiné.
J'apprécie cette métaphore du confinement maritime que s'imposent ces navigateurs. Confinement méticuleusement préparé, vie solitaire librement consentie, voire appelée, enfermement volontaire à l'intérieur même d'un monde devenu claustrophobique depuis l'apparition du Covid-19. Ces conquérants de l'inutile magnifiés par un hors-série de L'Equipe nous indiquent qu'il est possible et même souhaitable d'être enfermé dans une coque posée sur les mers quand tout, autour de nous, incite à la peur de l'autre, ce porteur de virus potentiel au visage masqué, ou pas.
Ils sont donc trente-trois métaconfinés à viser trois caps avant que l'un d'entre eux, au bout de trois mois d'étrave, inscrive son nom sur du sable d'Olonne dans les traces laissées par Titouan Lamazou, Alain Gautier, Christophe Auguin, Michel Desjoyeaux (deux fois), Vincent Riou, François Gabart et Armel Le Cléac'h. Trois mois où tout craque, y compris le moral, trois mois sans tricher, trois mois d'absence et de peur, de dangers et de stress, de bonheur et de froid, de calvaire et de luttes pour finalement parvenir, au terme de cette quête existentielle, à l'ultime délivrance.
Comme nous, ils ont entassé livres et nourriture, ajusté le hamac et compté les cartes pour tenir trois mois dans un espace clos ; anticipé les annonces désagréables, constitué un petit stock utile de souvenirs minuscules, ajouté à l'essentiel deux ou trois bouteilles de derrière les banettes. Mais à la différence des terriens que nous sommes, ces coursiers du Grand Sud auront trop peu de temps disponible pour plonger en eux, très peu de plages de silence eux qui passeront au large à grands bruits de voiles claquées et de coque heurtée.
A la suite d'Aristote, considérons ce dimanche qu'il existe bel et bien trois types d'êtres: les vivants, les morts et ceux qui sont en mer. Il y a dans cette incertitude tout le sens qu'il nous faut donner à la vie, jamais acquise, toujours à cueillir jour après jour. Ainsi les mégaconfinés partis de Vendée sont sans aucun doute plus à même que nous de savourer le sel de l'existence. Mais, ironie, le réglement - il nous rattrape toujours où que nous soyons - les oblige à peine éloignés à nous faire parvenir des images de leur quête solitaire.
Il faut bien que ceux qui ne sont pas de cette croisière s'amusent. Filmé, le sport n'a jamais été autant ce lien social qui nous unis par écrans interposés quand il ne reste plus rien à partager que nos quatre murs. Coûte que coûte, les compétitions s'inscrivent dans nos agendas. Il en est ainsi de la Coupe d'Automne des Nations, erstaz des tournées d'avant coronavirus construit avec des restes une fois le Tournoi achevé. Nous avons regroupés nos magiciens les plus déroutants, Fidjiens du Vieux Continent venus chercher fortune, pour donner la réplique au XV de France. Tournez manèges, sur mer comme sur terre, puisqu'il faut alimenter à huis clos de nos contemporains l'imaginaire resté en rade.
dimanche 1 novembre 2020
Dans la boîte à secrets
Puisque chacun d'entre nous défend la liberté d'expression sous toutes ses formes - c'est d'ailleurs son principe -, l'occasion m'est donnée de proposer à Olivier Magne, ancien troisième-ligne aile du XV de France, d'enrichir cet espace d'échanges. Carte blanche, donc, ou plutôt carte bleue, à celui qui fut l'un des capitaines tricolores sur le thème du sacré en rugby. Dans le contexte qui précéda sur petit écran la rencontre contre l'Irlande, samedi dernier, à savoir la diffusion de scènes tournées par France Télévisions dans la salle de vie du XV de France au moment de la remise des maillots, il développe ici plus en détail sa réflexion.
"A une heure du coup d'envoi face à l'Irlande, j'ai perçu la diffusion de certaines images mettant en scène le groupe France comme s'il s'agissait d'une émission de télé-réalité. Voir l'émotion sincère des joueurs et du staff livrée ainsi m'a perturbé. J'ai ressenti une boule au ventre. Ce sont des moments de construction fondateurs pour un groupe, des moments privilégiés qui n'appartiennent qu'à eux: je trouve déplacé de les voir ainsi exposés sans filtre, dans le temps de montée au match, et relayés ensuite sur les réseaux sociaux à quelques minutes du coup d'envoi. C'est une forme de voyeurisme.
Lorsque je jouais, les caméras étaient déjà là, mais j'ai toujours été opposé à leur présence car nous n'étions pas consultés, pas préparés à ça. Apparemment, d'après ce que je sais, ces séquences proposées avant le coup d'envoi, samedi, sont construites avec le staff du XV de France et les joueurs, qui sont impliqués dans cette volonté d'introduire la caméra dans des lieux jusque-là restés très privés. Ma réflexion ne porte pas sur ce choix mais sur ses effets. Depuis plusieurs années nous entrons, spectateurs, dans le vestiaire. Là, nous pénétrons désormais dans la pièce de vie au moment où sont remis les maillots. Est dévoilé sur la place publique le moment le plus symbolique de la vie d'un international.
C'est un moment où le joueur se révèle en tant qu'homme. Il dévoile des choses qui appartiennent à son intimité, à sa vie privée. Partager ça avec ses partenaires participe à la construction d'un lien fort qui sert l'équipe. Est-il besoin de le partager avec la France entière ?... Dans la forme, ça me dérange. En faire un film, pourquoi pas, un documentaire comme "Les yeux dans les Bleus", mais après, plus tard, quand le temps aura fait filtre...
Tout montrer peut être contre-productif à moyen terme, à savoir se retourner contre l'équipe de France. Ca peut bloquer certains joueurs. Tous ne se livrent pas comme ils l'auraient fait si leur intimité avait été préservée. Nous ne sommes pas tous égaux devant une caméra, ou en présence d'une caméra. Qui plus est, lors de cette remise de maillot, tu te mets à nu devant ses partenaires, tes coéquipiers, tes potes. C'est une mise à nu d'ordre psychologique, voire parfois d'ordre spirituel.
Quand on te remet ton maillot, on remet la France entre tes mains. C'est le seul moment, avec le terrain et le match, où tu peux te dévoiler complétement. Et donc si certains ne veulent pas ou ne peuvent pas le faire, s'ils s'auto-censurent, c'est contre-productif. C'est un moment de confiance totale où chacun peut se lâcher, dire tout ce qu'il a envie de dire. A force de tout théâtraliser pour les besoins de la télévision, à force de vouloir communiquer à tout prix, est-ce qu'on ne perd pas en spontanéïté voire, et à mes yeux c'est plus grave, en authenticité à l'intérieur du groupe ? Je pose simplement la question, et il me semble que ce débat mérite d'être ouvert.
Quand on me remettait le maillot de l'équipe de France, je tremblais de tout mon être. A chaque fois. J'étais submergé par l'émotion. J'avais tellement souhaité le recevoir, je l'avais tellement attendu que, à chaque fois, ça me mettait dans un état second. J'étais transformé. Ce maillot, c'était mon armure. Il me donnait les moyens de jouer au mieux de mes capacités. Comme si on m'avait permis de revêtir le costume de Superman et d'avoir ses pouvoirs... Je ne veux pas caricaturer mais c'était vraiment intense.
J'ai encore le souvenir du moment où Jérôme Gallion, à Aix-en-Provence avant d'affronter les All Blacks à Marseille, nous a remis les maillots. C'est en 2000. Son discours est gravé en moi. C'était du Toulonnais dans le texte. C'était fort. Je ne crois pas que ces mots prononcés par Jérôme puissent être diffusés... Des mots guerriers, qui nous avaient sublimés. Aujourd'hui, à une époque où il faut faire attention à tout ce qu'on dit, ce serait censuré (rires).
J'ai enregistré ses phrases dans ma mémoire. Ses mots ont été à moi dès qu'il les a prononcés. C'était un discours d'avant-match très fort. Il débordait de passion. Mais je ne les divulguerai jamais. Ils ne sont partageables qu'avec mes coéquipiers de l'époque, ceux qui ont vécu le même moment que moi, à l'intérieur du cercle que nous formions. Ils sont dans la boîte à secrets que je garde dans mon jardin."
mercredi 28 octobre 2020
Soubresauts
Cette fois, ils savent où ils vont. Ce n'est plus la nuit de jadis, de naguère. C'est un jeu maintenant, ils vont jouer. Ils n'avaient pas su jouer jusqu'à présent. Ils en avaient envie, mais savaient que c'était impossible. Ils s'y étaient quand même appliqués, souvent. Ils allumaient l'attaque partout, ils regardaient bien autour d'eux, ils se mettaient à jouer avec ce qu'ils voyaient. Les gens et les choses ne demandent qu'à jouer, certains sélectionnés aussi.
Face aux Gallois, samedi dernier, ça a mal commencé. Et bien fini. Tous venaient au ballon, convergeaient, s'alignaient, d'une touche à l'autre de balle sans tarder, dans l'espace qu'ils s'étaient créé. Ils étaient contents qu'on veuille jouer avec eux.
Maintenant, devant l'Irlande, s'ils disent j'ai besoin d'un soutien, j'ai besoin d'un relais, j'ai besoin d'un finisseur, il en arrivera un aussitôt, fier de sa belle course rentrée, fier de sa belle passe sur le pas, fier de son beau crochet d'appuis sidérants, fier de faire son numéro du un au quinze et plus puisqu'affinités sur le banc en attendant Dupont et s'il faut aussi chercher dans la tribune du stade déserté.
Ils se sont retrouvés seuls, sans lumière. C'est pourquoi ils avaient renoncé à vouloir jouer et fait pour un temps leurs l'informe et l'inarticulé, les hypothèses incurieuses, l'obscurité, les longues saisons bras ballants. Tel est le sérieux dont depuis bientôt deux décennies ils ne se sont pour ainsi dire jamais départis.
Maintenant, ça va changer. Reviens un Tournoi à terminer, ils ne veulent plus faire autre chose que jouer. Non, je ne vais pas commencer par une exagération. Mais ils joueront une grande partie de cette rencontre, dorénavant, la plus grande partie, s'ils le peuvent. Mais ils ne réussiront peut-être pas mieux que samedi dernier. Ils vont peut-être lâcher la balle d'entrée, encaisser dix points sans avoir même eu le temps de souffler, sans densité, sans lumière. Alors ils joueront seuls à quinze, ils feront comme si.
Avoir pu concevoir un tel projet bleu, en soi donne courage.
Je m'interromps pour noter que je me sens dans une forme extraordinaire. C'est peut-être le délire.
La main se charge de boue un seul remède alors l'ouvrir et capter ce ballon il faut toujours voir ce que font les mains eh bien la gauche nous l'avons vu tient toujours l'ovale et la droite eh bien la droite au bout d'un moment je la vois là-bas au bout de son bras allongé au maximum dans l'axe de la clavicule si ça peut se dire ou plutôt se faire qui s'ouvre et se referme sur l'herbe de la pelouse c'est une autre de nos ressources ce petit geste m'aide je ne sais pourquoi cette équipe de France a comme ça des petits trucs qui sont d'un bon secours même rasant les rucks sous le ciel changeant ils sont malins déjà elle ne doit pas être bien loin cette balle un mètre à peine mais je la sens un jour elle viendra toute seule sur les doigts en avant comme des grappins et ainsi elle fonce vers la terre d'Irlande promise par petits rétablissements horizontaux c'est ce qu'ils aiment s'en aller comme ça par petites foulées et les jambes oh les jambes et les yeux que font les yeux ouverts sur la pelouse je les vois ils s'amusent il fait pour comble de bonheur un temps délicieux ciel bleu d'oeuf et chevauché de petits nuages je me tourne le dos et je tiens ce partenaire d'une main par le maillot nous sommes dans le stade la tête rejetée en arrière nous regardons j'imagine droit devant nous dans l'autre main ce ballon objet indéfinissable projeté vers une ligne droite à présent c'était fait j'ai fait l'image.
Voilà voilà
mercredi 21 octobre 2020
Renouer
Certains sont plus égaux que d'autres, entendons qu'ils nous inspirent. Non pas qu'ils s'éloignent, non, ils s'élèvent et nous aspirent avec eux vers le haut. Les chroniques littéraires sont nourries de personnalités dont l'histoire intime est source d'amélioration. Comme Augustin décrivant par le menu l'illumination qui bouleversa le cours de son existence du pire vers un ailleurs, Walter sang de héros est, lui, passé de la terre à la "Une" par la seule force de ses convictions. Peu nombreux sont ceux qui portent en eux de quoi nous rendre meilleurs.
Samedi, la saison internationale retrouve son agenda après huit mois de carence. Nous avions oublié le goût du XV de France victorieux de l'Angleterre, du pays de Galles et de l'Italie, battu en Ecosse mais retrouvé dans l'émotion; une équipe dont nous n'attendions qu'un signe pour nous passionner de nouveau. Huit mois durant lesquels nous avons en vain imaginé que l'ovale redessinerait le monde de demain quand les querelles rabaissaient au contraire notre rugby au rang d'activité picrocholine.
Que William Webb Ellis soit un mythe ne réduit en rien la portée de son geste, cette transgression magnifiée à laquelle s'ajouta la passe, symbole de transmission qui recèle une incommensurable richesse. A la question "qui du joueur ou du jeu est premier" s'opposent deux visions, et s'il est une nation qui a su alimenter ses débats avec ce combustible hautement inflammable, c'est bien la nôtre. A l'heure où l'ultracrépidarianisme abreuve les sillons, les talk-show et les chroniques, il est bon de s'enrichir de contradictions, de faire tenir ensemble et côte à côte deux idées apparemment contradictoires et insécables.
Complexe, parfois contrarié, constitué de figures géométriques, d'angles obtus et de lignes d'horizon, le rugby fut dès l'origine attiré par les contraires. Ainsi l'agraire et l'aérien, le large et le près, l'affrontement et l'évitement. Mais ses pôles sont - c'est heureux - cimentés depuis l'origine par une volonté immarcescible : faire d'un joueur mieux qu'un pion sur l'échiquier du jeu. Au pire un fou traversant d'une touche à l'autre, ou un cavalier se jouant des cases noires et blanches; au mieux un roi, ou une reine pour celles qui nous lisent.
Alors que les Tricolores s'exposent à huis clos, de nombreux joueurs amateurs se retrouvent devant des grilles cadenassées, des vestiaires fermés pour cause de Covid-19 avec son cortège de restrictions, d'interdictions, de confinements ; jusqu'à ce couvre-feu qui nous sert d'occupation crépusculaire. Au coeur de la pandémie, nous restait la parole des joueurs, celle des emblématiques, figures de proue rehaussées en articles de presse. Nous attendions leur voix, sans éclat, mais ferme ; nous attendions qu'ils s'élèvent au-dessus de notre pauvre condition de piétons, eux qui sautent plus haut, courent plus vite, poussent plus fort.
Mais voilà, ils ne sont que salariés et, s'ils disposent d'un voire deux syndicats, ne souhaitent pas déplaire à leur employeurs, ce club qui les nourrit grassement. D'eux-mêmes, ils avouent n'avoir rien à dire et ne joueront que là où l'on veut bien les sélectionner, les titulariser, les utiliser. Et même s'il n'y a que trois petites sélections à glaner dans un match de préparation ou une compétition d'automne rapiécée, qu'importe l'ivresse pourvu que le flacon reste ouvert.
Ces deux-là sur la photo s'accrochent par le maillot, liés, noués, soudés, tête contre tête, exténués mais comblés, jamais repus du bonheur simple d'avoir tout donné, ensemble, unis. Tellement de choses pourraient les opposer, mais ce qui les réunit est plus fort que ce qui les sépare. Nous avons été bercés au récit des combats épiques qui aujourd'hui ne tiendraient pas trois minutes sur nos écrans. Qu'importe. L'essentiel se conjugue au présent, pas au passé recomposé ni au futur conditionné.
Jusqu'au début décembre, même morcelé, tiraillé, récupéré, le XV de France dispose en plusieurs temps d'un bout de magie : nous faire oublier nos divergences, nos emportements et nos enfermements en retrouvant son essence, celle du jeu libre, pour que nous la partagions. Ceux qui allument ce feu sacré retireront, on l'espère, leur accoutrement d'homme-sandwich, car ils n'ont rien d'autre à offrir qu'un peu de plaisir, celui qu'ils donneront quand ils saisiront que ce qu'ils prennent se reflète d'abord dans le miroir de nos yeux. Avant de revenir vers eux.
dimanche 11 octobre 2020
Jeu même sens
Attendus, arguties, luttes, querelles, menaces, injonctions, sanctions et postures ne parviennent pas à ternir le jeu, et c'est bien ce qui nous réconcilie avec le rugby. Il aura bien besoin d'avocats pour sa défense devant les prétoires. Et le tribunal des flagrants délires ne manquera pas de faire salle comble - à défaut d'être comblée - la semaine prochaine, quelques jours avant le coup d'envoi fictif, ou pas, du premier match de la saison. Mais cette scène n'a pourtant pas vocation à nous faire rire tant la guerre ouverte entre LNR et FFR, clubs pros et XV de France, porte en elle les germes d'une contamination au gros vide.
Pendant que l'image se déchire, des hommes de bonne volonté oeuvrent loin de la lumière des projecteurs pour tisser ce lien sans lequel le rugby ne serait qu'un sport de plus et non ce jeu d'éducation et d'insertion qu'il est par vocation, si l'on veut bien remonter son histoire jusqu'à l'université de Rugby. En s'écharpant pour savoir qui a la plus grosse idée, tous les dirigeants du rugby français ne s'imaginent pas à quel point ils minent les bénévoles, certains profondément écoeurés. Des passionnés qui font, sur le terrain, sans bruit ni tapage, beaucoup pour que l'ovale soit un levier de citoyenneté auprès des populations réfugiées, gamins et des adultes jetés à la rue, qu'ils viennent de l'autre bout du monde ou de nos quartiers abandonnés.
C'est le cas, entre autres, d'Ovale Citoyen fondé et animé par Jeff Puech, Christian Iacini et Pascal Noailles, avec le soutien actif sur le pré de l'ancien ailier du Stade Français, Raphaël Poulain, et du deuxième-ligne international Julien Pierre, association implantée à Bordeaux, en région parisienne, à Pau et bientôt à Montpellier et à Toulouse, adossée aux clubs du Top 14 concernés - UBB, Section Paloise, Racing 92, Stade Français - qui favorisent "des actions magiques, vraiment, avec des présidents qui jouent pleinement avec nous le jeu de l'insertion".
Elle salarie pour l'instant quatre personnes, compte une quinzaine de bénévoles pour l'encadrement sportif, autant de professeurs de français, bénévoles eux aussi, et une trentaine de petites mains disponibles pour remplir toutes les tâches que demandent cet investissement. A travers la pratique du rugby, quatre cent cinquante déshérités, hier laissés pour compte, reprennent confiance et vie ; Démarche parrainée par Roxana Maracineanu, secrétaire d'Etat aux sports, et personne n'aura oublié, rappelle Jeff Puech "qu'elle a dormi sous une tente quand elle est arrivée en France..."
Ovale Citoyen est aussi en recherche d'entreprises adhérentes et partenaires afin de faciliter des recrutements. "Il faut que le rugby, qu'il soit amateur ou professionnel, servent à ça ! Qu'il soit une tête de pont dans les quartiers à l'abandon, où l'Etat fait ce qu'il peut : un coup il y met de la police, un coup il y met des éducateurs...", scande Jeff Puech, convaincu de toucher dans la responsabilité sociale des entreprises le meilleur vecteur de développement du rugby. D'ailleurs, novateur, Ovale Citoyen a été distingué au niveau européen dans le cadre d'une Champions Cup des associations sportives à but humanitaire, en attendant peut-être une consécration, le 1er décembre...
Mais les trophées médiatisés n'intéressent pas les fondateurs du projet. "Quand le train de la Coupe du monde 2023 est arrivé à Bordeaux, il a pris à son bord comme apprenti un de nos joueurs, un ancien journaliste syrien qui est arrivé en France avec une balle dans la poitrine et qui a découvert le rugby chez nous... raconte fièrement Jeff Puech. Le prochain objectif est encore plus ambitieux : signer une convention - vertueuse, celle-là - avec la FFR afin que des jeunes joueurs passent leur diplôme d'entraîneurs de rugby "et prennent la main pour devenir des ambassadeurs de notre jeu. Si demain, un Afghan ou un gars de Mantes-la-Jolie prend en charge une équipe d'Ovale Citoyen, je suis persuadé que les messages qu'il fera passer seront bien entendus par tous... "
Bouba, Oumo, Derick, Foued... Vous ne les connaissez pas, leurs photos n'illustrent pas de compte-rendu de matches ; ils et elle ne porteront pas le maillot de l'équipe de France à l'automne mais, alors que l'élite du rugby se déchire à la petite semaine pour un test-match de plus ou de moins, ce que revêt leur engagement mérite sélection. On a suffisamment répété ici que l'intérêt du rugby professionnel - placé dans une bulle qui, à l'évidence, ne l'abrite pas la crise Covid-19 - était de vite se réinventer. Sans doute que la lutte au quotidien des moins nantis pour survivre ailleurs qu'à la marge sera une de ses sources d'inspiration dans les jours à venir.
Alors qu'après huit mois d'interruption revient la saison des rencontres internationales ainsi que nous le confirment All Blacks et Wallabies, on aurait tort de réduire le rugby d'ici au sommet professionnel de sa pyramide et l'équipe de France au cheval de Troie de la FFR. Il est encore pour quelques temps plus riche d'initiatives, d'engagements, d'implications et de petits bonheurs simples rendus au centuple qu'il nous est possible de l'imaginer. Dans un contexte tellement anxiogène qu'il n'est pas utile d'y ajouter une couche de défiance, le visage de l'autre, même recouvert en partie, et la main tendue nous font heureusement oublier le poing fermé et les masques de défi.
Les techniciens nomment "même sens" le prolongement d'un mouvement d'attaque en continuité vers la ligne de touche. Plus que jamais le besoin se fait sentir d'un concept qui articulerait les bonnes volontés vers un but commun, une combinaison de belles âmes désintéressées, une association conçue pour construire le principe de citoyenneté avec l'aide de ce formidable levier qu'est le rugby. Dans une société - la nôtre - morcelée par le communautarisme, dans un microcosme ovale, le nôtre, déchiré par le pouvoir, plus que jamais cette quête fait sens.
dimanche 4 octobre 2020
Bien aborder l'écart
L'écrivain Dino Buzzati, qui s'y connaissait en déserts et en cavaliers, l'avait remarqué ainsi : "Quelqu'un qui est allé en prison, quelqu'un qui a fait la guerre, quelqu'un qui a eu de graves maladies, porte en lui quelque chose qui diffère d'autrui." L'être marqué dans sa chair l'est d'une façon qui lui est propre, en un lieu secret dont il ne partage pas la topographie intime. On peut néanmoins sentir en approche, si l'on y est disposé à dessiner les contours d'un alter-ego, une vibration sourdre derrière les mots, mais plus souvent dans un regard, un silence qui prend la forme de réponse.
Blessé, Bernard Laporte l'a été. Touché, très certainement, d'avoir été gardé à vue. Il en portera les stigmates. Ad augusta per angusta. Une très étroite majorité des 1 800 clubs français lui a conservé sa confiance : reconduit par la porte basse qui oblige à faire preuve d'humilité, le voici intronisé premier fils de la démocratie représentative indirecte. Grâce à lui, la FFR est passée de la dictature plus ou moins éclairée à une nouvelle ère où chaque président, voire chaque comité directeur de club amateur, peut exprimer son choix. Il s'est porté samedi dernier sur l'homme et ses conjurés qui surent briser le moule ferrassien duquel Bernard Lapasset puis Pierre Camou étaient sortis.
Il est difficile de juger un président sur un mandat de quatre ans, constatait un édile fédéral. Ce n'est pas faux. Je ne suis pas persuadé que les clubs amateurs et les associations de clubs professionnels ont voté en faveur de la liste Laporte pour valider l'action, ou les actions, du président sortant : ils lui ont d'abord rendu ce qu'il leur avait donné, à savoir la liberté d'opinion et le choix de l'expression. Et il aurait été de la plus mordante ironie que "Keyzer Söze" - son surnom au Stade Français - périsse dans les fers dont il a sorti les clubs.
Il faut au moins lui reconnaître un triple mérite : avoir remporté la course à la candidature pour l'organisation de la Coupe du monde 2023, option délaissée par Pierre Camou et ses vice-présidents, tous autant qu'ils étaient ; et proposer le vote électronique décentralisé, idée de ce même Camou refusée par ses colistiers au motif que la démocratie les privait de leurs prérogatives. Ainsi va l'histoire des institutions : les effets récoltés ne sont pas toujours à mettre au crédit de ceux qui en plantent les graines.
Le troisième mérite dont il est possible de décorer Bernard Laporte, c'est bien d'avoir réveillé la notion d'opposition. Mais il sera nécessaire, à l'avenir, que les adversaires refusent d'utiliser l'humiliation comme argument de campagne, le rugby en général n'en est pas sorti grandi, c'est à rappeler. Il faut remonter à 1991 et la candidature du Toulousain Jean Fabre face au mur du pouvoir agenais pour trouver trace d'un authentique combat d'idées, mais cela-là fut malheureusement terni par des trahisons. En 2016, Laporte a électrisé la machine fédérale trop huilée qui ronronnait et finissait par endormir le rugby français, lequel avait perdu sa position dans les instances internationales. Sur le terrain aussi, la France était devenue une nation de deuxième ordre et un pathétique match nul que le Japon aurait pu remporter à La Défense Arena exprimait cette chute de la maison bleue.
Il faut aussi remarquer la force d'attraction de Florian Grill, sorti de presque nulle part - si ce n'est connu de sa seule mère, n'est-ce pas - pour ralier la moitié, peu s'en faut, du monde amateur en un an amputé de six mois de Covid-19. Il a fourni quatre cents propositions et fédéré autant de bénévoles pour mener campagne, et sa nouvelle génération de colisiters lui restera fidèle, à quelques exceptions près, jusqu'à la prochaine élection dans quatre ans, une fois la Coupe du monde passée. Plus rien ne sera désormais comme avant, quand la Fédé semblait une citadelle imprenable. Puisque moins de deux pour cent séparent le gain de la perte, toute victoire désormais semble possible. Après l'apogée de Laporte, celle de Grill, ou d'un autre ? Oui, à condition que la démocratie ovale permette aux idées de l'emporter sur les hommes, et non l'inverse.
Monde professionnel opposé au monde amateur, fédération qui cherche à faire plier la Ligue, qui elle-même attaque l'instance mondiale... Heureusement, le ballon ovale ne peut rebondir jusqu'aux confins de l'univers, sinon il y a fort à parier que les avides de pouvoir, les déformés du vice, vainqueurs ou battus, auraient déjà affronté d'autres formes de vie. Nous cherchions, non sans espoir, à construire le monde d'après à la lueur, faible, de nos expériences durant le Covid. Il semble que cette tâche - imaginer l'avenir - est plus difficile à accomplir que prévu. Pis, il s'avère encore plus ardu de conjuguer nos efforts au présent. Pourtant, ce serait toujours ça de gagné.
dimanche 27 septembre 2020
Imola, inoubliable
Enlevez-lui casque et lunettes, et voilà qu'il ressemble soudain à un jeune Poilu revenu du front, cette ligne qui fait basculer au hasard les combattants. Sur la bande d'arrivée il s'offre, crucifié par la portée d'un exploit qu'il ne parvient pas encore à cerner, à mesurer, à s'approprier vraiment. A peine descendu de selle, il demanda à joindre sa "maman" parce qu'au plus fort moment de votre existence, vous appellez toujours ceux qui vous ont mis au monde.
Julian Alaphilippe a été sacré champion du monde à Imola, dimanche, là même où un autre immense champion, Ayrton Senna, a perdu la vie au volant. Le sort les associe à distance, au bout d'un virage. Marié à la sueur et aux larmes, le sport a en commun avec l'art une puissance évocatrice qui touche à l'essentiel, au sublime de simplicité à travers l'immense effort consenti pour accéder au sommet, cette action extra-ordinaire qui consiste à séparer le commun du superbe pour finir par les associer, sans avoir l'air d'y toucher.
Au coeur de la crise sanitaire qui nous plombe, le sport a été le grand oublié de cette affaire politico-médicale. Passe encore qu'il n'existe pas de ministère concerné, c'est amer, mais nous survivrons à cet oubli volontaire. En revanche, le sort fait à cette activité, à ceux qui l'aiment et la pratiquent, qui transmettent ses valeurs comme ses vertus, a de quoi nous interroger à défaut de nous révolter puisque d'autres sujets sont prioritaires. Mais qu'on y réfléchisse : que nous dit la victoire de Julien Alaphilippe ?
Elle magnifie un sport perpétuellement décrié, elle raconte l'opiniatreté d'un homme marqué par les déboires, les échecs et les peines, elle pose une douce lumière sur l'équipe de France alors même que les meilleurs spécialites et les plus grandes figures regrettaient, naguère, la décrépitude du cyclisme français et le peu de charisme de ses meilleurs pédaleurs. Elle nous dit qu'il n'y a jamais d'espoir éteint ni de fatalité promise. Qu'un homme seul, échappé volontaire, n'est rien sans la préparation de tous, les choix du sélectionneur, le plan stratégique, l'intelligence tactique collective, le sacrifice de ses pairs et l'esprit d'équipe insufflé dans chaque tour de mollet.
Nous avons vécu image par image son attaque fulgurante, son écart resté minime - entre dix et treize secondes - pendant quinze kilomètres, c'est-à-dire une éternité, et c'est long une échappée pour l'éternité quand elle roule au ralenti. Nous avons appuyé chaque coup de pédale avec lui, nous nous retournions comme lui, un tas d'idées nous ont traversé l'esprit pendant que nous descendions sur Imola et son circuit d'amplitude et de larges courbes dans une Emilie-Romagne valonnée qui restera gravée sur son pédalier.
Le succès de Julien Alaphilippe nous parle de nous, de sport, d'équipe, de la capacité du champion à se sublimer devant la meute, d'aller chercher au plus profond de son être les ressources inconnues, oubliées, cachées, qui séparent la performance de l'exploit, ce long trajet des machoires serrées à la coupe, de la descente en soi forcément égoïste le temps de l'effort jusqu'au partage sans fard, au naturel. Et c'est bien cette force désarmante, une fois la ligne franchie, qui nous a inondé de bonheur, tous autant que nous étions.
Puisse ce titre mondial dans un sport individuel décerné au plus grégaire des cyclistes français, puisse l'aboutissement de toute une carrière posée sur le socle d'une équipe de France dévouée à la cause d'un seul avant même le départ fictif inspirer le XV de France, lui aussi composé de personnalités, d'égos, d'individualités, dans sa quête du trophée Webb-Ellis. Puisse ce moment puissant - où seul au moment de franchir la ligne d'arrivée pour l'emporter Julian Alaphilippe était rempli de pensées vers tous ceux qui l'ont construit et constitué - servir de référence à tous les internationaux tricolores qui se cherchent un présent et imaginent leur futur.
Longtemps, le rugby français a été un modèle quand il s'agissait d'évoquer ce que le sport avait de meilleur, de plus sain, de moins trafiqué. Aujourd'hui, il a tout intérêt à puiser sans restriction dans ce que ses cousins du football, du handball et du cyclisme lui offrent depuis deux décennies s'il veut enfin quitter l'ornière dans laquelle il reste plongé par sa propre faute, miné qu'il est par les affaires, les querelles de pouvoir, les rapports de force, les luttes intestines, les intérêts divergents et les petites phrases assassines.
Bras en croix, regard levé au ciel, exalté par l'effort jusqu'au bout de lui-même, s'offrant quelques secondes d'éternité, Julian Alaphilippe n'était pas seulement un cycliste, dimanche : il symbolisait ce que le sport a de plus attachant à nous transmettre, une intention silencieuse, un rai de lumière, un petit miracle soudain désarmé. Si tranchante est la lame qui sépare le déclin du prestige qu'elle nous pousse parfois au renoncement, Imola nous rappellera longtemps, sur cette ligne d'arrivée, qu'il ne faut jamais oublier nos rêves en route.
mercredi 23 septembre 2020
A tous coeurs
Si l'actualité rugbystique domestique s'articule autour de gardes à vue qui obstruent la perspective des demi-finales européennes - lesquelles représentent la loi du terrain sans laquelle rien ne palpite - notre coeur ovale bat heureusement au rythme des passions. Quand tout s'emballe et dérape, nous avons besoin de garde-fou et quoi de mieux que de beaux instants de lecture prolongée pour retrouver l'essence de ce jeu.
C'est ainsi que l'ouvrage ciselé du duo Borthwick-Fernandel intitulé Au coeur de la fougère (éditions Au vent des îles) débarque à point nommé. Ian Borthwick, mon ami, nous a tous initié aux subtilités et aux arcanes du rugby kiwi dès son arrivée en France il y a trente-cinq ans. Professeur d'histoire, ses origines écossaises pur malt imposaient que le voyage initiatique engagé avec son compère commence à Dunedin, "la colline d'Odin", petite soeur d'Edimbourg (Edinborough), foirtification calédonienne dédiée à ce dieu des sagas scandinaves.
A ma grande surprise, ce n'est pas l'ancien grand reporter de L'Equipe, passé par Midi-Olympique et Libération, qui a plongé sa plume dans l'encre noire mais Vincent Fernandel, fils de Franck et petit-fils du célébre acteur dont il creuse la veine dans le théatre et l'audiovisuel. Ian, lui, dont je connais l'étendue des talents, nous gratifie de photos vibrantes posées avec délicatesse dans un texte à la fois sensible et hilarant, émouvant et décalé, privilège de profane tombé soudain amoureux d'un territoire, d'une histoire, d'une fusion entre rugby et tradition.
Jamais ces îles du long nuage blanc n'ont été ainsi mises en valeur, c'est-à-dire labourées et parcourues jusqu'à faire naître pour le lecteur des fruits étonnants et uniques qu'il ne nous reste qu'à cueillir délicatement au fil des pages, de surprises en découvertes. Nous nous arrêtons chez Graham Mourie et Brian Lochore à leur invitation, nous retrouvons Kees Meeuws, Dan Carter et Michael Jones, nous redessinons la légende de Nepia et celle d'Ellison. Si ce n'était que cela, ce serait déjà remarquable. Mais il y a tout le reste.
Tout le reste, c'est justement le coeur de la fougère, la culture Pacifique, l'héritage maori mais pas que ; c'est une vibration qui relie la terre, les êtres et le ciel que j'avais juste captée dans Rugbyland en 2011 (éditions Philippe Rey), que l'écrivain Charles Juliet avait si subtilement pénétrée dans son journal Au pays du long nuage blanc (POL, 2005) et que le duo Fernandel-Bortwhick magnifie là au point qu'il est possible d'en être traversé par le simple fait d'ouvrir ce magnifique document au hasard d'une page.
Ce voyage ne se raconte pas, il se vit. Et c'est l'exploit des duettistes que de nous faire partager, en compagnon, cette route du sud au nord, de Dunedin à Cap Reinga. Je le suppose, ils avaient cent haltes à effectuer, mais ils ont choisi une ligne conductrice en dix-sept stations tracée telle une veine qui palpite et nous irrigue, une chemin qui nous initie à l'ovalité quand elle ne porte haut que de forts symboles - transmission, filiation, respect, engagement, humilité.
A l'heure où le rugby français s'encalamine dans la crasse et la basse politique, où nos instituations entrent en guerre fraticide, où l'équipe de France doit se conformer à la loi de l'élite, où l'économie de marché passe avant toute considération humaine, où la rentabilité s'impose à l'appel du maillot, un tel livre nous invite à retrouver la source, celle de nos émerveillements, de nos plaisirs. Cette source un peu houblonnée qu'on déguste à Puhoi, accoudé au comptoir d'un pub de bûcherons et de piliers entre Auckland et Whangarei.
On dit souvent qu'en Nouvelle-Zélande, le rugby est une religion. C'est vrai. Une religion non pas transcendante mais immanente, une religion qui aide à regarder autour de soi, une foi dans l'horizontalité, là où se trouvent les autres, tes coéquipiers, tes adversaires, tes partenaires, ceux qui te font parce qu'en rugby, tout seul tu n'es rien. Une croyance ovale qui s'enracine comme les crampons s'accrochent au sol, à la terre, au terrain, à ce qui nous porte. Et nous tient. Finalement.
lundi 14 septembre 2020
L'un dans l'urne
C'est comme si nous voulions l'éviter. Comme si cette élection fédérale encombrait le paysage dévasté par le coronavirus. Comme s'il ne suffisait pas de combattre la contamination, voilà qu'une lutte supplémentaire s'impose dans un calendrier déjà surchargé par la querelle des test-matches, le casse-tête des reports sur fond de jauge sanitaire et de mise à disposition des internationaux. On a connu contexte plus serein sans qu'il faille y ajouter la perspective d'une lutte politique entre deux candidats à la présidence de la FFR dont on perçoit que les éclats de voix montant crescendo risquent malheureusement d'atteindre un paroxysme à l'heure même où le XV de France - qui bénéficiait d'un petit crédit après dix ans de galère - sera engagé sur le terrain dans la voie du rachat, histoire de finir dans le chapeau des têtes de série lors du tirage au sort des compositions de poules de la Coupe du monde 2023 que, justement, la France organise sur son territoire.
C'est malheureusement bien là où tout s'emmêle. Jamais dans l'histoire du rugby français un entraîneur national n'a affiché aussi clairement que Fabien Galthié son soutien au président sortant. Il existe une frontière entre le sportif et le politique : elle a été franchie et je suis surpris que personne ne s'en émeuve vraiment. Que l'ancien demi de mêlée et capitaine tricolore fasse preuve de gratitude envers celui qui l'a nommé, rien que de très normal, Marc Lièvrement et Guy Novès le firent avant lui en direction de Pierre Camou, et nous ne parlerons pas du lien quasi-filial qui existait entre Albert Ferrasse et Jacques Fouroux jadis. Mais que le sélectionneur du XV de France mette son poste dans la balance a de quoi déstabiliser. C'est peut-être tout l'objet de cette annonce, d'ailleurs.
Sans Bernard Laporte, prenant le meilleur sur Pierre Camou en décembre 2016, jamais la France n'aurait été capable de remporter une candidature pour organiser de nouveau après 2007 une Coupe du monde. Pas sûr, aussi, que les clubs, tous les clubs, auraient eu la possiblité de s'exprimer par le vote comme c'est le cas aujourd'hui, Pierre Camou et son "gouvernement" préférant assurer à l'époque une démocratie censitaire avec l'aide des gros porteurs de voix, caciques régionaux en charge de baronnies, toile politique inventée par les Jeunes Turcs en 1966, Moga, Laurent, Pébeyre, Dassé, Batigne, Bourrier, Basquet, Ferrasse...
Quoi qu'il advienne le 3 octobre, qu'elle que soit la légitimité de Florian Grill à contester la politique fédérale actuelle, quels que soient les griefs adressés à l'actuelle gouvernance, aussi logique que soit la volonté de l'actuel président de la FFR à poursuivre encore quatre ans des actions qu'il a eu le mérite d'initier, et donc qu'elle que soit l'issue du vote, Coupe du monde 2023 et démocratie participative resteront gravées au crédit de Bernard Laporte.
Mais le calendrier, dans une concentration inédite de dates et de rendez-vous sportifs autant que politiques, n'avait pas besoin d'un mélange des genres pour signaler sa violence, voire la redoubler. On entend chaque semaine via les différents meetings sonner les critiques que s'adressent les deux camps, relayées par les réseaux sociaux comme des milliers de clairons sur le champ de bataille. La ligne de front se rapproche jour après jour sur fond de sondages en trompe-l'oeil, et si le 3 octobre nous semble encore loin, ce n'est qu'une illusion d'optique : le choc est imminent. Et voilà que le XV de France se place au milieu du clash...
A trois ans du coup d'envoi de la Coupe du monde en France, Fabien Galthié serait donc prêt à abandonner son poste, s'éloignant d'un si beau rêve qu'il a caressé depuis tant d'années comme on soigne une cicatrice ? On peut en douter. Mais l'annonce, elle, est bien réelle. Rien qu'en une phrase, le sélectionneur national a ébranlé l'édifice dont il avait contribué à assurer l'équilibre jusque là instable. Et comme ce ne sont pas un Top 14 et une ProD2 soumis quotidiennement aux reports sur fond de guerre LNR/World Rugby qui nous apportent volupté, j'avoue qu'il ne nous reste peu d'espoir de retrouver un début de calme d'ici la fin de cette année mouvementée.
Depuis que Fabien Galthié a prononcé cette petite phrase comme on instille un poison subtil, nombreux sont les entraîneurs qui s'imaginent de nouveau - et sans aucun doute à leur corps défendant - un destin en bleu. Ce qui ajoute à la confusion ambiante. Car tout comme Bernard Laporte avait assuré que Guy Novès n'était pas menacé s'il était élu, Florian Grill a déclaré n'avoir rien contre Fabien Galthié. Les déclarations de campagne ressemblent parfois à des promesses. Comme l'a déclaré un jour Henri Queuille, trente fois ministre, elles n'engagent que ceux qui les écoutent. Parce qu'elles ne valent que pour ceux qui y croient.
lundi 7 septembre 2020
Debout, l'effort
Le retour de l'Ovale s'accompagnerait donc d'une tendance au sifflet, et les pénalités - ainsi que les cartons - se sont davantage multipliées que les décalages en bout de ligne durant cette si attendue première journée d'un Top 14 dont nous avions perdu le goût depuis plus de six mois. La faute, entend-on derrière les talenquères, à la nouvelle - une de plus - interprétation de la règle du jeu au sol. Cette fois-ci, elle privilégierait le défenseur et non plus l'attaquant.
J'adore le rugby pour de multiples raisons, dont les premières remontent à l'enfance et la dernière à l'attitude très digne de Romain Ntamack à l'issue d'un match que son caractère domina. Mais aussi - c'est plus récent car il m'a fallu le comprendre comme un changement de paradigme vital par essence - pour ses contre-pieds incessants, ses inflexions, ses réadaptations au règlement tellement complexe qu'il peut alimenter mille subtilités pour qui veut bien les replacer sur l'enclume.
L'arbitre est au marteau ce que le sifflet est à la philosophie : si vous n'y comprenez pas grand chose, on vous l'inculquera de force que vous le vouliez ou non, à grand renfort de pénalités pour ce qui nous concerne, et elle furent nombreuses. N'allez donc pas imaginer que les joueurs soient devenus par nature plus indisciplinés, à l'exception notable le week-end dernier - mais c'est un peu endémique quand même - des Toulonnais noyés dans leur élan désordonné entre ces deux tours du port de La Rochelle que sont Skelton et Vito.
La résolution de ce souci qui hache les matches est pourtant d'une étonnante simplicité : il suffit de décréter le jeu debout ! Tout devient alors plus simple et plus fluide. Car enfin, pas besoin d'avoir un BE2 pour comprendre que la fin du jeu au sol, cette solution de facilité, cette pauvre tactique conservatrice, a été décrétée. Etait-ce d'entrée si difficile à formaliser balle en mains ?
Le législateur, à l'évidence, a décidé d'éradiquer "la guerre des étoiles", ces arrivées en planches avec gros coups de casques dans les cervicales du gratteur. Elle annonçait un drame de plus en plus probable pour qui voulait disputer au sol le ballon. Je reste surpris qu'il faille un tel temps d'adaptation pour comprendre que le choix réflexe de se coucher devant un défenseur pour protéger son ballon plutôt que de rechercher intelligemment l'intervalle ou le créer pour un partenaire lancé, est désormais périmé.
Cette première journée aura vu les succès du Racing 92, de Pau et de Castres à l'extérieur, trois équipes "caméléon", c'est-à-dire excellentes dans l'adaptation et la reconfiguration, trois équipes qui disposent de points forts, à savoir des facteurs X côté francilien, une mêlée puissante chez les Béarnais et une charnière manœuvrière en ce qui concerne les Castrais. Sans doute trop proches de ce qui faisait leur charme il y a six mois, Lyon, Montpellier et Agen se sont inclinés devant leur public, ce qui toujours vexant.
Puisqu'aucun bonus offensif n'a été décroché, les Rochelais se trouvent en tête de l'expédition. Go West ! Comme le jeune prodige Antoine Hastoy à l'ouverture de la Section et le génie calédonien du Racing 92, Finn Russell, le zébulon néo-zélandais au prénom de héros de collection verte, Ihaia, a tranché les défenses, boosté ses partenaires, additionné les points et régalé les connaisseurs. Aucun doute là-dessus, le jeu debout favorise les prises d'initiatives, et s'il subsiste quelques rucks, qu'ils passent aussi vite que l'éclair tant le sol se dérobe.
En écrivant cela, je pensais au Stade Toulousain qui a fait du jeu debout son viatique depuis presque quarante ans quand surgit dimanche au bout de la nuit l'essai fulgurant d'Antoine Dupont génialement initié par deux ouvreurs : Thomas Ramos et Romain Ntamack, avec le relais sur un pas de Sofiane Guitoune et sa passe laser sans laquelle rien n'aurait été possible. Apprécions, en ces temps de retour à la normale, le rugby quand il remet son avenir entre des mains.
mardi 1 septembre 2020
Ordre dispersé
Depuis la controverse pied/main qui anime le rugby et rééquilibre en permanence sa pratique, alimentée par la fameuse déclaration du génie gallois Barry John qui assurait que "une bonne attaque à la main se prépare au pied", axiome que tous les ouvreurs du monde valident, les réflexions sur la finalité de ce jeu ne cessent d'enrichir nos réflexions. Décalage versus combat, conquête avant utilisation, contact contre évitement, priorité à l'avancée des avants ou au déploiement des arrières, l'exploitation de la balle ovale par l'homme - et la femme - en short et en crampons recèle des trésors de contradictions et d'antagonismes, et c'est bien tout son charme.
De la même façon qu'il n'existe pas de démocratie véritable sans liberté d'expression et donc de débat contradictoire, le rugby ne peut vivre, c'est-à-dire aujourd'hui respirer sous masque, sans s'alimenter d'avis contraires. Rien dans sa structure, et c'est son charme si l'on veut bien s'extraire des visions partisanes, ne favorise le conservatisme, né qu'il est d'un profond dédain pour les us et coutumes qui consistaient à frapper du pied dans le ballon et de courir pour le rattraper à la volée, ancêtre du up-and-under si cher à nos adversaires Anglo-Saxons éduqués sous la pluie et dans le vent froid.
Pour autant, à l'heure où débute les Championnats professionnels après six mois d'arrêt complet pour cause de virus chinois, les clubs de Top 14, principalement, attaquent en ordre dispersé cette première journée alors même que la solidarité s'imposerait ne serait-ce que pour faire face à cette adversité sournoise et destructrice qu'est le Covid-19 et ses effets liberticides, ses craintes sanitaires, son stress environnemental. Au lieu de quoi se multiplient les petites phrases assassines tant elles jettent le doute là où devrait naturellement s'extraire des médias un front commun, un rideau hermétique ou seulement une position soudée, à l'image de ce que dessine une équipe en défense.
Alors que personne ne sait aujourd'hui quelle sera la réalité du Championnat à la fin de l'année, et que chacun s'interroge sur le nombre de matches reportés à Noël - savoir donc si le Top 14 sentira le sapin -, à l'heure où l'économie du rugby professionnel pourrait souffrir de la jauge imposée aux spectateurs même si certains préfets s'arrangent pour la hausser, l'image renvoyée par le rugby pro français depuis le début de la crise Covid ne s'est pas améliorée. Double langage, interets personnels, critiques incessantes, silences assourdissants, calculs d'apothicaires, menaces de scission : l'arsenal a de quoi faire tout exploser.
Heureusement, des mains tendues enrichissent la palette. Celles d'Ovale Citoyen, pour ne prendre qu'un exemple, actives malgré la distanciation sociale. Les effets du coronavirus ne sont pas tous néfastes ni anxiogènes. Et si le rugby d'élite a perdu en ce débl'occasion dont'rimer des vertus, à commencer par le devoir d'exemplarité en direction des jeunes générations qui prendront un jour prochain le relais, le monde amateur et associatif reste, silencieux et discret, ce socle sans lequel aucune pratique ne peut se targuer d'exister.