jeudi 28 janvier 2021

Solitaires, solidaires

Et bien, non, même sensationnelle, la victoire n'est pas seule à être belle. Et elle n'a pas à être jugée, que ce soit par un jury ou une ligne d'arrivée. Ce jeudi, Charlie Dalin a cassé ce fil virtuel tendu entre deux bouées au large des Sables-d'Olonne après quatre-vingt jours et quelques heures de circumnavigation endiablée. Mais c'est Yannick Bestaven qui a remporté ce Vendée Globe, arrivé moins de dix heures après le premier. Il y a donc, au jeu des bonifications, deux vainqueurs. Et même davantage si l'on veut prendre le temps d'y réfléchir. Riche de métaphores, il est bon que l'issue de ce tour du monde en solitaire sans escale se décante à la faveur d'un sauvetage, celui de Kevin Escoffier réalisé par Jean Le Cam et soutenu par Boris Herrmann et Yannick Bestaven dans l'océan Indien. Les bonifications - entre six et seize heures - ne sont que le reflet de la générosité des marins, de leur humanité qui n'a rien de vague, de leur solidarité en mouvement. Vainqueur moral, vainqueur sportif, podium changeant, et que dire de Jérémie Beyou, quatorzième, lancé dernier des trente-trois dans sa course de la deuxième chance dix jours après tout le monde avec 3 000 miles nautiques de retard par la faute d'une avarie de safran après avoir heurté un OFNI (cétacé, tronc d'arbre, container ?) et qui, reparti à l'assaut, a grignoté une partie de son retard (400 nm) loin derrière la meute ? Dans le meilleur des mondes, le coriace Beyou aurait sans doute terminé en tête. Mais la course en mer est une loterie. Pour s'en convaincre, il suffit de narrer la malchance de Boris Herrmann heurtant un bateau de pêche dans le Golfe de Gascogne alors qu'il voguait mercredi soir, selon toute vraisemblance, vers un sacre. Cabossés, ils le sont : les marins exténués et leurs bateaux désossés, voiles déchirées, quilles martyrisées, foils découpés. Toutes et tous, qui ont débarqué et qui sont encore en mer, méritent respect et honneurs. Rarement classement est autant dérisoire. Devant l'inimaginable effort consenti pendant presque trois mois, la victoire scelle une performance qui n'est pas réductible au temps imparti et aux miles parcourus. D'autres paramètres, d'autres éléments dont nous ne voyons, simples terriens, que l'écume participent de cet exploit dont personne ne peut vraiment mesurer l'impact, mis à part les marins eux-mêmes. Et encore... Ainsi le premier, Charlie Dalin a dit : "Cette course m'a changé. Même si je ne sais pas encore ce qu'elle a changé en moi." Il le saura dans un mois, dans un an. Plus tard. Peut-être. Ils ont perdu espoir, l'ont retrouvé. Ils ont pleuré des larmes de sel qui sont aussi des larmes de joie. Solitaires, ils sont surtout solidaires, et entourés d'une équipe aussi dévouée que dédiée. Aux côtés de Yannick Bestaven via WhatsApp durant ces quatre-vingt jours afin de l'aider à puiser au plus profond assez d'énergie et de lucidité pour maîtriser les éléments déchaînés et sublimer les événements contraires, mon ami Eric Blondeau, ancien trois-quarts centre d'Angoulême et ex-préparateur mental de Clermont, du XV d'Ecosse et de Montpellier, a sa part de succès partagé dans cette aventure technologique, certes, mais avant tout humaine, odysée dont il a su me faire partager quelques bribes. Ballotés que nous sommes dans l'incertitude sanitaire, sportive et sociale, sans horizon détaché vers lequel nous diriger puisque noyé entre un ciel de confinement et l'amer, nous subissons vents et courants, annonces et tentations. "La vie est courte, l'art est long", écrit Sénèque. A une semaine du coup d'envoi d'un Tournoi des Six Nations qui reste aussi incertain qu'une tempête dans les Cinquantièmes Hurlants, ces magnifiques marins qui rentrent au port après avoir tant lutté nous rappellent que pour l'emporter, il faut choisir, parier et parfois désobéir, en tout cas s'écarter de la route familière pour miser l'ailleurs. Assumer sa différence à tout moment. En un mot, son originalité. C'est à garder précieusement.

samedi 23 janvier 2021

Silence, on tourne

Les mots nous accompagnent et, mieux que les décrire, déclenchent des émotions. Alors quand, des stades évidés, s'agitent des jeux nimbés de silence, et qu'il n'y a même plus de récits épiques pour tenter de sublimer ce monde rendu sourd et muet par l'effet d'un virus qui tarde à s'éteindre, nous finissons nous aussi par fonctionner au ralenti, lachés sur la grève. La chair et l'esprit ne s'opposent pas, assure le neuropsychiatre Boris Cyrulnik qui fut du temps de sa jeunesse un rugbyman assidu, car tout - un encouragement, une information, une attitude - nous plonge, dit-il, dans une dimension métaphysique. 
Le sport, pourrait-on écrire à notre tour, se constitue ainsi avant les lois naturelles pour nous construire ; nous apprendre l'effort et nous faire apprécier le réconfort, nous encourager à ne pas désespérer, à susciter l'adhésion par l'exemple de nos actions, à développer nos potentialités les plus profondément enfouies. Il est cette petite société en mouvement et nous aimons, une fois sa pratique éloignée par la faute d'articulations récalcitrantes, le chérir de loin, mise à distance qui va de la talenquère au canapé du salon. Sans jamais perdre le lien, finalement. 
Ce lien est un tissu sonore filé d'imprécations et d'encouragements, de longs murmures et de hurlements éruptifs, qui nous manque cruellement quand l'action sans commentaire, le challenge sans émotion, le choc sans écho, deviennent notre quotidien. Au lieu d'être ce trait d'union vital qui nous éveille, le sport n'est alors qu'une façade, un déroulé obligé, une pantomime imperméable, quelque chose de désincarné qui ne parvient pas vraiment à nous nourrir. La rumeur enfle et porte dans le vent mauvais l'annonce imminente d'un Tournoi des Six Nations reporté pour cause de variant anglais. Le huis clos ne suffit plus, la bulle sanitaire n'est pas assez hermétique, les risques de transmissions pour ce sport de passes et de contacts sont trop élevés pour le risque encouru d'accélérer le pire. Les solutions ricochent sur le mal et pourtant, vent debout, penchés sur un futur incertain, il nous faut continuer d'avancer. 
Nous sommes ces personnages de Giacometti, dépouillés jusqu'à leur plus simple expression, "oeuvres solitaires silencieuses secrètes ; oeuvres graves nues décharnées perçues comme les résidus d'une lente consumation ; oeuvres vulnérables menacées travaillées et assaillies par des tensions et des forces qui ne connaissent aucun repos ; oeuvres austères abruptes crevassées par les doutes, interrogations, déchirements et échecs qui les ont engendrées ; oeuvres démunies fragiles tendues qu'un rien aurait pu réduire à néant ; oeuvres de l'affirmation invincible incarnant cette force et cette sérénité dont vit celui qui est remonté des enfers et fait front, enraciné en cette terre où prennent fin la menace et le temps", écrit René Char, lui aussi fort rugbyman. 
Dans ce silence à marche forcée qui nous larde, j'entends sortir de l'écrin sans joyau le hurlement des coques et des voiles dans l'Atlantique en rut ; je vois comme des aimants glissants sur la porte du réfrigérateur ces bateaux effilés trancher dans les vagues et les lames. Ils sont regroupés, neuf en meute, soudains aimantés par l'arrivée en Vendée, empaquetés autant par instinct grégaire que hasard météo, sprint ultime après trois marathons des océans du globe. Fascinant. 
A l'heure où je rédige cette chronique, ce pack de conquérants de l'inutile marin contourne par le nord et le sud les Açores et rien n'est joué ; ce dernier choix peut transformer le suiveur en vainqueur. Mais après tout, les tempêtes, les morsures, les doutes et les réparations, qu'importe le premier puisque la victoire se situe d'évidence dans l'objet du défi davantage que dans la lecture d'un classement où tous s'adjugeraient le trophée ex-aequo. Reste qu'après quatre-vingt jours de circumnavigation héroïque, il n'y aura personne pour les accueillir que leurs familles et leur staff, eux qui méritaient la foule après la houle.

jeudi 14 janvier 2021

A la dérive

On ne devrait jamais partir, puisqu'on finit par revenir. Et les retours sont parfois douloureux. On retrouve en pire ce qu'on avait quitté. Il est en du rugby comme de la vie : un possible troisième confinement comme autant de mutations du virus, l'entraîneur de Montpellier viré pour n'avoir pas partagé l'attente de son président... La liste, indigne de Prévert, est longue comme une angoisse sans fin, sertie de disparitions qui nous ramènent à notre enfance de l'art. Nous étions partis pour nous aiguiser l'âme, nous revenons à couteaux tirés. Je ne sais pas si j'ai ri devant l'image de Raisuke présentant l'arbitre comme un trophée en signe de joie. Sans doute. Mais pas longtemps. Je me suis souvenu du flanker parisien Xavier Blond qui, pénalisé, avait alors juste touché du bout des doigts l'épaule de l'arbitre d'un Angleterre-France des Cinq Nations, et de la réaction embarrassée de son capitaine, Serge Blanco, retirant très vite cette main. Elle avait brûlé les codes du jeu. Presque trente ans plus tard, un pilier international anglais insulte un directeur de jeu. Autre temps. Comme le dit souvent mon ami Anderson, visiteur de ce blog, "nous avons créé des athlètes du rugby, des joueurs professionnels certes parfaitement préparés, et qui viennent d'un peu partout, mais nous avons oublié de leur dire qui nous étions, c'est-à-dire en quoi consistait l'essence du rugby, ce jeu qu'ils pratiquent et qui est devenu leur métier." D'où les incompréhensions et les dérapages, les gestes déplacés et les attitudes inadaptées, qui vont des errements juvéniles de Matthieu Jalibert à l'exaltation mal mesurée de Josaia Raisuke. Au départ, il n'existait d'arbitrage de match qu'entre capitaines, garants de la bonne tenue de leurs équipes respectives, du règlement et de son application. Mais ce qui était valable entre gentlemen de bonnes familles finit par devenir d'âpres discussions sans fin, parfois houleuses, une fois le rugby exporté dans l'hémisphère sud. La présence d'un "référent", consulté en cours de partie, s'imposa peu à peu, et le consultant devint arbitre des inélégances, bientôt muni d'un sifflet. La légende raconte que, las de hurler pour se faire entendre, le referee sortit de la poche de sa veste un sifflet de chasse dans lequel il souffla, ce qui eut le don de mettre les joueurs à l'arrêt. C'est ainsi que le pli fut pris. Signe d'une époque coercitive qui se veut plus juste, ils sont désormais un panel, une douzaine désignés pour une seule rencontre, répartis entre le terrain, la touche, la vidéo, les remplacements, la supervision et les délégations diverses. Il faut y voir une métaphore. Véritables divas dont on attend les augures comme à Delphes, friandises pour réseaux sociaux, certains directeurs de jeu sont, à l'image de chefs à la baguette, plus importants que leurs orchestres, voire que la partition qu'ils interprètent. D'autres, sans doute plus légers, se laissent hisser à bout de bras et voient rouge en retrouvant le sol. On ne touche pas à l'arbitre. Et s'il a le droit d'ironiser en levant le coude avec les supporters - n'est-ce pas M. Peyper ? -, on peut néanmoins s'autoriser à signaler le hors jeu. Coupes d'Europe annulées, Tournoi à huis clos, Top 14 chaque week-end amputé : 2021 est à peine entamé que déjà il dépasse en affliction l'année écoulée. Marin du Vendée Globe, je ne serais pas si pressé de rentrer au port. J'opterais pour une deuxième circumnavigation, histoire de rester encore un temps loin de la terre ferme qui se rétracte chaque jour davantage ; j'irais, à la dérive, dénicher à la façon de Bernard Moitessier un petit coin de paradis perdu pour y mouiller et sécher l'encre afin de rédiger loin du froid de notre couvre-feu un petit précis d'isolement, mais celui-là librement consenti.