mardi 30 novembre 2021

Poivre et sel

 

Danser pour être libre, oui, d'un pied l'autre, l'appui léger, les épaules tournées ailleurs, le bassin décalé et le regard déjà porté vers la ligne. Il faut se méfier des joueurs qui dansent, et des femmes aussi, parait-il. Surtout lorsqu'ils ou elles se regroupent le dimanche pour s'adonner à ce rituel. Evoquer Joséphine Baker au moment où elle entre ici, au Panthéon - du moins son esprit puisqu'elle est inhumée ailleurs, plus au sud, sur un rocher et qui n'est pas des Basques - c'est rendre hommage au château de cette mère situé au coeur de la Dordogne, elle qui fut la marraine du club de rugby local, accueillant Jean Dauger, Alban Moga, Jean Prat et princes consorts pour des rencontres de gala qui firent du trésorier de Saint-Cyprien le bonheur.
Tous les stades, toutes les scènes tombèrent sous le charme de l'exotisme. Serge Blanco, c'était la foulée chaloupée la plus célèbre du monde, la plus crainte et la plus tranchante aussi au point qu'elle aurait pu faire l'objet d'un culte. C'est la fidélité au seul diamant d'une côte qui n'en manque pas, ce Biarritz plus gros que le Ritz, aurait écrit Hemingway, a titré Lalanne. C'est l'envie de redonner à ce sport qui l'a fait roi et qu'il a rendu beau, en accompagnant aujourd'hui les cadets du B.O. dans l'anonymat du championnat régional comme on éduque une famille, une tribu arc-en-ciel. Mais après avoir enchanté le monde d'un tour de rein dans le chaudron du Parc des Princes ou celui de Harlem, rien n'évite aux abondantes comètes de finir ruinées.  
A dix-neuf ans naquit au monde un arrière enchanteur à la coupe afro et il traversa plusieurs fois le terrain, électrisant le public gallois venu assister à un match de l'équipe de France B. Dans la tribune un jeune journaliste, John Taylor, allait en rédiger le compte-rendu et surtout faire de Serge Blanco le Pelé du rugby. A l'heure où l'on sacre Lionel Messi pour la septième fois, signalant par là qu'il est vraiment très difficile de se renouveler, Joséphine multi-facette (chanteuse, danseuse, espionne, icone, etc.) entre au Panthéon. Jupiter, qui aime aussi le football, a tranché.
Personne n'a jamais remarqué que Serge Blanco avait la peau sombre et le cheveu crépu, aujourd'hui poivre et sel. On ne voyait que son sourire et des percées. Après Roger Bourgarel et Dominique Harize, il a ouvert une voie dans laquelle, naturellement, d'autres se sont engouffrés sans jamais se revendiquer d'un héritage particulier. Ainsi Emile et Romain Ntamack, Jimmy Marlu, Wesley Fofana, Teddy Thomas, Gaël Fickou, Virimi Vakatawa, j'en oublie, n'ont de signe distinctif que leur talent, preuve que le rugby, qui a bon goût, n'a pas de couleur.
Evoquer aujourd'hui Serge Blanco - en effet miroir d'une société qui communautarise sans frein et dans le même temps stigmatise toute aspérité ou différence - à l'heure où la République honore un destin, une personnalité exceptionnelle, un combat mené durant toute une vie pour la liberté et l'émancipation, mais aussi la renommée, l'engagement, l'incarnation de l'esprit français, c'est rappeler que le passé récent continue de forger le présent. Car rien ne m'a plus fait mal que d'écouter collègues et amis m'avouer ne jamais avoir entendu parler de François Moncla, grand militant, comme Joséphine, de la cause humaine, inlassable défenseur de l'antiracisme.
François "les bas-bleus" nous a quitté dimanche matin. Et c'est toujours une tristesse de voir partir les uns après les autres les héros de 1958. C'est pourquoi je considère comme une chance d'avoir pu échanger régulièrement avec lui ces années passées, et la dernière fois il y a moins d'un mois. Comment oublier ce grand capitaine d'un XV de France, si inspiré dans son sillage que le journaliste anglais Pat Marshall, inventa deux mots - French Flair - pour définir le style d'attaque, impensable, inattendu, spontané, précis, communicatif, inventif - qui était son trait d'union.
Je ne peux considérer qu'avec beaucoup de recul, voire même une distance impossible à combler, le buzz construit de toutes pièces autour de l'inconstant Teddy Thomas, coupable aux yeux des chastes et des chantres d'avoir voulu s'amuser en jouant. Revers de fortune, son vis-à-vis lui a rappelé que la meilleure façon de répondre n'est pas de plaquer des mots mais de conclure par des essais. "Le temps use l'erreur et polit la vérité", écrit Charles Eugène de Lévis. Ainsi les grands marquent-t-ils leur passage, trace laissée dans l'en-but mémoriel qu'il est de notre devoir - devoir librement choisi - de laisser toujours ouvert et d'alimenter.
Ancien ailier, éducateur du PUC et arbitre, aujourd'hui retiré à une portée de drop du Panthéon, Pierre Quillardet, l'oeil vif et le havane disposé, n'a de cesse de me rendre Albert Camus vivant, excellent gardien de but par ailleurs. Alors que mon vieil ami me lit un passage des Carnets - "Ce qui compte est d'être vrai. Et alors tout s'y inscrit : l'humanité et la simplicité" - j'entends remonter ce mardi au coin de sa rue cortège et défilé. Sur la table du salon trônent quelques reliefs de son repas. Cette phrase incantatoire de Joséphine Baker, prononcée à Washington le 28 août 1963 sur les marches du Lincoln Memorial me revient alors : "Poivre et sel. C'est ainsi que ça doit être."

dimanche 21 novembre 2021

La nuit transfigurée

 

Certains instants parlent d'éternité. On aimerait prolonger ce rêve éveillé. Et s'y replonger dès qu'un voile de tristesse, d'abandon, de nostalgie, que sais-je encore, nous enveloppe l'esprit. Depuis que le XV de France s'est frotté aux Néo-Zélandais, ces moments magiques apparaissent de décennie en décennie pour frapper les imaginations. Certains marquent aussi les All Blacks de cicatrices. Ceux-là n'auront pas longtemps à souffrir de la lourde défaite (40-25) encaissée samedi soir dernier. Deux ans pour en guérir, c'est largement suffisant. En attendant, nous n'oublierons pas ce succès, d'où il vient et, on l'espère, vers où il nous transporte.
L'histoire du rugby français est intimement liée à la Nouvelle-Zélande. Ne serait-ce qu'au souvenir du premier test-match officiel d'un XV de France pré-pubère, le 1er janvier 1906. L'USFSA (ancêtre de la FFR qui naîtra quatorze ans plus tard) avait dû rémunérer les All Blacks, tout juste nommés ainsi, pour qu'ils acceptent de détourner leur tournée sur Paris, ses joies nocturnes et ses monuments historiques. Et inversement. Il fallut attendre un demi-siècle (1954 à Colombes) et la génération sacrée (Jean et Maurice Prat, Lucien Mias, Gérard Dufau, Roger Martine, André Boniface, Henri Domec) pour que les Tricolores puissent vaincre cette équipe. Score minuscule (3-0), exploit majuscule.
Depuis lors, l'épopée bleue se nourrit de victoires sur ces joueurs qui portent le deuil de leurs adversaires. Après 1973 dans le sillage de Max Barrau et de Walter Spanghero au Parc des Princes, le 14 juillet 1979 à l'Eden Park d'Auckland est entré dans la légende dorée d'une génération qui ne l'était pas moins (Rives, Dubroca, Dintrans, Paparemborde, Joinel, Gallion, Codorniou, Aguirre). Et il faut croire que chaque portée tricolore tient pour heure de gloire, à défaut de titre mondial, son succès face aux All Blacks. 1986, 1994, 1999, 2007, 2009 : le palmarès du XV de France est ponctuée de fulgurances qui alimentent la chronique.
Et même certaines défaites - 1968 et 2011 à Auckland - se détachent du lot commun qui consiste à perdre le plus souvent contre cet adversaire hissé au rang de légende voire d'allégorie autant que de mystère tant il domine son sujet, inspire ce jeu, le régule et le dispense pour la plus grande joie de spectateurs éblouis. Alors les battre, oui, comme ce fut le cas samedi soir, c'est vaincre aussi dans un même élan ces propres démons tout en désacralisant un mythe tenace.
Regardez ceux qui reviennent de Saint-Denis comme des pèlerins qui auraient vu la Vierge à Lourdes : ils sourient béatement et ce sourire ne les quitte pas. Ils ont vu les rois de France, ces rois de l'équipe de France, et c'est un peu, dans cette nuit transfigurée, comme s'ils avaient reçu la lumière. C'était l'heure bleue, ce moment bascule entre jour et nuit, entre crainte et espoir, entre attente et délivrance, entre défaite et succès, un temps charnière symbolisé par Antoine Dupont et Romain Ntamack.
Leur ainé, André Boniface a coutume de dire qu'on ne se souvient d'une action que si elle se conclue par un essai. C'était pour lui une façon de regretter toutes les attaques, certaines somptueuses, qui moururent en touche ou d'un en-avant. On aimerait bien sûr garder longtemps en mémoire la relance initiée par Ntamack, fils d'Emile, qui aurait pu et dû alimenter un chapitre du French Flair par l'essai qui s'annonçait, signé Penaud, fils d'Alain. Au lieu d'être malheureusement plongée dans l'oubli à venir par la faute gourmande de Cameron Woki, grisé, alors que s'offrait un "trois contre deux", aperçu en bout de ligne, mais pas par lui.
Ce fil, cette transmission, cette filiation, c'est aussi la marque d'un XV de France à papa, histoire de famille faite pour relier joueurs et passionnés. C'est bien à une communion que nous fûmes conviés, samedi soir à Saint-Denis. Certes, pas devant avec la famille mais derrière, avec les amis. Ce fut largement suffisant pour nourrir un bonheur durable comme il en est de la construction, de l'architecture, du développement. A condition que ne soit pas récupérée cette belle affaire.... C'est toujours le danger avec un succès : si la défaite est orpheline, la victoire, elle, a cent pères.

mardi 16 novembre 2021

L'étendue des territoires

Le 8 septembre 2023, la dixième Coupe du monde débutera par l'affiche France- Nouvelle-Zélande. Il n'y en aura pas d'autre de ce genre avant le match d'ouverture. Autant dire que la rencontre de samedi servira de répétition générale. Si le staff tricolore - on lui a posé la question - ne fait pas de ce dernier test-match de l'automne un objectif prioritaire, les All Blacks, eux, n'ont pas cette mise à distance, cette pudeur qui cache beaucoup trop de méfiance et si peu de sérénité. Car enfin, il sera question de territoire à marquer, d'impact à assener, de doute à instiller. Nul doute que le vainqueur de l'ultime rendez-vous de novembre qui s'annonce à Saint-Denis plongera son adversaire dans la perplexité.

Mais après leur défaite à Dublin, faut-il vraiment craindre les All Blacks ? Faut-il avoir peur d'une équipe qui, certes, porte le deuil de son adversaire - ainsi que l'écrivait Georges Pastre, grande plume de Midi-Olympique et historien à l'érudition souriante - mais semble aujourd'hui avoir perdu de sa superbe. Aucun adversaire n'est à prendre à la légère, ainsi qu'éprouvé face à la Géorgie, capable de faire jeu égal avec les Tricolores pendant vingt-cinq minutes, et il n'est pas ici question de sous-estimer la Nouvelle-Zélande à l'aune de son échec irlandais. Mais il y a des raisons d'être optimiste.

Depuis 1954 et le premier succès sur les All Blacks à Colombes avec un XV de France fort de Lucien Mias, Jean Prat et André Boniface, certes dominé mais vaillamment arc-bouté en défense et, il faut l'avouer, bien servi par la suffisance néo-zélandaise en attaque, jusqu'au quart de finale du Mondial 2007 à Cardiff où il fut question là-encore d'un profond dédain au moment de frapper ce drop-goal qui aurait offert aux Néo-Zélandais un billet pour la demi-finale, nous savons que les All Blacks, contrairement au mythe qu'ils véhiculent, ne sont pas invincibles.

Mais quand ils s'inclinent, c'est souvent parce qu'ils ne se sont pas donnés toutes les armes, qu'ils ont péché par facilité, légèreté, trop de décontraction ou de confiance en eux, en leur jeu, en leur force. Samedi dernier à l'Aviva Stadium, ils ont été saoulés de percussions, obligés à défendre comme jamais ils ne l'avaient fait. Ils ont été dominés physiquement, territorialement et dans la possession du ballon. La fameuse règle des trois P (pace, possession, placement, soit rythme, conservation, position) inventée par Charlie Saxton dans les années 50 s'est retournée contre eux. Pis, les Irlandais l'annexèrent.

Reste que s'il veut l'emporter samedi, le XV de France devra montrer autre chose que ce qu'il a livré à Bordeaux contre les Géorgiens. On peut extraire trois de leurs six essais pour souligner ce que les Tricolores sont capables de réaliser quand ils sont inspirés. Lorsque Mathieu Jalibert choisit de prendre l'intérieur, il y avait surnombre au large, de l'ordre de cinq contre deux : ne gardons que le positif... Damian Penaud, lui, s'est ouvert le chemin de son premier essai grâce à une passe intérieure de Gaël Fickou en position d'ouvreur, et a trouvé celui de son doublé au large avec une passe millimétrée de Romain Ntamack placé centre...

Samedi soir, donc, nous connaîtrons l'étendue du chemin qu'il reste à parcourir et de celui qui a déjà été emprunté. Nous saurons si certains des choix tactiques du staff tricolore - Jalibert ouvreur, Ntamack centre, Woki deuxième-ligne, Jelonch numéro huit, entre autres choix - sont pertinents, si la préparation physique tant vantée à Marcoussis est à la hauteur de nos attentes, des exigences du très haut niveau et des fameux ingrédients que notre adversaire ne manquera pas de verser dans son plat de résistance, test grandeur nature qui sera à n'en pas douter le point d'orgue des tournées d'automne, toutes nations confondues.

Au Stade de France, les All Blacks livreront - je m'avance pour intéresser la partie - le Ka Mate afin de garder pour nous au show en 2023 leur très guerrier Kapa O Pango créé, en grande partie, à des fins marketing. Un Ka Mate composé en 1820 par le chef Te Rauparaha, et emprunté au siècle dernier à la tribu Ngati Toa sans lui offrir de dédommagement. Après treize ans de procédures juridiques, un accord à l'amiable fut finalement trouvé en 2011 entre la tribu et la fédération néo-zélandaise. Il n'est pas inutile de signaler que ce bref haka est d'abord un hymne à la femme, qui sauve le voyageur d'un danger en le cachant dans une fosse de stockage de patates douces et en asseyant au-dessus delui pour en masquer l'entrée. Une sorte de monologue du vagin, façon kiwi.

lundi 8 novembre 2021

Sept branches de soleil

Il n'y a que les nations richement dotées pour s'empaler dans le dilemme et finir par pourrir deux purs talents qui ont le malheur d'évoluer ensemble. Associés contre nature, l'un à l'ouverture et l'autre au centre, Matthieu Jalibert et Romain Ntamack n'ont jamais pu exprimer pleinement leur potentiel offensif face à l'Argentine, samedi soir dernier. L'addition des deux n'a été qu'une soustraction, nourrissant à l'infini un concert de regrets. Chaque observateur privilégiera sa version, son option ; reste qu'on n'agrège pas un centre par défaut et un ouvreur d'autorité sans que l'un comme l'autre n'y perde en liberté d'expression. 

Les Géorgiens, qui s'avancent en ordre serré, n'ont pas ce luxe inouï dont nous nous prévalons qui consiste à immoler aussi vite qu'encensés leurs meilleurs joueurs. Modestement, puisant dans leur cheptel d'exilés, les hommes forts de cette lointaine contrée composent une équipe de gros bras et de fortes têtes dont l'unique objectif consiste au pire à ne pas sombrer dans le ridicule, dimanche à Bordeaux, au mieux conforter ceux - peu nombreux et guère efficaces - qui souhaiteraient élargir le Tournoi à sept équipes, voir huit si l'Afrique du Sud venait à choisir la direction du nord plutôt que du sud.

Daté du dimanche 13 octobre 2002, l'acte fondateur du rugby géorgien est signé d'une poignée de durs à cuir. Ce jour-là, devenu depuis fête nationale ovale, les Lelos parvinrent à vaincre l'ennemi juré, cette Russie qui leur avait barré le route des qualifications pour le Mondial 1999. Reste gravé au coup de sifflet final le grondement de la foule massée dans l'immense cratère de béton en forme de stade, tonnerre de joie qui fit trembler tout Tbilissi. La Géorgie naissait au monde, juchée sur les épaules de son entraîneur, le Français Claude Saurel, et d'un staff de fidèles : Thierry Roudil, Patrick Fort, Jean-Louis Salomon et François Holveck. 

Comme avant elle l'Argentine, la Géorgie s'est patiemment construite avec ses exilés volontaires, principalement des avants recrutés par de nombreux clubs professionnels français au titre de main d'oeuvre robuste et peu coûteuse, option somme toute vertueuse qui permit aux Lelos de s'aguerrir. Non pas que le caractère leur fasse défaut, eux qui avaient pour la plupart lutté contre l'envahisseur russe et vu mourir des amis, des voisins et des membres de leurs familles dans ce conflit, mais disons plutôt que la France leur offrit, à ce moment-là, l'opportunité d'enrichir leur bagage rugbystique.

Douzième nation mondiale dans un gruppetto au sein duquel émargent Fidji, Samoa, Italie, Tonga, Roumanie, Uruguay et Etats-Unis, la Géorgie domine l'Europe hors Tournoi depuis 2004, cinq Coupes du monde au compteur, et s'est récemment dotée d'une franchise - Black Lion. Elle évolue dans le championnat d'Europe composé de clubs et de sélections russes, belges, espagnoles et hollandaises.  Si l'issue du test-match dominical en terre girondine doit être une nouvelle défaite après celle de Marseille en 2007, les Lelos n'auront sans doute pas à regretter le nouvel éclairage que leur offre le XV de France : leur emblème, un soleil à sept branches, ne symbolise-t-il pas le temps à l'image de l'eau d'une rivière que nous regardons s'écouler depuis la berge ?

Ce temps nous relie, génération après génération. Ainsi ai-je été comblé le week-end dernier à la Foire du livre de Brive par la visite de mes amis Lionel et Patricia. Entouré aussi par Christian Badin, Pierre Besson, Pierre Balineau, Hélios Ruiz, Daniel Dubroca, Yann Manhes, Pierre Villepreux et Jean-Jacques Gourdy, au soutien de Jeux de Lignes. Benoit Jeantet et moi avons déjeuné en compagnie de François Garde, puis débatu avec François Chevalier. Relancer avec Léon Mazzella, échanger avec Hélène Legrais, partager avec Jérôme Cordelier, féliciter mon voisin de stand Michel Peyramaure pour sa longévité (centenaire, le créateur de l'école littéraire de Brive avec Tillinac, Bordes, Soumy, Viollier, élargie à Signol, Bergounioux et Millet, reste alerte), et rire avec Xavier Emmanuelli, assis à ma gauche, participe aussi de ce festin d'amitié et d'affinités. 

En haute tenue, ce salon littéraire bruissait de mille confidences et d'une même passion après deux ans de jeûne. Dans notre petite zone de marque, regroupés autour de l'idée que la balle ovale est une magnifique métaphore pour qui veut bien s'en saisir, mot à mot, nous étions cependant tous un peu déçus de n'avoir pas autant vibré que nous l'attendions après les promesses bleues, plus imaginées qu'entrevues. Le Top 14 est très (trop) souvent un filtre déformant qui ne rend pas assez compte de l'exigence internationale. Que l'Ecosse, petit pays mais immense nation de rugby, parvienne à force de caractère et d'organisation à vaincre l'Australie nous rappelle fort à propos aux vertus incorruptibles de ce jeu.

lundi 1 novembre 2021

Faveur et ferveur

Dès qu'il s'agit de composer une équipe, la France du rugby dispose de millions de sélectionneurs, tous plus compétents les uns que les autres. Du consommateur occasionnel de test-match à l'ancien entraîneur national devenu consultant télé, tous les avis se croisent et se heurtent. Jusqu'à celui qui s'était juré de ne pas encombrer les antennes une fois terminée sa carrière de coach mais qui ne peut s'empêcher d'opiner, d'autant qu'il est payé pour ça... Alors imaginez la tâche, du coup compliquée, de ceux dont c'est désormais le métier, je veux parler des membres du staff tricolore.

Dès ses origines, le comité de sélection du XV de France fut la cible de critiques au motif que ses choix n’étaient pas toujours guidés par la seule raison sportive. Que le cheptel de joueurs de haut niveau français soit restreint ne pouvait pas éteindre les polémiques, et on pense ici au tonitruant Philippe Struxiano, demi de mêlée et capitaine toulousain (déjà) de XV de France des années vingt du siècle dernier, qui s'opposa au diktat des sélectionneurs. Plus tard, période 1957-1960, quand il fut question de choisir au centre entre deux indéniables talents - Jacky Bouquet et André Boniface - la France du rugby adora prendre parti. Et si les deux icones se partagèrent les ferveurs populaires, les sélectionneurs arbitrèrent parfois en faveur de Stener, Rogé et Marquesuzaa.

Déjà qu’un seul leur posait problème, alors quand en 1960 les Boniface furent deux - Guy et André - le dilemme gagna en intensité. Qu’ils dominent le Championnat de France sous les couleurs du Stade Montois ne donnait pas pour autant à Guy et André Boniface la possibilité d’être associés en équipe de France : leur furent opposés Jean Piqué, Louis Casaux et Michel Lacome, ce qui les priva jusqu’en 1966 d’une trentaine de sélections ensemble. Durant cette guéguerre, les sélectionneurs gagnèrent un sobriquet - « les gros pardessus » - inventé par l’ancien centre international Jean Dauger, devenu journaliste à Paris-Presse

Dans le même temps, entre 1957 et 1963, le public avait pris fait et cause pour l’élégant biterrois Pierre Danos au détriment du solide agenais Pierre Lacroix, deux visions du jeu - au large ou autour des avants - qui atteignit son paroxysme quand les spectateurs de Colombes se mirent à huer Lacroix au point que celui-ci, alors âgé de 28 ans, renonça, traumatisé, à poursuivre sa carrière internationale. De la même façon, en 1968, la France fut partagée, et pas seulement sur le terrain politique : sud-est contre sud-ouest, les supporteurs de Guy Camberabero, aveuglés par leur passion, allèrent jusqu’à insulter Jean Gachassin lors d’un match de gala à Grenoble organisé entre deux journées du Tournoi des Cinq Nations. Pour ce poste d’ouvreur face à l'Angleterre, les sélectionneurs évitèrent de choisir - l'histoire se répète : ils titularisèrent le Voultain Guy Camberabero en dix pour placer le Lourdais Jean Gachassin au centre. Et le XV de France remporta le premier Grand Chelem de son histoire. 

A partir de 1966 et jusqu’en 1973, Benoît Dauga et Walter Spanghero - géants qui nourrissaient une estime réciproque - furent opposés au poste de troisième-ligne centre. Ils occupèrent vingt-trois fois chacun ce poste stratégique, alternant en deuxième-ligne puisqu'il était impensable de se priver d'eux. Durant cette période, un autre différend d’envergure alimenta la chronique au centre ; quid du duo Maso-Trillo ou de la paire dacquoise Lux-Dourthe. Au final, les Dacquois l’emportèrent (12 associations) sur les frères siamois (7 fois), et la défiance vis-à-vis du pouvoir sportif fédéral personnifié par l’Agenais et ancien capitaine tricolore Guy Basquet, président du comité de sélection, atteignit son acmé. 

Les disputes, au sens latin du terme, redoublèrent lorsque de 1971 jusqu’en 1977, l'artiste Richard Astre et l'artisan jacques Fouroux entrèrent en lice pour le poste de demi de mêlée et le capitanat du XV de France, au moment même où Béziers dominait sans partage le rugby français. Michel Pebeyre, Max Barrau et Jean-Michel Aguirre participèrent à cette joute qui vit finalement Fouroux remporter le Grand Chelem en 1977, mettant fin à cette parenthèse. Ce poste de demi de mêlée suscita encore d’intenses discussions après l’éclosion de Jérôme Gallion (Toulon) dans le Tournoi 1978 : Yves Lafarge (Montferrand), Jean-Pierre Elissalde (La Rochelle), Pierre Berbizier (Lourdes), Adrien Mournet (Bagnères) et Gérald Martinez (Toulouse) revendiquaient légitimement leur part de lumière et tous se partagèrent les sélections jusqu’en 1985 et la titularisation définitive de Pierre Berbizier, devenu agenais l’année suivante, maître à jouer du XV de France et accessoirement meilleur neuf de la planète rugby jusqu’à l’issue du Tournoi 1991. 

Durant cette période, le Toulousain Denis Charvet fut lancé au centre de l’équipe de France, associé dès 1986 à Philippe Sella. Rapidement, l’entraîneur du XV de France, Jacques Fouroux, le mit en concurrence. A la vélocité de Charvet, Fouroux préféra à quinze reprises entre 1987 et 1989 la carrure d’Andrieu et la puissance de Franck Mesnel, quintaux sur la balance. Il fallut alors l’intervention du président de la République, François Mitterrand, pour que l'Eliacin Charvet réintègre le groupe France alors en partance pour la Nouvelle-Zélande. C’est dire jusqu’où il était nécessaire de remonter pour que cesse les polémiques. Peut-on imaginer aujourd'hui le chef de l'Etat, ou son Premier ministre, fan de rugby, opiner à l'heure de la composition d'un XV de France lancé vers les tests de novembre ?

A l'occasion de la publication de Jeux de lignes (éditions Privat), nous sommes invités, Benoit Jeantet et moi, à participer à une table ronde, dimanche 7 novembre à 14 h 30 (salle l'Ouvroir), dans le cadre de la Foire du Livre de Brive, sur le thème "Littérature et sports". Débat animé par Hubert Artus, avec Yann Bonato, Jérémy Le Bescond et François Chevalier. Nous vous y attendons.