dimanche 14 septembre 2025

Salut, le copain

 


Il savait tout faire. Et bien. Comme son aîné Jean Prat, dont il était l'exact opposé. Cette photo le prouve, il se servait de son pied, le droit comme le gauche, pour soulager son demi de mêlée - ici Lilian Camberabero, à Colombes, sûrement derrière une touche cafouilleuse, sous le regard de son capitaine, Christian Carrère. Il fut du Grand Chelem 1968, le premier de l'histoire bleue. Son palmarès si peu épais - sept sélections seulement - ne rend pas hommage au talent qu'il exprima sur les terrains. Lui se fichait des honneurs comme de sa première quinte flush : il aimait croquer dans la vie sans retenue. Jean Salut a fini de déborder le 5 septembre.
Jeannot. Pour les intimes, dont je n'étais pas. Mais assez de connivences me permirent de le rencontrer à l'heure où la maladie commençait à lui ronger la gorge. Lui qui avait beaucoup parlé s'exprimait avec difficulté. C'était il y a neuf ans, chez lui, pas loin de Beaumont-de-Lomagne, où il était né en 1943 et avait commencé le rugby avant de rejoindre le TOEC, club redouté du temps des ballons de cuir et des maillots en coton. Où évoluait au centre René Berbizier - le papa de Pierre -, où débutait le junior Richard Astre derrière un pack de mâles, avant que le grand Elie Cester ne rejoigne Valence. Une équipe qui faisait de l'ombre au Stade Toulousain, c'est dire la place qu'occupait ce club dans le paysage rugbystique des années 60.
Cavalier émérite, Jean Salut l'était aussi dans la vie, capable de moucher n'importe quel sélectionneur tricolore trop imbus de sa position - Guy Basquet l'a appris à ses dépens. Il préférait la nuit au jour et attaquait chaque soir au poker, perdait un mois de ses émoluments de kinésithérapeute en une partie pour le regagner le lendemain, jamais très loin d'une bouteille de whisky et d'un paquet de cigarettes, dans la lignée des grands viveurs - Max Rousié, Puig-Aubert, Claude Spanghero... Il sera parti sans un regret, d'un dernier souffle rauque, au bout d'un regard malin qui racontait le personnage hors-norme qu'il fut, à l'amitié fidèle et au dégout très sûr.
Appelé au Bataillon de Joinville parmi l'élite sportive française, il forma avec Walter Spanghero et Michel Sitjar une troisième-ligne au sein de la sélection nationale militaire comme le XV de France n'eut pas toujours la chance d'en avoir par la suite. Ce que les esthètes regrettèrent. Ses facéties, ses saillies, ses virées et ses exploits alimenteraient avec truculence et irrévérence un roman d'Ovalie signé par un écrivain du genre de John Kennedy Toole. Qu'on ne s'y trompe pas, son absence d'hygiène de vie lui coûta quelques capes tricolores - par la faute de contractures musculaires et de soucis ligamentaires - mais chaque fois qu'il s'aligna ce fut avec classe et élégance, ce panache qui définit le jeu à la française. Depuis trois ans, un trophée à son nom, sculpté par Jean-Pierre Rives, récompense le joueur amateur le plus talentueux de la saison.
Premier grand blond en avant - Jacky Bouquet fut une décennie plus tôt le premier étincelant des arrières -, Jean Salut inspira Jean-Pierre Rives après avoir été le coéquipier et l'alter-ego de Jo Maso, et on tient là un flamboyant carré de rois. Lorsque celui qui n'était pas encore Casque d'Or dut honorer sa première sélection tricolore à Twickenham en 1975, son mentor - Rives porta le maillot du TOEC et de Beaumont-de-Lomagne - lui adressa un télégramme qui aurait fait aujourd'hui le miel des réseaux sociaux : "Repère bien leur numéro huit, il a un bandeau. Plaque-le dès qu'il a le ballon !" Rives suivit ce précepte et la suite prouve qu'il fit bien de faire tomber Andy "Geronimo" Ripley à chaque action amorcée par les Anglais.
On dit d'un amoureux de la nuit qu'il est un "noceur". Ainsi Jeannot Salut, éternel joueur, sut marier l'irracontable et la gloire, le rugby et sa vie, l'aurore et le crépuscule, l'impensable et le rêvé. Entré dans le jeu avec éclats, il est parti sans faire de buzz ni de bruit. Nous ne sommes pas nombreux à avoir partagé quelques unes de ses heures, et je tiens pour un privilège le temps qu'il m'accorda, pour L'Equipe, en 2016, afin que nous évoquions un peu de sa carrière et beaucoup de son existence dans le salon de son discret pavillon, situé à une portée de drop de Toulouse. 
Devenu reclus, il irradiait toujours de malice, alternant le charme subtil d'un phrasé soutenu et les crochets enveloppés de trivialité maîtrisée. Parmi les internationaux français côtoyés depuis 1983, il était parmi les iconoclastes le plus madré. Il portait en lui tout un pan de ce sport, histoires d'un autre temps. Elles animent les quelques artefacts ovales posés sur une étagère placée derrière le petit bar qu'il avait installé chez lui, et qui témoignaient discrètement des furieux rebonds de sa splendeur.  

vendredi 15 août 2025

Point final,


Après quarante années de loyaux services - selon l'expression consacrée - et en espérant que les lecteurs de L'Equipe les ont trouvés à leur goût, voilà venue l'heure de tourner une page. Sans pincement ni nostalgie. Rejeton d'une poétesse et d'un trois-quarts centre qui lièrent leurs cœurs à Ribérac, en Dordogne, avant de s'unir à La Rochelle, rien ne m'est apparu plus normal, lorsqu'il me fallut élire une profession, que d'écrire sur le rugby. Et quel meilleur support que L'Equipe, même s'il me faut avouer que c'est au Midi-Olympique que j'ai envoyé ma première candidature spontanée.
Avant cela, - nous sommes en 1984 - , le magazine de la FFR et Drop International, mensuel créé par Robert Paparemborde et Pierre Salviac, m'avaient permis d'aiguiser mon appétit pour le reportage. Car une vie n'est faite que de rencontres. Si Jacques Rivière, coéquipier des années universitaires à Poitiers, n'avait pas accepté de corédiger "Rugby au Centre" un an plus tôt, jamais je n'aurais eu assez d'arguments pour postuler avec succès rue du Faubourg-Montmartre, fort de la préface d'un ténor d'Ovalie, Christian Montaignac, qui fut longtemps ma référence et mon mentor en matière plumitive.
La liste bien fournie des collègues et confrères dont la bienveillance m'accompagna quatre décennies durant ne saurait entrer toute entière dans cette chronique. J'aurais trop peur d'en oublier. Ils se reconnaîtront tant nous avons pris le temps - et encore aujourd'hui - d'échanger, et pas seulement sur le thème du sport. Quant aux autres, le temps agit comme un baume et maintenant que je quitte mon office, rien ni personne ne saurait abaisser mes pensées. Le meilleur l'emporte toujours, comme le rire sur le pire.
Quand j'ai franchi pour la première fois le porche, L'Equipe était ancrée à une portée de drop des Grands Boulevards. J'allais au cinéma entre midi et deux, nous partagions des anecdotes et des idées de reportage dans les cafés alentour, debout devant le zinc, et restions dîner tard chez Chartier entre copains de bureau qui repoussent le moment de s'éloigner. Pas de planning pour nous obliger à pointer, si ce n'est deux fois par mois l'obligation pour les dix derniers entrants de trier les dépêches d'agences entre vingt heures et minuit (au plus tôt) en compagnie de l'ineffable Christian, joueur invétéré, couche tard et mémoire du journal. C'est pourquoi nous attendions avec intérêt la relève, qui nous permettrait de quitter cette liste de corvéables.
N'entraient à la rubrique rugby que des journalistes ayant pratiqué ce jeu, mal pour la plupart (c'est mon cas), mais assez pour en maîtriser les arcanes et en connaître les acteurs. La balle ovale rebondissait partout au point que L'Equipe était capable d'aligner vingt-cinq journalistes, deux fois par mois sur le terrain annexe de Colombes à la discrétion du Racing-Club de France, pour constituer une équipe, remplaçants inclus. Le CASG nous permis d'affronter à Jean-Bouin (l'ancienne enceinte) le XV de France de la Pub (un peu pompeux) et le XV parlementaire, rencontre de gala parrainée par Jacques Chaban-Delmas, qui n'avait pas oublié le journaliste qu'il fut entre 1933 et 1938. Nous sortîmes victorieux de ces deux défis.
La suite ? Issy-les-Moulineaux, un local dont l'extérieur avait le charme de la piscine municipale de Fleury-Mérogis mais sur le parking duquel la direction organisa une soirée concerts mémorable à l'été 1993, L'Equipe fournissant cinq orchestres (New Orleans, blues, rock, folk, jazz) jusqu'au petit matin. Puis l'Angle, inadapté à notre métier mais là encore, la rédaction parvint à s'adapter pour surmonter ce handicap. Et enfin le bâtiment jaune incognito situé boulevard de la République, au front duquel ne se détache pas de logo.
J'ai gardé en mémoire le moment où j'ai été reçu, comme mes prédécesseurs et ceux de ma génération, par M. Jacques Goddet, assis derrière son impressionnant bureau de bois Amarello jaune éclatant, véritable œuvre d'art, pour me souhaiter la bienvenue et, au fil de son monologue, faire de mon recrutement un engagement auquel j'ai tenté de rester fidèle quarante ans durant. Ah, que j'ai aimé écrire sur le rugby ! Le jeu, certes, si complexe qu'il ne s'offre pas facilement à la compréhension universelle - encore un coup des Anglais. Mais surtout ceux qui composent une rencontre, à savoir les joueurs, mais aussi les entraîneurs, les dirigeants et les bénévoles. 
Mon meilleur souvenir ? Comme les compagnons de reportage, ils sont trop nombreux pour qu'un seul sorte du lot. Le Masters toulousain en décembre 1986, l'Ellis Park de 1995, le quart de finale de Cardiff en 2007. Le pire ? L'Eden Park en 2011, à coup sûr. Pour de multiples raisons. Et plus récemment l'été 2024. Mais ce sont les rencontres qui l'emportent, devenues pour certaines - rares mais riches - des amitiés pour la vie, que les vicissitudes n'altèrent pas. 
Vous serez surpris d'apprendre que j'ai une tendresse particulière pour un compte-rendu de match entre Graulhet et Béziers, 0-0 dans la boue d'hiver de Pélissou au début des années 90 du siècle dernier, qu'il me fallut enluminer sous le faible éclairage d'un lampadaire, inconfortablement assis dans ma voiture de location, pour alimenter la tête de page de la séquence rugby, à l'époque où le journal était fier de son grand format. Mais, aux premières heures de l'informatique, il fallait transmettre son article en coinçant tant bien que mal des bonnettes sur le combiné d'une cabine téléphonique.
Je raccroche les crayons, direction le Costa Rica plutôt que de subir l'hiver d'ici. Le castillan préfère parler de "jubilation" alors que nous évoquons une "retraite". Faut-il la prendre au sens spirituel du terme ? Me voilà devenu "El Jubilator" ! Et si d'aventure vous êtes tentés par la French Riviera au printemps ou à l'automne, nous nous croiserons peut-être. La vie a parfois quelques rebonds remarquables. Comme avec le ballon ovale qui est notre trait d'union, il ne faut pas trop attendre avant de s'en saisir.