Heureux élus, vous pourrez dire avec un plaisir non dissimulé : "J'y étais". C'est donc bien au Stade de France qu'il fallait être pour jouir du plus lumineux spectacle jamais offert sous la pleine lune ovale. Car j'ai beau chercher, je ne trouve pas plus bel écrin d'avant-match que ce samedi 16 novembre 2025 au Stade de France dans l'enchaînement d'une Marseillaise a capella et d'un haka immaculé durant lequel le respect réciproque, l'émotion transmise par un public conquis et une enveloppe pyrotechnique de toute beauté hissèrent sur un sommet cet affrontement toujours aussi attendu.
Avoir vécu 1986 à Nantes où pour la première fois, le XV de France décida de relever le défi de façon frontale dans le sillage de son corsaire le plus endiablé, à savoir Eric Champ; pour avoir vibré à Cardiff en 2007 quand la ligne bleu-blanc-rouge tracée par Serge Betsen enfla dans les yeux néo-zélandais ; et pour avoir compris en 2011 que le réponse française en forme de pointe acérée perturbait jusqu'aux tréfonds de leur psyché le mental des All Blacks, tout cela est peu en comparaison de ce que ce nocturne a projeté.
Comparaison n'est pas raison, écrivait Gustave Flaubert, et il n'est pas besoin d'avoir le cœur compliqué au point d'opposer en miroir à ce France - Nouvelle-Zélande l'immonde France-Israël de football de l'avant-veille au même endroit. Ces deux sports, lointains cousins, évoluent depuis longtemps maintenant dans des mondes différents, c'est entendu, et seul le hasard d'un calendrier porte la responsabilité d'offrir ce contraste saisissant qui raconte néanmoins à quel point le sport est le plus grand vecteur de sentiments, qu'ils soient nourris de joie ou pétris de haine.
Il faut remonter à 1954 pour trouver trace de la première victoire française sur les All Blacks. Déjà là, elle fut le fruit d'une défense acharnée face à des Néo-Zélandais particulièrement offensifs mais maladroits au moment de conclure balle en mains leur domination territoriale. 3-0, tel est le score de ce premier exploit. On ne fait pas plus maigre. Soixante-dix ans plus tard, le 30-29 démontre une nouvelle fois qu'un succès de prestige ne tient qu'à un fil, celui que les coéquipiers d'Antoine Dupont tissèrent et qui ne craqua pas, même lors que les All Blacks de blanc vêtus tirèrent fort dessus en première période puis dans les derniers instants.
Lucien Mias aurait sans aucun doute apprécié la performance tricolore, lui qui considérait que la force d'une équipe se mesure à l'intensité de la contagion qui la traverse. L'équipe est tout ou n'est rien, disait-il. Et son ciment n'est rien d'autre que la défense, tous les entraîneurs et les joueurs qui terrassèrent un jour les All Blacks vous le diront et n'ont cessé de le répéter. La défense, c'est à la fois la première idée qui s'impose, la plus facile à mettre en place, certes, mais la plus difficile à maintenir sur la durée quand tout, dans le rugby français, incite au panache de l'attaque pour décrocher la Lune.
De ce côté-là, aucun doute : le French Flair n'est pas mort car il brille encore. Il suffit pour s'en convaincre d'admirer les inspirations du jeune Louis Bielle-Biarrey, vingt-et-un ans, neuf essais en treize sélections, meilleur ratio tricolore de tous les temps. Ses courses supersoniques réduiraient n'importe quel adversaire au rang de piéton. Et que dire de l'étonnant Peato Mauvaka, joueur protée s'il en est, capable dans le même mouvement d'évoluer talonneur, demi de mêlée, troisième-ligne aile et trois-quarts centre, de plaquer et de franchir pour finir par sauter tel un zébulon sur la tête d'un All Black qui dépasse de l'ultime maul et provoquer le coup de sifflet final de ce match de légende.
Vous trouvez que j'en fais un peu trop ? Que j'ai la dithyrambe facile ? Que ce succès mérite moins d'éloges ? Mais à ne voir le futur que par la lorgnette des Coupes du monde qui se succèdent tous les quatre ans, à ne mesurer la valeur d'une équipe qu'à l'aune du trophée Webb Ellis, on finit par ne plus avoir goût à rien. D'accord, les belles victoires face aux All Blacks empochées par le XV de France n'ont jamais débouché sur le grand sacre, ce titre mondial qui lui échappe. Et alors ? Faut-il pour autant bouder notre plaisir ? Comme disait Lucien Mias, toujours lui, quand on lui reprochait de verrouiller le jeu de Mazamet, son club : "Si vous voulez voir du spectacle, allez à Lourdes !" Pour ma part, en regardant l'inéluctable machine sud-africaine éteindre l'Ecosse, l'Angleterre et sûrement demain le pays de Galles, je me dis qu'il y a encore, effectivement, un peu de chemin à parcourir pour aller de la Terre à la Lune.