mardi 1 juillet 2025

Grandeur nature

Il arrive parfois que les mots, même ordonnés de la meilleure des façons, ne parviennent pas à rendre une émotion dans ce qu'elle a de sauvage, de viscéral, quand elle fait remonter une exaltation primale du plus profond. Et cette impuissance à décrire une vibration jubilatoire est encore plus criante lorsque cette transe est portée par un mouvement collectif. Ainsi l'amplitude du succès toulousain, samedi 28 juin, n'a pas trouvé le superlatif qui lui correspond. Sans doute parce qu'il n'a pas encore été inventé. Ou alors faudrait-il placer nos plus belles formules dans l'Athanor, et laisser l'Alchimie du Verbe effectuer la transformation.

Que le coach Ugo Mola associe cette saison au recueil de poèmes d'Arthur Rimbaud publié à compte d'auteur pourrait nous aider à comprendre les méandres dans lesquels le Stade toulousain, touché par les disparitions et les blessures, est passé. Jusqu'aux Délires qui enflammèrent le ciel dionysien. N'importe quel autre club se ferait du Mauvais Sang à l'idée de perdre celui que les observateurs ovales considéraient il y a peu comme le meilleur joueur du monde, son capitaine, son perceur de défense le plus tranchant, et parfois son unique lumière, L'Eclair capable de déverrouiller en trois foulées une rencontre.

Pour cette équipe toulousaine qui souffrit jusqu'à la fin de la prolongation dantesque d'offrit cette finale, L'Impossible n'était pas une option. Jusqu'au Matin, quelques heures avant le coup d'envoi, l'UBB pouvait croire en son étoile mais l'évidence s'imposa très vite, dès la première mêlée, quand le pack girondin recula de cinquante centimètres. Rien de spectaculaire, mais les Bordelais comprirent alors que la Nuit en Enfer venait de commencer. De là à dire Adieu au bouclier, le chemin était long et, à grands coups de courage, ils parvinrent à pousser - à leur tour - l'adversaire dans ses derniers retranchements.

Ce qu'assurait le pilier All Black Wilson Whineray à son homologue tricolore François Moncla, un soir de grande défaite du XV de France à Auckland en 1961, est sans doute valable pour les grands clubs : ils ne meurent jamais. On a, effectivement, assisté à la renaissance du Stade Français et du Racing, vu Toulon retrouver vie, l'UBB agréger le SBUC et le CABBG pour ressusciter, et la grenouille Montpellier se faire aussi grosse qu'un bœuf. Mais que dire du Stade toulousain, invaincu il y a un siècle de cela pour gagner le surnom de Vierge Rouge, et devenir Vierge folle après avoir glané de haute lutte un vingt-quatrième titre ?

Richard Astre a eu la bonne idée, hier, de m'appler. Nous échangeons souvent et c'est toujours enrichissant d'écouter celui qui porta haut l'AS Béziers. "L'UBB et le Stade toulousain dominent actuellement le rugby français et leur rivalité, qui n'est pas prête de s'éteindre, me rappelle celle qui nous a opposé au CA Brive. Nous nous sommes affrontés à de nombreuses reprises en phase finale durant les années 70 et jamais les Brivistes ne sont parvenus à nous battre pour la bonne raison que leur pack était au service de leurs brillants trois-quarts alors que le nôtre était la clé de voute de notre jeu." Il y a là matière à réflexion, dans le miroir d'époques pas si lointaines, quand un club dominant suscite crainte et jalousie.

A l'évidence, les avants toulousains furent premiers au combat, premiers en défense mais aussi premiers servis en attaque, en témoignent les trois essais qu'ils inscrivirent en force par les troisième-lignes Anthony Jelonch (31e) et Jack Willis (39e et 45e) au plus près de l'en-but bordelais. Trois essais d'aurochs qui ne brisèrent pas pour autant le mental de Maxime Lucu et des siens, mental construit par mon ami Eric Blondeau, ancien trois-quarts centre de l'équipe universitaire de Poitiers des années 80, passé ensuite maître dans l'art subtil d'optimiser les peurs pour mieux nourrir l'excellence. Qu'ainsi martyrisés devant, les Girondins parviennent à imposer une prolongation à leur bourreau en dit long sur la force mentale qui les habitait. Le Brennus est à leur portée, pour peu qu'ils parviennent à tenir cent minutes d'intensité maîtrisée.

S'ouvrent maintenant le périple des Lions britanniques et irlandais en Australie - et j'aurai le plaisir d'en commenter deux petits épisodes sur la chaîne L'Equipe en ce mois de juillet - ainsi que la série de trois tests-matches d'un XV de France "nouvelle génération" en Nouvelle-Zélande. Nul doute que les forces vives du rugby français auraient aimé s'étalonner grandeur nature au pays du long nuage blanc, mais notre calendrier domestique en a décidé autrement. On peut le regretter, surtout quand les quatre nations d'outre-Manche savent, tous les quatre ans et désormais entre deux Coupes du monde, mettre à disposition leur élite pour alimenter une histoire. 

vendredi 13 juin 2025

Joueurs à vendre

On l'avait laissé en Nouvelle-Zélande dans un pub. Pour se délasser entre deux entraînements du XV de la Rose durant le Mondial 2011, il organisait des concours de tee-shirt mouillés et des lancers de nains. Sans que la Cour d'Angleterre s'en offusque. Il sera quand même exclu à vie de la sélection nationale. Avant de voir sa peine annulée. Qu'on le retrouve prêt à lancer un circuit professionnel en marge de l'IRB hors des fenêtres internationales n'est finalement pas si surprenant. Epoux surmédiatisé de Zara Phillips, fille de la Princesse Anne et petite-fille de feu la Reine Elisabeth II, Mike Tindall reprend ses faux airs de Jason Statham sur la scène rugbystique.

Rien ne pouvait célébrer l'anniversaire du professionnalisme avec autant de mauvais goût que l'annonce d'un circuit international dont la trame, si peu originale, n'est qu'un vulgaire "copier-coller" du projet d'un journaliste australien, David Lord. En 1984, cette compétition - à l'époque novatrice - transforma à jamais le paysage ovale en poussant l'International Rugby Board (ancêtre compassé de World Rugby) dès l'année suivante à entériner la création d'une Coupe du monde avec, dix ans plus tard, les effets que l'on sait, à savoir l'abandon de l'amateurisme.

Considéré comme le championnat de clubs le plus relevé de la planète, le Top 14 doit faire face à la concurrence de la Coupe des champions - qui ne le sont pas tous - et très prochainement d'un championnat du monde des clubs à l'image de ce que le football propose actuellement sur les stades étasuniens. Les équipes nationales, elles, qui disputent Tournoi des Six nations dans l'hémisphère nord et Rugby Championship dans le sud, sans oublier les tournées d'été et d'automne, seront bientôt engagées dans un championnat du monde dont la date sera fixée entre deux Mondiaux.

Que vient donc faire dans un calendrier déjà bien surchargé le "R360" - nom de code de ce cirque ovale - dont l'Anglais Mike Tindall est le représentant si peu crédible ? Selon notre confrère Sud-Ouest, douze franchises - huit masculines, quatre féminines - s'affronteraient seize week-ends durant dans diverses capitales mondiales avec méga-concerts à la clé et, pour les joueurs/joueuses les plus bankables, un contrat d'un million de dollars signé dans ce paradis fiscal qu'est Dubaï. N'en jetez-plus. 

La question existentielle que me posait l'ami Jean-Fabrice Kamina me taraude : verra-t-on Antoine Dupont chanter en duo avec Beyoncé ? Plus prosaïquement, où diable les stars ovales trouveront-elles le temps d'honorer leurs engagements en club et en équipe nationale ? Valseront-ils pour une très grosse poignée de dollars pendant leurs vacances obligatoires et leurs périodes de récupération, au risque de mettre leur santé en danger et finir par patauger dans le dopage pour se maintenir à niveau ? 

Trente ans après s'être séparé des principes de l'amateurisme, qui avait viré du blanc immaculé au marron foncé, le rugby d'élite continue de se jeter dans les bras du plus offrant. On achète les joueurs comme on achève les chevaux ! Meurtrie par la Grande Dépression de 1929, l'Amérique du nord n'avait rien trouvé de mieux pour s'amuser que de monter des immenses barnums au milieu desquels dansaient jusqu'à expiration des couples recrutés parmi les chômeurs et les laissés-pour-compte du capitalisme titubant.

Un siècle plus tard, la crème du rugby mondial pourrait s'exhiber sur les cinq continents jusqu'à saturation, offrant l'image d'un spectacle qui tourne en boucle. Restera toujours un trophée de cuivre damasquiné vissé sur une plaque de bois pour nous rappeler que les valses ont mille temps, que les saisons s'étirent. Les destins souvent contraires, les décisions d'arbitres parfois iniques - de moins en moins mais quand même -, le rebond capricieux et l'odeur enivrante de l'herbe coupée ras complètent nos petits plaisirs. Bayonne, Toulon et Castres espèrent pouvoir le soulever. Mais avant cela, ils devront passer par les derniers tours de piste.