dimanche 11 mai 2025

D'un même élan

 

Ne jamais oublier que le jeu de football tel que pratiqué à Rugby fut développé par des étudiants de Cambridge et d'Oxford après avoir été "inventé" ou plutôt légendé au sein du fameux College qui a fait de William Webb Ellis son messie. Quant à la passe, longtemps ignorée, elle provient de la modélisation du jeu d'échecs à l'initiative d'un dénommé Vassal, soucieux d'éclairer une pratique au sein de laquelle l'affrontement et le déplacement du ballon au pied étaient devenus trop prégnants, ouvrant ainsi le débat qui continue d'animer nos discussions sur la définition de ce sport qui mêle, et c'est heureux, combat et évitement.
Major de sa promotion à l'Ecole Centrale il y a de cela plus d'un siècle - le temps passe vite -, Marcel Communeau, fleuron d'une génération du Stade Français qui dominait le rugby français - là aussi, la roue tourne - proposa aux avants, dont il était l'âme, de redoubler les trois-quarts, décision stratégique qui lui valut d'être exclu de l'équipe première au motif que son exemple pouvait détourner les "bourriques" des tâches ingrates dans lesquelles elles étaient alors cantonnées. Les sélectionneurs du XV de France, eux, en firent un capitaine dont le charisme le disputait aux qualités physiques.
Dès 1983, me précise l'ami Pascal Yvon, Centrale-Paris - plus précisément Jojo, Carlo et Pierrot - organisa un tournoi universitaire international (Edimbourg, Dublin, Cardiff) à sept. La fac de Toulouse, avec à sa tête l'inénarrable Pierre Chadebech, bien soutenu par Denis Charvet, fut battue en finale par Cardiff University. Une référence. Et Christian Nieto avait même poussé plus loin en mettant sur pied un tournoi féminin, une première européenne à l'échelle des grandes écoles, remporté par les Centraliennes ! Le journal L'Equipe s'était d'ailleurs, à l'époque, fendu d'une coupe récompensant, dixit "la belle tenue d'une des équipes participantes", si l'on en croit l'article publié.
Depuis 2005 - j'y étais, diront certains - les Centraliens ont repris le flambeau en organisant un tournoi de rugby à sept où la passe et le plaquage appuyé sont érigés en viatique, compétition devenue au fil des éditions mixte et internationale. Elle s'est disputée la semaine dernière dans l'écrin du club d'Orsay cher à Paul Tremsal où pendant deux jours et sur deux terrains, une kyrielle d'équipes se sont affrontées, sous le parrainage de Juan Imhoff et de Jérôme Daret, entre autres mentors.
Il faut avoir vu les filles de la sélection basque et les Néo-Zélandaises à forte densité maori s'engager, et avant cela, Fidjiennes et Sud-Africaines partager, bras dessus bras dessous, un chant d'adieu à l'issue de la petite finale pour saisir à quel point les femmes sont sans aucun doute l'avenir de ce jeu, ainsi que le chantait le poète. Les unes pleuraient d'émotion à l'issue de la défaite et leurs larmes se mêlaient à la ferveur de celles qui les avaient vaincues mais sublimaient leur peine dans un bel élan de sororité. Merci à Maxime, Manon, Inès, Pétronie, Hèlène et Alexy, sans oublier l'inoxydable Matthieu, de m'avoir permis de partager cette fête.
Quelques jours plus tard, le RC Toulon délocalisait sa plus belle affiche au stade vélodrome de Marseille en battant un record d'affluence que l'OM n'avait fait qu'effleurer, mais les dirigeants varois n'avaient pas manqué l'occasion de rendre hommage à toutes les écoles de rugby de la région qui défilèrent ainsi fièrement autour du terrain juste avant le coup d'envoi. Le trait commun entre un tournoi organisé par des universitaires et le prime-time du Top 14 est ainsi facilement identifiable : il est tissé d'émotion, d'engagement et de passion. 
Il faudra bien, un jour très prochain, se pencher sur l'avenir du bénévole, tant le joug administratif les écrase alors que la manne financière se rétrécit. Réfléchir à doter ces amateurs, sans lesquels rien d'ovale n'existerait, d'un authentique statut propre à les protéger, les valoriser, les encourager à poursuivre cette voie vertueuse qui tend, malheureusement, à se paver d'écueils. Nous avons tous, gravés, les noms de ceux qui nous ont donné les premières clefs de ce jeu, à commencer par la façon de bien lacer nos chaussures à crampons et d'en graisser régulièrement le cuir.
L'autre lien qui rassemble la pratique du rugby dans toute sa diversité n'est pas sur mais à côté du terrain, point de convergence qui dépasse les divisions. Il suffit de se laisser porter après le coup de sifflet final. Que ce soit sur l'avenue du Prado ou pas loin de la sortie des vestiaires, il y a toujours une buvette, une cabane à frites ou un barbecue ventrèche-merguez pour rassembler celles et ceux qui se sont affrontés, ou qui ont encouragé leurs champions. On y rejoue les matches, on y fraternise sans avoir besoin de se ressembler. Je mesure ma chance d'avoir, en quelques heures, vécu ce trait d'union. Plus de quarante années passées à raconter l'odyssée du ballon de rugby sous toutes ses coutures n'ont pas encore tari ma source.

jeudi 17 avril 2025

A l'amitié

Il faut bien que le socle sur lequel repose le rugby soit ancré en profondeur pour supporter les vagues qui déferlent sur lui depuis plus d'un an et la malheureuse tournée d'un XV de France bis en Argentine. Il est malheureusement davantage question de prétoires que de vestiaires, et lorsque je vous conseillais de lire Inoubliable, qui conte les déboires de l'ancien talonneur anglais Steve Thompson, je n'imaginais pas que le barbu de Valence allait commotionner l'opinion publique. Il n'y a jamais de hasard, plutôt des coïncidences troublantes.

Le rugby professionnel, dont on va bientôt fêter les trente ans, n'est visiblement pas encore majeur. Lors que ce jeu de balle ovale a quitté sa gangue, à l'évidence rien n'était préparé pour qu'il se développe harmonieusement, c'est-à-dire dans le respect de ce qu'il est, activité sportive de combat collectif en équilibre sur le défi physique et l'évitement, à la fois viril et subtil, bien fait pour élever le pratiquant et faire de lui un citoyen éclairé à même d'irriguer dans la société les vertus déployées dans le jeu.

Soixante-dix millions d'euros ! Tel est le déficit cumulé des clubs français d'élite à la fin de la saison dernière. Et tout repart comme si de rien n'était. L'exemple de clubs anglais de renom mettant la clé sous la porte ne semble pas inquiéter les présidents-mécènes de Top 14 qui ne parviennent pas à finir la saison sans remettre une très grosse poignée de sesterces dans la marmite. Sans parler des tricheurs qui profitent encore un temps d'une forme d'immunité, me laissant penser qu'ils ne doivent pas être les seuls à feinter le salary-cap.

Alors que ce qui reste à Jean-Bouin du Clasico nous rappelle du Stade de France les belles nocturnes du Top 14 naissant en cette saison 2005, et l'écrin du prime time pour quelques affiches qui sont aujourd'hui surannées, ne pas oublier qu'il n'y a que la distance d'un drop-goal entre le Capitole et le roche Tarpéienne, en témoigne les affres du Biarritz Olympique et les difficultés du Stade Français, naguère premiers rôles dans un Championnat qui continue à s'euphoriser, et ce d'autant plus que les audiences du XV de France dépassent désormais celle du football.

J'ai dîné récemment et en bonne compagnie - merci Juan-Peter, Eric, Rémi, Patricia - avec Laurent Cabannes, qui reste ce jeune homme svelte et souriant qu'il était sur les flancs de la mêlée du Racing-Club de France, du temps où la rue Eblé tolérait ses frasques, quand elle ne les accompagnait pas. Nous évoquions, devant une sympathique côte de bœuf, le secret qui prélude à la constitution d'une équipe, ce qui la compose, la nourrit, l'irrigue. Fait que tel groupe sera supérieur, sur le terrain, à l'agrégat de quinze autres jeunes gens de morphologies et de qualités techniques et physiques à peu près égales.

Ce secret, deux siècles après "l'invention" du rugby à Rugby, est resté le même. Il s'agit de partager. Parfois, tout simplement du temps. Entre personnes que tout, autrement et ailleurs, sépare. Ou bien, plus rarement, de hautes aspirations, à l'exemple de John Bannerman, capitaine du XV d'Ecosse des années 20 du siècle dernier, profitant d'un voyage en train à bord du Flying Scotsman entre Edimbourg et Londres avant d'affronter le XV de la Rose à Twickenham, pour réciter à ses coéquipiers des poèmes de Robert Burns.   

"Aux jours du temps passé, ami, buvons ensemble à l'amitié. Nous avons voyagé tous deux chaque jour d'un cœur léger, tours et détours, un long chemin depuis le temps passé. Nous avons galéré tous deux du lever au coucher. Océans nous ont séparés depuis le temps passé. Voici ma main, ami fidèle. Donne ta main à l'amitié, et nous boirons encore longtemps aux jours du temps passé. Et tu offres le premier verre et j'offre ma tournée. Buvons ensemble à l'amitié."

Pendant que je longe la Riviera ligure jusqu'au jardin de Niki de Saint Phalle, je vous confie les clés du club-house.