dimanche 17 novembre 2024

Sacrée défense

Heureux élus, vous pourrez dire avec un plaisir non dissimulé : "J'y étais". C'est donc bien au Stade de France qu'il fallait être pour jouir du plus lumineux spectacle jamais offert sous la pleine lune ovale. Car j'ai beau chercher, je ne trouve pas plus bel écrin d'avant-match que ce samedi 16 novembre 2025 au Stade de France dans l'enchaînement d'une Marseillaise a capella et d'un haka immaculé durant lequel le respect réciproque, l'émotion transmise par un public conquis et une enveloppe pyrotechnique de toute beauté hissèrent sur un sommet cet affrontement toujours aussi attendu. 

Avoir vécu 1986 à Nantes où pour la première fois, le XV de France décida de relever le défi de façon frontale dans le sillage de son corsaire le plus endiablé, à savoir Eric Champ; pour avoir vibré à Cardiff en 2007 quand la ligne bleu-blanc-rouge tracée par Serge Betsen enfla dans les yeux néo-zélandais ; et pour avoir compris en 2011 que le réponse française en forme de pointe acérée perturbait jusqu'aux tréfonds de leur psyché le mental des All Blacks, tout cela est peu en comparaison de ce que ce nocturne a projeté.

Comparaison n'est pas raison, écrivait Gustave Flaubert, et il n'est pas besoin d'avoir le cœur compliqué  au point d'opposer en miroir à ce France - Nouvelle-Zélande l'immonde France-Israël de football de l'avant-veille au même endroit. Ces deux sports, lointains cousins, évoluent depuis longtemps maintenant dans des mondes différents, c'est entendu, et seul le hasard d'un calendrier porte la responsabilité d'offrir ce contraste saisissant qui raconte néanmoins à quel point le sport est le plus grand vecteur de sentiments, qu'ils soient nourris de joie ou pétris de haine.

Il faut remonter à 1954 pour trouver trace de la première victoire française sur les All Blacks. Déjà là, elle fut le fruit d'une défense acharnée face à des Néo-Zélandais particulièrement offensifs mais maladroits au moment de conclure balle en mains leur domination territoriale. 3-0, tel est le score de ce premier exploit. On ne fait pas plus maigre. Soixante-dix ans plus tard, le 30-29 démontre une nouvelle fois qu'un succès de prestige ne tient qu'à un fil, celui que les coéquipiers d'Antoine Dupont tissèrent et qui ne craqua pas, même lors que les All Blacks de blanc vêtus tirèrent fort dessus en première période puis dans les derniers instants.

Lucien Mias aurait sans aucun doute apprécié la performance tricolore, lui qui considérait que la force d'une équipe se mesure à l'intensité de la contagion qui la traverse. L'équipe est tout ou n'est rien, disait-il. Et son ciment n'est rien d'autre que la défense, tous les entraîneurs et les joueurs qui terrassèrent un jour les All Blacks vous le diront et n'ont cessé de le répéter. La défense, c'est à la fois la première idée qui s'impose, la plus facile à mettre en place, certes, mais la plus difficile à maintenir sur la durée quand tout, dans le rugby français, incite au panache de l'attaque pour décrocher la Lune.

De ce côté-là, aucun doute : le French Flair n'est pas mort car il brille encore. Il suffit pour s'en convaincre d'admirer les inspirations du jeune Louis Bielle-Biarrey, vingt-et-un ans, neuf essais en treize sélections, meilleur ratio tricolore de tous les temps. Ses courses supersoniques réduiraient n'importe quel adversaire au rang de piéton. Et que dire de l'étonnant Peato Mauvaka, joueur protée s'il en est, capable dans le même mouvement d'évoluer talonneur, demi de mêlée, troisième-ligne aile et trois-quarts centre, de plaquer et de franchir pour finir par sauter tel un zébulon sur la tête d'un All Black qui dépasse de l'ultime maul et provoquer le coup de sifflet final de ce match de légende.

Vous trouvez que j'en fais un peu trop ? Que j'ai la dithyrambe facile ? Que ce succès mérite moins d'éloges ? Mais à ne voir le futur que par la lorgnette des Coupes du monde qui se succèdent tous les quatre ans, à ne mesurer la valeur d'une équipe qu'à l'aune du trophée Webb Ellis, on finit par ne plus avoir goût à rien. D'accord, les belles victoires face aux All Blacks empochées par le XV de France n'ont jamais débouché sur le grand sacre, ce titre mondial qui lui échappe. Et alors ? Faut-il pour autant bouder notre plaisir ? Comme disait Lucien Mias, toujours lui, quand on lui reprochait de verrouiller le jeu de Mazamet, son club : "Si vous voulez voir du spectacle, allez à Lourdes !" Pour ma part, en regardant l'inéluctable machine sud-africaine éteindre l'Ecosse, l'Angleterre et sûrement demain le pays de Galles, je me dis qu'il y a encore, effectivement, un peu de chemin à parcourir pour aller de la Terre à la Lune.

samedi 9 novembre 2024

Agape the blues

 

Personne n'a jamais osé affirmer que pratiquer le rugby proposait le plus court chemin vers la béatitude ou la canonisation. Il aura donc fallu attendre une tournée bidon en Argentine avec un contingent de Marie-Louise encadré par un quarteron de fêtards en guise de staff technique pour que trente ans après l'avènement du professionnalisme le rugby d'élite s'inquiète du rugby des litres au point d'interdire la troisième mi-temps pour ce qu'elle a de fatalement dionysiaque. 
Il aura donc fallu qu'en tournée trois ou quatre représentants post-pubères de la bite-génération, le nez gonflé aux lignes de coke et la gosier étanché au gin-tonic, tombent dans l'excès, fassent les gros titres et animent l'été de faits divers pour que, soudain, s'impose à tous la diète d'après-match. In Vino Veritas. Il faut quand même méconnaitre ce jeu pour ne pas savoir que les boissons partagées jusqu'au bout de la nuit n'ont pas d'équivalent pour forger un groupe.
Depuis l'Antiquité, les agapes n'ont pas d'autres vertus que de resserrer les liens. A partir de l'ère victorienne, elles ont permis aux joueurs d'une même formation de devenir des coéquipiers. Si depuis la création de ce jeu, le terrain permet de lier les partenaires, en mêlée, en touche, dans les regroupements et les ballons portés, il ne suffit pas à les fusionner. "Sans la troisième mi-temps, je ne vois pas beaucoup d'intérêt à disputer les deux premières", m'avait un jour assuré Jean-Pierre Rives, l'incomparable blond. Ironie, ce dompteur de caractères n'a jamais bu une goutte d'alcool.
De la même façon que des journalistes tempérants évitaient de remettre leur tournée au bar de l'hôtel où ils logeaient la veille de test-match afin, disaient-ils, de sauvegarder l'énergie utile le lendemain après-midi pour rédiger du mieux possible leur compte-rendu, la prétention des plumitifs de concours a fait davantage de dégâts au sein de la profession que n'en a causée la consommation d'alcool. Au coup d'envoi de ce France-Japon, j'ai levé ainsi mon verre de Zagat - un excellent whisky d'Auvergne artisanal - avec une pensée pour les ébranleurs de zincs qui, s'ils étaient encore avec nous, regretteraient le puritanisme hypocrite dans lequel vient de se fourvoyer le XV de France.    
Après une Coupe du monde 2023 foirée dans les grandes largeurs, un Tournoi 2024 mal embouché et cette tournée dans la pampa qui n'a apporté que des tracas, je n'attendais pas grand chose des Tricolores nouvelle cuvée de Fabien Galthié, et je n'ai donc pas été déçu : ils n'ont apporté ni grâce ni liant face à une médiocre sélection japonaise qui méritait d'encaisser soixante points hors taxes. Je préférerais vraiment évoquer les Australiens, magnifiques de culot, d'ivresse offensive et de talent face à l'Angleterre quelques heures plus tôt, tandis que s'avancent les All Blacks, victorieux de l'Irlande à Dublin, samedi prochain.
En guise de post-scriptum, sachez qu'il vous reste un peu moins de trois semaines pour découvrir les sept ouvrages choisis pour concourir au prix La Biblioteca du meilleur livre de l'année 2024, à savoir Jour de match (roman de Sophie Frajaville), Antoine Dupont hors-norme (album de Grégory Letort), Légende bretonne (saga vannetaise de Laurent Frétigné), Conquérantes (roman de Serge Collinet), L'essai d'un autre monde (récit de Pierre Michel Bonnot), Les vents Ovales (BD du trio Horne-Mermilliod-Tripp) et l'Histoire illustrée du XV de France (album de Ludovic Ninet).