jeudi 26 janvier 2023

Bleu comme une balle ovale

Plébiscite déçu, retrait du président, choix arbitraire d'un intérimaire, démission de l'opposition, intervention du ministère des sports, mais aussi transferts de joueurs d'un club à l'autre en cours de saison, entraîneurs licenciés au bout de trois défaites quand d'autres retrouvent un contrat, qualifications alambiquées en phase finale d'une Coupe des champions indéchiffrable, internationaux à l'infirmerie, jeunes pratiquants à l'hôpital : en ce début de nouvelle année qu'on espérait sereine et apaisée, l'actualité rugbystique - irrespirable car délétère - multiplie les temps de jeu à flux tendu. Rarement pour le meilleur et si peu pour le rire. L'opprobe déferle aussi, pour d'autres raisons (racisme, sexisme, etc.) en Angleterre, au Pays de Galles et en Italie. En France, le rugby n'est pas seul impacté : football et handball plongent eux-aussi dans le maelstroem des faits divers 
Il nous faut vivre dans l'urgence renouvelée : l'agenda ovale n'offre aucune place à l'insouciance. Et pourtant, étonnamment étranger à cette frénésie survient le Tournoi. C'est notre heure bleue. Placé dans l'oeil du cyclone, ce bel anachronisme nous exfiltre des frasques et du fatras. Attendu, le calendrier des Six Nations occupe la plus belle des places, l'essentielle, d'où montent les hymnes quand les persiennes se referment et que le temps s'arrête à l'instant où nos coeurs battent plus forts.
Accompagner ce moment est un privilège qui m'est donné depuis quelques années, déjà, et que je savoure sans retenue. Cette fois-ci, il s'agit de raconter le Tournoi en quinze histoires, connues ou revisitées. Pour l'occasion, Henri Garcia, Christian Darrouy, Pierre Berbizier et Dimitri Yachvili, mais aussi Richard Astre, Victor Boffelli, Pierre Villepreux, Alain Marot, Yann Delaigue et Philippe Saint-André, ont plongé dans leurs souvenirs pour faire revivre des tranches de vie, de jeu, de match. 
Aujourd'hui, donc, sort en kiosque le nouveau hors-série rugby de L'Equipe en quinze étapes, voyage épistolaire qui part de Colombes en 1911 pour se terminer à Twickenham en 2015. Placé en position d'ouvreur, poste qu'il a occupé à Saint-Junien, Limoges, Niort et Colmar entre 1965 et 1982, qui mieux que Jean Colombier pouvait lancer le jeu ? Avec l'appétit d'un junior, l'auteur de ce chef d'oeuvre de littérature ovale qu'est Beloni n'a pas manqué le coup d'envoi : son avant-propos - en fait une véritable nouvelle au long cours - offre rugby sur l'ongle un florilège d'anecdotes savoureuses et de réflexions glissées en profondeur... 
"Victoire ou défaite, écrit-il, grand match ou match ennuyeux, n'est-ce pas là, au gré des rencontres, des rires, des amitiés éphémères, des misères de celui-ci, des aubaines de celui-là, des promesses et des paris, d'une langue ou d'un verre partagés, n'est-ce pas là qu'on l'on vit un peu plus fort, que l'on ouvre soudain les bras aux autres, bonheur bien sûr fugitif, euphorie adossée au confort provisoire d'une week-end loin de ses bases (...) N'est-ce pas là que respire la magie du Tournoi. " 
Un peu plus loin, il relance comme on trinque : "En somme, le Tournoi c'est ça, des souvenirs de beuveries, de moqueries, de lendemains douloureux ? Alors tes revendications esthétiques, l'amour du beau jeu, des relances folles, du French Flair, c'est dont là que ça se termine, dans ces pubs ou ces bistrots qu'étourdissent les rigolades des poivrots..." La force d'un écrivain consiste à rendre universel le contenu d'une expérience personnelle. 
Ami d'Antoine Blondin et de Jean Cormier dont les débordements trouvaient à s'amplifier au coeur des troisièmes mi-temps, Jean Colombier ajoute au sujet du Tournoi la composition de nos émotions, "la communion d'une foule, les adversaires sans ennemis, les cris sans haine, un stade comme une chapelle, le respect d'une cérémonie qui paraît vieille comme le monde, les matches toujours les mêmes et toujours nouveaux, les habitudes prises pour ne point vieillir, la nostalgie année après année du temps qui passe et, avec elle, l'idée insidieuse qu'un jour il faudra quitter cette grande famille, mais rien ne presse parce qu'au fond de nous palpite cette certitude qu'avec le Tournoi la terre continue de tourner dans le bon sens." Ici quinze fois plutôt qu'une.

samedi 14 janvier 2023

Deux siècles de rugby

Le temps passe vite. Mais pas pour tout le monde. Les Bordelais ont dû le trouver long à Durban, samedi, et les Ulstermen, en visite à La Rochelle, savent désormais à quel point les secondes peuvent avoir un goût amer après le temps réglementaire. Et puisque les unités de mesure conditionnent l'écoulement du temps, voilà que le rugby fête, cette année, ses deux siècles. 
Aucune autre activité physique, aucune autre discipline, aucun autre jeu, aucun autre sport - vous sentez l'évolution du concept ovale ? - n'a autant changé dans sa forme que le rugby. Avant 1823, les quatre-vingt élèves les plus âgés affrontaient le reste de l'établissement scolaire de Rugby en un énorme regroupement, parfois grotesque, toujours animé, duquel partaient des coups de godasses dans les tibias tandis que le ballon avait des difficultés à sortir pour prendre l'air du large. 
L'utiliser à la main n'était pas autorisé, du moins pas conseillé, car alors tous les coups possibles étaient permis pour arrêter sur le champ l'inconscient. La progression du ballon s'effectuait par un coup de pied de type "chandelle" ou "up-and-under". Le réceptionneur - qu'il soit défenseur ou attaquant - criait alors "mark !" et le jeu s'arrêtait net. Il n'y avait pas de directeur de jeu et encore moins d'arbitrage vidéo. Ce "marque" 'est aujourd'hui la seule action des origines encore activée : tout le reste a disparu...
Petit à petit, la charnière s'est constituée, puis l'arrière a été ajouté. Le nombre de joueurs s'est limité à quarante, puis à vingt-deux. Des règles ont été édictées en 1846, le nombre de joueurs réduit à quinze, le passe modélisée et la ligne de trois-quarts structurée avec deux centres et deux ailiers. La nomenclature des points a régulièrement évolué. Et ainsi de suite...
Que reste-t-il de l'esprit voulu par Thomas Arnold ? Le rugby est-il toujours un sport d'éducation, activité digne des mathématiques et de la philosophie, de la physique et des lettres anciennes, puis modernes ? Permet-il aux enfants de devenir des hommes et, comme le dit si bien Jean-Pierre Rives avec le sens de la formule qu'on lui connait, aux hommes de rester des enfants ? Chacun en jugera. 
L'époque est d'ailleurs au jugement et les situations de trancher ne manquent pas : le sport français, prolifique, n'a de cesse depuis quelques mois d'aligner les affaires, politique, finance, moeurs... Et sans doute parce que la période est anxiogène, chacun s'arroge assez d'autorité pour porter un jugement et jeter la première pierre, abrité derrière l'anonymat des réseaux sociaux. Mais à quelle aune juge-t-on ? A celle de sa propre probité.
Je voudrais ici saluer l'initiative de mon confrère de Midi-Olympique, Jérôme Prévost, qui alimente de sa prose précise une page bi-hebdomadaire sur la grande histoire et les petites histoires du rugby, florilège qui méritera ensuite d'être relié et publié. Faisant oeuvre d'historien, il raconte par le menu, le détail et l'anecdote ces deux siècles d'aventure ovale, juste avant que la Coupe du monde ne fasse belle et longue escale en France. Tout un symbole.
Je suis particulièrement sensible à ces évocations revisitées du passé sans lequel il n'y a pas d'avenir, sans lequel il est difficile de savourer le présent. Savoir d'où l'on vient permet de mieux savoir où l'on va. J'ajouterai : et avec qui. Car vivre, c'est être accompagné. Par des lectures et des amitiés dans un aller-retour nourrissant. La création, en 2022, du prix du meilleur livre de rugby participe de cette quête, qui mêle idées et sentiments, le style et la pensée. Suite au prochain chapitre.