lundi 23 décembre 2019

Tissu de nos songes

Maillon d'une chaîne qui va de Claude Labatut à Ugo Mola, Guy Novès - inspirateur d'une quinzaine d'entraîneurs actuels dont Castel, Sonnes, Ch. Labit, Garbajosa, Ph. Carbonneau, Bouilhou, Servat, Bru, Elissalde et Deylaud - vient d'annoncer sa retraite définitive des bords du terrain. Sélectionneur en chef du XV de France, il m'avait touché, à l'époque de sa nomination, par son rapport charnel et fortement symbolique au maillot tricolore qu'il envisageait comme une second peau.
Je n'ai pour ma part connu que les mailles de coton qui déclenchaient au toucher un sentiment d'appartenance et pesaient en hiver sous la pluie et dans la boue leur poids d'engagement. Aujourd'hui, le staff de l'équipe nationale constitué autour d'une nouvelle génération d'internationaux de haute volée - Ibanez, Servat, Galthié - cherche une étoile à laquelle accrocher sa charrue dans le tapis synthétique de Marcoussis, préférant délocaliser au soleil niçois la préparation du prochain France-Angleterre (2 février, 16 heures) plutôt que de subir les frimas de l'Essonne à sa porte.
Durant le tour d'en France que les dépositaires du jeu tricolore ont effectué ces dernières semaines au chevet des postulants dont le nombre - élevé - trahit une grande attente, les questions étaient nombreuses. En particulier celle, essentielle, que je n'ai jamais manqué de poser au cours de mes reportages : "Pourquoi joues-tu au rugby ?"
Tout le monde n'a pas, comme Jean-Pierre Rives, le sens aigu de répartie. Lui me répondit : "Ce n'est peut-être pas le pourquoi mais le "pour qui". Pour qui, c'est-à-dire pour les autres. Et les autres t'apporteront beaucoup si tu sais recevoir. Parce qu'ils te donneront davantage que ce que tu peux offrir." A l'heure où s'amoncèlent les cadeaux au pied du sapin, où l'on ne sait plus quoi offrir à force d'avoir fêté chaque année au même moment la même chose, joyeuse au naturel ou par nécessité, savoir accueillir s'impose.    
Aucun joueur n'est plus important que le jeu. Mais il y en a qui sont plus égaux que d'autres, quand même. Jean-Pierre Rives en fait partie. "Quand on aime ce jeu, on n'attend qu'une chose : jouer en équipe de France, assure-t-il. Ce n'est pas pour se vanter, claironner qu'on est le meilleur, c'est pour défendre quelque chose. Je ne parle pas de défendre le pays mais de défendre l'idée qu'on se fait d'une équipe au plus haut niveau."
Le plus fameux blond d'Ovalie l'avoue volontiers : "Mon truc, c'est le maillot. La performance, le match, qu'il soit réussi ou pas, c'est une autre chose. Mais le maillot de l'équipe de France est fait d'un bout de tous les maillots. Il incarne un esprit. Il nous parle, nous ramène à l'attitude. Quand tu portes le maillot de l'équipe de France, tu représentes tous les petits clubs, tous les gens qui bataillent dans l'anonymat pour que le rugby existe partout."
Dans le tissu singulier de songes, d'anecdotes et de révélations écrit récemment (Glénat, août 2019) par mes copains, anciens coéquipiers et collègues Bruno Kauffmann et Julien Schramm sous le titre Première Cape, se livrent entre autres Mias et Dusautoir, Mesnel et Maso, Jauzion et Gallion dans ce registre épidermique où s'inscrit fierté, honneur, joie et sacrifice, sentiments sans artifices qu'il faudrait transmettre voire offrir à ceux qui porteront bientôt, non pas une pintade comme ce fut malheureusement trop souvent le cas ces dernières années, mais un coq sur la poitrine.
Vous de partout qui levez les yeux vers le ciel avec foi ou anxiété, ou préférez les sources horizontales d'altérité, recevez mes vœux les plus ovales pour la nouvelle année avant une trêve méritée. Mes chroniques reprendront mi-janvier mais d'ici là envisageons 2020 en grand cru généreux, avec de la jambe et du bouquet.


mardi 17 décembre 2019

L'autre challenge

Cette semaine, dans le sillage de L'Etape du Tour (24 et 25 juillet 2019), chroniques rédigées par Christophe Shaeffer qui faisaient suite à celles de Sylvie "the first one" Colliat (9 aout 2017), Benoit Jeantet (8 octobre 2018) et Laurent Bonnet (17 novembre et 9 décembre 2018), carte blanche est donnée à notre bloggeur et Quinconces Philippe Glatigny, ancien trois-quarts centre de Rouen et de Mutzig devenu éducateur à Metz puis à Tyrosse, pour nous parler du rugby des écoles, de la formation et du ruissellement des pratiques du Top 14 sur les jeunes pousses.
"Durant ma modeste carrière de joueur en Fédérale, j’avais été impressionné par l’intelligence de certains de mes coéquipiers qui manœuvraient d’une telle manière à ce que le ballon qu’il m’offrait était accompagné d’un boulevard.  Devenu papa, condition ni nécessaire ni suffisante pour frapper à la porte d’une école de rugby, j’ai proposé mes services à Tyrosse. Le premier rassemblement d’avant-saison fut marqué par l’envoi d’un document sur la pédagogie du rugby destinée aux jeunes écrit par René Deleplace. J’ai découvert comment ce mathématicien passionné de musique et pédagogue hors pair, a théorisé et modélisé la pratique d’un jeu de mouvement où le joueur sans ballon est plus important que le porteur, imprimant aussi un mouvement perpétuel au jeu de rugby.
Pour l’apprenti éducateur que j’étais chez les moins de 7 ans, l’influence du Top 14 était très faible. Par contre, les petits arrivaient en armure : casque, protège-dents, épaulières, short renforcé. Pour autant, la règle d’or de l’école de rugby, c’est de jouer sans se faire mal et sans faire mal. Chaque catégorie est dotée de règles spécifiques privilégiant la circulation du ballon, le jeu dans les espaces, le plaquage progressif et raisonné, l’interdiction pour l’attaquant de rentrer bille en tête dans le défenseur arrêté. Il favorise les idées de Deleplace et permet aux enfants de se positionner en véritables joueurs d’échecs sur les portes à prendre en attaque et le quadrillage du terrain en défense.
Penser que le « gros » puisse être défavorisé dans ce type de jeu est totalement infondé parce qu’il va devoir se concentrer sur d’autres solutions que de péter bêtement dans le buffet du « petit ». Le règlement a d’ailleurs interdit ces raids solitaires truffés de poussées, de raffuts et d’écrasements. Puis arrive le temps des tournois et la pression du résultat. A Tyrosse, bien figurer, c’est reproduire ce mouvement total basé sur la vitesse de circulation du ballon et mettre en avant la qualité des soutiens. On gagne, on est heureux, on revient avec le bouclier ; on perd, on pleure trois minutes et on se reprend vite parce que l’important, c’est de jouer avec les copains.
Mais la pression du résultat est d’autant plus forte qu’un enjeu vient se greffer dans le déroulement de la saison en moins de 14 ans avec le Challenge fédéral, qui regroupe les 30 clubs pro plus 11 clubs amateurs invités, et le Super Challenge de France. Ces challenges se préparent avec des enfants qui ont entre 10 et 11 ans. A cet âge, les différences de morphologie sont très marquées. Et les premiers tournois triangulaires le théâtre des premières stratégies basées sur la puissance des plus costauds que l’on place derrière la mêlée en attaque et en défense.
Et là, nous arrivons dans la banalisation du rugby pro. La mêlée chez les jeunes a été étudiée, travaillée, organisée pour qu’elle soit sécurisée. Les commandements sont respectés, la poussée s’arrête dès que le ballon est talonné. Le demi de mêlée défenseur ne suit pas la progression du ballon, il peut se placer derrière sa mêlée. Comme on a vu à la télé que les demis de mêlée ont tendance à introduire dans les pieds des deuxième-lignes, notre jeune relayeur va imiter son aîné avec l’assentiment du directeur de jeu, rendant systématiquement le ballon à celui qui introduit.
Inutile donc de mettre dans la mêlée des costauds : nous avons donc en premier centre le plus fort de l’équipe dont l’objectif est de chercher le point faible de la ligne adverse. L’attaquant crée un second temps de jeu et nous arrivons dans la reproduction du top14 sur des organisations où l’on crée des points de fixation pour mettre l’arme fatale sur orbite.
En moins de 14 ans, s’annonce la première configuration du « vrai » rugby, à 15, sur grand terrain et sans aide au sauteur en touche. C’est aussi l’âge des premières « générales » ! Les gamins déclarés « avants » passent un passeport, atout de sécurité. Mais certains éducateurs intensifient la préparation par de la musculation qui, de facultative passe à incitative. Les clubs se dotent de salle de musculation et les gamins, sous la surveillance d’un préparateur physique, « travaillent ».
Certains clubs arrivent avec des joueurs de taille impressionnante, à la musculature déjà formée. Qu’un éducateur ait une génération sans gabarit et il vous dira qu’il n’a pas de « matériel ». Voilà une belle définition d’une équipe d’enfants. Les éducateurs veulent des titres et se constituer un CV. Mais c’est au détriment de la santé des gamins : certains se font opérer des croisés ou de l’épaule dès l’âge de 15 ans, d’autres ont déjà six mois d’arrêt pour commotion répétée au même âge. Il y a sans aucun doute une réflexion à mener sur le comportement des éducateurs.
La règle chez les jeunes est de plaquer de la taille aux pieds sans plonger dans les pieds. Hors, que voit-on ?  Des plaquages à la poitrine, des plaquages offensifs pour faire mal, des plaquages à deux, des têtes mal placées, des plaquages anticipés… Dans les écoles de rugby, les mêlées sont des lancements de jeu, les rucks, des accidents de jeu. Mais il n’est pas rare de voir des Bakkies Botha en herbe déblayer sur le côté, des joueurs arriver l’épaule ou la tête en avant pour le gain du ballon, interdit. Des lourds mais lents qui la jouent à la minute irlandaise, on s’ennuie ferme sur la touche.  
Les raisons d’espérer ne viennent pas des parents ni des éducateurs mais de ce qu’ils voient à la télé. Nos gamins ont besoin de héros pour s’identifier, celui qui tient la palme actuellement, c’est le meilleur, Cheslin Kolbe. Il faudrait juste que le maillot soit celui d’un joueur français, et les licences repartiraient à la hausse. D’où l’importance d’une équipe de France forte avec un comportement exemplaire, sur et hors du terrain."

lundi 9 décembre 2019

Rugby au chantre

La première fois, il m'a été donné de rencontrer feu Denis Lalanne en dévorant Quinze coqs en colère, publié à l'heure où Saint-Germain-des-Prés s'embrassait. Cette découverte ne survint que quelques années après les événements. J'avais quinze ans. Jo Maso terminait sa carrière internationale à mon plus grand regret après avoir été chercher en gare de Lyon celui qui allait devenir son partenaire au centre de l'attaque du XV de France, notre ami Christian Badin, histoire d'assurer passionnément le lien, de transmettre davantage qu'un ballon : un souffle.
Ce chantre avait beaucoup de robustes partisans, principalement des lecteurs de L'Equipe. Les détracteurs se trouvaient Cité d'Antin. Ses ouvrages se transmettaient comme on enveloppe une offrande. Il y avait effectivement quelque chose de sacrément ésotérique à découvrir avec autant de détails l'intimité de l'équipe nationale et celle de ses héros, tous dignes de mythologie. A cette époque, l'Olympe ovale, située rue du Bac, recevait l'élite en blazer du rugby français avec son coq doré sur la poitrine ; elle aurait sans aucun doute arraché le Dodo carmin à grosse queue qui le symbolise aujourd'hui.
L'élégant Béarnais écrivait, donc, en 1968 : "La plus belle idée que Jean Prat se fait du rugby, c'est celle du "rugby jusqu'au bout", d'une famille qui réunirait Dauger, Martine et Maurice Prat, Gachassin, les Boniface, Maso, enfin tous les créateurs de jeu à la main - et non seulement parce que c'est beau, mais aussi parce que ça gagne !" L'épiphanie qui sortit de l'Evangile selon ce Denis germa lentement en moi avant d'accoucher trois ans plus tard d'un essai intitulé Rugby au centre, co-écrit avec mon ami Jacques Rivière.
Nous sommes effectivement remontés à la source, celle de Jean Dauger qui irriguait en 1984 jusqu'à Christian Bélascain, Didier Codorniou et Philippe Sella, après être passée par Jean-Pierre Lux, Jean Trillo, François Sangalli et Patrick Nadal. Cette quête, riche de ce qui allait s'inscrire en convictions solides comme l'amitié, fut certifiée authentique par l'initiateur de cette rêverie au centre, que ses imitateurs comme les jaloux surnommaient "le Pape du rugby".
Au Renoir, pignon sur rue à Mont-de-Marsan, Patrick Nadal nous invita, Jacques Rivière et moi-même, ainsi que Denis Lalanne, à fêter dignement l'anniversaire de la sortie de cet ouvrage qui magnifiait autant qu'il décortiquait le jeu "à la Française", ce French Flair tant décrié et alimenté depuis un demi-siècle par l'art des centres, leur création associative, les espaces qu'ils ouvraient aux autres. Fraîchement engagé à L'Equipe, c'est à cette occasion que je croisais in situ mon grand aîné, la référence de ce qui allait devenir ma profession.
L'Homère d'Ovalie ne fit pas, ce jour-là, grand cas de ma présence, occupé qu'il était à croiser la métaphore avec les fameux joueurs dont il avait su si bien épouser la trajectoire éblouissante. Mais nous nous retrouvâmes à battre l'amble sur le pavé en direction du restaurant situé à une portée de drop du Renoir. Tout en regardant loin devant lui, il me glissa : "Ce livre, j'aurais dû l'écrire..." Venant de l'inventeur du terme "cadrage-débordement", jamais regret ne fut aussi élogieux à mes oreilles.
Denis Lalanne avait su, avant tout autre, jeter des ponts entre le rugby et le tennis, puis avec le golf. Des ponts entre les générations d'internationaux aussi, initiant l'analogie entre Denis Charvet et Jo Maso, Yannick Jauzion et Jean Dauger, tout de bustes. Il relia la littérature et le journaliste, la gothique germanopratine dans le sillage des Hussards et les récits picaresques nourris au magret de canard sans jamais pontifier. Pour cela, davantage que souverain il fut prophète.
Lui parti s'éteint définitivement l'ère de l'épopée, et resteront allumé les écrans plats. L'époque où il séparait le bon gré et l'ivresse du commun grossier nous valait double part de rêve. Repassés désormais en boucles lasses, les essais couvrent nos débits de fin de semaine. Nulle part d'espace pour enjoliver, développer, rehausser : tout est visible. Mais rien ne se regarde. Denis disparu, s'en est allé l'artisan des vocations à sa façon auguste de jouir du jeu et d'élever sans ironie les hommes à travers la vertu de leurs défauts. "C'était un gentil", a dit de lui Lucien Mias en hommage. Oui, un gentilhomme de tact et d'estoc qui touchait juste.