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dimanche 25 mai 2025

Tous aux Quinconces

C'est là où tout a commencé. Une équipe de fondus doués pour mouler la gothique et friser l'azerty. Le point de contact avait été fixé à l'avance par Bernard Larrère, dit "Landais", avec le relais de "Lethiophe", aka Christophe Bedou, local de l'étape... Après quatre ans passés sur le support de L'Equipe, Côté Ouvert avait migré vers d'autres cieux. Arrêter de chroniquer m'avait traversé l'esprit mais un groupe de fidèles bloggeurs m'encourager à prolonger. Ce que je fis.

Rendez-vous donc aux Quinconces, à quelques heures du coup d'envoi de la première demi-finale du Top 14, cuvée 2015. Le métro bordelais allait nous rapprocher, plus tard, du Matmut Atlantique pris d'assaut et il me faudrait revenir à pied dans la nuit, deux heures de marche, pour rejoindre mon hôtel une fois mes reportages rédigés et envoyés. Mais ce calvaire n'était rien en regard du plaisir d'avoir découvert une fine équipe de connaisseurs qui allait redonner vie à ce blog, tel que vous le lisez aujourd'hui.

Après avoir signé une charte d'amitié sur l'une des nappes de la brasserie - elle est pieusement conservée dans ma bibliothèque -, nos échanges fusèrent avec autant de passion que de vivacité. Irréductibles, enthousiastes, généreux, tous appréciaient ce moment fondateur, les grandes gueules se frottant aux taiseux, les malins aux pugnaces. Et avant qu'il ne soit l'heure de se quitter après s'être découvert, l'idée d'une rencontre annuelle émergea. D'abord à Treignac. Puis à Uzerche.

Créée en 2006 par un président visionnaire, Laurent Marti, sur les décombres du Stade Bordelais et du Club Athlétique Bèglais, neuf Brennus à eux deux, l'Union Bordeaux-Bègles n'était alors pas invitée en phase finale et regardait de très loin la Coupe d'Europe. Comme le Stade Rochelais avant elle, l'UBB a donc remporté ce trophée intercontinental de haute lutte, soixante minutes durant, face aux Saints de Northampton dans un Principality Stadium de Cardiff refermé, sorte de Scala parfaitement conçue pour ce genre d'opéra ovale.

Que ces UBBistes, après avoir remplacé les Girondins du ballon rond dans le cœur des Aquitains, choisissent de fêter leur premier grand titre sur la place des Quinconces n'est pas pour nous déplaire, d'autant que samedi, nous étions tous Bordelais. Mieux que n'importe qu'elle autre équipe, l'UBB dispose de la plus belle ligne d'attaque digne d'éloge - Buros, Bielle-Biarrey, Depoortere, Moefana, Penaud - lancée par une charnière hors-pair - Jalibert-Lucu. Mais c'est d'abord un pack de fiers à bras qui étouffa les Anglais, reléguant le jeune roi Henry Pollock au rang de troupier.

Alerté par la polémique qui enfle outre-Manche à l'initiative du staff des Saints, on espère que les gestes et les propos que les joueurs Bordelais consacrèrent au coup de sifflet final à ce prodige un peu trop présomptueux n'ont pas dépassés les bornes du bon esprit, certes vachard, mais bien fait pour rappeler aux inconséquents que le rugby demeure une école d'humilité et que deux siècles de pratique n'ont pas altéré son ADN dont les invariants restent dignité, primauté de l'autorité, goût du sacrifice, canalisation de l'énergie, développement du leadership, sentiment d'appartenance et praxis.

L'UBB a donc débloqué son compteur et ouvert son armoire à trophées. Une barrière est tombée, et je crois bien que la présence de mon ami Eric Blondeau, ancien trois-quarts landais passé par l'université de Poitiers et le PORC, développeur de performance qui œuvra dans la plus grande discrétion à Clermont à l'époque du titre de 2010 sous l'ère Cotter, n'est pas étrangère à la dureté mentale dont firent preuve ces Girondins, force psychologique qui leur permit de rester devant au score, de garder la tête froide, de ne pas paniquer face aux ultimes attaques anglaises pour soulever cette coupe qui appelle d'autres succès.   

jeudi 17 avril 2025

A l'amitié

Il faut bien que le socle sur lequel repose le rugby soit ancré en profondeur pour supporter les vagues qui déferlent sur lui depuis plus d'un an et la malheureuse tournée d'un XV de France bis en Argentine. Il est malheureusement davantage question de prétoires que de vestiaires, et lorsque je vous conseillais de lire Inoubliable, qui conte les déboires de l'ancien talonneur anglais Steve Thompson, je n'imaginais pas que le barbu de Valence allait commotionner l'opinion publique. Il n'y a jamais de hasard, plutôt des coïncidences troublantes.

Le rugby professionnel, dont on va bientôt fêter les trente ans, n'est visiblement pas encore majeur. Lors que ce jeu de balle ovale a quitté sa gangue, à l'évidence rien n'était préparé pour qu'il se développe harmonieusement, c'est-à-dire dans le respect de ce qu'il est, activité sportive de combat collectif en équilibre sur le défi physique et l'évitement, à la fois viril et subtil, bien fait pour élever le pratiquant et faire de lui un citoyen éclairé à même d'irriguer dans la société les vertus déployées dans le jeu.

Soixante-dix millions d'euros ! Tel est le déficit cumulé des clubs français d'élite à la fin de la saison dernière. Et tout repart comme si de rien n'était. L'exemple de clubs anglais de renom mettant la clé sous la porte ne semble pas inquiéter les présidents-mécènes de Top 14 qui ne parviennent pas à finir la saison sans remettre une très grosse poignée de sesterces dans la marmite. Sans parler des tricheurs qui profitent encore un temps d'une forme d'immunité, me laissant penser qu'ils ne doivent pas être les seuls à feinter le salary-cap.

Alors que ce qui reste à Jean-Bouin du Clasico nous rappelle du Stade de France les belles nocturnes du Top 14 naissant en cette saison 2005, et l'écrin du prime time pour quelques affiches qui sont aujourd'hui surannées, ne pas oublier qu'il n'y a que la distance d'un drop-goal entre le Capitole et le roche Tarpéienne, en témoigne les affres du Biarritz Olympique et les difficultés du Stade Français, naguère premiers rôles dans un Championnat qui continue à s'euphoriser, et ce d'autant plus que les audiences du XV de France dépassent désormais celle du football.

J'ai dîné récemment et en bonne compagnie - merci Juan-Peter, Eric, Rémi, Patricia - avec Laurent Cabannes, qui reste ce jeune homme svelte et souriant qu'il était sur les flancs de la mêlée du Racing-Club de France, du temps où la rue Eblé tolérait ses frasques, quand elle ne les accompagnait pas. Nous évoquions, devant une sympathique côte de bœuf, le secret qui prélude à la constitution d'une équipe, ce qui la compose, la nourrit, l'irrigue. Fait que tel groupe sera supérieur, sur le terrain, à l'agrégat de quinze autres jeunes gens de morphologies et de qualités techniques et physiques à peu près égales.

Ce secret, deux siècles après "l'invention" du rugby à Rugby, est resté le même. Il s'agit de partager. Parfois, tout simplement du temps. Entre personnes que tout, autrement et ailleurs, sépare. Ou bien, plus rarement, de hautes aspirations, à l'exemple de John Bannerman, capitaine du XV d'Ecosse des années 20 du siècle dernier, profitant d'un voyage en train à bord du Flying Scotsman entre Edimbourg et Londres avant d'affronter le XV de la Rose à Twickenham, pour réciter à ses coéquipiers des poèmes de Robert Burns.   

"Aux jours du temps passé, ami, buvons ensemble à l'amitié. Nous avons voyagé tous deux chaque jour d'un cœur léger, tours et détours, un long chemin depuis le temps passé. Nous avons galéré tous deux du lever au coucher. Océans nous ont séparés depuis le temps passé. Voici ma main, ami fidèle. Donne ta main à l'amitié, et nous boirons encore longtemps aux jours du temps passé. Et tu offres le premier verre et j'offre ma tournée. Buvons ensemble à l'amitié."

Pendant que je longe la Riviera ligure jusqu'au jardin de Niki de Saint Phalle, je vous confie les clés du club-house. 

mercredi 29 novembre 2023

Jeantet à toutes jambes

 


Après la déconvenue d'octobre, rien ne devrait mieux et plus sûrement irriguer désormais le XV de France que le rugby amateur, ses vertus, ses épopées picaresques et ses ressorts humains. Aux sortilèges arbitraux chassés du bunker succède la perspective du Tournoi et c'est bien de joute dont il s'agit ici, phase finale littéraire très disputée qui opposa pour le meilleur Mourir fait partie du jeu (Philippe Chauvin), L'affaire Cécillon (Ludovic Ninet), Dans la peau d'Albaladejo (Philippe Darmuzey) et Le ciel a des jambes (Benoit Jeantet). Quatre ouvrages différents par le style, le thème, la forme et le développement, quatre auteurs qui laissent une trace placée très au-dessus de l'ordinaire des parutions  convenues en période de Mondial. 
Le 29 décembre 2021, afin de célébrer "le mariage de l'encre et du camphre, de la plume et du cuir," clin d'œil à Jeux de Lignes, le sénateur tarnais Philippe Folliot, ancien talonneur de l'équipe de rugby des parlementaires français, eut l'idée de créer un prix qui récompenserait le meilleur ouvrage ovale de l'année et constitua un jury composé de l'écrivain Jean Colombier (prix Renaudot 1990), de l'ancien demi de mêlée, capitaine puis sélectionneur du XV de France Pierre Berbizier, de l'internationale et consultante France Télévisions Laura di Muzio, du photographe Max Armengaud, de David Reyrat, chef de la rubrique rugby du Figaro, d'Emmanuel Massicard, directeur des rédactions de Midi-Olympique, de Jean-Christophe Buisson, directeur adjoint du Figaro Magazine et de l'auteur de ce blog. 
Après avoir avoir honoré l'an passé Didier Cavarot, alias Monsieur Rusigby, pour son ouvrage Au bureau ovale de la saison blanche, cet aréopage réuni à Saint-Pierre-de-Trivisy le 25 novembre 2023 a choisi de distinguer Benoit Jeantet pour Le ciel a des jambes, recueil de nouvelles publié aux Editions du Volcan. Particularité du prix La Bibliotéca, le lauréat intègre pour un an le jury. Après avoir voté pour son successeur, Didier Cavarot cède donc sa place et Benoit Jeantet, grand lecteur, trouvera aussi là matière à s'exprimer.
Les auteurs l'assurent: avant d'écrire il faut aimer lire. A l'orée de sa vocation, Victor Hugo affirmait : "Je veux être Chateaubriand ou rien". Benoit Jeantet, lui, voue à Julien Gracq une admiration grande, ainsi qu'à Pierre Michon, Jean Echenoz et Nicolas Bouvier. Avec un tel cousinage, pas étonnant que nous trouvions chez cet enfant du pays de Sault un goût prononcé pour la phrase ciselée, dont les effets se nourrissent d'allitérations et d'assonances, d'oxymores et d'associations harmonieuses, avec un sens du contre-pied et de la feinte de mots qui lui est très personnel.
Trente-six nouvelles comme autant de couleurs dessinent le rugby, tout le rugby, celui du vestiaire, du club-house, du premier entraînement, du dernier match, des supporteurs et des anciennes gloires, du café du commerce et des amourettes en passant, le rugby de papa et des étoiles filantes. Benoit Jeantet est d'abord un poète, amoureux des mots, et chez lui le rugby n'est clairement qu'un alibi à la vie, quand le jeu dévie du "je" pour rester collectif. Un recueil à taille humaine, marqué aux crampons.
J'ai d'autant plus de plaisir à rédiger cette chronique d'un sacre annoncé que je compte Benoit Jeantet dans mon premier cercle après avoir co-écrit avec lui en 2011 Le désir de lire, aux éditions Honoré-Champion, puis récemment Jeux de Lignes, chez Privat. Le secret des délibérations restant bien gardé, il vous faut juste savoir que ma voix n'a pas eu de poids particulier aux yeux des membres du jury, ayant fait état de mon lien épistolaire et amical avec celui qu'il m'a fallu considérer comme un candidat parmi d'autres.
"Je sais bien que tu ne viendras plus. Mes souvenirs flottent au rythme des paroles de deux vieux crampons. Dans la vie de tous les jours, bien rare que les mots qui partent comme des flèches atteignent leur cible. Et c'est sans doute pour cela qu'on persiste à vouloir dire ce monde du rugby. Ce soir, l'amour est partout. Surtout dans ce qui manque. Et le rugby me manque. Alors voilà. J'ai le cœur qui invente des souvenirs, " écrit-il en fondu enchaîné. Quand une phrase me touche et que d'autres jaillissent, portées par un montage serré, je sais que je tiens, comme un ballon oblong dans la paume de mes mains, l'œuvre d'un écrivain.

jeudi 30 mars 2023

Son grand combat

Ceux qui n'en font pas partie ironisent sur le sujet. On ne peut pas leur donner complètement tort quand on voit comment elle se déchire, actuellement, pour la succession de Bernard Laporte à la présidence de la FFR et les quelques strapontins qui vont avec. Il faut dire que les joutes verbales, querelles de chapelles et homélies, surtout quand elles sont rehaussées par la faconde provençale ou gasconne, ont souvent participé de la vie du rugby français, péripéties picrocholines qui finissent pas garnir les chapitres de tel ou tel recueil ovale. 
Elle est vaste, parfois éclatée, protéiforme, composée de professionnels et d'amateurs; son spectre part des modestes pratiquants scolaires jusqu'aux icônes mondiales les plus rayonnantes. Mais elle nous enveloppe tous sans distinctions, nez tordus ou cols relevés, oreilles en chou-fleur et doigts de fée, d'avants en arrières dans un flux continu, mouvement perpétuel, que l'on soient adeptes de la contre-attaque irraisonnée ou du pilonnage consciencieux au plus près de la ligne d'avantage.
Nous n'en prenons pas assez conscience dans les moments heureux, légers, qui balisent parfois notre existence, et il faut malheureusement que nous éprouvions la douleur ou la perte pour nous apercevoir qu'elle n'est pas cette idée creuse, ce fourre-tout que d'aucuns aiment railler et dont les sarcasmes, bien étayés par l'actualité, finiraient par nous convaincre que ce à quoi nous croyons n'est qu'une illusion. 
C'est vrai, nous évoquons facilement du rugby la famille et aussi ses valeurs, parce que nous avons le sentiment d'appartenir à une seule et même équipe composée de tous les maillots ; notre salon est un club-house, nos amis des partenaires. Nous nous embrassons lorsque nous nous retrouvons, et nous reprenons la conversation là où nous l'avions laissée, avant-hier ou l'année dernière. 
Des inimitiés naissent pourtant. Pour une formule lapidaire qui se voulait drôle ou un trait de plume trop piquant, pour avoir maintenu le fer dans la plaie ou n'avoir effleuré qu'une part de vérité, laquelle mérite le pluriel, des regards se détournent. Il n'est pas toujours utile de revenir sur le passé, dont on sait qu'il ne passe pas toujours, mais si l'essentiel est invisible, il reste cependant accessible.
La veille de France-Galles, les Tricolores cuvée 1987 avaient les honneurs de la mairie de Paris dans le cadre d'une soirée caritative où furent mis aux enchères, entre autres, un bout des poteaux de l'Eden Park et le ballon de la finale, dérobé par Philippe Sella au coup de sifflet final malgré les protestations du préposé au ramassage, conservé comme une précieuse relique et arraché à 6500 euros au bénéfice de l'association Rugby au cœur. "Il était temps que je le redonne," reconnut en souriant l'homme aux 111 sélections. 
Ému, Serge Blanco évoqua discrètement à mots choisis le combat que mène aujourd'hui Pierre Montlaur contre la maladie de Charcot. "C'est un des nôtres", me dit-il en ouvrant ainsi l'album de famille. Quelque chose de l'ordre du lien indicible est alors remonté en surface, comme un ciment qui scellerait nos différends, nos différences. Je n'ai jamais entretenu avec l'ancien demi d'ouverture agenais une relation aussi chaleureuse que celles que je peux avoir avec d'autres joueurs. Une brouille était née de quelques phrases d'un article que ses coéquipiers de l'époque s'étaient ingéniés à enfoncer tel un aiguillon dans son amour-propre afin de le motiver pour le match suivant - ça a toujours été de bonne guerre. Quelques années plus tard, nous avons, Pierre et moi, échangé une poignée de mains - c'était à Marcoussis - et puis la vie a repris son cours.
Il fut le demi d'ouverture du SU Agen placé entre Pierre Berbizier à la mêlée et Philippe Sella au centre. Tous les numéros dix - j'en fais partie - rêveraient d'un tel parrainage. Maillon d'une équipe qui disputa quatre finales du Championnat de France entre 1984 et 1990, ce buteur émérite a soulevé le Bouclier de Brennus (1988) et le trophée Yves-du-Manoir (1992) avant d'être sélectionné à cinq reprises en équipe de France de 1992 à 1994. Entraîneur des trois-quarts aux côtés de Laurent Seigne, il fut de l'aventure européenne du CA Brive, du titre de 1997 et de la finale de 1998, puis rejoignit le pôle Espoirs à Marcoussis.
Beaucoup de joueurs, et des très médiatisés, aimeraient présenter une carte de visite ainsi garnie. Lui n'a jamais recherché la lumière, préférant aux flatteries l'estime discrète de ses pairs. En 2014, accompagné d'Olivier Roumat et de Laurent Cabannes, il s'était rendu en Afrique du Sud au chevet de Joost van der Westhuizen, à Pretoria, lui remettre une vidéo-témoignage de la considération que lui portaient les internationaux français.
Le combat que menait Joost, comme celui de Jonah Lomu, n'est pas isolé. Aujourd'hui, mes pensées vont vers Jean-Pierre Cayla et Martine Bayard, qui souffrent et luttent, comme elles vont aussi vers Philippe Labout et William Ovide-Etienne, de belles âmes, humbles et discrètes, que la passion pour ce jeu relie. Pierre Montlaur est assuré, bien entouré par ses proches et ses amis, de l'estime de ses anciens coéquipiers et, au-delà, de la famille du rugby, ainsi que l'expriment tous ceux que j'ai croisés. Ce qui nous rassemble est toujours plus fort que ce qui nous sépare ou, comme me le souffle Jean-Pierre Elissalde, "ce qui nous sépare est futile par rapport à ce qui nous lie, l'empathie, l'humanité et donc la solidarité, socle du rugby."

samedi 14 janvier 2023

Deux siècles de rugby

Le temps passe vite. Mais pas pour tout le monde. Les Bordelais ont dû le trouver long à Durban, samedi, et les Ulstermen, en visite à La Rochelle, savent désormais à quel point les secondes peuvent avoir un goût amer après le temps réglementaire. Et puisque les unités de mesure conditionnent l'écoulement du temps, voilà que le rugby fête, cette année, ses deux siècles. 
Aucune autre activité physique, aucune autre discipline, aucun autre jeu, aucun autre sport - vous sentez l'évolution du concept ovale ? - n'a autant changé dans sa forme que le rugby. Avant 1823, les quatre-vingt élèves les plus âgés affrontaient le reste de l'établissement scolaire de Rugby en un énorme regroupement, parfois grotesque, toujours animé, duquel partaient des coups de godasses dans les tibias tandis que le ballon avait des difficultés à sortir pour prendre l'air du large. 
L'utiliser à la main n'était pas autorisé, du moins pas conseillé, car alors tous les coups possibles étaient permis pour arrêter sur le champ l'inconscient. La progression du ballon s'effectuait par un coup de pied de type "chandelle" ou "up-and-under". Le réceptionneur - qu'il soit défenseur ou attaquant - criait alors "mark !" et le jeu s'arrêtait net. Il n'y avait pas de directeur de jeu et encore moins d'arbitrage vidéo. Ce "marque" 'est aujourd'hui la seule action des origines encore activée : tout le reste a disparu...
Petit à petit, la charnière s'est constituée, puis l'arrière a été ajouté. Le nombre de joueurs s'est limité à quarante, puis à vingt-deux. Des règles ont été édictées en 1846, le nombre de joueurs réduit à quinze, le passe modélisée et la ligne de trois-quarts structurée avec deux centres et deux ailiers. La nomenclature des points a régulièrement évolué. Et ainsi de suite...
Que reste-t-il de l'esprit voulu par Thomas Arnold ? Le rugby est-il toujours un sport d'éducation, activité digne des mathématiques et de la philosophie, de la physique et des lettres anciennes, puis modernes ? Permet-il aux enfants de devenir des hommes et, comme le dit si bien Jean-Pierre Rives avec le sens de la formule qu'on lui connait, aux hommes de rester des enfants ? Chacun en jugera. 
L'époque est d'ailleurs au jugement et les situations de trancher ne manquent pas : le sport français, prolifique, n'a de cesse depuis quelques mois d'aligner les affaires, politique, finance, moeurs... Et sans doute parce que la période est anxiogène, chacun s'arroge assez d'autorité pour porter un jugement et jeter la première pierre, abrité derrière l'anonymat des réseaux sociaux. Mais à quelle aune juge-t-on ? A celle de sa propre probité.
Je voudrais ici saluer l'initiative de mon confrère de Midi-Olympique, Jérôme Prévost, qui alimente de sa prose précise une page bi-hebdomadaire sur la grande histoire et les petites histoires du rugby, florilège qui méritera ensuite d'être relié et publié. Faisant oeuvre d'historien, il raconte par le menu, le détail et l'anecdote ces deux siècles d'aventure ovale, juste avant que la Coupe du monde ne fasse belle et longue escale en France. Tout un symbole.
Je suis particulièrement sensible à ces évocations revisitées du passé sans lequel il n'y a pas d'avenir, sans lequel il est difficile de savourer le présent. Savoir d'où l'on vient permet de mieux savoir où l'on va. J'ajouterai : et avec qui. Car vivre, c'est être accompagné. Par des lectures et des amitiés dans un aller-retour nourrissant. La création, en 2022, du prix du meilleur livre de rugby participe de cette quête, qui mêle idées et sentiments, le style et la pensée. Suite au prochain chapitre.

samedi 1 octobre 2022

Le premier homme

Hier samedi en début d'après-midi, alors que le Stade Français bataillait devant l'en-but bordelais pour récolter un point de bonus défensif en marquant un essai - magnifique paradoxe que nous offre le rugby d'élite - Pierre Quillardet s'en est allé. Comme il était. C'est-à-dire avec dignité. Notre rugby a perdu, en toute discrétion, un de ses grands serviteurs. Plutôt que le crachin bordelais, il aurait aimé voir les vagues offensives déferler sur Marcel-Michelin, car il était supporter de l'ASM au titre de l'attachement familial. Autant qu'il était viscéralement attaché au PUC, son club de coeur. 
Depuis dix ans que j'avais fait sa connaissance au hasard d'un repas entre anciens rugbymen à l'invitation de mon parrain, Lucien Piquet, l'ovale nous avait dans un premier temps réuni. Je me rendais deux fois par mois à son domicile, dans le cinquième arrondissement, déguster un cigare. C'était notre rituel. Nous devisions. Ou plutôt je l'écoutais. Car il avait connu, enfant, de la bouche de son père, ancien combattant de la Grand guerre et Croix-de-feu, les émeutes du 6 février 1934 de sinistre mémoire, quand l'extrême-droite faillit se rendre maître de la Chambre des Députés - on ne disait pas encore Assemblée nationale - au prix d'un bain de sang. 
Il avait été adolescent pendant l'Occupation, puis jeune adulte à la Libération. Je regardais défiler ses souvenirs, ses petits moments d'échanges avec Pablo Picasso, Max Ernst, Jacques Prévert, Alexandre Calder, Jean Cocteau, au fil des mots choisis qu'il me confiait entre deux bouffés de robusto. Athlète prometteur sur 1500 m - junior, on lui prêtait la foulée de Jules Ladoumègue et affichait deux minutes sur huit cents mètres -, il fut happé par le rugby à Charléty, et cette drôle de balle au rebond imprévisible, qu'il tenta de maîtriser en bout d'aile à la façon d'un Adolphe Jauréguy titularisé sur le tard, devint une passion. 
Ailier, puis éducateur, il emmena en 1974 ses cadets du PUC en finale du Championnat de France. Leur capitaine était un certain Guy Carcassonne, élu démocratiquement par ses partenaires, qui deviendra plus tard l'un des grands constitutionnalistes de la Cinquième République. Puis Pierre devint arbitre "pour continuer à courir sur le terrain", rejoignit le Comité d'Île-de-France, puis la FFR, en charge de la Commission de discipline. Il y côtoya quelques grandes figures, comme François Varenne, André Haget ou bien encore l'ancien capitaine tricolore Louis Junquas.
Mon ami Pierre Quillardet, au-delà d'être un observateur avisé des choses du rugby depuis presque soixante-dix ans, lisait Sophocle dans le texte et Albert Camus chaque jour. Je ne me lassais d'écouter, par le menu, sa rencontre en 1958 - je n'étais pas né - avec le prix Nobel de littérature dans la galerie d'art où il avait ses habitudes, rue Bonaparte. Dans l'ouvrage que nous avons consacré au rugby et à la littérature, Benoit Jeantet et moi, publié sous le titre Jeux de Lignes (Privat, 2021), la partie consacrée à la politique - aujourd'hui encore d'actualité - pour tenter de savoir si le rugby pousse à droite ou à gauche, Pierre y tient une part non-négligeable. Relisez la fin de ce chapitre : il nous a tenu la main pour tracer le parallèle entre l'ovale et Camus, ancien gardien de but qui aimait prendre le ballon dans ses mains...
Savoir que certains membres du XV parlementaire ne souhaitent plus - suivant en cela le mauvais exemple de leurs cousins du football - porter le même maillot sous prétexte qu'ils ne partagent pas les mêmes aspirations politiques aurait fait de lui un homme révolté. En humaniste convaincu, il pensait que les hommes de rugby sont faits pour se réunir et non s'éparpiller ; lui qui m'assurait que l'esprit du jeu souffle dans le ballon, que c'est cet air, ce souffle, cet esprit, que les joueurs se transmettent quand ils s'associent.
Beaucoup d'entre vous connaissent autour d'eux un de ces hommes subtils et discrets, grand lecteur, amoureux du rugby et amateur de cigares - l'inverse fonctionne aussi -, de ces humanistes dont nous apprécions la lumière des pensées, l'ombre des souvenirs et le clair-obscur des confidences. Ces hommes-là font de nous de meilleures personnes. L'ami Jean-Georges, ancien demi de mêlée de l'Ecole Centrale, précise : "Les Grecs signalaient qu'il y a deux sortes de mort. La mort noire, celle de l'oubli, où les noms s'effacent au passage du Styx, et celle des héros dont on perpétue la mémoire, qui ne meurent pas tant qu'on les célèbre et tant qu'ils restent dans nos mémoires." Pierre s'en est allé - "la mort heureuse", m'assurait-il, reprenant en cela le titre d'un ouvrage de Camus - et je suis certain qu'avant de partir, il a demandé qu'on lui approche sa boîte de robusto.

lundi 8 novembre 2021

Sept branches de soleil

Il n'y a que les nations richement dotées pour s'empaler dans le dilemme et finir par pourrir deux purs talents qui ont le malheur d'évoluer ensemble. Associés contre nature, l'un à l'ouverture et l'autre au centre, Matthieu Jalibert et Romain Ntamack n'ont jamais pu exprimer pleinement leur potentiel offensif face à l'Argentine, samedi soir dernier. L'addition des deux n'a été qu'une soustraction, nourrissant à l'infini un concert de regrets. Chaque observateur privilégiera sa version, son option ; reste qu'on n'agrège pas un centre par défaut et un ouvreur d'autorité sans que l'un comme l'autre n'y perde en liberté d'expression. 

Les Géorgiens, qui s'avancent en ordre serré, n'ont pas ce luxe inouï dont nous nous prévalons qui consiste à immoler aussi vite qu'encensés leurs meilleurs joueurs. Modestement, puisant dans leur cheptel d'exilés, les hommes forts de cette lointaine contrée composent une équipe de gros bras et de fortes têtes dont l'unique objectif consiste au pire à ne pas sombrer dans le ridicule, dimanche à Bordeaux, au mieux conforter ceux - peu nombreux et guère efficaces - qui souhaiteraient élargir le Tournoi à sept équipes, voir huit si l'Afrique du Sud venait à choisir la direction du nord plutôt que du sud.

Daté du dimanche 13 octobre 2002, l'acte fondateur du rugby géorgien est signé d'une poignée de durs à cuir. Ce jour-là, devenu depuis fête nationale ovale, les Lelos parvinrent à vaincre l'ennemi juré, cette Russie qui leur avait barré le route des qualifications pour le Mondial 1999. Reste gravé au coup de sifflet final le grondement de la foule massée dans l'immense cratère de béton en forme de stade, tonnerre de joie qui fit trembler tout Tbilissi. La Géorgie naissait au monde, juchée sur les épaules de son entraîneur, le Français Claude Saurel, et d'un staff de fidèles : Thierry Roudil, Patrick Fort, Jean-Louis Salomon et François Holveck. 

Comme avant elle l'Argentine, la Géorgie s'est patiemment construite avec ses exilés volontaires, principalement des avants recrutés par de nombreux clubs professionnels français au titre de main d'oeuvre robuste et peu coûteuse, option somme toute vertueuse qui permit aux Lelos de s'aguerrir. Non pas que le caractère leur fasse défaut, eux qui avaient pour la plupart lutté contre l'envahisseur russe et vu mourir des amis, des voisins et des membres de leurs familles dans ce conflit, mais disons plutôt que la France leur offrit, à ce moment-là, l'opportunité d'enrichir leur bagage rugbystique.

Douzième nation mondiale dans un gruppetto au sein duquel émargent Fidji, Samoa, Italie, Tonga, Roumanie, Uruguay et Etats-Unis, la Géorgie domine l'Europe hors Tournoi depuis 2004, cinq Coupes du monde au compteur, et s'est récemment dotée d'une franchise - Black Lion. Elle évolue dans le championnat d'Europe composé de clubs et de sélections russes, belges, espagnoles et hollandaises.  Si l'issue du test-match dominical en terre girondine doit être une nouvelle défaite après celle de Marseille en 2007, les Lelos n'auront sans doute pas à regretter le nouvel éclairage que leur offre le XV de France : leur emblème, un soleil à sept branches, ne symbolise-t-il pas le temps à l'image de l'eau d'une rivière que nous regardons s'écouler depuis la berge ?

Ce temps nous relie, génération après génération. Ainsi ai-je été comblé le week-end dernier à la Foire du livre de Brive par la visite de mes amis Lionel et Patricia. Entouré aussi par Christian Badin, Pierre Besson, Pierre Balineau, Hélios Ruiz, Daniel Dubroca, Yann Manhes, Pierre Villepreux et Jean-Jacques Gourdy, au soutien de Jeux de Lignes. Benoit Jeantet et moi avons déjeuné en compagnie de François Garde, puis débatu avec François Chevalier. Relancer avec Léon Mazzella, échanger avec Hélène Legrais, partager avec Jérôme Cordelier, féliciter mon voisin de stand Michel Peyramaure pour sa longévité (centenaire, le créateur de l'école littéraire de Brive avec Tillinac, Bordes, Soumy, Viollier, élargie à Signol, Bergounioux et Millet, reste alerte), et rire avec Xavier Emmanuelli, assis à ma gauche, participe aussi de ce festin d'amitié et d'affinités. 

En haute tenue, ce salon littéraire bruissait de mille confidences et d'une même passion après deux ans de jeûne. Dans notre petite zone de marque, regroupés autour de l'idée que la balle ovale est une magnifique métaphore pour qui veut bien s'en saisir, mot à mot, nous étions cependant tous un peu déçus de n'avoir pas autant vibré que nous l'attendions après les promesses bleues, plus imaginées qu'entrevues. Le Top 14 est très (trop) souvent un filtre déformant qui ne rend pas assez compte de l'exigence internationale. Que l'Ecosse, petit pays mais immense nation de rugby, parvienne à force de caractère et d'organisation à vaincre l'Australie nous rappelle fort à propos aux vertus incorruptibles de ce jeu.

lundi 25 octobre 2021

Faire équipe

Dans un peu moins d'un mois, samedi 20 novembre, très exactement, le XV de France lancera officieusement au Stade de France son programme de vol vers le trophée Webb-Ellis par un test-match, dans toute l'acception du terme, face aux All Blacks, lesquels Néo-Zélandais seront ses adversaires en match de poule et pas n'importe lequel puisqu'il s'agira du match d'ouverture du Mondial 2023. On fait difficilement plus symbolique que cette rencontre. Du coup, surgira l'occasion de baliser un territoire, de marquer les esprits, de prendre un avantage psychologique.

En attendant cet événement, l'heure est aux conjectures, et autant la composition du paquet d'avants tricolore ne suscite pas vraiment d'émoi, ni d'interrogations - sans doute parce qu'aucun des postulants ne semble se hisser nettement au-dessus de sa concurrence -, autant la perspective d'aligner prochainement une charnière et une ligne de trois-quarts à la lumière des performances des uns et des autres entrevue durant les récentes journées de Top 14,  réveille autant la raison de connaisseurs que la passion des observateurs.

En échangeant avec l'ancien demi de mêlée et ouvreur tricolore Jean-Louis Bérot, m'est venue l'idée de cette chronique sur la polyvalence, concept développé par René Deleplace dès les années cinquante, mis en pratique au Stade Toulousain depuis le début des années quatre-vingt, et maintenu depuis avec la réussite que l'on sait. Polyvalence des rôles quel que soit le numéro du maillot, la situation de jeu déterminant l'attitude et le geste technique adapté.

Ainsi, avec Antoine Dupont, Matthieu Jalibert, Romain Ntamack, Gaël Fickou, Damian Penaud, Thomas Ramos et Romain Buros, le XV de France dispose de joueurs aux multiples facettes, susceptibles d'évoluer à deux voire trois postes différents : la mêlée et l'ouverture (Dupont), l'ouverture et le centre (Ntamack), l'ouverture et l'arrière (Jalibert, Ramos), le centre et l'aile (Fickou, Penaud), l'aile et l'arrière (Buros)... De quoi varier les plaisirs à l'infini.

J'imaginais un XV de France polymorphe modifiant sa composition en cours de match en intervertissant la position des sept titulaires, du 9 au 15... Ainsi pourraient alterner les ouvreurs (Ntamack, Jalibert, Ramos), les centres (Fickou, Penaud, Ntamack), les ailiers (Buros, Penaud, Fickou) et les arrières (Jalibert, Ramos, Buros) selon la phase de conquête et l'occupation du terrain, et surtout dans l'urgence maîtrisée du mouvement en fonction des besoins, les options tactiques restant ouvertes et libres d'interprétation.

En 1968, lassés de subir en Nouvelle-Zélande l'indigence de leurs sélectionneurs-managers, les internationaux français décidèrent de composer eux-mêmes les lignes arrière avant d'affronter les All Blacks à Auckland, pour le troisième et dernier test-match. Il y avait depuis deux ans débats endiablés au sujet du poste, double, de trois-quarts centre, et puisque la France alignait pléthore de talents avec Claude Dourthe, Jean-Pierre Lux, Jean Trillo et Jo Maso, les intéressés eux-mêmes choisirent de n'exclure personne. 

C'est ainsi que Jean-Louis Bérot, ouvreur au Stade Toulousain, monta à la mêlée. Jo Maso occupant le poste d'ouvreur. Claude Dourthe et Jean Trillo furent associés au centre, tandis que Jean-Pierre Lux, le plus rapide de tous, glissait à l'aile gauche. Jean-Marie Bonal et Pierre Villepreux complétaient le dispositif. La France inscrivit trois essais aux All Blacks qui n'en marquèrent que deux, mais subirent a loi de Murphy, du nom de cet arbitre néo-zélandais qui leur refusa un quatrième essai parfaitement valable, enfouissant ce XV de France sous une avalanche de pénalités. Le New Zeland Herald titra : "La France a gagné les coeurs." Certes, mais elle avait perdu le match.

Mais toutes les forces vives du rugby français tourné vers l'attaque avaient été convoquées, ce jour-là et les acteurs de cette fête des sens n'ont jamais cessé d'en parler depuis, partageant toujours aujourd'hui une émotion intacte dès qu'il s'agit d'évoquer cette tournée au pays du long nuage blanc. Revenant à la perspective d'aligner cet automne une belle génération attaquants, Jean-Louis Bérot me faisait part d'une notion dont on parle peu mais qui pour lui est essentielle, à savoir celle d'équipier, celui qui fait équipe, qui s'associe, se lie, prend plaisir à partager, à vivre sa passion avec les autres. Romain Ntamack, Matthieu Jalibert et Damian Penaud en feront leur miel car sans ce prérequis, le talent n'est peu de chose.

Au plaisir de vous retrouver : pour la sortie en librairie de Jeux de lignes (éditions Privat), nous sommes invités, Benoit Jeantet et moi, à participer à une table ronde, dimanche 7 novembre à 14 h 30 (salle l'Ouvroir), dans le cadre de la Foire du Livre de Brive, sur le thème "Littérature et sports".

dimanche 3 octobre 2021

De belles heures bleues

Une boucle exquise s'est refermée, jeudi après-midi, à Pont-du-Casse, fief situé en amont d'Agen dont mon ancien confrère et toujours ami Christian Delbrel est le maire, que dis-je, le conseiller départemental. A l'occasion de cette séance de dédicaces organisée sur les terres où tout s'est joué pour Michel Sitjar, à savoir l'ascension, la gloire, la chute et l'épiphanie, une filiation a tissé ses liens ; elle part de Philippe Sella, ému en position d'ouvreur pour une préface en forme d'aveu - car s'il a joué à Agen c'est après avoir écouter son père et ses oncles évoquer les exploits de Sitjar dont le nom claquait comme un étendard dans son imaginaire de gosse - pour arriver à Guy Pardiès et Yves Salesse, qui furent du reclus de Lamagistère les coéquipiers en quête du Brennus, tous présents pour un hommage bleu et blanc.

A l'appel du coeur et de la mémoire, Midi-Olympique par la plume d'Olivier Margot, Pierre Cornu pour Le Petit Bleu et La Dépêche, Gauvain Peleau dans les colonnes de Sud-Ouest, avaient répondu, bel unisson. Ce jeudi, l'annexe de la mairie de Pont-du-Casse s'ouvrait sur des supporteurs lot-et-garonnais qui virent jouer Michel Sitjar et chérissent un souvenir, une anecdote, une image, pour faire revivre leur héros au partage des émotions, éclats de vies minuscules mis bout à bout, festin de miettes si agréables à ramasser.

Grace à son président Jeff Fonteneau, le S.U. Agen dispose désormais des derniers exemplaires disponibles, une quarantaine, présentés dans la boutique située juste à côté du stade Alfred-Armandie. Au moment où Daniel Dubroca, Philippe Sella et Janine Sitjar (écrivaine, épouse du poète) dédicaçaient cette anthologie, Christophe Deylaud - appelé en sauveur pour relancer le Sporting (c'est ainsi qu'Agen est connu en Ovalie depuis plus d'un siècle) - devenait le nouveau maillon de cette chaîne qui va de Jean Boubée, passe par Jean-Baptiste Bédère, puis Marceau Ambal, Michel Couturas, Christian Lanta, jusqu'à Régis Sonnes, dans laquelle se place Michel Sitjar à double titre : comme joueur et comme artiste.

Grande fut ma joie de trouver parmi les visiteurs fameux ou anonymes de cet instant bleu deux membres du blog : le toujours athlétique et élégant trois-quarts centre Philippe Mothe et la rayonnante Patricia24, amoureuse du Sporting et descendue de sa Dordogne natale, et là immergée au milieu de figures (Gérald Mayout, Jean-Louis Bernès, Patrick Pujade, Jacques Lacroix) qui égrenaient titres et facéties. Comme à Toulouse pour Jeux de Lignes au soutien duquel se retrouvèrent quelques grands noms ovales, ces marques d'affection et d'estime nourrirent mon coeur et mon esprit, et rarement chemin de retour - plus six heures de route, quand même - ne fut aussi léger, presque aérien, tant mes pensées flottaient sur la mer étale des belles âmes associées.

La parole vaut l'homme, sinon l'homme ne vaut rien. Alors je ne remercierai jamais assez cet éditeur régional indélicat - son nom ne mérite pas d'être cité, ce serait lui faire trop d'honneur - qui abandonna ce projet d'anthologie puisqu'il m'a offert l'opportunité de vivre six magnifiques mois dédiés à la mémoire d'un homme que je n'ai pas vu jouer et que je n'ai rencontré qu'aux dernières années de son hiver. Mais comme les grandes équipes, les artistes ne meurent jamais : à travers nos yeux, leurs oeuvres prolongent l'existence qu'ils ont traversée, souvent dramatique, jamais morne. Et c'est bien de cela qu'il s'agit : transmettre, offrir, nourrir, rassembler, éclairer.

Cette belle ouvrage retrouve chez Sitjar - même s'il ne parlait pas de rugby dans son art - les élans poétiques d'un grand nom du Sporting Union Agenais, fondateur de son jeu, son sourcier, son barde aux oreilles boursoufflées, l'immense Jean-Baptiste Bédère qui lançait, les soirs d'entraînement, son ballon blanc à la main : "Il faut partir en retard pour arriver en avance", "Le ballon est une fleur, il ne mérite que caresses", "Celui qui manque le ballon, c'est celui qui le passe !", "Pour vous défendre, un seul moyen : attaquer." Cette philosophie de jeu, l'académicien agenais Michel Serres, la résume ainsi : "Jouer au rugby les yeux ouverts".

En cette période difficile que traverse l'équipe agenaise, avant-dernière de ProD2 devant Vannes (rien de moins que la révélation de la saison dernière), le message que nous laisse Michel Sitjar touche à l'idée dessinée en arrière-plan du rugby, mot à mot, rime après rime, par ses vers en contact avec l'imaginaire qui racontent à quel point l'être humain n'est pas univoque mais équivoque, blanc et noir, du pire au meilleur. Dans la tradition kabbalistique, me glissait l'ami Christophe Schaeffer, "on parlerait de Tikkun (ou Tikoun), un acte de réparation en libérant les étincelles." Janine Sitjar préciserait avoir reçu "un peu de douceur pour apaiser l'inéluctable qui est souvent dévastateur." Les lettres qui composent les mots que nous lisons servent à transmettre les énergies, matière autant lumineuse qu'inflammable dont Sitjar, si on en croit celles et ceux qui l'ont côtoyé et aimé, ne manquait pas.

lundi 27 septembre 2021

Autour de lui

Parmi les journalistes croisés en trente-cinq ans de tribunes de presse et de salles de rédaction, il en est un, plus particulièrement, qui m'a toujours accompagné de mots chaleureux et d'idées flamboyantes, placé en profondeur ou à auteur dans l'alternance du soutien et de la relance, dans mes temps faibles et les moments forts. Comme Jean-Louis Guillet, Henri Garcia et Christian Montaignac qui furent mes mentors, Olivier Margot possède à la fois le style et l'empathie, don rare bien fait pour transmettre des sentiments et des métaphores, des faits et de la geste. Après tout, qu'est-ce donc qu'un reporter si ce n'est un passeur ? Alors quand de sa plume trempée dans l'encre de Miroir du Rugby, du Sport et de L'Equipe, il m'a fait l'honneur, ce lundi des colonnes de Midi-Olympique pour une chronique en forme d'écrin pour l'ouvrage de Michel Sitjar (cf photo) tenu à bout de bras et Jeux de lignes, co-écrit avec mon compère Benoit Jeantet, je n'ai pas résisté au plaisir d'en partager avec vous quelques extraits choisis.

"Il y a quatre mois, je vous ai parlé d'un poète, Michel Sitjar, formidable troisième-ligne aile du grand Agen des années soixante. L'ami Richard Escot avait eu la belle idée de rassembler en un seul volume intitulé Sur un pont de lumière les cinq recueils des poèmes d'un homme qui était le vent par sa vitesse et sa puissance, traversant l'adversaire, lui récitant au passage des fables de passe muraille. Sitjar était un chercheur d'or, respirant l'odeur du courage, vivant le rugby comme une esthétique, dans l'attente d'un ailleurs. Michel, c'est une vie vécue dans la brûlure de chaque instant. Le 10 juin 2019, il éteignit la lumière. S'est-il cru plus grand que la nuit ? A-t-il voulu dans sa lassitude immense défier les dieux, arracher le secret de leur cruauté ?"

"Loin du fracas et du silence, ce jeudi 30 septembre à La Maison pour Tous de Pont-du-Casse, à six kilomètres d'Agen, vous sera proposé entre 11 heures et 15 heures une séance de dédicaces de l'anthologie de Michel Sitjar. Ce beau fantôme aux trois Boucliers de Brennus sera accompagné de Philippe Sella (préfacier de cette anthologie) et de bien d'autres, comme si la mort n'était pas passée par le poète de Lamagistère, en bord de Garonne. A Pont-du-Casse, nous serons loin des grands-messes du rugby, dans l'espérance d'au moins croiser âme qui vive, voire quelque ombre fragile. Et pour tenter d'oublier le long naufrage du SUA, nous chanterons des chansons fanfaronnes et, quand même, des chants tristes. Quelqu'un peut-être entendra Sitjar déclamer Remords : "Et quand mon âme est lasse/je vais marcher sur la terrasse/ Vous êtes autour de moi/mes beaux amours d'autrefois."

"La poésie, donc, cette insurrection de la langue. Et les romans qui transfigurent le ciel. Antoine Blondin s'intercale aussitôt et en quelques mots dit presque tout : "L'homme descend du songe." (...) Les livres que nous lisons, ceux que nous écrivons viennent d'une autre partie de vie. Se procurer par exemple le tout récent Jeux de lignes, c'est choisir pour longtemps une vie différente. Le rugby est une transmission, les livres aussi. Et quand vous refermerez l'ouvrage, emporté par le fleuve du temps, ce sera comme la fin d'un monde. Et donc le début d'un autre."

Nous nous rejoindrons à Pont-du-Casse (Lot-et-Garonne), ce jeudi, pour honorer un joueur qui n'entre dans aucun classement, un authentique poète dont l'inspiration part de Joachim du Bellay et file jusqu'à René Char, traverse l'amour, la mort, la vie, le ciel, la mer ; un homme toujours sur le départ, attachant et irritant tout en même temps, un homme de convictions et de doutes, aussi. Les absents, excusés, éloignés, seront à nos côtés par l'esprit. Qu'un géant du jeu comme Philippe Sella ait été subjugué, enfant, par ce flanker des grands espaces au point d'exprimer son émotion au moment de signer la préface d'une anthologie dont il n'existe plus, maintenant, qu'une poignée d'exemplaires disponibles, raconte ce que Michel Sitjar représente dans l'imaginaire ovale.

Il me faudrait plus d'une page pour remercier toutes celles et ceux qui, comme Olivier Margot et Philippe Sella, mais aussi Jeff Fonteneau, Baptiste Gay, Christian Delbrel et Christophe Da Mota, mon imprimeur, se portèrent au soutien de ce projet d'édition, projet personnel voire intime qui trouvera son point d'orgue à Pont-du-Casse. Certains évoquent parfois "la grande famille du rugby" en traits d'ironie, sans doute parce qu'ils n'en font pas vraiment partie. Mais ceux qui la côtoient, dans mon cas depuis bientôt quarante ans, assurent qu'elle existe, parfois soudée autour de chouettes idées placées haut. Pour ne pas dire, ici entre littérature et poésie, des idéaux. 

samedi 28 août 2021

Sur les ailes du verbe

Tout commence, pour Benoit, par un essai. Plus précisément une percée, sans laquelle ou plutôt par laquelle il deviendra plus tard écrivain : fulgurance dans l'espace soudain ouvert par la magie d'une passe, trait de lumière striant la finale entre Toulouse et Toulon. Celle de 1989. Chacun d'entre nous dorlote son joli souvenir, parfois une révélation quand d'autres fêtent l'épiphanie. Demain, un auteur en herbe racontera son exploit en rouge et en noir, celui de Cheslin Kolbe prenant appuis à Toulouse pour débouler à Toulon, soudainement revalorisé. Reste que, tous, nous pouvons dater le moment où le rugby est entré dans notre existence pour la nourrir. "Courir ! S'il existe une activité plus réjouissante, plus euphorisante, qui nourrisse davantage l'imagination, j'ignore laquelle", assure l'auteure Joyce Carol Oates. 

Denis Charvet, qui s'adonne à l'écriture depuis son départ des terrains, ne courait pas, non, il survolait cette rencontre et ne devait plus toucher terre après cela, joignant ses mains comme pour remercier cette forme aboutie de providence horizontale qu'est le jeu de ligne, ce style d'attaque où le regard précède toujours le geste, lequel supplante les autres mouvements par son invitation à aller de l'avant en se tournant vers l'arrière pour y transmettre le ballon comme on se passe le mot. Sorti d'une mêlée épistolaire qui dura une année est donc entre vos mains Jeux de Lignes, publié chez Privat. Nous l'avons imaginé comme une passerelle construite à quatre mains qui relie littérature et rugby, et dans cet ordre pour toutes les raisons qui alimentent l'ouvrage. 

Notre ouvreur est un demi de mêlée, et pas n'importe lequel : Dimitri Yachvili, digne successeur de Pierre Albaladojo et de Fabien Galthié dans le petit écran, fin stratége dont on connaissait la précision et la pertinence du jeu au pied. Lui aussi a découvert la puissance régénétratice de l'écriture une fois ses crampons remisés et nous a offert en premières lignes une partie de son "je" à la main. "Ainsi l'écriture a réveillé ma confiance", avoue-t-il dans une préface subtilement délivrée en profondeur. Et plus loin, cette évidence distillée du bout des doigts : "La littérature anime et bonifie souvent le sportif dans tout son Être", au sens philosophique du terme. 

La petite bibliothèque paternelle, principalement ovale, fut mon premier terreau, terrain d'entraînement à la lecture des Anciens, Denis Lalanne et Henri Garcia, comme on parle d'Homère et d'Horace. Ils me firent voyager dans l'hémisphère sud et tourner le regard vers Colombes. Si je peux me permettre de paraphraser Friedrich Nietzsche, les deux compères, magnifiques conteurs bleus, me procurèrent un ravissement artistique inégalé par l'effet de cette langue écrite en mosaïque de termes, "où chaque mot par son timbre, sa place dans la phrase, l'idée qu'il exprime, fait rayonner sa force à droite, à gauche et sur l'ensemble, dans l'énergie des signes. Tout cela est noble.

Ma première évasion ovale s'intitulait Quinze Coqs en colère, odyssée publiée à l'issue d'une tournée de géants en Afrique du Sud où Pierre Villepreux, Christian Darrouy, Jean-Pierre Lux, Claude Dourthe, Jean Trillo, Claude Lacaze, Guy Camberabero, Michel Sitjar, André Quilis, Christian Carrère, Benoît Dauga et Walter Spanghero illustrèrent à la fois le French Flair et la confusion, l'esprit de corps et la rébellion, "non seulement parce que c'est beau mais aussi parce que ça gagne." De cet axiome, doublé d'une spectaculaire démonstration, naquit ma vocation : écrire autant d'odes que possible au rugby. Et s'il me fut donné plus tard l'occasion de rencontrer certains de ces mythes de jeunesse, dont quelques-uns me font l'honneur de leur amitié, jamais pareille gratification n'avait enveloppé mes rêves. 

Dans un entretien placé en épilogue, Pierre Villepreux, auteur en 2011 de son autobiographie, trace quant à lui un trait d'union entre littérature et rugby sur la base du rythme, considéré comme l'une des composantes du style : "Si tu n'es pas en phase avec le rythme, tu ne joues pas juste. La capacité à se trouver au bon endroit, au bon moment, tu ne peux l'avoir que si tu maîtrises la notion de rythme. Si tu arrives trop tôt, tu ne passes pas ; si tu arrives trop tard, tu ne passes plus." On trouvera difficilement meilleure image pour illustrer ce qui assemble à la fois la littérature et le rugby.

Dans notre ouvrage, il est aussi question d'Albert Camus et de Jackson Pollock, d'Ernest Hemingway et d'Arthur Honegger, de James Ellroy et de Robert Delaunay, de Boris Vian et de Matthias Sindelar, de Zinedine Zidane et de San Antonio, de Jim Harrison et de Rutebeuf, de Georges Perec et de Stendhal, d'Annie Ernaux et de Françoise Sagan, de Julio Cortazar et de Ian Fleming, décalages créés par le souhait pluriel qui fut le nôtre au long de cette rencontre rebondissante entre deux univers. Et, ludus pro scriptura, notre bibliothèque "idéale" - là-même où commença notre association - figure dans un temps additionnel qui recèle d'autres surprises.

En conclusion, parce qu'il faut savoir clore ce qu'on a engagé, partageons la réflexion offerte par l'ami Christophe Schaeffer, ancien demi de mêlée de Plaisir et nouvel héraut de la reliance, en prolongement d'une pensée du philosophe Vladimir Jankélévitch (qui enseigna à Paris de 1952 à 1975) au sujet du Sixième chant d'Homère : "Quand Ulysse rejoint finalement Ithaque, il se trouve en prise avec un sentiment nostalgique effroyable. Il comprend à ce moment que sa quête, c'est le voyage, pas le but atteint. Sa quête, c'est le manque permanent qui va lui permettre de cheminer encore. C'est un désir infini, qu'il porte en continu." Ce même désir que, je l'espère, vous découvrirez en sous-texte dans nos jeux de bouts de lignes, hissés que nous fûmes, Benoit et moi, sur les épaules de géants.

mercredi 2 décembre 2020

«Mon Domi», par Thomas Castaignède

Comme un service, il souhaitait savoir comment transmettre ce qu'il venait d'écrire en forme d'hommage tout personnel à Christophe Dominici, brutalement disparu mardi 24 novembre à l'âge de 48 ans ; le témoignage d'une amitié sincère née dans les couloirs du XV de France, ceux de Marcoussis et des quinze mètres le long des lignes de touche des stades du monde et des Embiez. Depuis ses débuts à Mont-de-Marsan, héritier de Patrick Nadal et d'André Boniface, je partage avec Thomas Castaignède une passion pour l'art et particulièrement la peinture ; le souvenir d'une visite au Tate Museum, avec son crochet vers l'aile dédiée à William Turner, nous relie au-delà du rugby. Pour délivrer une part d'émotion, il s'est alors tourné vers Côté Ouvert, comme on distingue un intervalle. Voici sa passe à hauteur. «Je t’avais laissé enragé le dimanche, tu étais devenu un agneau le lundi, recroquevillé au fond de ce bateau qui nous amenait sur une île où j’allais te découvrir, l’île des Embiez, étrange lieu choisi pour un stage de l’équipe de France mais tellement beau pour nous accueillir. Le paysage, nous n’en avons pas vraiment profité, mais tu as d’entrée marqué ton territoire. Avec toi, il y avait avant et après, le temps de la rigolade et le temps de l’entraînement ; toi le généreux, tu n’avais plus d’amis, tu devenais un lion ! Merci d’avoir stimulé les joueurs autour de toi, de leur avoir permis de se dépasser, toi le leader incontournable. Tes doigts étaient durs, tes coups puissants. Ton regard attendrissant se transformait et tu devenais une bête des terrains. Quand tu l’avais décidé, personne ne pouvait t’affronter, pas même Cali. Celui que tu aimais tant se méfiait de tes coups de cornes. Ah, même tes cheveux nous surprenaient, toi l’ambassadeur de marques. Nous étions stupides avec nos différents paris, mais n’était-ce pas pour marquer un territoire que tu nous amenais à vivre des émotions, de celles qui rendent sûrement la vie moins savoureuse aujourd’hui ? On souffre tous, Domi, de cette chute dans l’inconnu, et tu nous fais encore plus mal aujourd’hui. Tu te nourrissais de la haine de tes adversaires mais tu aimais les humains, surtout les hommes qui osaient t’affronter : ils gagnaient ton estime, même si tu leur faisais vite comprendre qu’avec toi, il n’y avait qu’une issue. Pour te vaincre, il aurait fallu t’achever et personne n’y est arrivé… Ton dernier crochet, toi le héros du Stade Français, nous a profondément touché. Sortant de mon bureau, j’ai croisé le grand Fabien Pelous, ce capitaine qu’on respectait : il venait m’annoncer ton départ. Un signe du destin. Enfant de Solliès-pont, tu étais devenu la merveille de Toulon. Ce club te correspondait tellement : tu avais besoin de l’amour des autres, de ce public, de cette équipe. Ils t’ont transporté vers les sommets. On en a quand même bavé ... Tu n’as pas oublié, les deux « gros », Pieter et Sylvain, qui nous avaient laminés sur cinq cents mètres, à Marcoussis. Un défi lancé et c’était parti ! Test d’endurance! On s’en foutait, on voulait gagner. On avait préparé notre coup : partir vite et finir à fond, comme quelqu’un nous l'avait dit. Mais nos cœurs de coquelets nous avaient lâchés et les deux monstres nous avaient doublés, et battus... Quelle honte de se faire dépouiller par des « gros »... A partir de ce jour, tu avais décidé de mettre les bouchées doubles pour laver cet affront ! Le terrain était une chose, mais ce n’était rien en comparaison de ta présence en chambre. Elle pouvait être à la fois motivante et perturbante. Tu ne faisais rien comme les autres. Trois choses comptaient : ta famille, ta famille et Jeannot. Sacré Jeannot… « Tu ne l’aimes pas, mon fils ? » m’avait-il demandé d’un air menaçant. « Mais bien sûr que si...», avais-je répondu. « Parce que tu ne lui fais jamais la passe », avait-il répliqué. Alors je m’étais excusé (qui ne s’excuse pas devant Jeannot) et promis d’y veiller pour les prochains matchs... Je n’ai pas oublié la concentration extrême qui était la tienne lorsque tu étais avec ton préparateur mental, dans cette chambre de Cardiff avant le match. Moi, joueur, en chambre avec toi, tu m’interdisais de rentrer car tu avais besoin de parler à cet homme, homme de la famille, qui sûrement te réconfortait. Car comme chacun d’entre nous, tu doutais. Pourtant, tout le monde te considérait comme un des plus forts... Peut-être n’avons-nous pas su t’aider ou t’accompagner... Pardonne-nous, si c’est le cas. J’ai encore ce souvenir de ton saut, dans le lac de Marcoussis, nous laissant, Garba, Sylvain et moi, sans voix... Ah, tu l’aimais, Garba ! Votre chambre était en lambeaux, vos combats de lutte et vos hurlements étaient devenus partie intégrante de notre quotidien... Tu étais toujours à le faire souffrir mais sans jamais l’abîmer, et malheur à celui qui voulait s’y mêler... Tu n’as pas oublié, et moi non plus, cette escapade de ski nautique, avec Garba, Cali et Stan Soulette... Quelle rigolade ! « Reposez-vous bien », avaient dit les coaches lors du stage de préparation de Coupe du monde en pays catalan. Immatures et sûrement insouciants, on avait décidé d’aller faire du ski nautique. Toujours à fond. Qu’est-ce qu’on pouvait rire, ensemble... Il n’y avait pas de limite. Toujours cet esprit de groupe que tu vantais. Avec toi, pas question de tricher. Et arriva ce qui devait arriver. Avec son adresse légendaire, Stan avait perdu le manche de la corde le liant au bateau et il était resté accroché à son menton, au point de lui avoir presque arraché la moitié du visage. Nous étions pliés de rire sur le bateau alors que notre ami hurlait de douleur. C’est toi qui as pris les devants pour le ramener et le faire soigner, en prétendant devant les coaches qu’il était tombé sur le sol par étourderie. Tous ces rires qui sortaient de ta bouche nous amenaient dans un tourbillon de bonheur. Tu as toujours voulu décider, commander. J’espère que tu ne les ennuies pas trop là-haut. Tes hurlements devant les buts encaissés vont nous manquer. Tu l’aimais, ce ballon rond. Infatigable, tu nous usais, tu trichais mais toujours avec aplomb. On t’aimait. Tu as repris ce bateau. Tu es à la barre, cette fois. Devant, à nous attendre. On va venir te rejoindre, chacun à sa vitesse mais toujours avec la même idée : se faire plaisir et s’aimer ! A bientôt, mon ami. Casta» Christophe Dominici a été inhumé vendredi après-midi au cimetière de la Ritorte, à Hyères, dans le caveau familial aux cotés de sa soeur Pascale.

dimanche 22 novembre 2020

Des essais !

Il est associé à jamais en première ligne à cet autre pilier de la philosophie littéraire, "parce que c'était eux, bras dessous" expliquèrent à l'époque les gros pardessus pour justifier leurs choix. Après cet Ecosse-France de faible amplitude dont on attendait sans doute trop, j'avais trouvé sage de me rendre dans cette tour y voir l'un des plus fins connaisseurs de la nature humaine. Son analyse très personnelle avait toujours eu sur moi, en période de doutes ou de jugements hatifs, un effet apaisant. 
"J'écris ma chronique à peu d'hommes" m'avait-il assuré en préambule avant de prolonger son ouverture côté ouvert : "Je n'ai pas plus fait mon blog que mon blog ne m'a fait. Ce sont des chroniques consubstantielles à leur auteur, d'une occupation propre, membre de ma vie." Devant le flot des critiques que j'avais adressées à cette équipe de France aussi maladroite qu'empruntée, Michel de Montaigne me lança depuis le bureau derrière lequel il était assis : "Nous savons dire : "Antoine Blondin écrit ainsi ; voilà les avis de Denis Lalanne ; ce sont les mots mêmes de Henri Garcia". Mais nous, que disons nous nous-mêmes ? Que jugeons-nous ? Que faisons-nous ? Autant en dirait bien un perroquet.
J'admirais autour de moi, comme à chacune de nos rencontres, cette bibliothèque circulaire dont s'inspirerait plus tard Borges et, m'approchant d'une de fenêtres de la tour, tournais mon regard au dehors vers les sentiers qui bifurquent dans la campagne bordelaise. "La reconnaissance de l'ignorance est un des plus beaux et plus sûrs témoignages de jugement que je trouve," entendis-je, invitation à laisser tout débat trop dichotomique au bas de l'étroit escalier en colimaçons. "Le rugby est un mouvement inégal, irrégulier et multiforme", reprit-il. "Aucun jeu n'est supérieur aux autres. Pour me sentir engagé à une forme, je n'y oblige pas le monde, comme chacun fait ; et crois et conçois mille contraires façons de jeu.
Après les déroulés et les déliés face aux Gallois et aux Irlandais, la douche écossaise ne semblait pas avoir entamé la pondération de mon interlocuteur, lequel appréciait ma subjectivité à sa façon : "J'appelle toujours raison cette apparence de discours que chacun forge en soi ; cette raison, de la condition de laquelle il y en peut avoir cent contraires autour d'un même sujet, c'est un instrument de plomb et de cire, allongeable, ployable, et accomodable à tous biais et à toutes mesures." Parlant de certains joueurs "doués de qualités" mais peu à leur avantage sous la fine pluie d'Edimbourg, ce fort juriste reconnaissait juste du bout du ballon qu'il faisait jouer dans ses paumes que "celui-ci apprend à taper lorsqu'il faut apprendre à passer...
Le rugby est, pour lui, semblable à la Nature, "un père ovale en son entière majesté" et demande à ses adeptes à endurer "la sueur, le froid, le vent et les hasards qu'il faut mépriser", comme les rebonds et les décisions d'arbitre dans ce huis-clos sans cornemuses d'où finit par sortir une victoire, certes, mais pas un succès. "C'est une épineuse entreprise, et plus qu'il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle du jeu français qu'on espère; de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes qu'on nomme French Flair.
Création n'est pas compilation, comme équipe n'est pas sélection. "Comment quelqu'un pourrait-il dire que l'équipe de France, c'est seulement un amas de fleurs étrangères ? Certes, elle a donné à l'opinion publique ces parements empruntés qui l'accompagnent, mais je n'entends pas qu'elles le couvrent et qu'elle le cachent : c'est le rebours de son dessein." Ainsi samedi, avec ses insuffances mais aussi ses espoirs, ce XV de France n'a rien caché du chemin qu'il avait accompli et de celui qu'il lui restait à effectuer. 
"Je feuillette les livres, je ne les étudie pas". Comment croire mon hôte quand les préceptes les plus puissants ornent les poutres de son plafond, le recouvrant de sagesse antique ? Alors que le temps de deviser était maintenant presque terminé à en juger par la réduction de son cigare au ras de ses doigts jaunis, j'allais m'éloigner lorsqu'il tendit vers moi quelques ouvrages : "Le plaisir des livres m'assiste par tout. Il me console en la vieillesse et de la solitude. Il me décharge du poids d'une oisiveté ennuyeuse ; et me défait à toute heure des compagnons qui me fâchent. Pour me distraire d'une imagination importune, il n'est que de recourir aux livres ; ils me détournent facilement à eux," me glissa-t-il dans le temps où il empilait sur mes bras une poignée d'opus reliés. 
Puis Michel de Montaigne, retrouvant son bureau encombré de feuilles volantes bloquées par un épais cendrier garni des restes de divers modules, me tendit un manuscrit : "Tu y trouveras peut-être ton bonheur. Quelques réflexions sur le jeu et les joueurs s'y trouvent compilées. Rien de définitif. C'est un peu de l'arrière-boutique, pêle-mêle. Une fricassée, que je barbouille ici. Après tout, que sais-je, moi, du rugby ?" Il n'avait encore qu'une petite idée du titre définitif qu'il donnerait à ce prodrome: "Le registre des essais de ma vie", souffla-t-il en me donnant congé. Essayer, rater, essayer encore, rater mieux, reprendrait plus tard un Irlandais de la meilleure Trinité. Sans doute le compte-rendu d'Edimbourg le mieux concentré.

mercredi 23 septembre 2020

A tous coeurs

Si l'actualité rugbystique domestique s'articule autour de gardes à vue qui obstruent la perspective des demi-finales européennes - lesquelles représentent la loi du terrain sans laquelle rien ne palpite - notre coeur ovale bat heureusement au rythme des passions. Quand tout s'emballe et dérape, nous avons besoin de garde-fou et quoi de mieux que de beaux instants de lecture prolongée pour retrouver l'essence de ce jeu. 
C'est ainsi que l'ouvrage ciselé du duo Borthwick-Fernandel intitulé Au coeur de la fougère (éditions Au vent des îles) débarque à point nommé. Ian Borthwick, mon ami, nous a tous initié aux subtilités et aux arcanes du rugby kiwi dès son arrivée en France il y a trente-cinq ans. Professeur d'histoire, ses origines écossaises pur malt imposaient que le voyage initiatique engagé avec son compère commence à Dunedin, "la colline d'Odin", petite soeur d'Edimbourg (Edinborough), foirtification calédonienne dédiée à ce dieu des sagas scandinaves. 
A ma grande surprise, ce n'est pas l'ancien grand reporter de L'Equipe, passé par Midi-Olympique et Libération, qui a plongé sa plume dans l'encre noire mais Vincent Fernandel, fils de Franck et petit-fils du célébre acteur dont il creuse la veine dans le théatre et l'audiovisuel. Ian, lui, dont je connais l'étendue des talents, nous gratifie de photos vibrantes posées avec délicatesse dans un texte à la fois sensible et hilarant, émouvant et décalé, privilège de profane tombé soudain amoureux d'un territoire, d'une histoire, d'une fusion entre rugby et tradition. 
Jamais ces îles du long nuage blanc n'ont été ainsi mises en valeur, c'est-à-dire labourées et parcourues jusqu'à faire naître pour le lecteur des fruits étonnants et uniques qu'il ne nous reste qu'à cueillir délicatement au fil des pages, de surprises en découvertes. Nous nous arrêtons chez Graham Mourie et Brian Lochore à leur invitation, nous retrouvons Kees Meeuws, Dan Carter et Michael Jones, nous redessinons la légende de Nepia et celle d'Ellison. Si ce n'était que cela, ce serait déjà remarquable. Mais il y a tout le reste. 
Tout le reste, c'est justement le coeur de la fougère, la culture Pacifique, l'héritage maori mais pas que ; c'est une vibration qui relie la terre, les êtres et le ciel que j'avais juste captée dans Rugbyland en 2011 (éditions Philippe Rey), que l'écrivain Charles Juliet avait si subtilement pénétrée dans son journal Au pays du long nuage blanc (POL, 2005) et que le duo Fernandel-Bortwhick magnifie là au point qu'il est possible d'en être traversé par le simple fait d'ouvrir ce magnifique document au hasard d'une page. 
Ce voyage ne se raconte pas, il se vit. Et c'est l'exploit des duettistes que de nous faire partager, en compagnon, cette route du sud au nord, de Dunedin à Cap Reinga. Je le suppose, ils avaient cent haltes à effectuer, mais ils ont choisi une ligne conductrice en dix-sept stations tracée telle une veine qui palpite et nous irrigue, une chemin qui nous initie à l'ovalité quand elle ne porte haut que de forts symboles - transmission, filiation, respect, engagement, humilité. 
A l'heure où le rugby français s'encalamine dans la crasse et la basse politique, où nos instituations entrent en guerre fraticide, où l'équipe de France doit se conformer à la loi de l'élite, où l'économie de marché passe avant toute considération humaine, où la rentabilité s'impose à l'appel du maillot, un tel livre nous invite à retrouver la source, celle de nos émerveillements, de nos plaisirs. Cette source un peu houblonnée qu'on déguste à Puhoi, accoudé au comptoir d'un pub de bûcherons et de piliers entre Auckland et Whangarei. 
  On dit souvent qu'en Nouvelle-Zélande, le rugby est une religion. C'est vrai. Une religion non pas transcendante mais immanente, une religion qui aide à regarder autour de soi, une foi dans l'horizontalité, là où se trouvent les autres, tes coéquipiers, tes adversaires, tes partenaires, ceux qui te font parce qu'en rugby, tout seul tu n'es rien. Une croyance ovale qui s'enracine comme les crampons s'accrochent au sol, à la terre, au terrain, à ce qui nous porte. Et nous tient. Finalement.

samedi 30 mai 2020

Dans l'ombre du sourcier


Vendredi 29 mai, tout Clermont célébrait le dixième anniversaire du titre, ce bouclier de Brennus enfin ramené au pied de la statue de Vercingétorix en 2010. Chacun y est allé de son souvenir, de son hommage, de son anecdote, mais pas un mot pour l’homme qui sut murmurer à l’oreille de Cotter, à celles du staff et des joueurs. Celui sans lequel, très certainement, l’ASM aurait fini par remporter ce titre, mais celui avec lequel les Auvergnats parvinrent à briser une spirale négative après dix échecs en finale.
Formé au rugby à Parentis, dans les Landes, passé par Angoulême, l’université de Poitiers - où nous avons été coéquipiers -, puis le Hong-Kong F.C. et enfin Balmoral, en Australie, du côté de Sydney, « Eric B. » était un trois-quarts centre de belle prestance. Ami de l’ancien coach des Wallabies, Bob Dwyer, on lui doit durant le Mondial sud-africain d’avoir tenté de créer en France un circuit professionnel, aventure rocambolesque détaillée par le menu dans Rugby Pro, histoire secrètes (Solar, 1998). Chef d’entreprise versée dans la vente des futs de Cognac, il abandonna l’élevage du vin pour créer sa structure, Sephirot, spécialisée dans le développement de la performance et la gestion de crise.
Pas un mot sur lui, donc. Cet artisan du succès avait été oublié. Je l’ai appelé. Sa réponse coule de source : « Que les gens oublient ce pourquoi ils m’ont demandé de venir fait partie de mon travail. C’est intéressant et tout à fait normal, car ça signifie qu’ils se sont appropriés les choses. » Il y a douze ans de cela, lors d’un déjeuner avec Jean-Marc Lhermet, alors manager de l’ASM, j’avais glissé le nom d’Eric Blondeau dans la discussion. A l’issue d’une défaite à Mont-de-Marsan, en octobre 2008, et alors que les Clermontois sortaient de deux finales perdues, Vern Cotter finit par rencontrer ce « sourcier ».
La suite lui appartient. « Nous avons diagnostiqué tous les écarts, tous les trous. Il fallait que le staff et les joueurs comprennent leurs dépendances, les attentes qu’on leur demandait de nourrir, tant pour la région, la ville, Michelin, le club, les supporteurs, les familles, les anciens joueurs… Je me déplaçais à Clermont deux fois par mois, pendant deux jours. C’est avec Vern, et aussi son staff et le capitaine que j’ai effectué le plus gros travail. On travaillait sur son mode de management, sa sémantique, les discours. »
Deux finales consécutives perdues comme autant de rochers à remonter tel Sisyphe. « Les joueurs avaient reçu une dette et ils se surchargeaient émotionnellement par rapport aux enjeux qui étaient sur le terrain. Si pendant que tu joues, tu veux honorer une dette, ton cerveau ne peut pas être en conscience sur deux champs. Si les joueurs voulaient amener le bouclier sur la tombe de monsieur Michelin, il fallait d’abord qu’ils gagnent la finale. » Ce qui se présenta en 2009 face à Perpignan. « L’idée, c’était de les couper de cette dette. Et s’il voulait vraiment l’honorer, ils devaient prioritairement se consacrer au rugby. Cette année c’est la bonne, cette année c’est la bonne, cette année c’est la bonne : plus tu perds, plus ta dette monte et tu te sens redevable. Et donc tu ne peux pas jouer ton meilleur rugby. »
Mais le rocher retombe. Troisième finale d’affilée, troisième défaite. « On ne peut pas enlever d’automatismes dans le cerveau : il faut en rajouter. Ça demande de la répétition et donc du temps. Je ne suis pas magicien. » Clermont menait puis se délita, pliant l’espoir en trois minutes : « Je ne peux pas donner trop de détails mais disons que les joueurs, illusionnés par le score, ont baissé leur vigilance, leur lucidité. Ce qui était l’inverse de ce que nous avions travaillé durant la saison. L’adversaire nous a alors surpris et les doutes les plus anciens se sont facilement ré-installés. »
N’importe quel autre club, groupe, équipe, aurait craqué après cette troisième humiliation. Pas Clermont. D’où, à mes yeux, l’importance d’Eric Blondeau dans la reconquête. « Le diagnostic de l’échec a été très rapidement fait et on a vite redémarré la saison suivante. L’idée était de se concentrer sur le jeu et non sur le résultat, qui n’est qu’une conséquence. » A coup de sifflet final, victoire face à Perpignan et le nom de Clermont gravé sur le bouclier de Brennus devant l’année : 2010. « A l’issue de cette finale, les joueurs ne savaient même plus quel était le score tellement ils s’étaient concentré sur les moments de vérité, les touches, les mêlées, les impacts, leurs initiatives… J’étais dans les tribunes et j’ai rejoint les joueurs plus tard. Mon rôle est hyper discret. Ca faisait un mois et demi que j’étais sorti du cercle. »
Comme tout rugbyman, Eric Blondeau rêvait secrètement de tutoyer un jour Brennus. « J’ai touché le bouclier, très tard dans la nuit. Je l’ai soulevé. Il est lourd, » ce bout de bois, objet de toutes les convoitises. Décryptage : « Il s'agit d'une représentation mentale, un symbole ; c’est-à-dire qu’à un moment donné, tu as le droit de le toucher, tu es autorisé à... Et personne ne peut te l’enlever. Il y a une trace dedans. Comme quand tu ramasses la balle de golf, elle a le même nombre d'alvéoles que les autres mais elle a été frappée par Tiger Woods. Avec le bouclier de Brennus, tu touches cette trace. »
Depuis cette nuit dionysienne de 2010, Eric Blondeau a quitté Clermont. Vern Cotter l’a ensuite appelé à ses côtés auprès de l’équipe nationale d’Ecosse en 2015. Puis à Montpellier. Aujourd’hui, il évolue dans d’autres sphères qui ne sont pas forcément ovales. En leur temps, Marc Lièvremont et Philippe Saint-André, entraîneurs tricolores, furent en contact avec lui. Sans suite. Et donc sans regret. Il est vrai que nous avons un don, en France, pour regarder le doigt qui montre la lune.

mercredi 13 novembre 2019

Pensez à suivre

Il faut laisser le temps s'écouler avant de tremper le clavier dans l'esprit du je. Prendre le recul nécessaire pour que l'ivraie se sépare du bon grain des chroniques. Pas question de commenter l'actualité trop brulante : elle se crame toute seule sans nécessité d'y revenir. Ici tel joueur part de son club pour mieux y rester ; là un entraîneur viré parce qu'il demandait trop à ses joueurs, ou pas assez, selon. Alors que s'engage la Coupe d'Europe, évitons d'imaginer le palmarès sans les Saracens coupables de tricherie salariale. On ne souhaite pas y perdre le bonheur simple d'un rebond capricieux ou l'émerveillement devant tel lob majestueux suivi de trois déhanchements chaloupés.
L'après Coupe du monde nous ramène brutalement aux tristes réalités d'un sport qui ne maîtrise pas vraiment son présent depuis qu'il est passé professionnel. A croire que vingt-quatre ans après la grande rupture, il n'est toujours pas devenu adulte, qu'il n'a pas réussi sa conversion du bord de touche. Trouver en soi-même les raisons de grandir est plus difficile que se laisser emporter par ses intérêts et ses habitudes. Le rugby, comme l'être, demeure souvent esclave, en servitude volontaire, prisonnier de la minorité dans lequel il se trouve pas sa propre faute.
Philosophe à la mêlée, psychiatre à l'ouverture, Christophe Schaeffer et Marcel Rufo ont échangé sur l'ovale pour donner naissance à Passeurs de rugby (Editions Anne Carrère), opuscule sorti grand côté juste avant le coup d'envoi de la Coupe du monde. Il y est question de transgression, de caractère distinctif, de cousu main, de symboles, d'affection. Puis, au détour de cette belle maïeutique en forme de décalage en bout de ligne, déboule cette citation d'Emil Cioran (1911-1995) : "Dans un monde sans mélancolie, les rossignols se mettraient à roter."
Il n'y a rien de vulgaire ni de tristement nostalgique à embellir le passé, à "rêver dans le présent grâce aux souvenirs ovales de notre enfance," dit Christophe. "Les souvenirs, ce n'est pas du passé, c'est du présent. Quand je regarde un match, je me retrouve debout alors que je ne sais même pas que je me suis levé", poursuit Marcel. Vestiaire, troisième-mi-temps, mêlée... Cette charnière d'érudits traverse le terrain jusqu'aux tribunes où il est question de consommation, quand le rugby se donne en spectacle. Les exemples récents ne manquent pas.
"Si le combat perdure, la stratégie de communication dans le rugby de haut niveau opère sur l'individu", attaque l'ancien neuf de Plaisir. "On a commercialisé le rituel", relance le dix de la Rade, mais "le rugby parle de cette peur ancestrale qui remonte aux origines..." Se crée ainsi l'intervalle du bout des doigts, art de la passe qui définit finalement ce jeu à nul autre pareil. "Faire confiance à ce qu'on ne voit pas pour avancer dans la vie..." note Christophe, prince des lumières. "La passe en arrière, c'est une extraordinaire maîtrise de la spatialité", souligne Marcel, pédopsychiatre enchanteur. Pour (presque) terminer par cet axiome de Maurice Prat, oracle lourdais : "Si on n'a rien compris à la passe, on a rien compris au rugby."
C'est encore elle qui ouvre les espaces. En écartant le ballon s'étendent les intervalles. Cheslin Kolbe et Makazole Mapimpi l'ont une fois de plus démontré en finale de la Coupe du monde remportée par les Springboks au début du mois. Le rugby de toujours convoquait ses impératifs catégoriques : prise de la ligne d'avantage, conquête, défense mais aussi organisation tactique, maîtrise technique, alternant pied-main pour atteindre le décalage millimétré, le crochet dévastateur, la percée majuscule.
Ce jeu - c'est son attrait - oscille entre le combat et la geste, la plume et le plomb, la large et au près, devant et derrière, moitié Rives moitié Blanco (ou, pour les modernes, Dimitri Szarzewski et Teddy Thomas), l'opiniâtre et le volatil, l'initiative et le collectif, l'inspiration et la stratégie, Homère et Oscar Wilde, c'est-à-dire l'épopée et l'autodérision. Mais il ne peut exister qu'à travers la transmission, le lien, l'altérité...  Et Christophe de sceller l'ultime temps de jeu : "On a plus perdu, quand on a perdu la passion, que quand on s'est perdu dans la passion." Je n'imaginais pas, ouvrant leurs pages, conclure à la sirène cette chronique par un débordement de Soren Kierkegaard.

samedi 13 juillet 2019

My big brother

Sa dédicace nous honorait : "Live your dreams". Les siens, de rêves, étaient peuplés d'anges et de démons. Des rêves en noir et blanc. Contrastés. Comme le fut son existence qui s'est arrêtée mercredi 10 juillet. J'ai pu compter James Small parmi mes amis. Je ne suis pas le seul et j'y associe mes confrères Renaud Bourel et Benoît Pensivy. Une existence au sommet, champion du monde à vingt-cinq ans, un bel âge pour jouir d'un tel sacre. Mais aussi dans les affres de l'angoisse qu'il n'avait pas su apprivoiser. On a beau s'être employé tout en effort féroce à annihiler l'effet Jonah Lomu lors de l'historique finale du Mondial 1995 à l'Ellis Park, vaincre une dépression par la seule force de caractère est un défi autrement plus violent. Jamesy n'y est pas parvenu.
Ce n'est pas faute d'avoir essayé. Sorti de l'ornière - drogue, gang, vols - grâce au rugby. James s'est toujours battu. Pour grandir en évitant les coups de ceinturon, côté boucle, d'un père qu'il a fini par ne plus croiser, puis ne plus voir. Un père épave. Avec sa gueule de beau gosse dur à cuire, sa fragilité jamesdeanienne, ses passions artistiques (photographie, graphisme, musique), son charisme animal, sa présence d'un bloc, mais aussi ses doutes, ses craintes, ses tensions, ce Small fut la première "star" du rugby sud-africain, loin devant le consensuel François Pienaar ou le lisse Chester Williams. Il était l'incarnation du Springbok en pleine lumière.
Bien avant Frédéric Michalak, il a défilé pour un couturier ; comme Teddy Thomas, il pouvait débarquer en retard à l'entraînement. Il suffisait aussi de prononcer son nom dans n'importe lequel des townships pour que s'ouvrent les portes car il était perçu comme le frère de tous, sans hypocrisie, sans convention. Ce que je sais, c'est qu'il craignait l'après-rugby, le moment où la gloire factice allait remplacer le frisson du terrain. Car James Small frissonnait. C'était même la raison pour laquelle nous avons sympathisé, en 1992, lors de la première tournée des Springboks de l'après-apartheid.
Il détonnait au milieu des Afrikaners bon teint, lui l'Anglais de racines. Dans le bus au milieu des colosses, il écoutait les Doors, et aussi Jeff Buckley, dans son casque. Seul, à part, atypique, mais pas isolé. Car il avait la dureté d'impact, la hargne congénitale, les sens du sacrifice et une certaine idée d'un jeu de défi propre aux Sud-Africains dont il est vite devenu le symbole. Malgré lui. Nous sommes allés, de concert, déposer une rose rouge sur la tombe de Jim Morrison au Père-Lachaise. Une époque où les joueurs étaient libres d'aller et venir où bon leur semblait entre deux entraînements.
Je n'imaginais pas alors à quel point sa part d'obscurité prenait de la place et l'envahissait. Une fois sa carrière terminée, il foisonnait de projets : restaurants, boutiques, voyages, famille à fonder, expositions de photos. Son âme d'artiste vibrait sans cesse mais les compromis ont eu raison de lui. Ces dernières années, il avait changé. Du moins lui ne se voyait plus comme il aurait aimé être et devenir. Les ruptures, y compris affectives, fissuraient son aura. Comme son modèle, Jim, qui avait chanté ses poèmes et n'avait plus rien à dire sur ce sujet, James avait joué, et plutôt bien, et n'avait plus rien à percer : son côté Rimbaud rugby, sans doute.
On ne prépare pas les champions de cet acabit à leur petite mort, celle du sportif adulé. Toutes proportions gardées, pour un Raphael Poulain qui trouva un jour la lumière dans la pensée philosophique alors qu'il était en train d'imploser, combien de Marc Cécillon abandonnés et d'un coup abonnés aux faits divers ? Partir à cinquante ans n'est pas anodin. Là aussi une rupture qui interroge. J'entends, suite aux décès de Ruben Kruger et de Joost van der Westhuizen, ses coéquipiers champions du monde 1995, le soupçon du dopage se propager sans retenue. Il n'est sans doute pas utile que James Small meure deux fois.
En 1995, Kitch Christie et Morné du Plessis, respectivement entraîneur et manager des Springboks, m'avaient permis de suivre au plus près les Springboks pour L'Equipe. Un privilège. Au plus près signifiait avoir accès à la vie de ce groupe, c'est-à-dire tout ce que le film réalisé par Clint Eastwood, Invictus, ne peut pas vous montrer : les parties de golf, les annonces de composition, les entraînements, les briefing d'avant-match, les échanges tactiques, jusqu'à la façon dont les Boks allaient défier les All Blacks en finale, en insistant pour que les phases de conquêtes soient disputées du côté droit, sur l'aile de Jonah Lomu, afin de restreindre son périmètre d'action.
Jamais Christie et du Plessis n'auraient permis que s'installe un dopage collectif, institutionnel, concerté. Le seul produit que prenait James Small, c'était de la créatine. Il le faisait devant moi, sans paraître gêné. Produit autorisé à cette époque. Masquant ? Sans doute suis-je encore naïf, à mon âge. En revanche, ce dont je suis certain, c'est de l'intensité de la préparation physique des Springboks avant cette Coupe du monde. La description que m'en fit James dépassait les limites alors tolérées par les internationaux des autres nations.
Suer jusqu'au sang ne faisait pas d'eux de meilleurs techniciens - d'ailleurs, les Français auraient pu les vaincre en demi-finale à Durban, préparés qu'ils étaient par Pierre Berbizier façon commando - mais des joueurs capables de disputer, si besoin, deux matches d'affilée avec la même intensité, ce que me confirmera le francophile Kobus Wiese, l'homme et demi des Boks.
Par respect pour la famille de James, sa fille, sa mère et sa soeur, dévastées, je ne vous parlerai pas de ma peine depuis l'annonce de la disparition brutale de cet ami. Elle nous invite - "Hey bro, lançait-il, continue d'avancer" - à cueillir encore mieux chaque jour qui passe, chaque rai qui perce. A nous réinventer quand après avoir été il nous faut vivre de tout notre être. Pleinement. Apprivoiser l'angoisse pour mieux cerner qui nous sommes vraiment, au fond de nous, là où nous seuls pouvons aller, puiser et remonter à la surface, sans doute un peu meilleurs, sûrement différents. Mais vivants.