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jeudi 17 avril 2025

A l'amitié

Il faut bien que le socle sur lequel repose le rugby soit ancré en profondeur pour supporter les vagues qui déferlent sur lui depuis plus d'un an et la malheureuse tournée d'un XV de France bis en Argentine. Il est malheureusement davantage question de prétoires que de vestiaires, et lorsque je vous conseillais de lire Inoubliable, qui conte les déboires de l'ancien talonneur anglais Steve Thompson, je n'imaginais pas que le barbu de Valence allait commotionner l'opinion publique. Il n'y a jamais de hasard, plutôt des coïncidences troublantes.

Le rugby professionnel, dont on va bientôt fêter les trente ans, n'est visiblement pas encore majeur. Lors que ce jeu de balle ovale a quitté sa gangue, à l'évidence rien n'était préparé pour qu'il se développe harmonieusement, c'est-à-dire dans le respect de ce qu'il est, activité sportive de combat collectif en équilibre sur le défi physique et l'évitement, à la fois viril et subtil, bien fait pour élever le pratiquant et faire de lui un citoyen éclairé à même d'irriguer dans la société les vertus déployées dans le jeu.

Soixante-dix millions d'euros ! Tel est le déficit cumulé des clubs français d'élite à la fin de la saison dernière. Et tout repart comme si de rien n'était. L'exemple de clubs anglais de renom mettant la clé sous la porte ne semble pas inquiéter les présidents-mécènes de Top 14 qui ne parviennent pas à finir la saison sans remettre une très grosse poignée de sesterces dans la marmite. Sans parler des tricheurs qui profitent encore un temps d'une forme d'immunité, me laissant penser qu'ils ne doivent pas être les seuls à feinter le salary-cap.

Alors que ce qui reste à Jean-Bouin du Clasico nous rappelle du Stade de France les belles nocturnes du Top 14 naissant en cette saison 2005, et l'écrin du prime time pour quelques affiches qui sont aujourd'hui surannées, ne pas oublier qu'il n'y a que la distance d'un drop-goal entre le Capitole et le roche Tarpéienne, en témoigne les affres du Biarritz Olympique et les difficultés du Stade Français, naguère premiers rôles dans un Championnat qui continue à s'euphoriser, et ce d'autant plus que les audiences du XV de France dépassent désormais celle du football.

J'ai dîné récemment et en bonne compagnie - merci Juan-Peter, Eric, Rémi, Patricia - avec Laurent Cabannes, qui reste ce jeune homme svelte et souriant qu'il était sur les flancs de la mêlée du Racing-Club de France, du temps où la rue Eblé tolérait ses frasques, quand elle ne les accompagnait pas. Nous évoquions, devant une sympathique côte de bœuf, le secret qui prélude à la constitution d'une équipe, ce qui la compose, la nourrit, l'irrigue. Fait que tel groupe sera supérieur, sur le terrain, à l'agrégat de quinze autres jeunes gens de morphologies et de qualités techniques et physiques à peu près égales.

Ce secret, deux siècles après "l'invention" du rugby à Rugby, est resté le même. Il s'agit de partager. Parfois, tout simplement du temps. Entre personnes que tout, autrement et ailleurs, sépare. Ou bien, plus rarement, de hautes aspirations, à l'exemple de John Bannerman, capitaine du XV d'Ecosse des années 20 du siècle dernier, profitant d'un voyage en train à bord du Flying Scotsman entre Edimbourg et Londres avant d'affronter le XV de la Rose à Twickenham, pour réciter à ses coéquipiers des poèmes de Robert Burns.   

"Aux jours du temps passé, ami, buvons ensemble à l'amitié. Nous avons voyagé tous deux chaque jour d'un cœur léger, tours et détours, un long chemin depuis le temps passé. Nous avons galéré tous deux du lever au coucher. Océans nous ont séparés depuis le temps passé. Voici ma main, ami fidèle. Donne ta main à l'amitié, et nous boirons encore longtemps aux jours du temps passé. Et tu offres le premier verre et j'offre ma tournée. Buvons ensemble à l'amitié."

Pendant que je longe la Riviera ligure jusqu'au jardin de Niki de Saint Phalle, je vous confie les clés du club-house. 

vendredi 13 décembre 2024

Martial et solaire


Pianiste virtuose éclectique, il était inclassable tant il embrassait tous les styles et toutes les formes. En trio - avec basse et batterie-, il ne demandait rien d'autre que de la fusion. Il n'effectuait aucune annonce, pas même le titre du morceau qu'il souhaitait interpréter. Ses "coéquipiers" devaient posséder l'oreille absolue et le rythme dans la peau (de leurs caisses claires). Une fois lancé, il changeait de thème et passait à un autre standard, choisissait une tonalité différente, modifiait le rythme, ajoutait ou retranchait des mesures. Ses solos s'étiraient jusqu'à ce qu'ils aient tout livré.
Ses accompagnateurs, sur la même longueur vibratoire, ont évoqué une "structure élastique" pour parler de ses multiples faces. Martial Solal, pianiste solaire, nous a quitté. Mais c'est le privilège des artistes que de rester avec nous tant que nous partageons leurs œuvres. En écrivant ses lignes comme on écoute une mélodie s'enrichir d'accords, j'ai pensé au rugby que j'aime, rugby d'improvisation, c'est-à-dire forgé par la maîtrise technique, la précision, la justesse, mais aussi la fusion, la joie et le partage. 
Pourquoi les relances et les contre-attaques me parlent-elles davantage que les ballons portés et les pick-and-go ? Sans aucun doute parce qu'elles sont l'expression d'une inspiration initiée en toute liberté, reprise par quelques coéquipiers de proximité à l'écoute d'un changement de cap. Magie de la réunion, l'initiative d'un devient la clé de tous, la mélodie choisie s'enrichit et devient partition. Rien n'était prévu, tout se dessine dans l'instant.
Pour cela, il faut rester debout. Au sens propre et comme au figuré. Je ne déteste rien tant que les joueurs qui se jettent au sol pour assurer la conservation du ballon après avoir franchi un mètre ou deux, têtes baissées, comme si le jeu commençait et s'arrêtait à eux et avec eux. Ce que le rugby moderne a construit pierre après pierre, c'est un esprit collectif. La décision de William Webb Ellis de prendre le ballon à la main et de courir seul avec jusque vers l'en-but adverse - ce qui était fortement déconseillé à défaut d'être interdit - fut une trainée de poudre qui enflamma ce jeu. Derrière lui s'est engagé un coéquipier et puis un autre, tête haute, buste droit.
Le rugby est un sport de combat collectif - combat au sens philosophique. Il s'agit de dépasser nos propres limites, de penser d'abord, de concevoir ensuite, de réaliser enfin. D'accepter le contraire, l'adversité et l'opposition : elles sont structurantes et permettent d'avancer. Jouer au milieu des contraintes - adversaires, passe en arrière, règlement - s'apprend, et sans cette transmission de savoirs, celui qui n'a jamais tenu un ballon de rugby entre ses mains au milieu de partenaires, face à des défenseurs, sous la férule d'un arbitre et dans la compréhension du passage par l'arrière pour aller de l'avant, aura de quoi rester paralysé.
Combat, on le voit, livré avec pléthore d'options : jeu au pied long, court, haut, transversal ; jeu à la main dans l'axe ou au large, au ras ou en profondeur ; leurre, feinte, crochet, débordement ; affrontement ou évitement... Du premier regroupement difforme effectué sur le Big Side de l'université de Rugby au tout début du XIXe siècle jusqu'aux arabesques du French Flair dont le dernier avatar prend son envol dans l'en-but du Stade de France à l'initiative de Romain Ntamack face aux All Blacks il y a trois ans, le rugby a toujours su renouveler ses formes, se métamorphoser.
Ci-devant entraîneur du RC Toulon dont la culture est ancrée dans l'âpreté des packs, Pierre Mignoni avouait ce qu'il fallait de courage pour ajouter au combat frontal le défi latéral, approche "deleplacienne" qui nourrit désormais nombre d'équipes. Il n'y a aucune contradiction à situer le champ d'affrontement d'une ligne de touche à l'autre, au contraire. C'est à travers cette complexité - le tout est davantage que la somme des parties, tel que théorisé par Edgar Morin - que le rugby nous permet d'entrevoir ce qui fait un quand quinze s'agrègent.  

mardi 20 février 2024

Calcio, régime florentin

La dette contractée par le jeu de rugby auprès des Italiens est immense. A commencer, comme l'écrivit l'historien Henri Garcia, par l'Haspartum exporté en Gaule et chez les grands bretons par les légions romaines, activité physique avec ballon structurée comme une guerre en temps de paix pour aguerrir la soldatesque aux joutes viriles, au contact frontal et à l'organisation collective. Que dans le sillage des conquêtes romaines la Soule et le hurling over country aient été pratiqués en Bretagne et au Royaume-Uni n'étonnera personne.
Bien avant William Webb Ellis, courant balle en mains sur le Bigside de l'université de la ville de Rugby, la grande affaire du jeu trouva sa première acmé à Florence, en Italie. Après plusieurs décennies de pratique libre furent rédigées en 1580 les règles du Calcio, soit trois siècles avant que ne soit organisé le premier match international entre l'Ecosse et l'Angleterre à Raeburn Place dont le Tournoi assure un remake tous les ans.
Place Santa Croce, se disputait le tournoi des quatre quartiers entre bleus, blancs, rouges et verts représentant les zones historiques de la cité alors déclarée République florentine, au grand dam du Pape. Aujourd'hui encore, en période de carnaval, la tradition est maintenue : elle commémore depuis le 17 février 1930 le siège de la ville, mené quatre siècles plus tôt par l'armée de l'Empereur Charles Quint pour rétablir un Médicis à la tête du gouvernement ducal.
Tout sauf un hasard, une huile représentant le Calcio trône à l'entrée du musée de Twickenham. Bien avant de pousser une balle ronde au pied, les Transalpins avaient choisi de la déplacer vigoureusement à la main et, symbole qui reste à déchiffrer, trois Papes - Clément VII, Léon XI et Urbain VII - pratiquèrent à Florence cette activité brutale avant de choisir des voies plus impénétrables et coiffer la mitre à Rome. 
1930, c'est aussi le moment où la France se rapprocha rugbystiquement de l'Italie. Trois ans plus tard, à Turin, les représentants de neuf nations européennes préparèrent les statuts de la fédération internationale du rugby amateur qui vit le jour le 24 janvier 1934. Et c'est à Rome, le 22 avril de l'année suivante, que fut donné le coup d'envoi du premier tournoi FIRA. La finale vit la France pulvériser la Nazionale (44-6). Entraînée entre 1934 et 1936 par un des meilleurs techniciens français, le trop méconnu Julien Saby, l'Italie profita ensuite des conseils du Clermontois Michel Boucheron.
La part française dans la construction et l'avènement du rugby transalpin est colossale : entre 1978 et 2016, Pierre Villepreux, Bertrand Fourcade, George Coste, Pierre Berbizier et Jacques Brunel s'appliquèrent à hisser la Nazionale parmi les meilleures nations mondiales, en témoignent la première victoire italienne (32-40) face au XV de France le 22 mars 1997 et, trois ans plus tard, l'entrée solennelle dans les Six Nations. En 2007 et surtout en 2013, les Transalpins accrochèrent une quatrième place dans le Tournoi, devant l'Irlande et la France, "bonne" dernière. 
Sans une tentative de drop-goal clownesque signée du troisième-ligne centre Sergio Parisse - "l'homme de tous les records" - piquant l'idée à son ouvreur pourtant mieux placé que lui, l'Italie aurait sans doute battu la France à Saint-Denis en 2016, exploit après lequel elle court toujours. Mais la balle, mal frappée, s'écarta des poteaux. Comme elle s'éloigna un soir de match de poule en Coupe du monde à Saint-Etienne. Ce 29 septembre 2007, l'arrière David Bortolucci manqua en fin de rencontre un but de pénalité, laissant l'Ecosse l'emporter de justesse, 18-16, et disputer un quart de finale...
Battue in extremis par l'Angleterre en ouverture de la présente édition, surclassée à Dublin par l'Irlande sans pouvoir inscrire le moindre point, l'Italie de Gonzalo Quesada se situe néanmoins aujourd'hui à des années-lumière de la triste équipe humiliée durant la Coupe du monde. Un Ange, fut-il aussi véloce que le Toulousain Capuozzo, ne sera pas de trop pour vaincre les démons transalpins - défense perméable, conquête aléatoire, attaque latérale, maladresses rédhibitoires - à l'heure où le XV de France en quête de rédemption fait cap sur Lille. 

vendredi 29 décembre 2023

ça, c'est 2024 !

La vieille année s'en est allée et le passé ne se recompose pas. La litanie d'échecs successifs depuis 1987 dans ce qui est devenu la référence absolue en matière de consécration doit maintenant nous parer de sagesse, car pour nourrir autant de regrets que de fierté, il nous faut malheureusement remonter très en amont, en 2011, le scandale arbitral désignant le Sud-Africain Greg Joubert et ce dernier ballon perdu par le néophyte Jean-Marc Doussain à trente-cinq mètres de l'en-but néo-zélandais trois minutes avant la fin. La suite - 2015, 2019, 2023 - consiste à oublier humiliation, frustration, déception, et le fardeau commence à peser.
Après avoir été mis comme jamais dans des conditions idéales pour décrocher le titre mondial, le XV de France va devoir réapprendre l'humilité en évitant de répéter le chapelet d'erreurs - préparation physique déficiente, compositions d'équipes discutables, stratégie indécise - qui lui a tenu lieu de viatique, l'année dernière. Se débarrasser aussi des chiffres et des statistiques dont on sait qu'il est possible de leur faire dire tout et son contraire. 
Espérons que le rugby français n'aura plus à fréquenter les tribunaux et que le prochain champion de France saura, comme le Stade Toulousain, extraire le meilleur de son jeu et ses plus belles inspirations. Qu'avant cela, le 2 février, le match d'ouverture du Tournoi des Six Nations face à l'Irlande à Marseille nous permettra d'admirer une jeune génération, celle qui sait gagner, dont les fleurons ont pour noms Tuilagi, Gazzotti, Gailleton et Depoortere, promesse d'un renouveau à condition que le staff tricolore veuille bien transformer l'équipe de façon conséquente. On attend de Fabien Galthié et de son nouveau staff qu'ils arment la flèche du temps à laquelle ils tiennent tant, pourquoi pas, mais alors qu'ils visent juste, cette fois-ci.
Réjouissons-nous, le  Top 14 rebondit jusqu'au 7 janvier. Ce Championnat, qui est depuis toujours le point fort du rugby français, est aussi depuis au moins deux décennies son point faible, si l'on regarde à travers la focale tricolore : saison très (trop) longue et donc phases de régénération et d'athlétisation réduites d'autant, jeu presque partout stéréotypé, rythme peu élevé loin des canons du genre, recrutement intense d'internationaux étrangers limitant les places offertes aux jeunes pousses capables d'enrichir le XV de France...
Mais ne sommes-nous pas tous Basques et Catalans ? J'ai aimé, samedi et dimanche dernier pour fermer 2023 la force et la furia symbolisées par l'Aviron bayonnais et l'USAP, que ce soit à domicile dans un stade Jean-Dauger chauffé par le chœur des supporteurs ou à l'extérieur sous la pluie froide tarnaise qui doucha le public de Pierre-Fabre. Parvenir à se sublimer, faire corps, fendre l'adversité, s'unir pour une cause plus grande que la seule victoire, croire en soi et aussi en ses coéquipiers, ne jamais rien lâcher, c'est donc à ça, si nous le voulons, que ressemblera 2024 ! 

mercredi 26 octobre 2022

Aux racines de ce jeu

Un géant s'est éteint. Doucement. A l'âge de 102 ans. Avant d'être l'immense artiste que l'on connait, Pierre Soulages avait été un solide avant du lycée de Rodez, puis du Stade Ruthénois. En 2007, Olivier Villepreux avait interviewé le peintre de l'outrenoir sur le thème ovale. "Avec mon gabarit, avouait  Soulages, mes cent kilos et mon 1, 90 m, j'étais deuxième-ligne et parfois troisième-ligne. Je sautais haut, je courais vite. A Rodez, je ne pouvais échapper au rugby. Dans ma famille, on aimait le rugby. Je me souviens un jour, j'avais dix ans, et l'équipe du Stade Ruthénois était en déplacement. Mon oncle m'a surpris en train de me rendre au stade :

- Et où vas-tu ? 

- Au stade, il y a match de football... 

- Tu n'es pas malade ? Tu veux aller voir jouer les manchots ? Tu n'iras pas ! Viens, on va à la maison, on va goûter ensemble. 

Et il m'a offert un quatre-heures phénoménal, pour me récompenser ! C'était en 1930." 

Dans Le rugby français existe-t-il (éditions Autrement, 2007), Olivier Villepreux reprit les mots écrits par Roger Vailland sur Soulages : "C'est un champion, qui au cours d'un grand nombre de combats, de courses et de séances d'entraînement s'est créé un style". Un style fait d'immenses peintures monopigmentaires fondées sur la réflexion de la lumière par les états de surface du noir. Toiles exposées dans le monde entier, Paris, New York, Sao Paulo, Copenhague... Magnifiées en 1979 puis en 2010 au Centre Georges Pompidou, autre amoureux du rugby. Happé par la peinture en 1946, Soulages a ainsi fait traverser, quatre-vingt ans durant, son noir abstrait. 

"J'ai des rapports presque quotidiens avec le rugby, avouait cet ancien joueur de l'ombre, des tâches obscures et souterraines. Car ce qui m'a plu au départ dans le rugby, c'est que le ballon est ovale. Cela a l'air idiot, mais c'est capital parce que, avec cette forme, il y a de l'inattendu. Et l'inattendu est ce qui m'intéresse dans la peinture, tous les jours. Ce qui me plaît, c'est de rencontrer ce que je n'attends pas et sur lequel peut s'échaufauder une construction. C'est comme cela que fonctionnent mes tableaux. Lorsque j'en commence un, je ne sais pas ce que je vais faire, c'est un événement qui, pendant que je peins, se produit et déclenche la suite. Cela ressemble déjà à du rugby, c'est dans la conception même, dans la racine de ce jeu, que je retrouve le rebond innatendu de l'ovale." 

Et Pierre Soulages de poursuivre, à notre usage : "Si le rugby n'était qu'une activité physique, elle manquerait d'intérêt. J'ai souvent vu des types qu'on disait idiots être très intelligents dans le jeu. Et ils l'étaient, profondement. Il y a une forme d'intelligence du combat (...) Dans l'art, c'est la même chose. Ingres disait : "Les gens qui ont du talent, ils font ce qu'ils veulent, moi, je ne fais que ce que je peux." Je crois que c'est une parole qui vaut aussi pour le rugby. C'est un jeu qui est révélateur des gens, de leur personnalité et de leur talent, dans un collectif." 

Et de conclure ici : "J'étais concerné par beaucoup de choses dans ma jeunesse, mais j'aimais ce jeu parce que justement il était beaucoup plus qu'un sport, un jeu (...) J'ai rencontre René Char. Il jouait au même poste que moi, m'a-t-il dit. Nous avions la même corpulence, quoique dans mon souvenir, il avait des mains plus grandes que les miennes ! Georges Duby (historien) également avait joué. Claude Simon (écrivain, prix Nobel en 1985) aussi. C'était un ami proche. (...) Vous savez, en général, les amis que j'ai sont des amis qui aiment ce jeu. Ce n'est pas parce qu'ils aiment le rugby qu'ils sont mes amis, mais parce que probablement il y a des choses que nous partageons qui se trouvent aussi dans ce jeu." 

Parmi ses amis, Jean Nouvel. Et Olivier Margot. Qui offrit à L'Equipe Magazine le 10 septembre 2011 sa Une signée Soulages pour un cent pour cent All Blacks. "Le noir n'est pas toujours le deuil, précisait le Maître. Pour la plus grand partie de la planète, la couleur du deuil, c'est le blanc. Les symboliques des couleurs sont réversibles. Pour tout homme, c'est la couleur de notre origine : avant de naître, avant de "voir le jour", nous sommes dans le noir. Dans les époques lointaines de la Préhistoire, Altamina, Lascaux, Chauvet, nous savons que, depuis 340 siècles, les hommes allaient peindre dans les endroits les plus obscurs de la terre, dans le noir absolu des grottes, et peindre avec du noir." 

Dans l'entretien réalisé par mon ami Olivier Margot, Pierre Soulages évoqua le rugby d'aujourd'hui. Voilà ce qu'il en disait : " Le jeu m'intéresse toujours, même s'il y a moins d'inattendu qu'auparavant. Tout est devenu très codé. Il faut se méfier des techniques trop bien rodées. Je suis contre les académismes. En peinture comme en rugby, le plus intéressant, c'est quand apparait un nouvel ordre dans le désordre. J'ai dit, il y a longtemps : C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche." 

Un tel personnage, plus grand que nature, nous laisse une oeuvre monumentale - et je vous invite à vous rendre à Rodez au musée qui lui rend un sublime hommage où se mêlent les relations du noir avec la lumière et les couleurs, "l'inépuisable diversité de la lumière reflétée, ce noir-lumière, cet autre champ mental que celui du noir", ajoutait-il, presque mystique, citant saint Jean de la Croix : "Pour toute la beauté jamais je ne me perdrai, sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s'atteint d'aventure."

Remettre en cause dans un monde fragmenté, qui souffre. Parti, Pierre Soulages, et nous sommes nombreux, nous accompagne. Il demeure. Dans l'effort insondable qui nous pousse non pas seulement à rencontrer mais à atteindre.

dimanche 14 août 2022

Réponse affirmative

Qui va gagner ? Avant le choc entre les Springboks et les All Blacks à l'Ellis Park, samedi dernier, cette interrogation aimantait les esprits. Mais s'agit-il d'aimer le rugby pour n'évaluer que la seule performance ? Il était autrement question d'enjeu dans ce match tellurique sur les lieux du sacre sud-africain en 1995. A ceux qui pensaient que les All Blacks manquaient de ressources morales et techniques, la réponse fut cinglante, autant que l'écart au score en faveur des Néo-Zélandais.
Moins que d'autres mais quand même quand il s'agit de rugby, les Néo-Zélandais ont connu des baisses de régime. Plus ou moins marquées. Elles leur ont permis d'en sortir par le haut.
Après la déconvenue survenue en 1949, certains d'entre eux prirent l'initiative de créer, de modéliser et de formaliser un système de jeu basé sur la maîtrise du temps, du ballon et de l'espace. Cette théorie est connue sous l'appellation contrôlée "règle des 3 P" : en anglais, pace, possession, placement. A savoir rythme, conservation, position. Cette identité remarquable tient dans un immense graphique aux nombreuses ramifications, sorte d'arbre généalogique d'un plan de jeu démultiplié dont les inventeurs se nomment Charlie Saxton et Fred Allen. Une fois rendu à Dunedin, n'hésitez pas à vous rendre au club-house du club des Pirates, non loin de la plage, où une petite vitrine regroupe, comme des ex-voto, le legs de Saxton, manager des All Blacks lors de la tournée de 1967 dans l'hémisphère nord, auteur cette-année-là de L'ABC du rugby dont on conseille la lecture à tout amoureux du rugby.
Victorieux des Springboks dans leur antre quand on les vouait à l'enfer, les All Blacks, tel le phoenix, savent renaître de leurs cendres et dans deux semaines, les Argentins risquent de s'en apercevoir à leurs dépens. Mais le voile noir qui est tombé sur eux n'est pas encore retiré. Voile de critiques, de colère, d'hystérie et surtout de haine, jusqu'à menacer de mort certains joueurs. Les réseaux si peu sociaux sont aussi toxiques en Nouvelle-Zélande qu'ailleurs, mais quand il s'agit d'un pays qui a fait du culte de la balle ovale une religion, on pouvait imaginer un peu de compassion. Que nenni... 
Personne n'a oublié l'accueil innommable réservé à John Hart, le présomptueux manager des All Blacks battus par la France en 1999 en demi-finale du Mondial à Twickenham au point qu'il tomba en dépression et qu'on craignit pour sa vie. Ian Foster, lui, tourna en dérision les attaques ad hominem dont il fut la victime sept jours durant. Ce qui impressionne, dans cet épisode, c'est qu'au plus fort de l'ouragan qui déchira le lien qui les reliait avec leur public, les All Blacks surent trouver au sein même de leur groupe attaqué de toutes parts assez de ressources mentales et morales pour venir à bout de la pire adversité : pas les Springboks, non, qui sont pourtant un très gros morceau mais l'opinion publique, dont on ne mesure pas toujours l'intensité destructrice.
En s'imposant à l'Ellis Park, samedi 13 août 2022, les All Blacks n'ont pas seulement remporté un match, ils ont gagné la partie qu'ils jouaient, à leur corps défendant, contre le reste du monde, cette foule de détracteurs trop heureuse de voir tomber de leur piédestal ceux qui dominent le rugby international depuis 1905 et leur première tournée en Europe, un jeu auquel ils ont tant apporté qu'une chronique entière ne serait pas suffisante pour présenter leur legs. Les Néo-Zélandais du capitaine Sam Cane se sont offerts un supplément de confiance, d'estime de soi, de sérénité.
Qu'est-ce qui rend les All Blacks uniques ? Sans doute la conscience qu'ils ont de représenter un pays situé à l'autre bout du monde occidental, placé juste avant l'Antarctique, dont personne n'aurait idée s'ils n'étaient de noir vêtus pour porter le deuil de leur adversaire au point qu'aucun n'est parvenu à les vaincre davantage qu'il ne s'est incliné. Plus sûrement la persistance de caractéristiques - organisation millimétrée du jeu, recherche permanente d'innovations tactiques - conservées et enrichies au fil du temps malgré le brassage de leur population, d'abord anglo-saxonne et maori, puis polynésienne et mélanésienne.
Dans un peu plus d'un an, le XV de France affrontera la Nouvelle-Zélande en match d'ouverture de la Coupe du monde 2023. Victorieux, les Tricolores retrouveraient l'Irlande ou l'Ecosse en quarts de finale. Battus, l'Afrique du Sud, championne en titre, leur barrerait sans nul doute le chemin. Comme en 2011, les Tricolores partageront leur sort en match de poule avec les Néo-Zélandais, un adversaire qui ne reviendrait sur leur chemin qu'à l'heure de la finale, pour le cas où tout leur réussirait. Autant dire que le lien qui unit le XV de France aux All Blacks n'est pas prêt de se rompre.

dimanche 29 mai 2022

A la sirène

Comme Toulouse, Brive et Toulon avant lui, La Rochelle est entré dans la cour des grands d'Europe à la faveur de son succès sur le Leinster, cet ogre irlandais qui menaçait de l'engloutir. Après avoir soulevé ce trophée d'importance comme on émerge d'un rêve, il lui reste maintenant à brandir le Bouclier de Brennus pour couronner une quête sportive commencée dans l'anonymat en 1997, quand le professionnalisme fut accepté en France, parfois à regrets, comme l'unique voie vers l'excellence. 
Héroïque, certes, mais surtout paradoxal... Après plus d'un siècle d'existence, le Stade Rochelais est devenu, samedi dans un stade vélodrome de Marseille en fusion, le champion de la compétition la plus ouverte. Héroïque dans la forme prise par ce succès, et paradoxal tant ce club cultive la discrétion, pour ne pas dire la mise au secret. Ainsi, à ses premières grandes heures, dans les années 1960, renforcé par un quarteron de Basques montés dans le Nord pour y trouver fortune de mer, il s'était hissé à trois reprises en quarts de finale du championnat de France - battu à chaque fois par Dax, qui a aujourd'hui disparu de l'élite - et cela semblait s'accorder à ses vertus.
Son palmarès comptait deux Coupes de la Ligue, en 2002 et 2003, défunt challenge de faible renommée, mais surtout trois titres de champion de France juniors acquis en 1971, 1973 et 1974 avec des équipes composées uniquement de jeunes joueurs de cru, jusqu'à aligner un peu plus tard en équipe première une ligne de trois-quarts à nulle autre pareille si l'on considère que les frères Désiré, Elissalde et Morin étaient tous natifs de Port-Neuf, ce quartier de La Rochelle où est situé le stade Marcel-Deflandre.
Après avoir flotté dans le milieu de tableau de la ProD2, mais toujours soutenu par un public fidèle, le Stade Rochelais a remonté le courant contraire, marée après marée. Géographiquement enclavé, éloigné des zones d'achalandises du rugby, hermétique au modernisme, suscitant rarement l'intérêt des médias, le Stade Rochelais n'avait aucune chance d'attirer un mécène. Mais ce qui constituait alors ses limites est devenu son point fort. 
Sous la férule de son ancien flanker Vincent Merling devenu président, le Stade Rochelais a fédéré un demi-millier d'entreprises locales puis régionales, multiplié par trois son affluence en agrandissant son stade désormais à guichets fermés, et recruté sans discontinuer des sans-grades, puis des oubliés, et enfin des internationaux étrangers de renom en fin de carrière, avant d'être à même d'attirer des Tricolores en mal de temps de jeu.
La saison dernière, deux finales malheureuses préfiguraient ce sacre européen extrait au forceps sur la ligne d'avantage, final étouffant devant l'en-but irlandais soudain assiégé. Cet épilogue à suspense raconte la conviction mise à détruire la confiance d'une équipe du Leinster largement favorite et à bon droit considérant son parcours. Aux plaquages désintégrants qui éparpillèrent le jeu irlandais naguère si bien assemblé, à l'essai initial de Raymond Rhule inscrit au grand large dès la 12e minute, succédèrent les coups d'étrave au ras des rucks. Ils percèrent deux fois la ligne bleue, par Pierre Bourgarit à l'heure de jeu - toujours un moment clé -  puis par Arthur Retière juste avant cette sirène libératrice.
Par l'inexorabilité de son jeu axé sur le défi frontal parfois contrebalancé par des jaillissements en bout d'ailes, par la puissance de son pack déterminé à briser patiemment les velléités adverses, par ses mâles certitudes au combat, et une solidarité sans faille quand le vent contraire frappe sa proue, le Stade Rochelais modèle 2022 ressemble à s'y méprendre, et pas seulement sur le terrain, à l'AS Béziers qui domina le rugby français des années 70.
Certes vertueux, le Stade Rochelais n'échappe pas à la loi d'un marché qu'il domine en maîtrisant les subtilités du "salary cap", garde-fou budgétaire mis en place pour éviter les dérives. De cette équipe construite pour vaincre droit au but, s'exileront à la fin de cette saison le demi de mêlée-ailier Arthur Retière, héros de Marseille, mais aussi le pilier Dany Priso, l'ouvreur Ihaia West - alors qu'il a enfin trouvé la bonne carburation après trois saisons de tâtonnement - et le centre Jérémy Sinzelle, joueur-clé du vestiaire et couteau suisse. Ainsi va le rugby professionnel, froid et sans grâce.
Par le plus grand des hasards, le Top 14 nous offre dimanche prochain à la tombée de la nuit une opposition de gala entre le vainqueur du Challenge européen et celui de la Coupe d'Europe, un Lyon - La Rochelle dont on peine à imaginer le contenu après les diverses célébrations qui n'ont pas manquées d'inonder les gosiers sur les berges du Rhône et les bords de l'Atlantique. Un choc à bascule dont l'issue s'annonce cruelle puisque, derrière Montpellier, Bordeaux et Castres déjà qualifiés pour la phase finale, La Rochelle, le Racing, Toulouse, Toulon, Lyon et Clermont, séparés au classement par cinq points seulement, luttent au finish pour s'arracher des mains les trois tickets d'entrée. Nous n'avons pas fini de vibrer.

samedi 5 février 2022

Ad trigonum

Un an, déjà. A Rome. Des gauffres défrayaient la chronique sanitaire, sujet contaminé qui éclaboussa le staff technique tricolore, lequel s'en remit vite pour propulser en Australie, quelques mois plus tard, un groupe France renouvelé vers ce qui aurait dû être un succès en série de tests si davantage de maturité s'était invitée aux débats. On découvrit néanmoins à cette occasion que l'arrière perpignanais Melvyn Jaminet était un buteur de classe internationale, ce qui n'est pas peu de chose par les temps qui courent. Ce coup-ci, on conseillera des crèpes, sur le parvis de la basilique.

Jaminet a été titulairisé contre l'Italie, dimanche, pour la première journée d'un Tournoi des Six Nations toujours sous menace du Covid-19, dans une équipe de France à peine remaniée après son gros succès sur les All Blacks (40-25) à l'automne. Forcément, cette continuité nous place d'ors et déjà dans la perspective de la Coupe du monde à venir même si, en dix-huit mois, il est à craindre qu'il ne reste pas la moitié de cette composition en ouverture du Mondial face à laNouvelle-Zélande démythifiée.

Pour commencer, il faudra en terminer avec le chantier de la troisième-ligne tricolore, assemblage qui n'en finit pas d'être démonté et remonté en changeant de pièces, ce qui est tout de même assez symptomatique d'une profonde interrogation à la fois sur le jeu pratiqué et sur les hommes pour le conduire. En effet, si j'en crois Jean Liénard, feu maître tacticien de Grenoble et mentor du regretté Jacques Fouroux, le système de jeu d'une équipe peut se lire, comme l'avenir dans le marc de café, à l'annonce de la composition d'une troisième-ligne.

Qui est le gratteur ? Qui est le coureur ? Le joueur de rupture, le preneur de balle en touche, le lien entre l'avant et l'arrière ? Le plaqueur ? Tout est dit en trois noms, trois profils. Et les grandes équipe de France - celles qui marquèrent les esprits en générèrant des exploits - disposaient d'un bel équilibre dans cette ligne essentielle. En architecture, par exemple, comme le carré et le cercle, le triangle est une des formes géométriques fondamentales puisque mécaniquement indéformable, et toutes les structures qui s'élèvent sont triangulées.

Par quoi attaquer ? Il y a plus d'un siècle, dans le Tournoi 1912, s'alignaient Forgues-Communeau-Boyau, premier triptyque de belle allure. Lorsque la France s'imposa pour la première fois à Twickenham en 1951, René Biènes, Guy Basquet et Jean Prat composaient la troisième-ligne. Et quand pour l'histoire les Tricolores terminèrent seuls en tête du Tournoi, année de ma naissance, François Moncla, Jean Barthe et Michel Crauste formaient un trio indestructible. Nous avons tous en tête notre troisième-ligne idéale, celle qui reste gravée. 

La mienne est ainsi racontée : Jean-Claude Skrela, Jean-Pierre Bastiat et Jean-Pierre Rives. C'était à Twickenham, le 10 septembre 1978, très exactement, sous le maillot des Barbarians britanniques face aux Lions britanniques et irlandais pour le jubilé d'argent de la reine Elisabeth II. J'étais placé juste à la sortie des vestiaires avec mon ami bassiste Joël Ferron (nous venions de former un groupe de hard-rock et quoi de mieux que Londres pour cela), entourés de gentlemen anglais en vestes de tweed qui n'hésitaient pas à brandir une flasque de whisky à chaque action lumineuse, et il y en eut, ce jour-là...

C'est donc face à l'Italie que le XV de France de tous les espoirs va ouvrir son Tournoi. L'Italie, que les Tricolores furent tout heureux d'affronter officellement le 17 octobre 1937 au Parc des Princes pour l'emporter sans péril (43-5), neuf essais à un, dont quatre pour le seul Maurice Celhay, ailier de l'Aviron Bayonnais, dans le cadre du Tournoi de l'Exposition qui réunissait l'Allemagne, la Roumanie, la Hollande et la Belgique, deux ans avant la Deuxième Guerre mondiale, comme quoi le sport, contrairement à la musique, n'adoucit pas forcément les moeurs.

Il y a un an, donc, le Covid-19 rattrapait Fabien Galthié. Il faut croire que le sélectionneur en chef ne court plus aussi vite qu'avant puisqu'il vient de nouveau d'être plaqué par ce fléau, lequel, il faut l'avouer, touche tout le monde, que l'on soit vacciné ou pas, trois fois ou même quatre. Il nous faut vivre avec, malheureusement. Paradoxalement, ce Tournoi débute sans fièvre, du moins à Saint-Denis : visiblement, seule une victoire bonifiée parait acceptable, si l'on écoute les Bleus qui ne craignent pas de se gauffrer. L'excès de confiance n'étant jamais bon conseil, c'est peut-être du côté de Dublin et d'Edimbourg que viendront, ce samedi, les éclats.

dimanche 21 novembre 2021

La nuit transfigurée

 

Certains instants parlent d'éternité. On aimerait prolonger ce rêve éveillé. Et s'y replonger dès qu'un voile de tristesse, d'abandon, de nostalgie, que sais-je encore, nous enveloppe l'esprit. Depuis que le XV de France s'est frotté aux Néo-Zélandais, ces moments magiques apparaissent de décennie en décennie pour frapper les imaginations. Certains marquent aussi les All Blacks de cicatrices. Ceux-là n'auront pas longtemps à souffrir de la lourde défaite (40-25) encaissée samedi soir dernier. Deux ans pour en guérir, c'est largement suffisant. En attendant, nous n'oublierons pas ce succès, d'où il vient et, on l'espère, vers où il nous transporte.
L'histoire du rugby français est intimement liée à la Nouvelle-Zélande. Ne serait-ce qu'au souvenir du premier test-match officiel d'un XV de France pré-pubère, le 1er janvier 1906. L'USFSA (ancêtre de la FFR qui naîtra quatorze ans plus tard) avait dû rémunérer les All Blacks, tout juste nommés ainsi, pour qu'ils acceptent de détourner leur tournée sur Paris, ses joies nocturnes et ses monuments historiques. Et inversement. Il fallut attendre un demi-siècle (1954 à Colombes) et la génération sacrée (Jean et Maurice Prat, Lucien Mias, Gérard Dufau, Roger Martine, André Boniface, Henri Domec) pour que les Tricolores puissent vaincre cette équipe. Score minuscule (3-0), exploit majuscule.
Depuis lors, l'épopée bleue se nourrit de victoires sur ces joueurs qui portent le deuil de leurs adversaires. Après 1973 dans le sillage de Max Barrau et de Walter Spanghero au Parc des Princes, le 14 juillet 1979 à l'Eden Park d'Auckland est entré dans la légende dorée d'une génération qui ne l'était pas moins (Rives, Dubroca, Dintrans, Paparemborde, Joinel, Gallion, Codorniou, Aguirre). Et il faut croire que chaque portée tricolore tient pour heure de gloire, à défaut de titre mondial, son succès face aux All Blacks. 1986, 1994, 1999, 2007, 2009 : le palmarès du XV de France est ponctuée de fulgurances qui alimentent la chronique.
Et même certaines défaites - 1968 et 2011 à Auckland - se détachent du lot commun qui consiste à perdre le plus souvent contre cet adversaire hissé au rang de légende voire d'allégorie autant que de mystère tant il domine son sujet, inspire ce jeu, le régule et le dispense pour la plus grande joie de spectateurs éblouis. Alors les battre, oui, comme ce fut le cas samedi soir, c'est vaincre aussi dans un même élan ces propres démons tout en désacralisant un mythe tenace.
Regardez ceux qui reviennent de Saint-Denis comme des pèlerins qui auraient vu la Vierge à Lourdes : ils sourient béatement et ce sourire ne les quitte pas. Ils ont vu les rois de France, ces rois de l'équipe de France, et c'est un peu, dans cette nuit transfigurée, comme s'ils avaient reçu la lumière. C'était l'heure bleue, ce moment bascule entre jour et nuit, entre crainte et espoir, entre attente et délivrance, entre défaite et succès, un temps charnière symbolisé par Antoine Dupont et Romain Ntamack.
Leur ainé, André Boniface a coutume de dire qu'on ne se souvient d'une action que si elle se conclue par un essai. C'était pour lui une façon de regretter toutes les attaques, certaines somptueuses, qui moururent en touche ou d'un en-avant. On aimerait bien sûr garder longtemps en mémoire la relance initiée par Ntamack, fils d'Emile, qui aurait pu et dû alimenter un chapitre du French Flair par l'essai qui s'annonçait, signé Penaud, fils d'Alain. Au lieu d'être malheureusement plongée dans l'oubli à venir par la faute gourmande de Cameron Woki, grisé, alors que s'offrait un "trois contre deux", aperçu en bout de ligne, mais pas par lui.
Ce fil, cette transmission, cette filiation, c'est aussi la marque d'un XV de France à papa, histoire de famille faite pour relier joueurs et passionnés. C'est bien à une communion que nous fûmes conviés, samedi soir à Saint-Denis. Certes, pas devant avec la famille mais derrière, avec les amis. Ce fut largement suffisant pour nourrir un bonheur durable comme il en est de la construction, de l'architecture, du développement. A condition que ne soit pas récupérée cette belle affaire.... C'est toujours le danger avec un succès : si la défaite est orpheline, la victoire, elle, a cent pères.

dimanche 23 mai 2021

Tout un monde

Il faut imaginer qu'au pied de la colline, Sisyphe, remontant inlassablement son rocher, a su trouver au fil de ses efforts mal récompensés une façon à chaque fois plus efficace et donc moins éreintante d'agripper son bloc de granit pour le faire rouler face à la pente. Pas sûr pour autant que les Rochelais, qui viennent de dégringoler samedi soir de ce sommet européen érigé à Twickenham, parviendront à être heureux dans la défaite. Ils n'ont pas encore l'impression d'avoir quelque chose à retirer de cet échec, et pourtant... Ils n'ont pas perdu, en tout cas pas tout : ils ont simplement permis à Toulouse de l'emporter. 

Jamais dans l'histoire d'une finale de Coupe d'Europe l'équipe la plus dominée, la plus martyrisée, arc-boutée devant sa ligne d'en-but, repoussée à chaque impact, n'a été ainsi en mesure d'être sacrée. Jamais équipe aussi compacte, puissante, dévastatrice, même réduite à quatorze, n'a vu tous ses efforts si mal bonifiés, ses élans si peu concrétisés. Car il s'en est fallu d'une passe allongée au bon moment, dans le bon timing et dans la bonne direction, juste une passe, pour que le Stade Toulousain déverrouille cette finale étouffante. 

Cette passe au large de Romain Ntamack a sauté les générations, le fils retrouvant son capitaine de père, Emile, à l'autre bout de l'arc familial comme un trait d'union qui relie maintenant Cardiff 1996 à Twickenham 2021. Ce sentiment d'appartenance - qui est aussi dans leurs cas un lien fraternel qui traverse les âges et les époques - a dû certainement habiter Ugo Mola et Didier Lacroix, respectivement entraîneur et président, eux aussi sacrés de la première heure, quand le Stade Toulousain voyait, en soulevant ce trophée en forme de poteaux de rugby, son rêve réalisé, rêve de compétitions internationales, d'émancipation extra-muros, de développement hors des frontières. 

Cinq titres européens : ce n'est plus une obsession, c'est une histoire d'amour. Reste maintenant aux Rochelais à choisir le type de postérité dans laquelle ils s'inscriront au moment de recevoir Pau puis de se rendre à Clermont avant d'aborder la phase finale du Top 14. Leur potentiel collectif est immense, impressionnantes sont leurs ressources mentales. Battus, sauront-ils pour autant remonter leur déception vers un nouveau sommet en la transformant, match après match, en ambition renouvelée ? 

Tout comme Montpellier un cran en-dessous, les Toulousains ont de leur côté déjà sauvé cette saison et, ainsi allégés du poids de la réussite, s'avanceront certainement vers le bouclier de Brennus avant d'autant plus d'efficacité qu'ils n'ont maintenant plus rien à prouver - sinon ajouter du plaisir à la joie. Et recevoir Clermont puis se déplacer à Bordeaux pour aborder le dernier sprint peut se nourrir de détachement, ou tout le moins de sérénité. 

Le vrai supplice n'est donc pas celui de Sisyphe, dont il est possible de tirer profit pour peu qu'on parvienne à sublimer l'absurde, mais plutôt celui de Tantale qui voit les fruits se flétrir ou les sources se tarir devant lui chaque fois qu'il s'approche de l'objet de ses convoitises, et on pensera plus particulièrement dans ce cas à Pau, Lyon et Toulon qui ont beaucoup misé et peu remporté, beaucoup investi pour n'obtenir à cette heure que des espoirs au mieux, au pire des tracas.

Cette fin de championnat s'annonce donc aussi indécise que cruelle, à l'image de la finale européenne que nous laissons derrière nous. Un mauvais plaquage et une longue passe peuvent changer le cours d'un match, et ces détails prendront de plus en plus d'importance à mesure que s'annonce l'ultime coup de sifflet. Comme l'écrivait l'immense Antoine Blondin : "L'initiative du plus fragile peut abolir un labeur de bâtisseurs de cathédrales." Avant d'ajouter, et ce sera notre conclusion en forme de prédiction : "Et s'il faut de tout pour faire un monde, sur le pré, il faut du monde pour faire un tout."

mardi 18 mai 2021

Entre l'espace et l'océan

On peut regretter qu'une nouvelle fois la finale de Coupe d'Europe s'affiche avec deux clubs français mais cette association, qui n'est pas contre nature, souligne pour les mal-voyants tout ce que le Top 14 recèle d'authentiques talents. En effet, s'affrontent samedi à Twickenham deux réussites qui ne doivent rien au hasard, deux histoires différentes mais pas antagonistes dont le chemin débouche, finalement, au même endroit.

Evoquer le Stade Toulousain, c'est revenir sur les pas d'un géant qui faillit disparaitre faute de terrain, un club d'étudiants sans vestiaire, reconstruit au mitan des années 80 du siècle dernier par un visionnaire, Jean Fabre, puis enrichit par ses successeurs, Christian Massat, René Bouscatel et aujourd'hui Didier Lacroix - comme Fabre ancien flanker - qui peut s'enorgueillir d'un titre européen. C'était en 1996. Et cela forme un trait d'union.

Ecrire au sujet du Stade Rochelais, c'est remonter aux sources du jeu pratiqué par les humbles, qui attendent longtemps avant d'obtenir un gros titre dans les médias. Un club à l'écart, s'isolant presque lui-même comme s'il ne voulait pas céder aux tentations, géographiquement excentré, voire enclavé. Un club descendu jusque dans le bas du classement de ProD2 mais qui a toujours compté sur un large socle de supporteurs inconditionnels, avant de savoir fédérer de fidèles et nombreux sponsors.

S'il faut parler du jeu, jamais le Stade Toulousain, mis à part quelques fluctuations saisonnières, n'a renié son héritage. Depuis la Vierge Rouge, le mouvement a toujours été la clé qui ouvrait les défenses. Sophistiqué sous la houlette du trio Bru-Skrela-Villepreux, refondé par Guy Novès, le voici aujourd'hui prolongé par Ugo Mola - lui aussi champion d'Europe à Cardiff en 1996 - qui s'est à son tour réapproprié les secrets de la méthode. 

Les Rochelais, eux, peuvent s'enorgueillir d'avoir créé dès les années cinquante l'une, sinon la première école de rugby, forte d'une philosophie de jeu insufflée aux poussins jusqu'aux seniors à l'initiative d'Arnaud Elissalde, l'inimitable Nono et son béret basque vissé comme une auréole. Un style qui s'est épanoui via Jacky Adole, entraîneur sacré trois fois champion de France avec les juniors du cru dans les années 70, puis émancipé lorsque l'un des fils de Nono, Jean-Pierre, prit la direction de l'équipe première, vingt ans plus tard.

Il est presque ironique de constater que le dernier rejeton de cette lignée des Elissalde, à savoir Jean-Baptiste, s'est exilé au Stade Toulousain avec, à l'époque, ses 73 kilos tout mouillé pour continuer à progresser jusqu'à devenir l'une des articulations essentielles du XV de France des années 2000, et son capitaine. Machine à décrocher des titres et à fabriquer des internationaux, le Stade Toulousain sert de patron à tous les clubs qui souhaitent s'engager dans cette voie vertueuse qu'est la formation.

Fier, naguère, de n'avoir que des joueurs formés au sein de sa pépinière (jusqu'à aligner dans les années 80, avec les frères Morin, Elissalde et Désiré, une ligne de trois-quarts issue d'un même quartier, Port-Neuf, où s'élève le stade Marcel-Deflandre), le Stade Rochelais recrute aujourd'hui tous azimuts, n'offrant que quelques chiches places à ses jeunes pousses. La réussite a certes ses exigences, et le rugby professionnel fait du maillot un support publicitaire d'avantage qu'une deuxième peau.

Samedi, il n'y aura qu'un seul champion d'Europe. Si La Rochelle venait à l'emporter, l'histoire serait digne d'un conte de fées et la baguette de l'entrepreneur Merling deviendrait par magie iconique. Ce ne serait que justice tant l'apport de cet ancien troisième-ligne aile est considérable depuis trente ans d'engagement sans faille. Que Toulouse s'impose et cette ligne supplémentaire à son déjà riche palmarès s'inscrirait dans sa légende, celle d'un club qui initia les compétitions européennes dès 1986 en luttant vent debout face aux menaces fédérales.

Deux lignes de vie, donc, venues de loin, deux voies que rien ne relie, si ce n'est quelques noms - Elissalde, Collazo, Garbajosa, Holmes - convergent désormais, preuve qu'il n'existe pas de formule pour atteindre l'excellence, seulement des volontés et des convictions. Certaines plus rayonnantes que d'autres. Et qui ne sont pas sans rappeler l'aventure de Colomiers en 1999 et 2000. Nombreux sont les présidents de clubs, adeptes du chéquier, qui confondent club et entreprise, joueurs et salariés, bénévoles et collaborateurs. Qu'ils ne s'interrogent plus devant la réussite qui sous-tend cette finale inédite entre les enfants du grand large et ceux de l'espace.

dimanche 11 octobre 2020

Jeu même sens

Attendus, arguties, luttes, querelles, menaces, injonctions, sanctions et postures ne parviennent pas à ternir le jeu, et c'est bien ce qui nous réconcilie avec le rugby. Il aura bien besoin d'avocats pour sa défense devant les prétoires. Et le tribunal des flagrants délires ne manquera pas de faire salle comble - à défaut d'être comblée - la semaine prochaine, quelques jours avant le coup d'envoi fictif, ou pas, du premier match de la saison. Mais cette scène n'a pourtant pas vocation à nous faire rire tant la guerre ouverte entre LNR et FFR, clubs pros et XV de France, porte en elle les germes d'une contamination au gros vide. Pendant que l'image se déchire, des hommes de bonne volonté oeuvrent loin de la lumière des projecteurs pour tisser ce lien sans lequel le rugby ne serait qu'un sport de plus et non ce jeu d'éducation et d'insertion qu'il est par vocation, si l'on veut bien remonter son histoire jusqu'à l'université de Rugby. En s'écharpant pour savoir qui a la plus grosse idée, tous les dirigeants du rugby français ne s'imaginent pas à quel point ils minent les bénévoles, certains profondément écoeurés. Des passionnés qui font, sur le terrain, sans bruit ni tapage, beaucoup pour que l'ovale soit un levier de citoyenneté auprès des populations réfugiées, gamins et des adultes jetés à la rue, qu'ils viennent de l'autre bout du monde ou de nos quartiers abandonnés. C'est le cas, entre autres, d'Ovale Citoyen fondé et animé par Jeff Puech, Christian Iacini et Pascal Noailles, avec le soutien actif sur le pré de l'ancien ailier du Stade Français, Raphaël Poulain, et du deuxième-ligne international Julien Pierre, association implantée à Bordeaux, en région parisienne, à Pau et bientôt à Montpellier et à Toulouse, adossée aux clubs du Top 14 concernés - UBB, Section Paloise, Racing 92, Stade Français - qui favorisent "des actions magiques, vraiment, avec des présidents qui jouent pleinement avec nous le jeu de l'insertion". Elle salarie pour l'instant quatre personnes, compte une quinzaine de bénévoles pour l'encadrement sportif, autant de professeurs de français, bénévoles eux aussi, et une trentaine de petites mains disponibles pour remplir toutes les tâches que demandent cet investissement. A travers la pratique du rugby, quatre cent cinquante déshérités, hier laissés pour compte, reprennent confiance et vie ; Démarche parrainée par Roxana Maracineanu, secrétaire d'Etat aux sports, et personne n'aura oublié, rappelle Jeff Puech "qu'elle a dormi sous une tente quand elle est arrivée en France..." Ovale Citoyen est aussi en recherche d'entreprises adhérentes et partenaires afin de faciliter des recrutements. "Il faut que le rugby, qu'il soit amateur ou professionnel, servent à ça ! Qu'il soit une tête de pont dans les quartiers à l'abandon, où l'Etat fait ce qu'il peut : un coup il y met de la police, un coup il y met des éducateurs...", scande Jeff Puech, convaincu de toucher dans la responsabilité sociale des entreprises le meilleur vecteur de développement du rugby. D'ailleurs, novateur, Ovale Citoyen a été distingué au niveau européen dans le cadre d'une Champions Cup des associations sportives à but humanitaire, en attendant peut-être une consécration, le 1er décembre... Mais les trophées médiatisés n'intéressent pas les fondateurs du projet. "Quand le train de la Coupe du monde 2023 est arrivé à Bordeaux, il a pris à son bord comme apprenti un de nos joueurs, un ancien journaliste syrien qui est arrivé en France avec une balle dans la poitrine et qui a découvert le rugby chez nous... raconte fièrement Jeff Puech. Le prochain objectif est encore plus ambitieux : signer une convention - vertueuse, celle-là - avec la FFR afin que des jeunes joueurs passent leur diplôme d'entraîneurs de rugby "et prennent la main pour devenir des ambassadeurs de notre jeu. Si demain, un Afghan ou un gars de Mantes-la-Jolie prend en charge une équipe d'Ovale Citoyen, je suis persuadé que les messages qu'il fera passer seront bien entendus par tous... " Bouba, Oumo, Derick, Foued... Vous ne les connaissez pas, leurs photos n'illustrent pas de compte-rendu de matches ; ils et elle ne porteront pas le maillot de l'équipe de France à l'automne mais, alors que l'élite du rugby se déchire à la petite semaine pour un test-match de plus ou de moins, ce que revêt leur engagement mérite sélection. On a suffisamment répété ici que l'intérêt du rugby professionnel - placé dans une bulle qui, à l'évidence, ne l'abrite pas la crise Covid-19 - était de vite se réinventer. Sans doute que la lutte au quotidien des moins nantis pour survivre ailleurs qu'à la marge sera une de ses sources d'inspiration dans les jours à venir. Alors qu'après huit mois d'interruption revient la saison des rencontres internationales ainsi que nous le confirment All Blacks et Wallabies, on aurait tort de réduire le rugby d'ici au sommet professionnel de sa pyramide et l'équipe de France au cheval de Troie de la FFR. Il est encore pour quelques temps plus riche d'initiatives, d'engagements, d'implications et de petits bonheurs simples rendus au centuple qu'il nous est possible de l'imaginer. Dans un contexte tellement anxiogène qu'il n'est pas utile d'y ajouter une couche de défiance, le visage de l'autre, même recouvert en partie, et la main tendue nous font heureusement oublier le poing fermé et les masques de défi. Les techniciens nomment "même sens" le prolongement d'un mouvement d'attaque en continuité vers la ligne de touche. Plus que jamais le besoin se fait sentir d'un concept qui articulerait les bonnes volontés vers un but commun, une combinaison de belles âmes désintéressées, une association conçue pour construire le principe de citoyenneté avec l'aide de ce formidable levier qu'est le rugby. Dans une société - la nôtre - morcelée par le communautarisme, dans un microcosme ovale, le nôtre, déchiré par le pouvoir, plus que jamais cette quête fait sens.

samedi 23 mai 2020

Ensemble, au soutien

Entre les initiatives heureuses, les innovations et les élans généreux d'un côté, les lamentations, les chicaneries et l'absence de vision de l'autre, le rugby professionnel français a montré le meilleur et le pire depuis deux mois, et je crains que cette crise sanitaire, prolongée en effondrement financier, mette à mal l'image d'un Top 14 qui devrait plutôt profiter de cette opportunité pour se réinventer.
Sans doute est-il temps de mettre à sa tête non pas un ancien président confit dans le jus de la somme des intérêts particuliers mais plutôt un homme hors système capable d'inventer un bien commun susceptible de traverser d'autres tempêtes, à commencer par celles que la concurrence - sport loisir et rugby à 7, entre autres - ne manquera pas d'annoncer.
Par ailleurs, la perspective du "monde d'après" ne semble pas drainer le meilleur de mes contemporains. Il faut dire que chacun dans son périmètre tente de sauver ce qui peut encore l'être. Mais comme ne manque jamais de me le signaler mon vieil ami Pierre Quillardet entre deux bouffées de havane, lui qui côtoya en leur temps Picasso, Prévert, Ernst, Camus, Calder et Laugier, "nous ne sommes toujours pas entrés dans le XXIe siècle". Et si les effets dévastateurs du coronavirus pouvaient être, pour les plus lucides d'entre nous, le signal annonçant qu'il est maintenant temps, après deux décennies, de changer de paradigme, les architectes et les ouvriers espérés sur ce chantier tardent à pointer.
D'avantage qu'un autre Albert Camus a su assurer le passage du XIXe au XXe siècle. Quid de la personnalité qui nous fera basculer dans le XXIe ? La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, peut-être. puisque son travail sur la douleur, l'humour et l'invention se trouve parfaitement fondu dans la période transitoire que nous traversons tous et plus ou moins bien. Pour ma part, je mise sur Glenn Albrecht, philosophe de l'environnement.
Cet Australien écrit en page 252 de son ouvrage référence Les émotions de la Terre (Les liens qui libèrent, 2019) : "La santé de l'écosystème est atteinte par l'interaction d'un certain nombre d'espèces travaillant de façon coordonnée pour atteindre un but commun", évoquant la coopération mutuelle, l'action de concert, la communication, la régulation, qu'il résume dans le néologisme "Ghedeist" à partir du mot-racine "Ghehd" qui signifie en saxon "ensemble", mais aussi "rassembler" et "bien", auquel il a ajouté le terme allemand "geist" qui renvoie à la conscience d'un esprit, à la force vitale
Dans cette période de creux d'activité ovale, L'Equipe a eu l'excellente idée de faire revivre une à une à date anniversaire les finales du Championnat depuis l'après-guerre sans pour autant viser à l'exhaustivité. L'occasion de revisiter l'histoire récente, en témoigne la photo prise le 21 mai 1972 à Gerland une fois Béziers victorieux de Brive. André et Yvan Bunonomo y sont portés en triomphe - tradition tauromachique - par leurs supporteurs.
André entraîneur-pianiste et Yvan plombier-auteur réunis sous l'égide de Brennus, signalons la sortie de l'ouvrage A la recherche du rugby perdu (Edition de la Mouette, 2019). Je vous en conseille la commande d'autant mieux que les droits d'auteurs sont intégralement versés aux association de lutte contre le cancer. Dans ce récit, après avoir esquissé un portrait de Raymond Barthès, technicien trop méconnu, Yvan Buonomo dresse le parallèle, saisissant, entre la réussite de l'AS Béziers période 1960-1984 et le secret de l'architecte florentin Filippo Brunellleschi.
Travail d'orfèvre que l'érection de la cathédrale Santa Maria de Fiore au XIVe siècle. Avant d'en remporter le concours, Brunelleschi prouva d'abord qu'il était possible de faire tenir un œuf debout sur une plaque de marbre. Yvan Buonomo, lui, fait tenir le ballon ovale sur la pelouse.  "J'ai essayé de vous démontrer que la façon de jouer de l'A.S. Béziers était bien différente du jeu classique des autres équipes, écrit Yvan Buonomo, page 151. Les tracés de nos mouvements ou de nos gestuelles définis par Raoul (Barrière) avec une minutieuse précision, que l'on se devait d'appliquer et qui étaient devenus des automatismes, contenaient dans leur fonctionnalité des formes géométriques." Il s'agit, d'après l'auteur sétois, d'un "principe d'économie naturelle" et de citer Fermat, Cuse et Leibniz.
Yvan Buonomo en appelle même à Pythagore ! "Mathématicien et philosophe, le génie de Crotone disait : Toute chose peut s'exprimer par un nombre." A Béziers, poursuit l'ancien numéro huit, dans toutes nos actions, nous tracions inconsciemment, par le positionnement de nos membres et de nos corps, des courbes, des ellipses, des demi-cercles, des triangles, des parallèles et toutes autres formes géométriques qui donnaient au porteur du ballon un "plus" dans son avancée. Il savait que ses partenaires constamment présents pouvaient lui apporter un soutien immédiat", tel cet auto-soutènement, cintré et penché, qui participa à l'édification de la coupole du dôme de Florence.
Il y a donc toujours quelque chose à inventer et c'est bien ce qui sépare les authentiques artistes de la cohorte de suiveurs. Comme il y a "de nouveaux mots pour un nouveau monde", écrit Glenn Albrecht. Pierre Conquet, Jean Devaluez et René Deleplace ont, dans les années soixante et soixante-dix du siècle dernier, théorisé le jeu de rugby jusqu'à un point subtil que Raoul Barrière et Pierre Villepreux surent modéliser, l'un à Béziers l'autre à Toulouse, avec le succès que l'on connait. S'il se trouvait un ou plusieurs penseurs susceptibles de réaliser, en plus haute proportion, une transformation sociétale, l'épisode viral qui nous demande tellement de sacrifices proposerait, au final et nous en serions heureux, davantage de vertus que de vices.

dimanche 19 avril 2020

Vous passerez par Limeuil

Jadis, les maisons s'élevaient une fois le cantou construit, cœur de séjour où mijotaient sur la braise le contenu des soupières et les discussions recuites commencées la veille. Son feu, autour duquel se rassemblait la famille élargie, compensait toute difficulté, qu'il faille éclaircir la soupe ou combattre le gel qui descendait trop tôt cette année-là. "Au-dessus était accroché un crucifix pour apaiser ceux qui souffraient. A cette époque, le doliprane et la chloroquine n'existaient pas," rappelle le maître des lieux.
Tout en haut, sur la place du village de Limeuil, Jacky Adole a rafraichi une de ces sobres bâtisses en pisé, adjoignant au plafond quelques épaisses planches de grange après avoir affermi le toit qui menaçait de s'effondrer. Adossée au rocher qui n'a jamais pu être raboté depuis le XVIe siècle - quand l'égérie de Ronsard s'installa sur ce promontoire -, et prolongée par un court escalier qui dégringole dans le jardin, cette maison de peu a repris vie.
Quand au téléphone je l'ai surpris, l'ancien entraîneur du Stade Rochelais terminait quelques ouvertures et plaçait ses ouvrages sur un rayon afin d'accueillir bientôt les voyageurs inattendus, les touristes hésitants, les amis de passage et les visiteurs occasionnels. "Je rêve, et ce cantou m'ouvre des perspectives, dit-il, de sa voix grave et chantante. Celle d'une maison de lecture, pour ceux qui voudront y entrer. Mes livres seront posés, ouverts, et ils diront, lisez-moi..." L'occasion, surtout, d'échanger avec son auteur quand sonnera la déconfinement.
Voisin d'Aquitaine, Michel de Montaigne notait dans sa tour, située à une centaine de kilomètres de là, que "ce n'est pas un léger plaisir de se sentir préservé de la contagion d'un siècle si gâté". A l'heure d'internet, de la toile mondiale, de la connexion immédiate, du grand Google et du clavier analogique, Jacky Adole rédige "à contre-courant, rit-il, avec des taches sur un cahier à petits carreaux où glisse en pleins et en déliés une plume Sergent-Major," comme ce manuscrit qu'il m'envoya par la poste et allait devenir Mon sac de rugby, accueilli en 2002 par Atlantica et l'impayable Jacques Darrigrand qui réglait si peu ses auteurs mais aimait tant ce jeu de villages.
Depuis ont été publiés sur un rythme constant Déjà... (2006), Le guetteur de Dordogne (2010), Comme un vol de demoiselles (2013), Constance Cassabelle (2014) et récemment Vieux Cons (2018), ce qui constitue une œuvre. Là où se marient Dordogne et Vézère, ce vieil enfant du Club Athlétique Périgourdin, fils de Carcassonnais et père des premières belles pages ovales du Stade Rochelais a trouvé comment souder son âme au terroir.
Il y a du phrasé de Jean Lacouture et du terroir de Georges Pastre dans le style de saveurs et de valeurs qui est surtout le sien, avec de grands sentiments, des tranches de vie minuscules et des routes champêtres. "Du brut et du sauvage flirtaient sous l'écrin des falaises, un parfum naturel et juste ce qu'il faut d'isolement préservaient l'équilibre. Dans un tel décor, on pouvait évoquer l'ancienne taverne et les exubérances des gabariers. La belle Dordogne, enchevêtrée dans les multiples courants de la Vézère, se demandait bien s'il n'était pas souhaitable de s'enfuir tout de suite, et on la voyait roulée sur elle-même, cramponnée au promontoire" écrit ainsi Jacky Adole dans Déjà...
Puisqu'il est question ici de Georges Pastre, mais aussi des Anglais et des Français qui combattirent pendant cent ans entre Dordogne et Vézère, le chantre languedocien notait à quel point les rivières alimentent l'histoire. Avon par exemple, sur les berges de laquelle "deux dons fameux ont pris naissance : le premier à Rugby, le second à Strattford. D'ailleurs, le grand Williams a appelé Rugby l'un de ses personnages d'une de ses admirables pièces historiques. Moi, je remercie chaque jour les Anglais d'avoir inventé le football-rugby, et, souvent, de nous avoir donné Shakespeare." On trace rarement aussi beau trait d'union.
C'est bien l'auteur d'une imposante Histoire générale du rugby en cinq tomes qui nous a offert la plus belle histoire en ouverture des Ovaliques, celle du capitaine Edgar Mobbs qui, à chaque attaque sur le front de l'Artois, "se hissait le premier sur le parapet de sacs de terre, et, calculant la distance du point où il fallait aller, d'un coup de soulier ajusté, bottait le ballon haut. A suivre..."
Et Pastre de poursuivre : "Les Tommies n'arrivaient pas tous au point de ralliement. La Faucheuse en plaquait quelques-uns, à chaque fois... Pour Mobbs, cet attaquant-né, cela arriva le 29 juillet 1915. Ce jour-là, le ballon était monté haut, haut, haut... Vous pensez, le ciel était si bleu..." Ce récit terminé, la gorge serrée, je lève les yeux. Pas un avion, pas un nuage. Aucun bruit. La métaphore soudain m'étreint. Pendant que montent en première ligne - hier comme aujourd'hui - les soignants nous disposons, contraints, du temps et de l'espace. Du silence aussi. Mais nous sommes en vie.

lundi 6 avril 2020

L'opportunité d'un danger

Nous avons assez vilipendé, ici, le souhait acharné de nombreux présidents de Top 14 et de ProD2 de reprendre la compétition pour ne pas tenter d'y apporter une nouvelle explication. "Ils n'ont pas d'alternative : tout leur modèle économique repose sur le fait que des matches soient joués, sur la billetterie, les droits télé, le partenariat, etc. Pour eux, aujourd'hui, il n'y a pas de revenus, il n'y a que des coûts. Déjà que le modèle était fragile, s'ils ne repartent pas très vite, ça va être une catastrophe," nous explique un lecteur assidu de Côté Ouvert, par ailleurs membre du think tank d'un célèbre cabinet de conseils en stratégie,
Fragile, le rugby français ? Oui, semble-t-il, précise François Candelon, puisque c'est de lui dont il s'agit. "Les clubs professionnels sont des entreprises, des PME. Il y aura des faillites à la pelle et donc aussi des faillites de clubs, dans la même logique d'agent économique." Et cet ancien trois-quarts centre de l'école Polytechnique de poursuivre : "Dans chaque entreprise, je conseille de monter deux cellules : une cellule de gestion de la crise et des opérations au quotidien et une cellule d'anticipation. Et là, il ne faut pas se priver de réfléchir et d'ouvrir de nouvelles pistes. 
S'il apparait clairement que la LNR soutient la reprise des championnats professionnels sans montée ni descente et se heurte à la volonté de la FFR d'assurer une promotion aux meilleurs de ses clubs semi-professionnels de Fédérale 1, la Coupe d'Europe des clubs vient de prendre de plein fouet la proposition de Bernard Laporte, membre actif du comité exécutif de World Rugby, de créer une Coupe du monde des clubs.
Décrypteur de l'économique mondiale, François Candelon revient de Chine où il a séjourné de nombreuses années et nous apporte un éclairage sémantique loin d'être anecdotique : "En chinois, dit-il, le mot crise est composé de deux caractères. Le premier dit danger et le second dit opportunité. Les crises sont souvent des accélérateurs du changement. Il y avait déjà des choses à l'œuvre, sauf que là, nous allons faire en deux ans ce que nous aurions mis dix ou quinze ans à produire. Proposer un championnat du monde des clubs, c'est imaginer le futur. Au-delà d'être une culture à laquelle nous tenons tous, le rugby, dans le monde actuel, c'est aussi un spectacle, et donc l'idée vaut la peine d'être creusée."
Remettre les choses à plat, phosphorer et aller plus loin pour ne pas subir la crise sanitaire et ses effets dévastateurs apparait donc la solution la mieux partagée. Au point que World Rugby n'a pas enterré le concept de son vice-président, l'Argentin Agustin Pichot, à savoir la conception d'un championnat du monde des nations entre deux Coupes du monde. Mais dans ce cas précis, le trop n'est-il pas l'ennemi du bien ? Créer une nouvelle compétition à l'échelle internationale ne risque-t-il pas d'éteindre à terme le Tournoi des Six Nations, voire la Coupe du monde ?
Pour répondre à cette interrogation, "il faut, souligne François Candelon, effectuer une analyse beaucoup plus fine." Pour le prospecteur qu'il est, "la question du renouveau du Tournoi, par exemple, est davantage liée à la qualité du jeu produit. Du coup, il faut faire attention à ne pas multiplier les dates." Pour deux raisons : "D'abord éviter les doublons, ajoute ce passionné de rugby, prenant l'exemple du Stade Toulousain, champion de France en titre et grand pourvoyeur du XV de France "qui n'aurait pas été qualifié pour la phase finale si le championnat s'était arrêté là... "
La deuxième raison tient à la prudence sanitaire. "Attention à la santé des joueurs !", insiste notre interlocuteur. Et d'effectuer un parallèle avec le monde du travail. "Ce que le coronavirus nous rappelle, c'est que la santé et la sécurité des employés est au cœur de toute entreprise. Et encore plus dans des entreprises comme les clubs sportifs. Car les joueurs, ce sont les acteurs du spectacle", conclut cet amoureux des arts que nous retrouvions au restaurant Chez Henri, rue de la Soif aux côtés du regretté Gilles de Bure, autre ami d'Ovalie.
Dans l'embrassement des idées, des concepts et d'un changement de paradigme que nous appelons tous de nos vœux, il n'est peut-être pas souhaitable de multiplier les représentations, nous dit en substance ce témoin des grands mouvements du monde. Reflets du confinement qu'il nous faut apprivoiser comme une figure imposée, nos différentes réflexions de reclus forcés auront au moins permis de mesurer les bienfaits de la lenteur. Ainsi, et seulement ainsi, nous pourrons plonger, plus sages et mieux éclairés, dans le maelstrom de la reprise qui ne manquera pas.

lundi 30 mars 2020

Tombent les masques

D'une profonde tourmente parvient souvent à naître un nouvel ordonnancement des choses. Avant notre ère, les Anciens avaient exprimé cette transformation à travers la réflexion Ordo ab chao. Le mot est ovale, transformation, et l'occasion toute trouvée de repenser le rugby français, du moins sa partie professionnelle. Et tout d'abord parce que dans l'urgence et la crise sanitaire que nous traversons, le Top 14, la Pro D2, et aussi la crème de la Fédérale 1, sont placés dans une situation économique compliquée. Contenue dans une bulle financière qui apparait aujourd'hui dans toute sa fragilité, l'élite des clubs dispose néanmoins, si elle le veut, d'une chance inouïe de repousser l'éphémère pour se tourner vers le développement durable.
Au lieu de cela, qu'entend-on ? Que lit-on ? Alors que par ailleurs s'améliore la qualité de l'air, des soucis minuscules, tels des particules sur lesquelles s'accrochent le virus, polluent le tableau. Qui peut se soucier de descentes et de montées quand les morts s'agglutinent dans les hôpitaux débordés dont les couloirs ressemblent à des zones de conflit ? Quelle indécence de proposer des entraînements à huis clos pour mieux préparer une hypothétique reprise ! On voit bien là, malheureusement, à quel point le sport professionnel est encore et toujours guidé par les intérêts individuels dont la somme ne fera jamais un bien commun.
Le moment que nous vivons est particulièrement anxiogène, et les susceptibilités exacerbées créent un bruit de fond dont le volume sonore est malheureusement relevé par les thèses de tous bords relayées sans distinction par les réseaux sociaux. Mais c'est justement parce que le moment est difficile, compliqué, complexe, qu'il faut réfléchir le plus sereinement possible à ce que le rugby français professionnel, qui nous occupe ici, doit devenir dans un avenir très proche qui se confond avec le présent.
Puisque certains clubs d'élite cherchent et trouvent la meilleure façon de masquer leurs dépassements au salary cap, ne pourraient-ils pas mettre cette intelligence de brigands au service de quelque chose de plus élevé, de plus profitable ? Il n'a jamais été aussi urgent de poser sur la table de négociations cette question qui sous-tend les bonnes et les mauvaises pratiques du rugby français depuis les années 60 de l'autre siècle : servir ou se servir !
Chacun dessine son agenda, agence son calendrier, se focalise sur ses soucis domestiques sans vision d'ensemble : visiblement seul le petit bout de la lorgnette permet à certains présidents d'embrasser l'instant présent. Il faudrait mieux arrêter définitivement de compter en apothicaire les semaines disponibles d'ici le 18 juillet et choisir sagement de plier les gaules jusqu'au mois d'août. D'autant que rien ne garantit une reprise fin mai des rassemblements de plus de mille voire cent personnes dans un même lieu, fut-il à ciel ouvert.
De toute façon, pratiquer une activité sportive à huis clos n'a absolument aucune signification si ce n'est préserver, pour les clubs et les fédérations, le versement des droits télévisuels, principale manne du sport professionnel dont on voit bien sur quel fil tendu sans filet au-dessus du vide il marche. N'oublions pas que le sport est avant tout un lien, une forme de chose publique, un moment créé par certains - les acteurs - à partager par beaucoup en même temps. Il y a dans un match cette dimension aristotélicienne résumée par la triple unité : de temps, de lieu et d'action. La déplacer, la capter, l'enfermer, c'est en pervertir l'essence.
C.G. Jung écrit dans Ma Vie : "Comme pour toute question métaphysique, l'une et l'autres des deux propositions sont vraies." On peut donc voir aussi dans l'agrégat des volontés individuelles un désir de célébrer l'existence à tout prix, et dans le choix d'une finale du Top 14 imprimée le 18 juillet l'espoir de surmonter les obstacles. Pour autant, je suis incapable, aujourd'hui, quand les sirènes d'ambulances déchirent le silence, de savoir quel sera dans un stade vidé, et même plein, le goût d'un tel sacre.

lundi 13 janvier 2020

Une nouvelle main

Il faut remonter aux débuts de Marc Lièvremont sélectionneur en chef national pour trouver trace d'un tel changement de paradigme. Après la mainmise très fourouxienne de Bernard Laporte sur les Tricolores pendant huit saisons entre 2000 et 2007 pour un médiocre résultat - deux Grands Chelems en 2002 et 2004 -, le sosie de Burt Reynolds délivra le XV de France du joug physico-technique pour le plonger dans un bain de jouvence. C'est d'une certaine façon, ou plutôt d'une façon certaine, ce que vient de faire Fabien Galthié nouvellement nommé.
Lièvremont avait lancé entre autres jeunesses triomphantes Morgan Parra, Fulgence Ouedraogo, François Trinh-Duc et Louis Picamoles. Galthié, lui, appelle pas moins de dix-neuf nouveaux - sur un groupe de quarante-deux -, soit presque un sur deux : il fallait oser... Cette première liste annonce clairement le Mondial 2023 en France. Et ceux qui ne suivent pas assidument le Top 14 se sont demandés s'ils n'avaient pas sauté un ou deux épisodes, ou s'il ne s'agissait pas d'une sélection d'Espoirs, cette fameuse liste Développement qui a souvent servi à rien, ou seulement cacher la misère.
La saison dernière, Demba Bamba, Kilian Geraci, Maxime Lucu, Gervais Cordin et Anthony Bouthier évoluaient en Pro D2. Jean-Baptiste Gros, Cameron Woki, Romain Ntamack, Louis Carbonel et Arthur Vincent ont été sacrés champions du monde des moins de vingt ans ces deux dernières saisons. Cette large revue d'effectif n'a que vingt-quatre ans de moyenne d'âge et ne compte qu'un seul trentenaire, le polyvalent francilien Bernard Le Roux. A y regarder de plus près, elle privilégie le vitesse - à savoir la prise d'information, d'initiative mais aussi l'expression gestuelle et le déplacement avec et surtout sans ballon.
Comme souvent, malheureusement, les meilleures intentions se heurtent au mur des réalités. Il n'est donc pas certain que ce pari d'avenir puisse survivre - être renouvelé puis prolongé - à une déroute au Stade de France le 2 février  prochain face à des Anglais revanchards après leur finale de Mondial caviardée. Mais au moins l'idée est assumée : avec des inconnus du grand public comme Mohamed Haouas, Cyril Cazeaux, Alexandre Fisher, Julien Hériteau ou Lester Etien, préparer sans attendre 2023, soit la dernière chance française d'un sacre mondial avant longtemps. On ne retrouvera effectivement pas semblable occasion ainsi servie sur un plateau.
La partition inachevée du quart de finale contre les Gallois - que le XV de France affrontera dans six semaines - semble de peu d'effets sur le rugby français, sinon répulsif. Si l'on considère le contexte européen, les grands clubs ont parfaitement digéré l'après Mondial japonais. Comme si, depuis une demi-douzaine d'années, les errements de l'équipe nationale avaient valeur de contre exemple.
Mais cette liste des quarante-deux, soit deux équipes et six remplaçants pour assumer pleinement les entraînements avec opposition, marque surtout la fin d'une génération perdue ou sacrifiée, selon, celle de Slimani, Vahaamahina, Maestri, Picamoles, Machenaud, Lopez, Fofana, Bastareaud, Huget, Dulin, représentée par un capitaine que personne n'attendait ; une génération qui n'aura remporté aucun Grand Chelem et obtenu seulement deux quarts de Coupe du monde. 40 % seulement de victoires permet, à défaut, d'identifier le goût amer de la défaite.
L'aura des grands joueurs ne se mesure pas, fort heureusement, à l'aune des scores et des succès mais à ce qui les accompagnait quand ils jouaient, par exemple des vertus comme la grâce ou l'héroïsme, mais aussi la capacité à se transcender devant l'événement ou à s'imposer naturellement en modèle. Des hommes d'abondance comme on parle d'une corne, qui font du rugby plus qu'un jeu : une obsession voire une identité.
Depuis 2011 et la finale perdue contre les All Blacks de Richie McCaw à Auckland, le XV de France a beaucoup perdu sur tous les terrains, à commencer par son éclat, cette petite lumière qui nous guide tous. Sous l'ère Galthié qui s'ouvre, on ne lui demandera pas d'atteindre un idéal - nous savons autant que nous sommes que c'est un leurre voire une chimère - mais d'y être fidèle jusqu'au bout.

mardi 17 décembre 2019

L'autre challenge

Cette semaine, dans le sillage de L'Etape du Tour (24 et 25 juillet 2019), chroniques rédigées par Christophe Shaeffer qui faisaient suite à celles de Sylvie "the first one" Colliat (9 aout 2017), Benoit Jeantet (8 octobre 2018) et Laurent Bonnet (17 novembre et 9 décembre 2018), carte blanche est donnée à notre bloggeur et Quinconces Philippe Glatigny, ancien trois-quarts centre de Rouen et de Mutzig devenu éducateur à Metz puis à Tyrosse, pour nous parler du rugby des écoles, de la formation et du ruissellement des pratiques du Top 14 sur les jeunes pousses.
"Durant ma modeste carrière de joueur en Fédérale, j’avais été impressionné par l’intelligence de certains de mes coéquipiers qui manœuvraient d’une telle manière à ce que le ballon qu’il m’offrait était accompagné d’un boulevard.  Devenu papa, condition ni nécessaire ni suffisante pour frapper à la porte d’une école de rugby, j’ai proposé mes services à Tyrosse. Le premier rassemblement d’avant-saison fut marqué par l’envoi d’un document sur la pédagogie du rugby destinée aux jeunes écrit par René Deleplace. J’ai découvert comment ce mathématicien passionné de musique et pédagogue hors pair, a théorisé et modélisé la pratique d’un jeu de mouvement où le joueur sans ballon est plus important que le porteur, imprimant aussi un mouvement perpétuel au jeu de rugby.
Pour l’apprenti éducateur que j’étais chez les moins de 7 ans, l’influence du Top 14 était très faible. Par contre, les petits arrivaient en armure : casque, protège-dents, épaulières, short renforcé. Pour autant, la règle d’or de l’école de rugby, c’est de jouer sans se faire mal et sans faire mal. Chaque catégorie est dotée de règles spécifiques privilégiant la circulation du ballon, le jeu dans les espaces, le plaquage progressif et raisonné, l’interdiction pour l’attaquant de rentrer bille en tête dans le défenseur arrêté. Il favorise les idées de Deleplace et permet aux enfants de se positionner en véritables joueurs d’échecs sur les portes à prendre en attaque et le quadrillage du terrain en défense.
Penser que le « gros » puisse être défavorisé dans ce type de jeu est totalement infondé parce qu’il va devoir se concentrer sur d’autres solutions que de péter bêtement dans le buffet du « petit ». Le règlement a d’ailleurs interdit ces raids solitaires truffés de poussées, de raffuts et d’écrasements. Puis arrive le temps des tournois et la pression du résultat. A Tyrosse, bien figurer, c’est reproduire ce mouvement total basé sur la vitesse de circulation du ballon et mettre en avant la qualité des soutiens. On gagne, on est heureux, on revient avec le bouclier ; on perd, on pleure trois minutes et on se reprend vite parce que l’important, c’est de jouer avec les copains.
Mais la pression du résultat est d’autant plus forte qu’un enjeu vient se greffer dans le déroulement de la saison en moins de 14 ans avec le Challenge fédéral, qui regroupe les 30 clubs pro plus 11 clubs amateurs invités, et le Super Challenge de France. Ces challenges se préparent avec des enfants qui ont entre 10 et 11 ans. A cet âge, les différences de morphologie sont très marquées. Et les premiers tournois triangulaires le théâtre des premières stratégies basées sur la puissance des plus costauds que l’on place derrière la mêlée en attaque et en défense.
Et là, nous arrivons dans la banalisation du rugby pro. La mêlée chez les jeunes a été étudiée, travaillée, organisée pour qu’elle soit sécurisée. Les commandements sont respectés, la poussée s’arrête dès que le ballon est talonné. Le demi de mêlée défenseur ne suit pas la progression du ballon, il peut se placer derrière sa mêlée. Comme on a vu à la télé que les demis de mêlée ont tendance à introduire dans les pieds des deuxième-lignes, notre jeune relayeur va imiter son aîné avec l’assentiment du directeur de jeu, rendant systématiquement le ballon à celui qui introduit.
Inutile donc de mettre dans la mêlée des costauds : nous avons donc en premier centre le plus fort de l’équipe dont l’objectif est de chercher le point faible de la ligne adverse. L’attaquant crée un second temps de jeu et nous arrivons dans la reproduction du top14 sur des organisations où l’on crée des points de fixation pour mettre l’arme fatale sur orbite.
En moins de 14 ans, s’annonce la première configuration du « vrai » rugby, à 15, sur grand terrain et sans aide au sauteur en touche. C’est aussi l’âge des premières « générales » ! Les gamins déclarés « avants » passent un passeport, atout de sécurité. Mais certains éducateurs intensifient la préparation par de la musculation qui, de facultative passe à incitative. Les clubs se dotent de salle de musculation et les gamins, sous la surveillance d’un préparateur physique, « travaillent ».
Certains clubs arrivent avec des joueurs de taille impressionnante, à la musculature déjà formée. Qu’un éducateur ait une génération sans gabarit et il vous dira qu’il n’a pas de « matériel ». Voilà une belle définition d’une équipe d’enfants. Les éducateurs veulent des titres et se constituer un CV. Mais c’est au détriment de la santé des gamins : certains se font opérer des croisés ou de l’épaule dès l’âge de 15 ans, d’autres ont déjà six mois d’arrêt pour commotion répétée au même âge. Il y a sans aucun doute une réflexion à mener sur le comportement des éducateurs.
La règle chez les jeunes est de plaquer de la taille aux pieds sans plonger dans les pieds. Hors, que voit-on ?  Des plaquages à la poitrine, des plaquages offensifs pour faire mal, des plaquages à deux, des têtes mal placées, des plaquages anticipés… Dans les écoles de rugby, les mêlées sont des lancements de jeu, les rucks, des accidents de jeu. Mais il n’est pas rare de voir des Bakkies Botha en herbe déblayer sur le côté, des joueurs arriver l’épaule ou la tête en avant pour le gain du ballon, interdit. Des lourds mais lents qui la jouent à la minute irlandaise, on s’ennuie ferme sur la touche.  
Les raisons d’espérer ne viennent pas des parents ni des éducateurs mais de ce qu’ils voient à la télé. Nos gamins ont besoin de héros pour s’identifier, celui qui tient la palme actuellement, c’est le meilleur, Cheslin Kolbe. Il faudrait juste que le maillot soit celui d’un joueur français, et les licences repartiraient à la hausse. D’où l’importance d’une équipe de France forte avec un comportement exemplaire, sur et hors du terrain."