lundi 30 mars 2020

Tombent les masques

D'une profonde tourmente parvient souvent à naître un nouvel ordonnancement des choses. Avant notre ère, les Anciens avaient exprimé cette transformation à travers la réflexion Ordo ab chao. Le mot est ovale, transformation, et l'occasion toute trouvée de repenser le rugby français, du moins sa partie professionnelle. Et tout d'abord parce que dans l'urgence et la crise sanitaire que nous traversons, le Top 14, la Pro D2, et aussi la crème de la Fédérale 1, sont placés dans une situation économique compliquée. Contenue dans une bulle financière qui apparait aujourd'hui dans toute sa fragilité, l'élite des clubs dispose néanmoins, si elle le veut, d'une chance inouïe de repousser l'éphémère pour se tourner vers le développement durable.
Au lieu de cela, qu'entend-on ? Que lit-on ? Alors que par ailleurs s'améliore la qualité de l'air, des soucis minuscules, tels des particules sur lesquelles s'accrochent le virus, polluent le tableau. Qui peut se soucier de descentes et de montées quand les morts s'agglutinent dans les hôpitaux débordés dont les couloirs ressemblent à des zones de conflit ? Quelle indécence de proposer des entraînements à huis clos pour mieux préparer une hypothétique reprise ! On voit bien là, malheureusement, à quel point le sport professionnel est encore et toujours guidé par les intérêts individuels dont la somme ne fera jamais un bien commun.
Le moment que nous vivons est particulièrement anxiogène, et les susceptibilités exacerbées créent un bruit de fond dont le volume sonore est malheureusement relevé par les thèses de tous bords relayées sans distinction par les réseaux sociaux. Mais c'est justement parce que le moment est difficile, compliqué, complexe, qu'il faut réfléchir le plus sereinement possible à ce que le rugby français professionnel, qui nous occupe ici, doit devenir dans un avenir très proche qui se confond avec le présent.
Puisque certains clubs d'élite cherchent et trouvent la meilleure façon de masquer leurs dépassements au salary cap, ne pourraient-ils pas mettre cette intelligence de brigands au service de quelque chose de plus élevé, de plus profitable ? Il n'a jamais été aussi urgent de poser sur la table de négociations cette question qui sous-tend les bonnes et les mauvaises pratiques du rugby français depuis les années 60 de l'autre siècle : servir ou se servir !
Chacun dessine son agenda, agence son calendrier, se focalise sur ses soucis domestiques sans vision d'ensemble : visiblement seul le petit bout de la lorgnette permet à certains présidents d'embrasser l'instant présent. Il faudrait mieux arrêter définitivement de compter en apothicaire les semaines disponibles d'ici le 18 juillet et choisir sagement de plier les gaules jusqu'au mois d'août. D'autant que rien ne garantit une reprise fin mai des rassemblements de plus de mille voire cent personnes dans un même lieu, fut-il à ciel ouvert.
De toute façon, pratiquer une activité sportive à huis clos n'a absolument aucune signification si ce n'est préserver, pour les clubs et les fédérations, le versement des droits télévisuels, principale manne du sport professionnel dont on voit bien sur quel fil tendu sans filet au-dessus du vide il marche. N'oublions pas que le sport est avant tout un lien, une forme de chose publique, un moment créé par certains - les acteurs - à partager par beaucoup en même temps. Il y a dans un match cette dimension aristotélicienne résumée par la triple unité : de temps, de lieu et d'action. La déplacer, la capter, l'enfermer, c'est en pervertir l'essence.
C.G. Jung écrit dans Ma Vie : "Comme pour toute question métaphysique, l'une et l'autres des deux propositions sont vraies." On peut donc voir aussi dans l'agrégat des volontés individuelles un désir de célébrer l'existence à tout prix, et dans le choix d'une finale du Top 14 imprimée le 18 juillet l'espoir de surmonter les obstacles. Pour autant, je suis incapable, aujourd'hui, quand les sirènes d'ambulances déchirent le silence, de savoir quel sera dans un stade vidé, et même plein, le goût d'un tel sacre.

dimanche 22 mars 2020

Force du destin



A Venise, les bustes de Richard Wagner et de Giuseppe Verdi se font face au bout du quai des Sept Martyrs. Ces deux rivaux de l'art lyrique se partageaient la gloire mais pas les mêmes disciples. Ils sont aujourd'hui reliés à travers les grands thèmes de leurs opéras et illustrent de concert d'innombrables œuvres réparties sur de multiples supports dont les plus marquantes sont Le Guépard et Apocalypse Now.
Impossible de croire aux coïncidences : Nabucco aura bercé deux époques ovales distinctes, celle du French Flair des années soixante personnalisé par André Boniface et celle du Grand Chelem 1977 des Grognards de Jacques Fouroux. On fait difficilement plus éloigné en terme d'esthétique, de voie et d'objectif. Et pourtant, Va, pensiero porte la balle jusqu'aux ailes autant que dans les forges du pack.
A Mont-de-Marsan, à l'heure du café : "Avant les matches, j'écoutais de la musique. Surtout les chœurs de Verdi, nous avoua André Boniface. En prélude à l'écriture de Rugby au centre, nous traversions la France à l'écoute des grands trois-quarts centres français, Jacques Rivière et moi, et Dédé Boni, icone de l'attaque, ajouta : "ça me prenait aux tripes et ça me rappelait les chants gallois." Quelques batailles, aussi, Ernani, Legnano, dont il ne fut jamais avare...
Martyr d'offensive au profil d'hellène, André Boniface s'est enfermé dans la conviction que le rugby était, la balle au bout des doigts, une recherche permanente d'excellence accompagnée par ce que l'art avait de plus noble à offrir. "En écoutant de la musique, je voyais les choses s'embellir", et son visage s'illumina. Que le confinement nous élève vers cette correspondance sera pour les jours d'attente notre récompense.
En heptasyllabes, beat syncopé d'un be bop vivace, le poète appelait "de la musique avant toute chose." Cloitrés, nous manque l'aventure parfumée de menthe et de thym, aussi l'odeur de l'herbe du stade fraîchement coupée au printemps, là même où André Boniface aurait "voulu s'entraîner en musique", courir et passer en double-croches et triolets. Nous restent Verdi et Wagner pour l'accompagner, immobiles que nous sommes.
Disposer de temps pour soi et percevoir le manque pour mieux appréhender ce qui hier paraissait superflu, c'est vivre comblé en attendant de porter le deuil ou d'abriter l'avenir. Paraphrasant Manuel Benitez en route vers Las Ventas, j'imagine la fanfare, ces bandas montées à Colombes puis au Parc des Princes pour le Tournoi, et l'allégresse recueillie dans les lignes mélodiques soutient les fugues-faena du torero. "Je n'aime pas la corrida mais j'aime voir défiler les matadors, j'aime voir sortir le taureau et j'aime le travail de la cape, dit André Boniface. C'est beau mais ça ne dure pas longtemps. Mais dès qu'il y a de la musique, au rythme des passes, le matador prend le dessus sur tout."
En retrouvant ces phrases conservées à portée de mémoires remonte alors la grâce nerveuse et cambrée de l'immense José Bergamin qui livre en écho à nos rebonds contenus dans l'arène La solitude sonore du toreo, prose irréductible, effilée, fulgurante comme un coup de corne, quand la vie comme la mort se défient d'un millimètre.

lundi 16 mars 2020

Nous faisons blog

Il y a le citron. Celui qu'on mord à la mi-temps et qui irrite les gencives ; dont l'acidité nous rappelle ce jeu. Alors foule d'odeurs et de goûts, de sons et d'actions remonte à la surface. Lucien Mias me signalait il y a quelques temps de cela qu'à ses yeux le passage du jeu au sport en ce qui concerne le rugby s'était effectué en 1958. Le 18 mai, très exactement, sur la pelouse du Stadium de Toulouse. Ce jour-là, Mazamet et Lourdes se disputaient le bouclier de Brennus.
Des avants fédérés par le docteur Pack auréolé de son succès en Afrique du Sud et serrés autour du factotum Aldo Quaglio face à la ligne de trois-quarts du XV de France - Tarricq, Prat, Martine, Rancoule et Lacaze - tracée par la charnière des frères Labazuy. La victoire lourdaise fut éclatante, scellée d'entrée par un côté fermé d'école concocté par Jean Prat comme on contourne intelligemment une pente trop abrupte.
Pour autant, il n'y a pas de raccourci. Depuis L'ascension du mont Ventoux par Pétrarque en 1336 dont je vous conseille la lecture - ouvrage aussi bref qu'intense à l'image d'un contre-la-montre - on mesure à quel point notre penchant nous entraîne vers l'activité la moins épuisante quand la récompense ne s'obtient qu'après de pénibles efforts. Relâchement coupable que cette affection pour l'aisance, éructait Mias, adepte de la prise immédiate et frontale de la ligne d'avantage, battu ce jour de mai 1958 par les tenants de l'attaque en profondeur et du décalage en bout de ligne.
Depuis cette époque où les grandes gueules, comme des pôles opposés, n'hésitaient pas à s'invectiver dans le couloir des vestiaires au coup de sifflet final et se repoussaient alors qu'elles étaient mues par une même passion ardente mais de formes d'expression différentes, le rugby français n'a cessé de se déchirer et de s'enrichir d'un même pas, théorisant ses extrêmes à la façon de Spinoza construisant son Ethique selon un modèle démonstratif emprunté à la géométrie.
L'Ecosse nous a rappelé, lorsque nous regardions le score, que le rugby ne s'enclenchait qu'à partir d'un axiome reçu à pleine vitesse dans les regroupements, un engagement qui ne supporte aucune scorie. Une façon de pratiquer avec élan - voire même allégresse - une violence ordonnée, collective et qui fait sens, scolie placée magnifiquement en prélude de Flower of Scotland, chardon si peu amène surmonté d'une fleur à la tête dense et serrée.
Dense et serré, voilà bien l'esprit des Quinconces unis dans l'adversité. A l'heure d'abandonner tout voyage vers Uzerche en avril, le noyau dur se retrouvera en septembre, et s'il faut encore repousser l'échéance, et bien soit nous passerons l'hiver soudés en un seul blog. Que le virus décharge ses toxines et nous retrouverons nos aises, nos agapes et nos sésames épistolaires là où brille la perle de Corrèze.
Tout s'arrête, donc. Presque tout. Le réel s'éteint mais prospère le virtuel par un étonnant renversement d'axe, ou plutôt un principe d'obliquité pour les enfants du paradigme que nous sommes. "C'est lorsque nous sommes environnés de tous les dangers qu'il n'en faut redouter aucun," écrivait Sun Tzu. Cernés que nous sommes d'injonctions anxiogènes et de perspectives pandémiques, le rugby, éminemment tactile, activité collective qui va de touche en mêlée, nous appelle à rebours de l'ère de ce temps d'isolement. D'où notre trouble quand survient le confinement, nourris que nous sommes au contact.

lundi 9 mars 2020

Texte pour rien

Elles viennent et chacune d'elles ne dure qu'un instant. Elles passent dans l'oubli. Ces interrogations sont secondaires. Après Edimbourg, il est donc question de temps, d'espace, et d'espace-temps, celui dont me parle Richard Astre, à l'initiative de la défense d'en face et qui détermine les choix attaquants. Pas d'absolu dans ce cas, seulement choisir l'issue "et y aller, passer à travers et voir les belles choses que porte le ciel et revoir les étoiles", écrit Samuel Beckett, le plus parisien des Irlandais.
En attendant Henshaw en octobre, la défaite de Murrayfield ramène de ce cimetière des espérances sa cohorte désespérante de Pharisiens. "C'est toujours la même chose qui se propose à ma perplexité et disparaît avant de se proposer à nouveau à ma perplexité restée sur sa faim," ajoute Beckett dans son compte-rendu de match. Là où nous espérions des pleins et des déliés s'ouvre le vide et ces vieilles fautes "de long en large, d'un pas tantôt lent, tantôt précipité," replis indolents et percussions précipitées, touches directes et ballons relâchés.
L'ancien capitaine et demi de mêlée du Portora Royal School d'Enniskillen aurait apprécié l'épilogue dont la pandémie nous prive en clôture de ce Tournoi, vacance forcée jusqu'à l'entrée de l'automne. Convoquer l'absurde, fatalement, dans ce fatras de reports brise la monotonie des six nations repliées sur elles mêmes dans l'espoir de recevoir des réponses à leurs interrogations silencieuses. 
Sébastien Vahaamahina écarté/retraité, voilà que surgit Mohamed Haouas, résilient pilier droit, "et les oui et non ne veulent rien dire dans cette bouche, ce sont comme des soupirs ponctuant une peine, ou ce sont des réponses à une question muette, dans les yeux d'un muet, d'un demeuré, qui ne comprend pas, qui n'a rien compris, qui se regarde dans un miroir, qui regarde devant lui dans le désert, les yeux écarquillés, en soupirant oui, en soupirant non," commente Beckett à la sortie du crochet droit écarlate.
Paraphrasant le capitaine néo-zélandais Wilson Whineray adressant quelques mots de réconfort à son alter-ego tricolore François Moncla à l'issue de la troisième et lourde défaite d'affilée du XV de France en Nouvelle-Zélande - c'était en 1961 -, mon ami Jacques Rivière m'adresse en plein match ce constat aussi désolant que lucide : "Comme les grandes équipes, il faut croire, visiblement, que les démons ne meurent jamais...", ces montées en pointe incongrues, ces gestes d'énervement incontrôlés, l'aveuglement tactique coupable, l'indigence technique précipitée...
Suivez Molloy, Malone, Watt et Murphy qui rejoindront Saint-Denis au sortir de l'été... "J'avais raison d'être inquiet, tout en me demandant de quoi, et je cherchais, allant et venant, ce que ça pouvait bien être, et je trouvais en me disant, ce n'est pas moi, je n'ai pas encore commencé, on ne m'a pas encore vu et en me disant, si, si, c'est moi (...) et en pressant le pas pour arriver avant l'assaut suivant, comme si je marchais sur le temps..." Résistant de la première heure dans Paris occupé, Samuel Beckett incite à réduire l'attente trop large pour les épaules de ce XV de France d'épure encore fragile.
L'Irlande proposera ce qu'elle a de meilleur, son organisation huilée, ses enchaînements multipliés, son architecture tirée au cordeau, mains et pieds reliés, quand son chantre le plus sec, les yeux bleus le cœur vert, trace en ovale nos pensées. "Porté par mes mots, si je pouvais sortir d'ici, c'est-à-dire si je pouvais dire, Là il y a une issue, savoir où au juste serait une simple question de temps et de patience, et de suite dans les idées, et de bonheur dans l'expression." Quelque chose, dans cette partie sans fin, suit son cours.