mercredi 17 avril 2024

Dédé Boni d'un trait

 


Boris Vian, qui n'y connaissait rien en rugby, se demandait qui ou que choisir entre la comotive et le zoizillon. André Boniface, poète à ses heures, n'a vraisemblablement pas lu Cantilènes en gelée, mais s'il avait connu le trompettiste de Saint-Germain-des-Prés dans les lieux qu'ils fréquentèrent tous deux, il lui aurait évité d'avoir à effectuer ce choix. En effet, l'Apollon de la Chalosse fut à la fois la locomotive du rugby français et cet oiseau rare, voire unique, dont on ne retrouvera pas le moule de sitôt.
Avec André Boniface s'en est allé l'intransigeance. Ses aînés Jean Dauger et Maurice Prat partis avant lui, le Montois était le dernier de sa caste, comme on parle des taureaux. Joueur, entraîneur, supporteur puis téléspectateur, ses colères pour une passe mal ajustée resteront légendaires. Personne n'incarnait mieux que lui le rugby d'attaque, personne n'avait eu l'idée de dessiner ce jeu de lignes sur du papier à musique, comme on écrit une partition.
Fixation, cadrage-débordement, passe-croisée : le French Flair qu'il avait "inventé" à l'orée des années soixante trouva son acmé au Lansdowne Road de Dublin le 26 janvier 1963. Pour mémoire, voici la composition du XV de France qui surclassa l'Irlande dans la boue et la brume, 24-5, quatre essais à un : Razat - Besson, Guy et André Boniface, Darrouy - (o) Albaladejo, (m) P. Lacroix (cap.) - J. Fabre, Crauste, Lira - Mommejat, Saux - F. Mas, Rollet, Zago.
Dédé avait "ses têtes", choisissait ses partenaires, décidait à qui il allait passer le ballon. Aucun de ses coéquipiers tricolores ainsi ostracisés ne s'en ouvrit par respect pour lui tant était grande son aura. André commandait tout dans l'excès le plus total, au point de diriger le jeu des trois-quarts comme il l'entendait, ce rugby offensif qu'il considérait avoir construit. Exerçant sur son frère un ascendant quasi-hypnotique, il était aussi le héros des grandes plumes parisiennes qui construisirent son piédestal, posant en retour sur eux un peu de la lumière dont il était nimbé.
Intarissable trois-quarts centre né pour le rugby, il mit son égo surdimensionné au service de ceux qu'il jugeait aptes à servir ce jeu d'attaque sans frein, préférant pour sa part la passe à l'essai. Dans les clubs français où son talent était, certes, reconnu mais pas accepté, son nom servait aussi de repoussoir. A mon père Jean-Claude qui occupait à cette époque à La Rochelle le poste de centre et s'amusait de feintes et de crochets, l'entraîneur Arnaud Elissalde lança un "Ne fais pas ton Boniface!", reproche mi-sérieux mi-goguenard dont j'image bien qu'il encouragea mon géniteur à préférer le plaisir d'évoluer en équipe réserve à la perspective d'avoir à contenir ses inspirations.
En imposant à ses vis-à-vis, André Boniface finissait par les faire déjouer et il y aurait beaucoup à raconter au sujet des calvaires du dimanche après-midi qu'endurèrent ceux de ses adversaires qui n'avaient pas d'autres solutions que de monter hors-jeu en défense, de le retenir par le maillot, de le plaquer à retardement et parfois de l'insulter voire de lui cracher au visage dans l'espoir, toujours déçu, que ces offenses l'empêchent de donner sa pleine mesure. La liste est longue de ceux qui regrettèrent, une fois leur carrière sportive terminée, de s'être ainsi avilis tandis que lui continuait à rayonner.
Aujourd'hui, au poste qui fut le sien, Emilien Gailleton, Nicolas Depoortere et Paul Costes prolongent l'idée qu'il est toujours possible de créer au centre du terrain des intervalles pour leurs partenaires tandis qu'ailleurs prévaut la force brute lancée tête baissée dans la défense adverse. Premier joueur nourri de diététique et endurci par l'ascèse d'un entraînement individuel quotidien, André Boniface a ouvert une voie, sillage dans lequel n'ont cessé de s'engager, génération après génération, les meilleurs attaquants français.
Comme me le signalait Jean-Pierre Elissalde, il y a du André Boniface chez Antoine Dupont, dans sa faculté à voir le jeu plus vite et mieux que ses adversaires, à savoir comment tirer profit des situations qui s'offrent ainsi à lui et surtout pouvoir mettre en œuvre concrètement en temps réel grâce à des qualités physiques hors-normes ce qu'il a imaginé quelques nanosecondes plus tôt. Soixante kilomètres séparent Montfort-en-Chalosse - où quelques grands noms du rugby s'étaient donnés rendez-vous lundi pour un dernier hommage à Dédé Boni - de Capbreton où "Toto" s'entraîne avec France 7 dans la perspective de disputer les Jeux Olympiques à Paris cet été. Comme un trait d'union.

mercredi 3 avril 2024

Le jardin d'Ellis

C'est par une allusion à Jérôme Bosch - peut-être le lointain ascendant du talonneur argentin de l'Aviron bayonnais - qu'avec faconde Jean Viviès, membre du blog et habitué de notre club-house épistolaire, ouvre sa chronique avant le double épisode de la Coupe des Champions. Il a su prendre à hauteur le ballon que je lui proposais. Et percer. Cet Aixois anglophile est, entre autres, l'auteur d'un remarquable ouvrage (Rugby Station ! aux éditions Interstices) sur ce jeu de balle ovale que nous aimons tant et qui a fait récemment mes délices de lecture par son érudition et ses anecdotes inédites.

"Le rugby tire son origine légendaire d’un geste transgressif. Un adolescent de dix-sept ans, avec un beau mépris pour les règles en vigueur, a soudain pris le ballon sous le bras lors d’un match de football qui l’ennuyait et a traversé le terrain en courant pour le déposer dans les buts. William Webb Ellis, élève à l’école de Rugby dans le Warwickshire, orphelin d’un officier de l’armée britannique, ne se doutait pas qu’on ferait de lui l’Isaac Newton de ce sport et qu’il donnerait même son nom au trophée des vainqueurs de la Coupe du monde. 

Que nous dit aujourd’hui cette naissance dans un jardin anglais ? Elle nous rappelle ce que Thomas Arnold, le headmaster de l’école, avait imaginé à partir du rugby un projet éducatif destiné à former et canaliser des jeunes gens enthousiastes. Mais son projet avait trouvé une heureuse alchimie entre la contrainte et la liberté. En effet, si le rugby abonde en règles complexes revues sans cesse pour s’adapter à l’évolution du jeu, il promeut aussi un éloge en acte de la liberté. 

On joue : au pied et à la main ; on court, on passe, on fonce, on crochète, on botte, on plaque, on pousse, on saute. Que de paradoxes dans ce sport, si familiers qu’on les oublie presque : pour aller de l’avant, il faut passer le ballon… en arrière. Il fallait des Anglais, ces excentriques organisés, pour inventer ce principe contre-intuitif, sans parler de ce bel oxymore qu’est la « mêlée ordonnée ». Et qui d’autres que des Anglais pour songer à un ballon ovale, héritier de la vessie de porc de la cordonnerie Gilbert, aux rebonds capricieux, qui introduit à tout moment de l’incertitude et de l’aléatoire. 

Les règles du rugby, par leur abondance même et leur complexité, à côté de laquelle "l’algèbre est une rêverie de berger toscan" (Kléber Haedens), produisent un jeu qui n’est jamais aussi beau que quand il est débridé, et où les plus beaux exploits ne sont jamais que des essais. Peut-être est-ce ce paradoxe fondateur dont tend à s’éloigner le rugby devenu professionnel ? Les schémas tactiques, fondés sur des combinaisons préparées et nourris de statistiques et de datas, ne risquent-ils pas de brider des joueurs pleins de talent, qui peuvent redouter ballon en main de ne pas respecter le plan et de déplaire au coach ?

Le magnifique match de Top 14 entre l’Union Bordeaux-Bègles et le Stade Toulousain du dimanche 24 mars dernier a montré sur le pré des joueurs voulant jouer et marquer des essais, et ces princes du Matmut Stadium (une pensée pour Jacques Chaban-Delmas, ancien trois-quarts aile international) ont offert un spectacle plus exaltant que certains matches du rugby international où la partition à suivre l’emporte sur l’inspiration. 

Les trente-six chandelles du rugby ne se trouvent pas, comme l’image semblerait l’indiquer, dans les up and under précédés de petits trains ou d’injonctions arbitrales (« Use it ! »), mais dans la splendeur et l’éclat du beau jeu. Le public, connaisseur comme moins connaisseur, aime au plus haut point les joueurs transgressifs tels Cheslin Kolbe, Brian O’Driscoll ou, avant eux, le regretté Barry John et le toujours jeune Gareth Edwards, ce dernier auteur en 1973 à Cardiff avec les Barbarians opposés aux All Blacks d’un des plus beaux essais de l’histoire. 

La France possède l’un de ces joueurs qui, quand il n’est pas là, manque, comme le sucre qui rend le café amer quand on n’en met pas, Antoine Dupont - j’allais écrire William Webb Dupont - aux gestes déroutants de magique simplicité, aux accélérations qui étonnent même encore ses coéquipiers. Il joue au plus haut degré des riches potentialités de ce sport : plaquages efficaces, coups de pied millimétrés, passes incroyablement précises et rapides, vision du jeu immédiate façon Michel Platini dans ses années de gloire du ballon rond. 

Ce demi plein de panache (de mêlée et d’ouverture) ne fait pas les choses à moitié. Mais on s’interrogeait : au rugby à sept, allait-il s’adapter, allait-il briller ? Les deux, mon capitaine. Cette forme du rugby offrant plus d’espaces libres à ses courses, on a vite compris que le talent se rit de règles un peu différentes. La leçon de William Webb Ellis, et celle des élèves de l’école huppée de Rugby où les jeunes aristocrates se forgeaient un esprit, un corps et un mental, réside peut-être là. Jouer, c’est avant tout exercer sa liberté. Certes, on l’exerce pleinement dans un système de règles (sans code de la route, quelle conduite automobile, et sans le droit quelle société ?) mais ce système ne doit pas oublier qu’il est avant tout un moyen, une condition de possibilité et non une fin en soi. 

Le rugby contemporain est face à ce défi : on peut multiplier les arbitrages vidéo, les Television Match Official depuis douze ans maintenant et les bunkers de huit minutes, l’esprit du jeu, né il y a deux siècles d’une transgression, est ce qui doit guider instances, arbitres, entraîneurs et surtout joueurs. Le spectacle de la liberté de l’homo ludens est celui de la vie. Jouez donc, messieurs, mesdames, jouez pour notre plus grand bonheur."

vendredi 22 mars 2024

Karma 3

A force d'insister pour tout nous expliquer, il va finir par lasser. Et sans doute nous obliger à détourner notre regard vers d'autres centres d'intérêt - d'ailleurs, il n'y a pas que le rugby dans la vie. Ceci dit, relativisons : Fabien Galthié ne s'adresse pas à nous quand, à grands coups de datas et de sémantique d'entreprise, il force une défaite à ressembler à un succès. Son objectif consiste plutôt à gagner l'adhésion du grand public et des décideurs, la reconnaissance du supporteur lambda et l'indulgence des patrons du CAC 40, chez lesquels il sait pouvoir trouver la pige.
Durant la période antique, le bouc-émissaire était sacrifié pour sauver le peuple fautif. Il entrait par la porte située le plus à l'est, traversait le lieu de culte et sortait par la porte la plus occidentale. Ainsi était-il purifié, prêt pour un nouvel emploi. Je ne sais pas où est situé la porte du vestiaire des arbitres au Stade de France mais, clairement, notre entraîneur national continue de charger M. O'Keefe de tous les mots, ainsi qu'en témoignent les derniers interviews. Façon insistante de lui montrer la porte de la sortie.
Que le siffleur néo-zélandais n'ait pas livré sa meilleure prestation ce jour d'octobre 2023 à Saint-Denis, nous en sommes tous conscients, et il n'est pas besoin de convoquer une armada d'analystes vidéo pour étayer ce sentiment : un peu d'observation suffit. Mais il ne fut pas le seul ce jour-là à officier juste au-dessus du niveau requis : le staff tricolore et quelques joueurs-cadres du XV de France - on ne citera pas leurs noms par charité - peuvent être aussi soupçonnés d'impéritie.
Ainsi donc, si l'on écoute Fabien Galthié, la date de péremption du dernier France - Afrique du Sud n'est pas dépassée puisqu'il nous sert encore ses justifications. Mais pour combien de temps encore ? Franchement, tout ce cirque médiatique commence à devenir gênant. Surtout pour lui. "Il gère sa com", m'envoie par sms un ancien international. "Il se fout un peu de notre gueule", ajoute un autre. Si quelqu'un s'est incliné, c'est d'abord Fabien Galthié. Le cerveau mangé par Rassie Eramus quatre jours avant le coup d'envoi, Eramus qui aligna sa deuxième charnière (Reinach-Libbock) pour laisser les premiums (De Klerk-Pollard) finir le travail. Aujourd'hui, malgré un tombereau de démonstrations rhétoriques, le XV de France n'a toujours pas gagné son quart, mais c'est l'ego qui perd Galthié.
Avant que les Tricolores - avec ou sans Dupont ? - ne retrouvent le Japon et la Nouvelle-Zélande à l'automne, les jeunes pousses françaises auront été toucher du doigt cet été l'âpreté du haut niveau international en Argentine. Je serais curieux de savoir ce que les Pumas pensent du peu de cas que nous faisons d'eux en leur jetant en pâture dans la pampa nos Espoirs, sorte de France B déguisée en tremplin.
Retour, donc, au Top 14. Ou plutôt au top 6, cette table ovale autour de laquelle douze clubs rêvent de s'assoir, jeu de chaises musicales qui ne manquera pas de fausses notes. En effet, la moindre défaite prenant déjà une ampleur démesurée, les polémiques vont éclore, assurant aux arbitres, ici aussi, le rôle pour lequel, à leur corps défendant, ils semblent éternellement condamnés : celui de bouc-émissaire. Ne dit-on pas de l'exemple vient d'en haut. Malheureusement, l'effet de ruissellement semble pervers.
Championnat de France, Coupe des champions et Tournoi des Six Nations femmes parviendront peut-être à nous aérer l'esprit. C'est à souhaiter. Pour ma part, vous l'avez senti, mon intérêt pour le jeu, et uniquement le jeu, ne cesse de me nourrir. A ce titre, j'ai aimé l'Italie, libérée par Gonzalo Quesada. Elle méritait mieux qu'une cinquième place dans ce Tournoi ouvert à tous les vents, le plus mauvais détournant un ballon frappé par l'infortuné Paolo Garbisi sur l'un des poteaux lillois. S'il n'était pas tombé au pire moment, ce ballon aurait changé la face du score et plongé le XV de France dans un abîme de honte et de détresse. Au lieu de quoi, une décision arbitrale aidant à Murrayfield et une autre crucifiant l'Angleterre au final ont offert au XV de France un bilan tout juste passable, transformé en deuxième place qui cache la forêt.
Comme aimait à le répéter le sage Henri Bru, l'arbitre est toujours convoqué en cas de défaite mais jamais dans la victoire. Sous l'angle ainsi fourni, nous avons encore un paquet de chroniques à rédiger avant de savoir si, à Sydney en 2027, un coup de sifflet nous sera enfin favorable. Espérons que d'ici là, le rugby que nous aimons et qui nous fait nous retrouver entre les lignes de ce blog nous aura proposé autre chose que de mauvaises justifications et des coupes d'amertume.

lundi 11 mars 2024

L'arme fatale

On ne le répètera jamais assez : le jeu de balle ovale porte un nom - Football-Rugby - qui raconte sa pratique mieux qu'une thèse ne le ferait, et a fortiori cette chronique. Il y a presque un siècle de cela, le drop-goal était le geste le mieux payé du rugby : jusqu'en 1948, il rapportait quatre points. L'atypique demi de mêlée toulousain Yves Bergougnan frappa le dernier, avant que le rapport qualité-prix du coup de pied tombé soit ramené à trois. C'était d'ailleurs face à l'Angleterre.
L'Histoire nous offre parfois de belles coïncidences. Cette année 1948, dans le Tournoi renaissant, le XV de France battit pour la première fois les Gallois chez eux. Dimanche dernier, c'est un record de points inscrits que les Bleus du capitaine Alldritt ont déversé sur Cardiff, quarante-cinq, au terme d'une rencontre contrastée : du rugby à 7 en première période à force de laisser la défense ouverte, avant d'offrir une performance plus compacte.
La veille, la Rose et son Marcus avaient marqué l'Irlande au fer de la plus grande frustration. D'un drop-goal, donc, l'ouvreur remplaçant anglais crucifia les espoirs de Grand Chelem de ses adversaires à la façon d'un Jonny Wilkinson décrochant le titre mondial en 2003 devant l'Australie médusée. Un drop, c'est cruel et ça pique, c'est un coup d'estoc. En l'occurrence, un point final placé par ce Mr. Smith qui ne s'imaginait pas connaître pareille fête.
La plaie n'est toujours pas refermée. En creux, j'ai immédiatement pensé à ce qui avait manqué au XV de France pour vaincre les Springboks en octobre dernier. Un drop-goal à la dernière minute, mais c'est bien sûr... Au lieu de râler contre l'arbitre. Un drop de Thomas Ramos, d'Antoine Dupont, de qui vous voulez, pour que la France affronte l'Angleterre en demi-finale de ce Mondial. Sous la pluie. A voir la joie immense des Anglais, j'imaginais celle que les Tricolores nous auraient fait partager...
Notre bon vieux Tournoi, et c'est une de ses forces, va nous offrir cette affiche pour clore la présente édition. Difficile d'imaginer meilleur scenario. L'Irlande, l'Angleterre, voire l'Ecosse et la France mais ce sera plus difficile, peuvent décrocher au finish la première place. Le drop-goal de Marcus Smith dans un Twickenham en transe et le bonus offensif français à Cardiff ont changé la donne. Un Crunch ne manque jamais de mordant, et ce France-Angleterre promet d'être, en plus, savoureux. A plus d'un titre.
Libérée et parfois en maîtrise, équilibrée dans ses lignes et tranchantes à l'occasion, l'équipe de France rajeunie par obligation au moment où le doute pouvait s'immiscer dans les esprits n'a pas failli devant l'obstacle qui se présentait à Cardiff et dont personne, avant le coup d'envoi, ne pouvait imaginer qu'il serait sauté avec autant de facilité. On a vu, à l'occasion, quelques "anciens" reboostés au contact de la nouvelle génération. Trajectoire rectifiée, donc.
Mais une victoire, dans le Tournoi, n'a de valeur qu'à l'aune du prochain match. Par principe. Tout succès demande confirmation. Fort en symboles, ce France-Angleterre place donc les hommes de Fabien Galthié sur une étroite corniche le long de laquelle il leur faudra avancer sans verser. Aujourd'hui, ils sont plus grisés que stressés, plus impatients qu'inquiets. L'emporter, samedi soir, et s'ouvrirait une nouvelle ère. Chuter après le petit sommet de Cardiff impliquerait de remonter un bloc de contrariétés. Une telle perspective ne rend personne heureux.

dimanche 3 mars 2024

Miser sur Cardiff

Pour un euro, offrons-nous un club de rugby plus que centenaire, cinq fois champion de France. Jamais forces divergentes ne furent autant à l'œuvre qu'à Biarritz. A l'heure où le XV de France convoque pléthore de Toulousains pour les faire jouer contre-nature un jeu de dépossession pour lequel ils ne sont pas formatés, on se souvient que les Galactiques - Brusque, Traille, Bernat-Salles, Peyrelongue, Yachvili, Th. Lièvremont, Harinordoquy, Betsen, Thion, Couzinet, Avril, August - décorèrent pendant une décennie l'équipe nationale dans le Tournoi, les Coupes du monde et les tournées.

Ce triste épisode raconte à quel point aujourd'hui la plupart des clubs d'élite est dépendante de mécènes, de sponsors, de partenaires industriels, mais surtout de milliardaires-propriétaires pour exister. Et si l'un d'eux, pour diverses raisons, venait à manquer, alors la chute serait quasi-immédiate. Et sans filet, comme le prouve le retrait de la famille Gave, venue investir du côté d'Aguilera après la fin de la décennie dorée généreusement soutenue par Serge Kampf, qui vit le Biarritz Olympique s'illustrer entre 2002 et 2012. 

D'autres clubs historiques ont connu semblable déroute. La palme de la disparition la plus spectaculaire revient sans conteste au Football Club Lourdais, académie de référence qui structura sous la férule de Jean Prat le jeu français comme aucun club ne l'avait fait avant. Puisque nous sommes en attente d'une performance tricolore de référence dans ce Tournoi d'après-mondial, et que nous tournons nos regards vers Cardiff, Lourdes fut en 1958 le sauveur d'un XV de France qui livra à l'Arms Park son match le plus abouti.

Référence de notre métier, mentor en ce qui me concerne, l'historien Henri Garcia me racontait il y a peu à quel point l'émotion le chavira au coup de sifflet final quand il vit les joueurs gallois accompagner respectueusement leurs adversaires vers le vestiaire tandis que le public - qui est toujours dans ce lieu à constitué d'anciens joueurs, de connaisseurs et de supporteurs respectueux - applaudissait à tout rompre ce succès français acquis avec la manière, standing ovation qui mit les larmes aux yeux de mon estimé confrère. 

Après avoir placé toute sa confiance dans les perdants du quart de finale d'octobre dernier, notre entraîneur national est désormais contraint de lancer, et pour seulement un tiers, une nouvelle génération tricolore - Nicolas Depoortere, Emilien Gailleton, Nolann Le Garrec, Marko Gazzotti, Posolo Tuilagi - qu'il est impossible d'ignorer. Les Gallois, eux, on déjà effectué cette bascule et alignent des gamins talentueux qui n'ont qu'une vingtaine d'années et enthousiasment par leur fraîcheur, leur culot et leurs prises d'initiative. De ce point de vue, nous sommes déjà battus. 

En période de doublons, le Stade Toulousain nous régale. Alors pourquoi ne pas profiter de cette dynamique pour donner au XV de France le style qui lui convient le mieux, celui du jeu à la main, ce jeu debout que, depuis Pierre Villepreux jusqu'à Ugo Mola en passant par Guy Novès, les techniciens toulousains ont porté à incandescence ? Plutôt que de persévérer dans la dépossession qui finit par ressembler à une négation de rugby, surtout quand on sait qu'aujourd'hui, les arbitres internationaux sanctionnent allégrement le gratteur...

Avouons-le, cela fait maintenant plus de six mois que le XV de France nous laisse sur notre faim, aligne de molles prestations plutôt que de solides performances et, qu'en l'absence de son capitaine Antoine Dupont parti s'amuser comme un petit fou à 7 devant les tribunes vides de Vancouver et de Los Angeles, ses anciens coéquipiers peinent à se faire trois passes dans le bon tempo et ne parviennent pas à remporter convenablement des matches à leur portée qui finissent, à notre grand dam, par leur échapper. Il est temps de miser sur Cardiff.

dimanche 25 février 2024

Les grands brûlés

Combien de temps faudra-t-il encore le répéter ? A l'évidence, la défaite du XV de France en quarts de finale de la dernière Coupe du monde n'a pas été digérée. C'était il y a quatre mois et on n'aborde pas aussi légèrement un tel traumatisme, on ne le survole pas, on ne cherche pas à en minimiser les effets et surtout, on s'en occupe au coup de sifflet final au lieu de renvoyer joueurs et staff chez eux sans prendre le temps de libérer la parole. Car maintenant, qu'on le veuille ou pas, ce XV de France de grands brûlés a perdu son mental, son moral, sa confiance et, par là, son rugby.
Après avoir terrassé l'équipe de France des moins de vingt ans la veille à Béziers grâce à une mêlée dominatrice et une défense de fer, l'Italie était en condition de réaliser l'exploit, c'est-à-dire vaincre pour la première fois le XV de France sur ses terres dans le Tournoi. Certes, celle-ci était un peu excentrée au nord mais ça restait un match à domicile que les Tricolores ne surent pas emporter. Et l'inefficacité sur leurs temps forts interroge : c'est un signal qui rappelle les mauvaises heures passées sous Philippe Saint-André, Guy Novès - viré de Marcoussis par Bernard Laporte après un match nul contre le Japon - puis Jacques Brunel entre 2012 et 2019.
En rugby comme dans d'autres sports, le cerveau s'impose comme le muscle le plus important. Il détermine tout. En témoignent ces passes manquées, balancées dans le vide, adressées à n'importe qui et n'importe comment. Aussi ces mauvaises inspirations, à l'image du "quatre contre un" en sortie de percée de Matthieu Jalibert à la 12e minute transformé à cause d'une course trop longue en "trois contre trois" piégeux dans lequel tomba Gaël Fickou, qu'on a connu plus tranchant.
Complétement perdu, ce XV de France est passé en quatre mois d'un tonitruant 60-7 - huit essais à un - en match de poule du Mondial à ce pathétique 13-13 dans le Tournoi. Ce résultat bien nul aurait pu virer à la défaite historique sans la négligence de Paolo Garbisi, coupable d'avoir mal installé son ballon avant une frappe aussi déterminante. La bourde de l'ouvreur de la Nazionale, déclassé de Montpellier pour rejoindre Toulon, rappelle celle de l'infortuné François Gelez face aux All Blacks à l'automne 2002, laissant ses partenaires avec un nul mal payé (20-20). 
Là aussi, au risque assumé de me répéter, il est temps de lancer une nouvelle génération en équipe de France. Et d'abord parce puisqu'il est question de préparer 2027, si j'en crois le staff. Les "anciens" sont exsangues, carbonisés, éteints, atones, disloqués, incapables de se sublimer, de se transcender, ou tout simplement de retrouver les plans de jeu égarés en octobre de l'année dernière, au moment le plus important, en quarts de finale. A tel point qu'on ne sait plus - depuis la défaite à Dublin en 2023 - à quoi joue ce XV de France.
Fabien Galthié a offert une chance à Posolo Tuilagi. Alors place à Emilien Gailleton, Nicolas Depoortere, Hugo Reus et Baptiste Couilloud, qu'on voit étincelant avec Lyon depuis le début de l'année ! Donnez-leur le ballon, et si possible dans de bonnes conditions ! Arrêtez de percuter bêtement devant, têtes baissées, aveuglés par l'illusion de puissance qui ne mène nulle part si ce n'est au fiasco ! Car ce résultat nul face à l'Italie est une défaite, et d'abord la défaite de l'esprit, du jeu, ce style "à la Française" qui a disparu depuis un an maintenant, sans qu'on comprenne pourquoi.
Battue par l'Afrique du Sud, humiliée par l'Irlande, chanceuse en Ecosse et surprise par l'Italie, l'équipe de France qui vise le titre mondial en 2027 a beaucoup reçu de ces quatre derniers matches. Reste maintenant à se rendre à Cardiff avant de recevoir l'Angleterre. De jeunes Gallois sans complexes et des Anglais qui remontent la pente n'auront rien de victimes expiatoires. Et il est possible qu'au moment d'éclairer les comptes, l'avant-dernière place du classement revienne à cette France pour l'instant un peu rance, anesthésiée par la communication lénifiante de son coach qui a tendance à éteindre la lumière.

mardi 20 février 2024

Calcio, régime florentin

La dette contractée par le jeu de rugby auprès des Italiens est immense. A commencer, comme l'écrivit l'historien Henri Garcia, par l'Haspartum exporté en Gaule et chez les grands bretons par les légions romaines, activité physique avec ballon structurée comme une guerre en temps de paix pour aguerrir la soldatesque aux joutes viriles, au contact frontal et à l'organisation collective. Que dans le sillage des conquêtes romaines la Soule et le hurling over country aient été pratiqués en Bretagne et au Royaume-Uni n'étonnera personne.
Bien avant William Webb Ellis, courant balle en mains sur le Bigside de l'université de la ville de Rugby, la grande affaire du jeu trouva sa première acmé à Florence, en Italie. Après plusieurs décennies de pratique libre furent rédigées en 1580 les règles du Calcio, soit trois siècles avant que ne soit organisé le premier match international entre l'Ecosse et l'Angleterre à Raeburn Place dont le Tournoi assure un remake tous les ans.
Place Santa Croce, se disputait le tournoi des quatre quartiers entre bleus, blancs, rouges et verts représentant les zones historiques de la cité alors déclarée République florentine, au grand dam du Pape. Aujourd'hui encore, en période de carnaval, la tradition est maintenue : elle commémore depuis le 17 février 1930 le siège de la ville, mené quatre siècles plus tôt par l'armée de l'Empereur Charles Quint pour rétablir un Médicis à la tête du gouvernement ducal.
Tout sauf un hasard, une huile représentant le Calcio trône à l'entrée du musée de Twickenham. Bien avant de pousser une balle ronde au pied, les Transalpins avaient choisi de la déplacer vigoureusement à la main et, symbole qui reste à déchiffrer, trois Papes - Clément VII, Léon XI et Urbain VII - pratiquèrent à Florence cette activité brutale avant de choisir des voies plus impénétrables et coiffer la mitre à Rome. 
1930, c'est aussi le moment où la France se rapprocha rugbystiquement de l'Italie. Trois ans plus tard, à Turin, les représentants de neuf nations européennes préparèrent les statuts de la fédération internationale du rugby amateur qui vit le jour le 24 janvier 1934. Et c'est à Rome, le 22 avril de l'année suivante, que fut donné le coup d'envoi du premier tournoi FIRA. La finale vit la France pulvériser la Nazionale (44-6). Entraînée entre 1934 et 1936 par un des meilleurs techniciens français, le trop méconnu Julien Saby, l'Italie profita ensuite des conseils du Clermontois Michel Boucheron.
La part française dans la construction et l'avènement du rugby transalpin est colossale : entre 1978 et 2016, Pierre Villepreux, Bertrand Fourcade, George Coste, Pierre Berbizier et Jacques Brunel s'appliquèrent à hisser la Nazionale parmi les meilleures nations mondiales, en témoignent la première victoire italienne (32-40) face au XV de France le 22 mars 1997 et, trois ans plus tard, l'entrée solennelle dans les Six Nations. En 2007 et surtout en 2013, les Transalpins accrochèrent une quatrième place dans le Tournoi, devant l'Irlande et la France, "bonne" dernière. 
Sans une tentative de drop-goal clownesque signée du troisième-ligne centre Sergio Parisse - "l'homme de tous les records" - piquant l'idée à son ouvreur pourtant mieux placé que lui, l'Italie aurait sans doute battu la France à Saint-Denis en 2016, exploit après lequel elle court toujours. Mais la balle, mal frappée, s'écarta des poteaux. Comme elle s'éloigna un soir de match de poule en Coupe du monde à Saint-Etienne. Ce 29 septembre 2007, l'arrière David Bortolucci manqua en fin de rencontre un but de pénalité, laissant l'Ecosse l'emporter de justesse, 18-16, et disputer un quart de finale...
Battue in extremis par l'Angleterre en ouverture de la présente édition, surclassée à Dublin par l'Irlande sans pouvoir inscrire le moindre point, l'Italie de Gonzalo Quesada se situe néanmoins aujourd'hui à des années-lumière de la triste équipe humiliée durant la Coupe du monde. Un Ange, fut-il aussi véloce que le Toulousain Capuozzo, ne sera pas de trop pour vaincre les démons transalpins - défense perméable, conquête aléatoire, attaque latérale, maladresses rédhibitoires - à l'heure où le XV de France en quête de rédemption fait cap sur Lille. 

dimanche 11 février 2024

Miracle à Murrayfield

Pour le retour en 1947 de la France - exclue en 1931 pour faits de professionnalisme - dans le Tournoi des Cinq Nations, les Ecossais se déplaçaient à Colombes début janvier. A la course avec l'arrière calédonien derrière le ballon qui roulait, l'ailier toulousain Jules Lassègue plongea dans l'en-but en même temps que son adversaire. Placé très loin, trop loin, l'arbitre mit du temps à arriver sur l'action. Dans le doute, il s'apprêtait à ordonner un renvoi aux vingt-deux mètres quand l'arrière et capitaine écossais Keith Geddes lui dit : " Vous pouvez accorder l'essai, monsieur l'arbitre. Il est valable !" La France l'emporta, 8-3.
Moins d'un siècle plus tard, le rugby est devenu spectacle mais notons que l'origine du mot "sport" vient du vieux François "desport", qui signifie décalage et raconte bien le pas de côté, ce recul, ce supplément à la vie qu'est le sport dans son expression la plus noble et la plus désintéressée. Pour la beauté du geste, en quelque sorte. Geddes donna donc une leçon aux bouillants tricolores dont on sait aujourd'hui qu'ils n'en tirèrent pas grand profit par la suite puisqu'ils furent à deux doigts d'être de nouveau expulsés du Tournoi, en 1952.
Cherchez, vous ne trouverez personne aujourd'hui en France pour reprocher à Nic Berry et son gang du bunker d'avoir fait pencher à la dernière seconde le sort de cet Ecosse-France en faveur des hommes de Fabien Galthié et - j'ai l'ironie douce - on aimerait bien savoir ce qu'en pensait Antoine Dupont devant son téléviseur : le fringant australien, ancien demi de mêlée du Racing Métro, a-t-il été à la hauteur de l'événement ? Parce que, franchement, Sam Skinner semble avoir inscrit son essai en posant le ballon dans l'en-but français malgré un bouquet de pieds et de mains. Lui accorder n'aurait pas été injustice flagrante. A quoi tient cette victoire ? A la chaussure de Yoram Moefana, à la paume de Posolo Tuilagi...
Malmené au-delà du temps réglementaire, empêtré dans un jeu qui ne ressemblait à rien, handicapé par de trop nombreuses approximations, maladroit au point de concéder un faisceau de pénalités, la plupart du temps inefficace sur ses temps forts, fragiles sous les ballons hauts et terrifiant de naïveté pour se trouver en situation de perdre cette rencontre, ce XV de France l'a emporté d'un fil d'Ecosse grâce à l'entrée du banc des remplaçants très tôt en seconde période, et en particulier celle d'Alexandre Roumat, dix-septième "fils de" à suivre les pas du paternel. Cette victoire inespérée permet de mettre en veilleuse ce qui s'annonçait comme une troisième défaite d'affilée, le genre de spirale négative qui fut naguère fatale à Guy Novès. Surtout, elle sauve joueurs et staff d'une remise en question plus profonde que celle initiée à Marcoussis après le fiasco majuscule de Marseille. 
En attendant d'affronter l'Italie à Lille dans quinze jours, pas question de cracher dans le haggis. Adepte de l'intensité sémantique et du floutage rhétorique aux heures de grande écoute, Fabien Galthié se déclarait devant les caméras "satisfait" de la première période, avant de qualifier en conférence de presse ce match d'une "des plus belles victoires" de son équipe... Admettons que pour toutes les fois où, dans son histoire, le XV de France s'est trouvé piégé à Murrayfield, il n'y avait sans doute pas lieu d'offrir cet essai à l'adversaire. Mais c'est dire à quoi s'accroche aujourd'hui cette équipe tricolore que l'on présentait il y a quatre mois comme la favorite au titre mondial... A croire qu'il n'y a que l'épaisseur d'un crampon ou de la paume d'une main entre le succès et la défaite, l'Olympe ou l'oraison.
Certains jeux sont fête, c'est le cas du Super Bowl, rendez-vous ovale lui aussi que je n'ai jamais raté depuis 1986. Cette 58e édition opposait à La Vegas les Kansas City Chiefs aux San Francisco 49ers, apothéose conclue trois secondes avant la fin d'un affrontement de quatre heures par une passe lumineuse de Patrick Mahomes, prophète des Citizens lesquels, sur une période de cinq ans, soulèvent leur troisième trophée Lombardi. En effet, guère flamboyant cette saison, Kansas a misé sur le génie de son quater-back pour faire dérailler la machine californienne dans la nuit de dimanche à lundi au terme de la prolongation.
En terme de stratégie appliquée, le football américain est une référence absolue, calibrée au millimètre, pensée en amont, délivrée par des athlètes hors-normes dans une ambiance de feu. Dans ce package d'une densité herculéenne, place est laissée à l'improvisation, à l'inspiration, à l'initiative personnelle. Celle de Patrick Mahomes, sorte de Finn Russell texan, maillot numéro 15, capable de tous les exploits, feinte, course, cadrage-débordement, zébulon sortant de sa boîte - zone protégée derrière la défense où sont censés rester les quater-backs -  pour dérégler la machine adverse. Maître du temps et de l'espace, il sut donner aux trois dernières secondes de ce duel dantesque toute leur majesté. 

samedi 3 février 2024

Ça fait très malt

Puisque obligation est désormais faite de floquer le maillot avec le nom du joueur qui le porte, proposons que les lettres soient réduites à la plus petite taille, par discrétion davantage que modestie. Car après un tel fiasco majuscule, certains Tricolores, accablés de honte, doivent avoir envie de rester enfermés dans le vestiaire et de n'en sortir, dans le meilleur des cas, que pour fouler la pelouse de Murrayfield, samedi prochain. A condition que Fabien Galthié et son staff gardent les bébés et l'eau de la douche froide. Ce qui sera difficile, considérant la faillite individuelle présentée par ce XV de France entré dans l'Histoire du Tournoi par la petite porte, celle d'une grosse défaite.
Nous ne sommes pas à l'abri d'une énième opération de communication destinée à flouter les raisons profondes de cet échec (17-38) en ouverture de l'édition 2024 des Six Nations censée consoler Français et Irlandais de leur défaite en quarts de finale, une nouvelle "option revanche" pour masquer l'essentiel, à savoir que le jeu offensif pratiqué par ce XV de France est actuellement inexistant, ses ressorts cassés, ses joueurs sans convictions et sa conquête bancale, alors même qu'on nous promettait un renouveau après l'injection de trois techniciens (Patrick Arlettaz chargé de l'attaque, Laurent Sempéré spécialiste de la touche, Nicolas Jeanjean pour la préparation physique) dans un staff qui, vendredi soir, émargeait au niveau ProD2, et encore n'est-ce pas très gentil pour la deuxième division professionnelle française...
Il y a encore quelques saisons de cela, quand il était possible d'exprimer une critique sans risque d'être bâillonné, la question aurait été posée de la pertinence d'offrir le capitanat à Grégory Alldritt dont il nous est apparu sur le terrain, au plus fort de la tempête, que sa personnalité qu'on annonçait combative était malheureusement à l'image de la prestation tricolore, à savoir transparente. Ce n'est pourtant pas les Coqs en stock qui manquent pour prendre temporairement la suite d'Antoine Dupont, à commencer par Charles Ollivon.
Car elle planait sur le stade Vélodrome, vendredi soir, au coup de sifflet final, l'ombre de Dupont. Le grand blessé du Mondial 2024 devenu le grand absent du Tournoi 2024 n'aura jamais été aussi présent dans les esprits qu'au fil des tristes partitions maladroitement interprétées par ses remplaçants, Lucu derrière la mêlée et Alldritt avec le brassard. Comme beaucoup d'anciens capitaines tricolores, je ne peux que regretter qu'au moment où le XV de France avait besoin de lui, le ministre de l'intérieur manifeste si peu d'attachement et choisisse d'inaugurer les chrysanthèmes du rugby à 7 dans l'hypothétique chance que la France passe cet été le cap des quarts de finale aux Jeux Olympiques plutôt que de partir à l'abordage du Tournoi.
Nous pourrions aussi ironiser sur les certitudes du grand timonier Fabien Galthié considérant, il y a deux mois de cela, qu'il ne s'est pas trompé en traçant un cap pour atteindre l'or du trophée Webb Ellis, à l'image de Christophe Colomb croyant toucher l'Inde alors qu'il mouillait dans une crique des Barbades. Le coach national aux grosses lunettes avait même promis de continuer à naviguer ainsi à vue alors même nous lui proposions de changer de sextant. Il faut espérer que ses conseillers en communication l'aident à guérir promptement sa blessure à l'égo, cette boursoufflure dont le XV de France est la première victime.
A l'évidence, à Marseille, les Tricolores de Grégory Alldritt manquaient d'entrée d'allant alors qu'ils avaient embouché le refrain de la revanche. De la même façon qu'ils manquèrent de lucidité et de précision au Stade de France, en octobre dernier face à l'Afrique du Sud au moment de conclure leurs temps fort ou d'aller chercher, d'un drop-goal, le succès qu'ils étaient en train de construire pour peu qu'ils posent la dernière pierre. Faut-il chercher les raisons de ces échecs consécutifs dans une préparation psychologique défaillante ou du moins incomplète ? Je le crois.
Après avoir pleurniché au sujet de l'arbitrage de M. O'Keefe, puis perdu une semaine en babillages à Marcoussis pour finir par abandonner un résultat au profit de la Verte Erin, il est grand temps d'appeler une nouvelle génération - Posolo Tuilagi, Marko Gazzotti, Nolann Le Garrec, Hugo Reus, Emilien Gailleton, Nicolas Depoortere - pour l'aider à prendre ses responsabilités au plus haut niveau international. Attendre serait aussi idiot qu'indécent. Au fait, qui pourra signaler à Galthié qu'il serait utile d'électrifier la ligne de conduite en nommant un capitaine susceptible d'apporter la lumière en courant continu et non alternatif ? D'autant que la réception que nous promettent les Ecossais, victorieux au Pays de Galles (26-27), va faire très malt et mérite la plus grande attention.

mercredi 24 janvier 2024

Un rugby hors du temps

 

Carte blanche est donnée au Toulousain Jacques Labadie alias Pipiou, membre des Quinconces, ce groupe des historiques du blog depuis 2015, acteur des rendez-vous annuels de Treignac puis d'Uzerche, et fidèle commentateur. Cadrage-Debord où il est question, entre autres, de l'amour que nous portons à ce jeu de balle devenu économie ovale.  

"Dans certains établissements scolaires, il est arrivé que l'on expérimente des classes sans notes. Elles travaillent comme les autres mais les devoirs et les contrôles sont évalués non par des chiffres mais pas des appréciations littérales. Les résultats sont mitigés et, pour tout dire, en-deçà des attentes ; les mots sont insuffisants, sans notes chiffrées, les élèves - et leurs parents - se sentent un peu perdus et même stressés, n'arrivent pas à situer leur travail voire leur progression et, en fait, sont en manque de comparaison... avec les autres.

Le sport en général, et le sport professionnel en particulier, gagnerait peut-être à sortir lui aussi des chiffres. Il est de plain-pied dans une logique capitaliste : qui n'avance pas recule. Plus on a de chiffres, plus on fait du chiffre. Le rugby n'échappe pas à la règle : après les premiers tâtonnements, son économie s'est fixée par le haut, où tout converge par nécessité et mimétisme. 

Le jeu est devenu spectacle, un spectacle surtout télévisuel qui génère du chiffre puisqu'il nous abreuve de chiffres. Le chiffre des droits TV d'abord, du salary cap et, sur la pelouse, les chiffres des statistiques, pourcentages, performances individuelles, taux de réussite, distances de tir, nombre d'essais marqués - et à quel moment -, de temps qui reste à jouer, de capes internationales, de matches joués, de minutes passées sur le terrain, de mois de rééducation, n'en jetez plus.

On finit presque par être heureux que les dimensions du terrain restent les mêmes, et derrière les jingles de la retransmission et de la sono du stade, on entend en sourdine "puisque le sens profond de ce spectacle nous échappe encore, feignons d'en être l'organisateur", quitte à verser dans le voyeurisme. Cette gabegie de chiffres, mais aussi de signes et d'images, a imprégné notre jeu dans son tourbillon. Les comportements aussi puisque tout spectacle est prétexte, il appelle le défoulement.

Là où il y avait auparavant le second degré de la moquerie, et aussi de la bêtise crasse mais qui n'allait pas plus loin que le moulinet devant témoins rigolards, il y a maintenant le premier degré du commentaire haineux, d la violence pure et de la bassesse anonyme. Un certain sens du sacré disparaît donc, de la matrice du vestiaire au respect de l'arbitre. Mais, the show must go on, nous sommes encore tiraillés entre la dernière défaite cuisante - dont il faudra bien faire enfin le deuil - et la prochaine échéance à venir dont on fait déjà un tournant décisif.

On n'échappe pas à la marche du monde ; même un ermite retiré dans ses confins en fait partie. Mais une pause - un pas de côté dans son mouvement toujours accéléré - ne serait-elle pas souhaitable ? Pour retrouver un peu de son âme (un peu : ne soyons pas trop ambitieux), le rugby gagnerait à sortir quelques fois de son temps, de ses chiffres et de sa compétition. Ce ne serait pas gagner une Coupe du monde, bien sûr, mais qui sait, peut-être quelques chose de plus important encore : se retrouver seuls mais ensemble, avec un ballon au milieu et, plus tard, s'en souvenir."