jeudi 5 juillet 2018

Les formes du feu

Si la saison ovale fait relâche ce blog, lui, reste ouvert : comme chaque été, les échanges se prolongent ainsi en pente très douce ; une plage en forme de parenthèse ensoleillée au sud de Valencia. Mais hors de question de s'éloigner sans vous faire partager un texte reçu il y a peu émanant de deux anciens internationaux, Pierre Albaladejo et André Boniface, de deux avocats (Jacques Barthélémy et Philippe Peyramaure), d'un professeur de droit (Albert Arsequel) et d'un neurochirurgien (Jean Chazal). Ces hommes de l'art ovale, impliqués dans le jeu ou dans les institutions, se sont interrogés sur le présent du rugby ainsi que les raisons et les façons de le faire évoluer en rédigeant un libelle pour lequel ils souhaitent la meilleure exposition médiatique.

«Le rugby comme instrument de promotion sociale» a vécu, écrivent-ils en prologue, et cela fait écho. «Certains présidents, dirigeants et officiels du rugby n'ont qu'un objectif : se rapprocher du modèle qu'est pour eux le football». Après le succès des Bleus en Coupe du monde, ce n'est plus un écho c'est une déflagration. On veut des noms... Le football comme «modèle dominé par des rémunérations exorbitantes, injustifiées économiquement et socialement, encore moins moralement, qui contribuent, devenant exemple, à déstructurer l'humain. Outre que, poursuivent-ils, en changeant de paradigme et en n'ayant comme seule finalité pour l'homme-joueur que de pousser un ballon, on laisse ces pratiquants dans une grande pauvreté intellectuelle.»

Cela rejoint les propos de Philippe Glatigny, bloggeur tyrossais. «En tant que jury d'examen, commentait cet éducateur le 27 juin dernier, j'ai constaté sur la formation humaine l'ampleur des dégâts sur les jeunes espoirs de l'Aviron Bayonnais et du Biarritz Olympique. Des gros, incapables d'aligner deux mots de français, qui ont repris des projets professionnels livrés clés en main par leurs prédécesseurs, qui se foutent absolument du travail présenté, un peu agacés que de vieux cons leur posent des questions sur ce projet professionnel, ayant pour seul horizon que la carrière sportive. Ils sont sans doute bons rugbymen, mais le rugby français fabrique malheureusement des jeunes qui ne réfléchissent plus

Ce que dans le sillage de Bala le club des six exprime est donc corroboré par les hommes de terrain. Ainsi «le professionnalisme, écrivent Dédé et ses compères,, a réduit de façon dramatique le nombre de pratiquants de ce sport ayant un niveau élevé de formation initiale, stérilisant ainsi la mixité sociale, dans la mesure où les études supérieures ne peuvent être suivies en parallèle de séances d'entraînement chronophages.» Aujourd'hui encore, quelques exceptions subsistent (Castaignède, Dusautoir, Maynadier, Battut, Bouilhou, Loursac..). Rugby et études : un combat porté jusqu'au ministère des sports. Quand on sait, me précise l'ami Jean-Georges Malcor, ancien de l'Ecole Centrale, que seulement 7% des étudiants pratiquent une activité sportive, le chemin est étroit, la porte basse. Mais ce ne sont pas des raisons pour abdiquer.

Deuxième signal d'alarme : les chocs à répétition. «Alors que l'un des finalités de l'activité sportive est l'optimisation de l'état de santé, tant mentale que physique, on assiste chaque semaine - et ceci va en s'amplifiant - au terrible spectacle de joueurs titubant après un choc, ce à quoi on répond par la déclinaison du protocole "commotion cérébrale", alibi par sa pratique plus qu'instrument thérapeutique, d'autant qu'on ne fait pas grand-chose sur le terrain de ces règles pour mettre un terme à ce qui relève de l'atteinte à l'intégrité de la personne humaine.»

Et de poursuivre : «Si, dans l'industrie, on avait des conditions de travail similaires à celles que subissent les joueurs de rugby lors des entraînements, on positionnerait vite le débat en termes de charge excessive de travail et de risques professionnels graves avec, à la clef, de possible sanctions civiles lourdes (liées à l'obligation générale de sécurité de résultat) et même pénales (la faute inexcusable). Le rugby actuel réduit fortement l'espérance de vie. Il serait peut-être temps de provisionner les sommes que, dans vingt ou trente ans, on devra verser à des joueurs prématurément vieillis en raison de séquelles physiques et surtout psychologiques de ces chocs violents à répétition.» Prémonitoire autant que prophétique.

Un constat n'est pas suffisant, nous le savons. Notre dernière réunion, à Treignac, nous a permis de compiler, sous l'égide de Gérard Sainson dit Le Gé, une trentaine de propositions afin de faire revenir le rugby sur des terres favorables. Nous y reviendrons à la rentrée. En attendant la mi-août, et «pour ouvrir dès à présent le débat vital pour le présent et l'avenir du rugby», Bala, Dédé et leurs amis «suggèrent huit pistes de réflexion, liste non exhaustive.» Les voici :

- REPLACER la carrière sportive dans le cadre des formations académiques ou professionnalisantes.
- REPENSER le rôle des centres de formation et les doter d'une cellule d'évaluation indépendante.
- RENFORCER les règles et les sanctions pour interdire les obstructions et les collisions de joueurs sans ballon.
- REFLECHIR à des règles du jeu qui privilégient l'évitement.
LIMITER la zone de plaquage en dessous des épaules.
- ETABLIR un programme spécifique de suivi des joueurs sélectionnables en équipe de France, sur la charge en travail et le nombre de matches joués.
EXPOSER le rôle des staffs médicaux des clubs et renforcer leurs liens avec la médecine du sport tout en préservant leur indépendance par respect de l'éthique.
- MODIFIER la règle des remplacements hors blessures, qui pourrait aller de l'interdiction à une stricte limitation.

Quatre siècles avant notre ère, Hippocrate s'était déjà aperçu que «chez les athlètes, un état de santé porté à l'extrême est dangereux, car il ne peut demeurer à ce point». Enfant de Cos, grand voyageur, écrivain et médecin militaire, ce penseur prolongea la doctrine d'un dénommé Philiston de Locres, naturaliste aujourd'hui oublié, lequel considérait que nous sommes constitués à partir de quatre formes : le feu, l'air, l'eau et la terre. Les rugbymen français semblent jouer, aujourd'hui, avec le feu. Ils s'y consument quand d'autres fendent l'air. Pour revenir à Hippocrate (Dictionnaire des penseurs, éditions Honoré Champion, co-écrit avec le philosophe et demi de mêlée Christophe Schaeffer), nous lui devons aussi - et surtout - cet aphorisme dont nous pouvons faire un viatique durant l'été : «La vie est courte, l'art est long, l'occasion est prompte à s'échapper, l'expérience est trompeuse, le jugement est difficile.» Forts de cela, mettons à profit nos vacances pour recharger les accus.