vendredi 31 décembre 2021

2022, Pura Vida !


On en viendrait presque à confondre l'année et la saison tellement l'hiver s'adoucit. Ce moment charnière, qu'on appelle désormais l'heure Dupont, bascule de l'avent vers l'ouverture. Depuis longtemps, nous pensons, à raison peut-être, qu'un nouvel an effacera l'ancien, alors même que les saisons se suivent et se ressemblent, une vague après l'autre. Nous portons néanmoins l'espoir que depuis l'en-but, notre ultime garde-fou, s'élancera une de ces fresques en mouvement qui nous émerveillent encore. Aujourd'hui que montent très vite les défenses de jouer - restrictions, jauges, contaminations, reports, annulations - le contre-pied s'impose. Courage, fuyons. 
Cette chronique, rédigée sur le départ, est surtout l'occasion de resserrer nos attaches qui, parfois, se distendent comme se délie une mêlée sous la poussée contraire. Avant de m'envoler m'est donc ici donnée l'opportunité de souligner à quel point j'ai savouré nos rencontres, certaines fortuites mais souvent, et c'est heureux, provoquées, échanges fructueux dont certains vont déboucher sur de nouveaux projets, autant de perspectives propres à rassembler ce que les vicissitudes - et elles ne sont pas toutes virales - tendent à éclater. 
Le temps efface sur le sable les tas des avants désunis. Oh, j'aimerais tant que l'on se souvienne des jours heureux, quand nous étions rugby et, même si les matches se ramassent à l'appel, le bon rebond qui nous a fait passer de la poésie à la prose, de la plume au cuir et de Stendhal au Synthol, n'est pas prêt d'arrêter sa course imprévisible. Nous avons tellement à explorer qu'à l'heure de servir le tee, j'imagine notre club-house résonner de chants et de rires, ce Côté Ouvert dont je vous laisse la clé pendant une quinzaine de jours. 
Cette année passée, pour ma part, a vu transformer des essais que vous avez été nombreux à accompagner, en témoignent Sur un pont de lumière et Jeux de lignes. Je considère comme un pur bonheur d'être à vos côtés grâce à l'anthologie des poèmes de Michel Sitjar et le trait d'union tracée à quatre mains entre littérature et rugby. Puisqu'un virus nous a contraint à redécouvrir l'otium, à nourrir ce temps que nous avons pour nous et malgré nous, autant lui donner sens et contenu. Et le partager.
A l'image du rugby gallois inventé au mitan des années soixante du siècle dernier, le mouvement pendulaire file la métaphore d'une touche de l'azerty à l'autre, action continue qui nous mènera sans doute à Uzerche, peut-être à Saint-Pierre-de-Trivisy, mais sans aucun doute à Saint-Paul-lès-Dax pour une rencontre culturelle ovale dont le titre - Le Grand Maul - est à lui seul tout un roman. Nous y reviendrons.
En attendant, je me glisse dans le maillot d'un chercheur de silence, destination Costa Rica, là où s'arrête la route et serpente la lagune, lieu sauvage préservé, épargné, isolé. J'en termine avec le brouhaha constant, le buzz polluant. Rappelez-vous, en mars 2020, lors du premier confinement, la station Curie de l'Institut de Physique du Globe de Paris enregistra une diminution de l'ordre de 40 % du "bruit sismique", c'est-à-dire des vibrations du sol... C'étaient les nôtres.
Pour les plus chanceux d'entre nous, le confinement a été une chance. Nous avons atténué les sons parasites, écarté les relations toxiques, regardé en nous, redécouvert le plaisir des petits rituels quotidiens constitués d'attentions, repensé notre propre histoire à l'aune de la rareté. Tout un loisir studieux mis à profit. Car les mois qui s'annoncent ne promettent rien d'autre que ce que nous avons déjà subi. Le monde de demain n'est encore qu'une esquisse, et il ne servira à rien d'y amarrer nos convictions.
Toutes et tous, de la façon la moins conventionnelle possible, je vous souhaite de créer une année 2022 dans laquelle vous aimerez vous plonger. Enchantez chaque jour qui se lève, chaque nuit qui vous enveloppe. Profitez du temps offert pour effectuer un bout de chemin avec les personnages de roman de votre choix, Robinson ou Cyrano, Bartleby ou Bardamu, Dorian, Clarissa, Molly, Edmond... Consentez à vous perdre. Et, afin d'être certains que nous nous retrouverons - Pura Vida, mes ami(e)s, corona et solera -, ne demandez sous aucun prétexte votre chemin à quelqu'un qui aurait l'illusion de le connaître. Et surtout la sotte idée de vous l'indiquer.

dimanche 19 décembre 2021

Dans l'ombre apaisée

La vie d'Alain Estève est un roman écrit au sang d'encre. Remué, tordu puis assommé dans un regroupement : c'est ainsi que je suis sorti de l'ouvrage qu'a mis entre mes mains Jean-Luc Fabre, l'ancien président du Rugby Olympique Agathois. Même si la voix du géant se fait entendre, ce n'est pas une biographie au sens classique qui traverse les trois-cent-quarante pages de ce conte d'auteur, mais plutôt la chronique d'une époque, celle du grand Béziers et du rugby des années soixante-dix, de l'inexorable et du démesuré. D'un rugby qui ne reviendra pas, comme a disparu celui de Lourdes.

L'histoire de ce joueur hors-normes, ses racines, sa famille, l'enfance qui lui a été arrachée, les coups et les douleurs, l'abandon et l'oubli, forment une première partie qui fait écho aux Saisons de Maurice Pons, à La conjuration des imbéciles de John Kennedy Toole, et à La montagne morte de la vie de Michel Bernanos ; c'est un récit qui vous prend aux tripes et vous les arrache avant de les disperser. Vient ensuite la construction d'un homme par le rugby, ses liens, ses vertus, ses baumes, au sein d'une génération dure aux mâles qui éleva presque ce jeu au rang de discipline scientifique. 

On y croise des figures et des amis, on assiste à des querelles qui ne sont pas toutes de Brest mais sentent la sueur et le défi, la rance et parfois le pardon. Ce n'est un secret pour personne, Alain Estève dispute les prolongations avec l'énergie de ceux qui ne veulent pas abdiquer, même si l'adversité a pris le dessus. Ce livre (Alain Estève, le géant de Béziers), publié à compte d'auteur et préfacé par Richard Astre, est un trait de lumière posé sur d'imposants pans d'ombre, et cet éclairage a le doux éclat de la bienveillance, Jean-Luc Fabre y veille à chaque page. 

Ce n'est pas une hagiographie, loin s'en faut : tout est écrit, tout est dit, raconté sans sous-texte, mis à nu, parfois à vif. Rien n'est laissé sous le tapis de ces souvenirs qui parfois embellissent même le pire. Vous ne saurez pas, en revanche, qui a fracassé André Herrero lors de la finale 1971. J'ai cherché, je n'ai pas trouvé. Mais vous comprendrez au moins une chose : ce n'est pas Alain Estève, contrairement à ce qui a été raconté un peu partout, qui lui brisa les côtes. Celui qui fut montré du doigt, hué, vilipendé, partira avec ce secret plutôt que de le livrer, même au moment où le grand arbitre, celui qui décide de qui joue et de qui sort, s'apprête à siffler la fin. 

Cet ouvrage, honnête et enveloppant, nous en apprend pourtant de belles. Les anecdotes ne manquent pas, les révélations non plus. Sans fard, ni débordements. J'y vois surtout un hommage aux deuxième-lignes de devoir, ces hommes de l'ombre, sans pour autant verser dans l'apologie du coup de casque. On y entend la parole des silencieux, on y voit le partage des tâches. On comprend pourquoi Béziers fut si grand et si craint et, au milieu d'une équipe devenue tribu, jusqu'à quel point une tête dépasse. 

Ce long récit parle de fraternité d'armes et de jeu, cerne les secrets d'un groupe, celui qui part devant, au combat, soudé malgré tout ce qui sépare, uni contre tout ce qui l'écarte. C'est Brennus, c'est Paul Riquet, c'est l'Aude et l'Hérault, Raoul, Jo, Jeff, Pépito, Richard, Albert, Alain, Walter et Claude. Toute une vie de rugby et de nuit blanches. Ce sont les murs d'une prison, celle dans laquelle nous sommes parfois enfermés à notre corps défendant, cette prison construite autour de nous, parfois même nous y prêtons une main, et contre les murs de laquelle nous nous heurtons.

Si le poète anglais Maro Itoje a considérablement amélioré ce que le fermier all black Sam Whitelock avait inauguré dans le registre du deuxième-ligne contemporain, redécouvrir l'aventure rugbystique d'Alain Estève rappelle que dès 1971 un géant patibulaire avait déjà transformé la fiche de poste, au point d'évoluer à tous les postes de la troisième-ligne une décennie durant aux côtés des meilleurs avants français. Dans son roman inaugural, Louis-Ferdinand Céline écrit : "Ce serait pourtant pas si bête s'il y avait quelque chose pour distinguer les bons des méchants." Ce n'est à un voyage au bout de la nuit que nous invite ce livre, mais au bout de la vie, plutôt. Dans l'ombre désormais apaisée d'un géant. 

Pour se procurer Alain Estève, le géant de Béziers, au prix de 26,90 euros : contacter Jean-Luc Fabre à son adresse postale (10, chemin des abreuvoirs, 34300 Agde) ou par SMS au 06 07 59 78 82.

vendredi 10 décembre 2021

Taureau aux sabots de vent

Quand Jérôme Gallion déboula dans le Tournoi - c'était en 1978 -, Jean Lacouture trouva l'une des plus belles expressions jamais accolées à un joueur de rugby : "Petit taureau aux sabots de vent". Le véloce demi de mêlée toulonnais, 22 ans, étudiant en dentaire, militaire et pianiste classique, venait d'inscrire un essai de minotaure face aux Anglais dans un Parc dont il était tout de suite devenu le petit prince. Puis il récidiva en Ecosse, en ajouta un troisième face à l'Irlande en patinant genoux montés hauts sur la glace. Avant de rencontrer son maître, Gareth Edwards, à Cardiff, et de s'incliner devant lui. 

Ce 21 janvier 1978, l'écrivain girondin chronique dans Le Monde : "Ce qui nous enchanta alors, c'est que cette équipe de France ne cessa de se lancer à l'attaque, pour la gloire de jouer, de se faire plaisir, de nous faire le plaisir le plus vif. Adieu les comptables !" Ce trait de plume pourrait tout aussi bien s'accoler aux Tricolores du capitaine Antoine Dupont, lâchés dans l'offensive débridée. Un super Dupont qui vient d'être sacré ce jour meilleur joueur du monde. Comme Fabien Galthié - son entraîneur - et Thierry Dusautoir avant lui. Deux capitaines finalistes d'une Coupe du monde. De bon augure ? C'est un peu court, jeune homme ! Soulever le trophée Webb-Ellis et rien d'autre, voilà le rêve bleu d'Antoine Dupont d'ici fin 2023, et certainement pas d'afficher une breloque décernée annuellement par on ne sait qui. 

"Pâle, le cheveu clair, une frange de page. Pas grand. Du genre trapu, à la Barrau, durement planté dans l'herbe. Des gestes sobres. Et des jambes comme des ressorts qui ne le jettent, notez-le, qu'en avant." Jean Lacouture évoque ainsi Jérôme Gallion, mais nous pourrions parler aussi d'Antoine Dupont. "On le sent si passionnément aspiré par la ligne de but adverse qu'il reste debout pour passer la balle, comme s'il refusait de perdre un mètre ou deux en plongeant vers les siens, guettant l'occasion qui lui viendra enfin de courir droit vers les gens d'en face et leurs poteaux. Un "gagneur" de ce type, poursuit Lacouture, je n'en avais encore jamais vu. Ce qui le conduisit peut-être à jouer trop pour lui-même. Mais cette passion du risque, cet appétit du ballon, quelle merveille !

De Philippe Struxiano, magnifique "gagneur" toulousain capitaine du premier quinze de France qui l'emporta à l'extérieur dans le Tournoi - c'était en 1920 à Dublin - jusqu'à Antoine Dupont aujourd'hui, soit un siècle de rugby, en passant par Yves Bergougnan (encore un Toulousain), Max Rousié, Jacques Fouroux, Richard Astre, Pierre Berbizier, Guy Accoceberry, Aubin Hueber, Pierre Mignoni, Fabien Galthié, Dimitri Yachvili, Jean-Baptiste Elissalde, Morgan Parra, avouons que le XV de France a été plutôt bien servi à ce poste charnière. 

Albert Camus écrit dans ses Carnets : "La vie est courte et c'est péché que de perdre son temps. Chaque minute porte en elle sa valeur de miracle et son visage d'éternelle jeunesse." Il jouait gardien de but et relançait le jeu à la main depuis sa surface. Antoine Dupont, comme tous les demis de mêlée que nous évoquons plus haut, ne fait que passer et chaque minute de match est pour lui l'occasion de chercher la plus courte ligne entre le cul de la mêlée derrière laquelle il se trouve à recevoir le ballon expulsé d'un agrégat de corps liés et l'en-but adverse où il faut le poser tel un oeuf de pack.

Dans la préface délicatement déposée en ouverture de notre ouvrage Jeux de lignes (éditions Privat) telle une longue passe dont le ballon, vrillé, trouve onctueusement le berceau de nos mains, Dimitri Yachvili décrit les buts qu'il s'était fixés : "Inscrire des lignes au palmarès - vous noterez qu'inscrire est tout proche d'écrire - et savoir lire le jeu, tels étaient les deux objectifs qui m'ont suivis durant ma carrière." Antoine Dupont, son successeur dans cette quête, n'a plus qu'en point d'orgue d'une carrière déjà richement fournie en distinctions qu'à se hisser au-dessus du commun, ce qu'il parvient à réaliser régulièrement, pour soulever le trophée Webb-Ellis au Stade de France. Ce titre honorifique de meilleur joueur du monde l'y invite.

Mais le plus difficile, quelle que soit la profession, et le rugby en est désormais une, n'est pas de se hisser au sommet mais de s'y maintenir. Antoine Dupont, comme le XV de France, n'est-il pas à son acmé un peu trop tôt ? Trouvera-t-il assez de ressources physiques pour durer ? Autant de questions qu'il nous faut glisser sous le tapis pour mieux profiter de l'embellie actuelle qui porte le rugby français au plus haut après une décennie d'ombre. Avant le monde, s'ouvre maintenant l'Europe pour une parenthèse de deux semaines. Est-ce cette même Europe, déesse enlevée par le taureau divin ? Au bon rebond des sacres de toutes sortes, la quête d'un mythe fondateur est loin, on le voit bien, d'être terminée... 

Post scriptum : nous serons, avec Benoit Jeantet, à la libraire Pedone (13, rue Soufflot, 75005) jeudi 16 décembre entre 16 heures et 20 heures pour dédicacer Jeux de Lignes - Littérature et rugby. Vous êtes les bienvenus.

mardi 30 novembre 2021

Poivre et sel

 

Danser pour être libre, oui, d'un pied l'autre, l'appui léger, les épaules tournées ailleurs, le bassin décalé et le regard déjà porté vers la ligne. Il faut se méfier des joueurs qui dansent, et des femmes aussi, parait-il. Surtout lorsqu'ils ou elles se regroupent le dimanche pour s'adonner à ce rituel. Evoquer Joséphine Baker au moment où elle entre ici, au Panthéon - du moins son esprit puisqu'elle est inhumée ailleurs, plus au sud, sur un rocher et qui n'est pas des Basques - c'est rendre hommage au château de cette mère situé au coeur de la Dordogne, elle qui fut la marraine du club de rugby local, accueillant Jean Dauger, Alban Moga, Jean Prat et princes consorts pour des rencontres de gala qui firent du trésorier de Saint-Cyprien le bonheur.
Tous les stades, toutes les scènes tombèrent sous le charme de l'exotisme. Serge Blanco, c'était la foulée chaloupée la plus célèbre du monde, la plus crainte et la plus tranchante aussi au point qu'elle aurait pu faire l'objet d'un culte. C'est la fidélité au seul diamant d'une côte qui n'en manque pas, ce Biarritz plus gros que le Ritz, aurait écrit Hemingway, a titré Lalanne. C'est l'envie de redonner à ce sport qui l'a fait roi et qu'il a rendu beau, en accompagnant aujourd'hui les cadets du B.O. dans l'anonymat du championnat régional comme on éduque une famille, une tribu arc-en-ciel. Mais après avoir enchanté le monde d'un tour de rein dans le chaudron du Parc des Princes ou celui de Harlem, rien n'évite aux abondantes comètes de finir ruinées.  
A dix-neuf ans naquit au monde un arrière enchanteur à la coupe afro et il traversa plusieurs fois le terrain, électrisant le public gallois venu assister à un match de l'équipe de France B. Dans la tribune un jeune journaliste, John Taylor, allait en rédiger le compte-rendu et surtout faire de Serge Blanco le Pelé du rugby. A l'heure où l'on sacre Lionel Messi pour la septième fois, signalant par là qu'il est vraiment très difficile de se renouveler, Joséphine multi-facette (chanteuse, danseuse, espionne, icone, etc.) entre au Panthéon. Jupiter, qui aime aussi le football, a tranché.
Personne n'a jamais remarqué que Serge Blanco avait la peau sombre et le cheveu crépu, aujourd'hui poivre et sel. On ne voyait que son sourire et des percées. Après Roger Bourgarel et Dominique Harize, il a ouvert une voie dans laquelle, naturellement, d'autres se sont engouffrés sans jamais se revendiquer d'un héritage particulier. Ainsi Emile et Romain Ntamack, Jimmy Marlu, Wesley Fofana, Teddy Thomas, Gaël Fickou, Virimi Vakatawa, j'en oublie, n'ont de signe distinctif que leur talent, preuve que le rugby, qui a bon goût, n'a pas de couleur.
Evoquer aujourd'hui Serge Blanco - en effet miroir d'une société qui communautarise sans frein et dans le même temps stigmatise toute aspérité ou différence - à l'heure où la République honore un destin, une personnalité exceptionnelle, un combat mené durant toute une vie pour la liberté et l'émancipation, mais aussi la renommée, l'engagement, l'incarnation de l'esprit français, c'est rappeler que le passé récent continue de forger le présent. Car rien ne m'a plus fait mal que d'écouter collègues et amis m'avouer ne jamais avoir entendu parler de François Moncla, grand militant, comme Joséphine, de la cause humaine, inlassable défenseur de l'antiracisme.
François "les bas-bleus" nous a quitté dimanche matin. Et c'est toujours une tristesse de voir partir les uns après les autres les héros de 1958. C'est pourquoi je considère comme une chance d'avoir pu échanger régulièrement avec lui ces années passées, et la dernière fois il y a moins d'un mois. Comment oublier ce grand capitaine d'un XV de France, si inspiré dans son sillage que le journaliste anglais Pat Marshall, inventa deux mots - French Flair - pour définir le style d'attaque, impensable, inattendu, spontané, précis, communicatif, inventif - qui était son trait d'union.
Je ne peux considérer qu'avec beaucoup de recul, voire même une distance impossible à combler, le buzz construit de toutes pièces autour de l'inconstant Teddy Thomas, coupable aux yeux des chastes et des chantres d'avoir voulu s'amuser en jouant. Revers de fortune, son vis-à-vis lui a rappelé que la meilleure façon de répondre n'est pas de plaquer des mots mais de conclure par des essais. "Le temps use l'erreur et polit la vérité", écrit Charles Eugène de Lévis. Ainsi les grands marquent-t-ils leur passage, trace laissée dans l'en-but mémoriel qu'il est de notre devoir - devoir librement choisi - de laisser toujours ouvert et d'alimenter.
Ancien ailier, éducateur du PUC et arbitre, aujourd'hui retiré à une portée de drop du Panthéon, Pierre Quillardet, l'oeil vif et le havane disposé, n'a de cesse de me rendre Albert Camus vivant, excellent gardien de but par ailleurs. Alors que mon vieil ami me lit un passage des Carnets - "Ce qui compte est d'être vrai. Et alors tout s'y inscrit : l'humanité et la simplicité" - j'entends remonter ce mardi au coin de sa rue cortège et défilé. Sur la table du salon trônent quelques reliefs de son repas. Cette phrase incantatoire de Joséphine Baker, prononcée à Washington le 28 août 1963 sur les marches du Lincoln Memorial me revient alors : "Poivre et sel. C'est ainsi que ça doit être."

dimanche 21 novembre 2021

La nuit transfigurée

 

Certains instants parlent d'éternité. On aimerait prolonger ce rêve éveillé. Et s'y replonger dès qu'un voile de tristesse, d'abandon, de nostalgie, que sais-je encore, nous enveloppe l'esprit. Depuis que le XV de France s'est frotté aux Néo-Zélandais, ces moments magiques apparaissent de décennie en décennie pour frapper les imaginations. Certains marquent aussi les All Blacks de cicatrices. Ceux-là n'auront pas longtemps à souffrir de la lourde défaite (40-25) encaissée samedi soir dernier. Deux ans pour en guérir, c'est largement suffisant. En attendant, nous n'oublierons pas ce succès, d'où il vient et, on l'espère, vers où il nous transporte.
L'histoire du rugby français est intimement liée à la Nouvelle-Zélande. Ne serait-ce qu'au souvenir du premier test-match officiel d'un XV de France pré-pubère, le 1er janvier 1906. L'USFSA (ancêtre de la FFR qui naîtra quatorze ans plus tard) avait dû rémunérer les All Blacks, tout juste nommés ainsi, pour qu'ils acceptent de détourner leur tournée sur Paris, ses joies nocturnes et ses monuments historiques. Et inversement. Il fallut attendre un demi-siècle (1954 à Colombes) et la génération sacrée (Jean et Maurice Prat, Lucien Mias, Gérard Dufau, Roger Martine, André Boniface, Henri Domec) pour que les Tricolores puissent vaincre cette équipe. Score minuscule (3-0), exploit majuscule.
Depuis lors, l'épopée bleue se nourrit de victoires sur ces joueurs qui portent le deuil de leurs adversaires. Après 1973 dans le sillage de Max Barrau et de Walter Spanghero au Parc des Princes, le 14 juillet 1979 à l'Eden Park d'Auckland est entré dans la légende dorée d'une génération qui ne l'était pas moins (Rives, Dubroca, Dintrans, Paparemborde, Joinel, Gallion, Codorniou, Aguirre). Et il faut croire que chaque portée tricolore tient pour heure de gloire, à défaut de titre mondial, son succès face aux All Blacks. 1986, 1994, 1999, 2007, 2009 : le palmarès du XV de France est ponctuée de fulgurances qui alimentent la chronique.
Et même certaines défaites - 1968 et 2011 à Auckland - se détachent du lot commun qui consiste à perdre le plus souvent contre cet adversaire hissé au rang de légende voire d'allégorie autant que de mystère tant il domine son sujet, inspire ce jeu, le régule et le dispense pour la plus grande joie de spectateurs éblouis. Alors les battre, oui, comme ce fut le cas samedi soir, c'est vaincre aussi dans un même élan ces propres démons tout en désacralisant un mythe tenace.
Regardez ceux qui reviennent de Saint-Denis comme des pèlerins qui auraient vu la Vierge à Lourdes : ils sourient béatement et ce sourire ne les quitte pas. Ils ont vu les rois de France, ces rois de l'équipe de France, et c'est un peu, dans cette nuit transfigurée, comme s'ils avaient reçu la lumière. C'était l'heure bleue, ce moment bascule entre jour et nuit, entre crainte et espoir, entre attente et délivrance, entre défaite et succès, un temps charnière symbolisé par Antoine Dupont et Romain Ntamack.
Leur ainé, André Boniface a coutume de dire qu'on ne se souvient d'une action que si elle se conclue par un essai. C'était pour lui une façon de regretter toutes les attaques, certaines somptueuses, qui moururent en touche ou d'un en-avant. On aimerait bien sûr garder longtemps en mémoire la relance initiée par Ntamack, fils d'Emile, qui aurait pu et dû alimenter un chapitre du French Flair par l'essai qui s'annonçait, signé Penaud, fils d'Alain. Au lieu d'être malheureusement plongée dans l'oubli à venir par la faute gourmande de Cameron Woki, grisé, alors que s'offrait un "trois contre deux", aperçu en bout de ligne, mais pas par lui.
Ce fil, cette transmission, cette filiation, c'est aussi la marque d'un XV de France à papa, histoire de famille faite pour relier joueurs et passionnés. C'est bien à une communion que nous fûmes conviés, samedi soir à Saint-Denis. Certes, pas devant avec la famille mais derrière, avec les amis. Ce fut largement suffisant pour nourrir un bonheur durable comme il en est de la construction, de l'architecture, du développement. A condition que ne soit pas récupérée cette belle affaire.... C'est toujours le danger avec un succès : si la défaite est orpheline, la victoire, elle, a cent pères.

mardi 16 novembre 2021

L'étendue des territoires

Le 8 septembre 2023, la dixième Coupe du monde débutera par l'affiche France- Nouvelle-Zélande. Il n'y en aura pas d'autre de ce genre avant le match d'ouverture. Autant dire que la rencontre de samedi servira de répétition générale. Si le staff tricolore - on lui a posé la question - ne fait pas de ce dernier test-match de l'automne un objectif prioritaire, les All Blacks, eux, n'ont pas cette mise à distance, cette pudeur qui cache beaucoup trop de méfiance et si peu de sérénité. Car enfin, il sera question de territoire à marquer, d'impact à assener, de doute à instiller. Nul doute que le vainqueur de l'ultime rendez-vous de novembre qui s'annonce à Saint-Denis plongera son adversaire dans la perplexité.

Mais après leur défaite à Dublin, faut-il vraiment craindre les All Blacks ? Faut-il avoir peur d'une équipe qui, certes, porte le deuil de son adversaire - ainsi que l'écrivait Georges Pastre, grande plume de Midi-Olympique et historien à l'érudition souriante - mais semble aujourd'hui avoir perdu de sa superbe. Aucun adversaire n'est à prendre à la légère, ainsi qu'éprouvé face à la Géorgie, capable de faire jeu égal avec les Tricolores pendant vingt-cinq minutes, et il n'est pas ici question de sous-estimer la Nouvelle-Zélande à l'aune de son échec irlandais. Mais il y a des raisons d'être optimiste.

Depuis 1954 et le premier succès sur les All Blacks à Colombes avec un XV de France fort de Lucien Mias, Jean Prat et André Boniface, certes dominé mais vaillamment arc-bouté en défense et, il faut l'avouer, bien servi par la suffisance néo-zélandaise en attaque, jusqu'au quart de finale du Mondial 2007 à Cardiff où il fut question là-encore d'un profond dédain au moment de frapper ce drop-goal qui aurait offert aux Néo-Zélandais un billet pour la demi-finale, nous savons que les All Blacks, contrairement au mythe qu'ils véhiculent, ne sont pas invincibles.

Mais quand ils s'inclinent, c'est souvent parce qu'ils ne se sont pas donnés toutes les armes, qu'ils ont péché par facilité, légèreté, trop de décontraction ou de confiance en eux, en leur jeu, en leur force. Samedi dernier à l'Aviva Stadium, ils ont été saoulés de percussions, obligés à défendre comme jamais ils ne l'avaient fait. Ils ont été dominés physiquement, territorialement et dans la possession du ballon. La fameuse règle des trois P (pace, possession, placement, soit rythme, conservation, position) inventée par Charlie Saxton dans les années 50 s'est retournée contre eux. Pis, les Irlandais l'annexèrent.

Reste que s'il veut l'emporter samedi, le XV de France devra montrer autre chose que ce qu'il a livré à Bordeaux contre les Géorgiens. On peut extraire trois de leurs six essais pour souligner ce que les Tricolores sont capables de réaliser quand ils sont inspirés. Lorsque Mathieu Jalibert choisit de prendre l'intérieur, il y avait surnombre au large, de l'ordre de cinq contre deux : ne gardons que le positif... Damian Penaud, lui, s'est ouvert le chemin de son premier essai grâce à une passe intérieure de Gaël Fickou en position d'ouvreur, et a trouvé celui de son doublé au large avec une passe millimétrée de Romain Ntamack placé centre...

Samedi soir, donc, nous connaîtrons l'étendue du chemin qu'il reste à parcourir et de celui qui a déjà été emprunté. Nous saurons si certains des choix tactiques du staff tricolore - Jalibert ouvreur, Ntamack centre, Woki deuxième-ligne, Jelonch numéro huit, entre autres choix - sont pertinents, si la préparation physique tant vantée à Marcoussis est à la hauteur de nos attentes, des exigences du très haut niveau et des fameux ingrédients que notre adversaire ne manquera pas de verser dans son plat de résistance, test grandeur nature qui sera à n'en pas douter le point d'orgue des tournées d'automne, toutes nations confondues.

Au Stade de France, les All Blacks livreront - je m'avance pour intéresser la partie - le Ka Mate afin de garder pour nous au show en 2023 leur très guerrier Kapa O Pango créé, en grande partie, à des fins marketing. Un Ka Mate composé en 1820 par le chef Te Rauparaha, et emprunté au siècle dernier à la tribu Ngati Toa sans lui offrir de dédommagement. Après treize ans de procédures juridiques, un accord à l'amiable fut finalement trouvé en 2011 entre la tribu et la fédération néo-zélandaise. Il n'est pas inutile de signaler que ce bref haka est d'abord un hymne à la femme, qui sauve le voyageur d'un danger en le cachant dans une fosse de stockage de patates douces et en asseyant au-dessus delui pour en masquer l'entrée. Une sorte de monologue du vagin, façon kiwi.

lundi 8 novembre 2021

Sept branches de soleil

Il n'y a que les nations richement dotées pour s'empaler dans le dilemme et finir par pourrir deux purs talents qui ont le malheur d'évoluer ensemble. Associés contre nature, l'un à l'ouverture et l'autre au centre, Matthieu Jalibert et Romain Ntamack n'ont jamais pu exprimer pleinement leur potentiel offensif face à l'Argentine, samedi soir dernier. L'addition des deux n'a été qu'une soustraction, nourrissant à l'infini un concert de regrets. Chaque observateur privilégiera sa version, son option ; reste qu'on n'agrège pas un centre par défaut et un ouvreur d'autorité sans que l'un comme l'autre n'y perde en liberté d'expression. 

Les Géorgiens, qui s'avancent en ordre serré, n'ont pas ce luxe inouï dont nous nous prévalons qui consiste à immoler aussi vite qu'encensés leurs meilleurs joueurs. Modestement, puisant dans leur cheptel d'exilés, les hommes forts de cette lointaine contrée composent une équipe de gros bras et de fortes têtes dont l'unique objectif consiste au pire à ne pas sombrer dans le ridicule, dimanche à Bordeaux, au mieux conforter ceux - peu nombreux et guère efficaces - qui souhaiteraient élargir le Tournoi à sept équipes, voir huit si l'Afrique du Sud venait à choisir la direction du nord plutôt que du sud.

Daté du dimanche 13 octobre 2002, l'acte fondateur du rugby géorgien est signé d'une poignée de durs à cuir. Ce jour-là, devenu depuis fête nationale ovale, les Lelos parvinrent à vaincre l'ennemi juré, cette Russie qui leur avait barré le route des qualifications pour le Mondial 1999. Reste gravé au coup de sifflet final le grondement de la foule massée dans l'immense cratère de béton en forme de stade, tonnerre de joie qui fit trembler tout Tbilissi. La Géorgie naissait au monde, juchée sur les épaules de son entraîneur, le Français Claude Saurel, et d'un staff de fidèles : Thierry Roudil, Patrick Fort, Jean-Louis Salomon et François Holveck. 

Comme avant elle l'Argentine, la Géorgie s'est patiemment construite avec ses exilés volontaires, principalement des avants recrutés par de nombreux clubs professionnels français au titre de main d'oeuvre robuste et peu coûteuse, option somme toute vertueuse qui permit aux Lelos de s'aguerrir. Non pas que le caractère leur fasse défaut, eux qui avaient pour la plupart lutté contre l'envahisseur russe et vu mourir des amis, des voisins et des membres de leurs familles dans ce conflit, mais disons plutôt que la France leur offrit, à ce moment-là, l'opportunité d'enrichir leur bagage rugbystique.

Douzième nation mondiale dans un gruppetto au sein duquel émargent Fidji, Samoa, Italie, Tonga, Roumanie, Uruguay et Etats-Unis, la Géorgie domine l'Europe hors Tournoi depuis 2004, cinq Coupes du monde au compteur, et s'est récemment dotée d'une franchise - Black Lion. Elle évolue dans le championnat d'Europe composé de clubs et de sélections russes, belges, espagnoles et hollandaises.  Si l'issue du test-match dominical en terre girondine doit être une nouvelle défaite après celle de Marseille en 2007, les Lelos n'auront sans doute pas à regretter le nouvel éclairage que leur offre le XV de France : leur emblème, un soleil à sept branches, ne symbolise-t-il pas le temps à l'image de l'eau d'une rivière que nous regardons s'écouler depuis la berge ?

Ce temps nous relie, génération après génération. Ainsi ai-je été comblé le week-end dernier à la Foire du livre de Brive par la visite de mes amis Lionel et Patricia. Entouré aussi par Christian Badin, Pierre Besson, Pierre Balineau, Hélios Ruiz, Daniel Dubroca, Yann Manhes, Pierre Villepreux et Jean-Jacques Gourdy, au soutien de Jeux de Lignes. Benoit Jeantet et moi avons déjeuné en compagnie de François Garde, puis débatu avec François Chevalier. Relancer avec Léon Mazzella, échanger avec Hélène Legrais, partager avec Jérôme Cordelier, féliciter mon voisin de stand Michel Peyramaure pour sa longévité (centenaire, le créateur de l'école littéraire de Brive avec Tillinac, Bordes, Soumy, Viollier, élargie à Signol, Bergounioux et Millet, reste alerte), et rire avec Xavier Emmanuelli, assis à ma gauche, participe aussi de ce festin d'amitié et d'affinités. 

En haute tenue, ce salon littéraire bruissait de mille confidences et d'une même passion après deux ans de jeûne. Dans notre petite zone de marque, regroupés autour de l'idée que la balle ovale est une magnifique métaphore pour qui veut bien s'en saisir, mot à mot, nous étions cependant tous un peu déçus de n'avoir pas autant vibré que nous l'attendions après les promesses bleues, plus imaginées qu'entrevues. Le Top 14 est très (trop) souvent un filtre déformant qui ne rend pas assez compte de l'exigence internationale. Que l'Ecosse, petit pays mais immense nation de rugby, parvienne à force de caractère et d'organisation à vaincre l'Australie nous rappelle fort à propos aux vertus incorruptibles de ce jeu.

lundi 1 novembre 2021

Faveur et ferveur

Dès qu'il s'agit de composer une équipe, la France du rugby dispose de millions de sélectionneurs, tous plus compétents les uns que les autres. Du consommateur occasionnel de test-match à l'ancien entraîneur national devenu consultant télé, tous les avis se croisent et se heurtent. Jusqu'à celui qui s'était juré de ne pas encombrer les antennes une fois terminée sa carrière de coach mais qui ne peut s'empêcher d'opiner, d'autant qu'il est payé pour ça... Alors imaginez la tâche, du coup compliquée, de ceux dont c'est désormais le métier, je veux parler des membres du staff tricolore.

Dès ses origines, le comité de sélection du XV de France fut la cible de critiques au motif que ses choix n’étaient pas toujours guidés par la seule raison sportive. Que le cheptel de joueurs de haut niveau français soit restreint ne pouvait pas éteindre les polémiques, et on pense ici au tonitruant Philippe Struxiano, demi de mêlée et capitaine toulousain (déjà) de XV de France des années vingt du siècle dernier, qui s'opposa au diktat des sélectionneurs. Plus tard, période 1957-1960, quand il fut question de choisir au centre entre deux indéniables talents - Jacky Bouquet et André Boniface - la France du rugby adora prendre parti. Et si les deux icones se partagèrent les ferveurs populaires, les sélectionneurs arbitrèrent parfois en faveur de Stener, Rogé et Marquesuzaa.

Déjà qu’un seul leur posait problème, alors quand en 1960 les Boniface furent deux - Guy et André - le dilemme gagna en intensité. Qu’ils dominent le Championnat de France sous les couleurs du Stade Montois ne donnait pas pour autant à Guy et André Boniface la possibilité d’être associés en équipe de France : leur furent opposés Jean Piqué, Louis Casaux et Michel Lacome, ce qui les priva jusqu’en 1966 d’une trentaine de sélections ensemble. Durant cette guéguerre, les sélectionneurs gagnèrent un sobriquet - « les gros pardessus » - inventé par l’ancien centre international Jean Dauger, devenu journaliste à Paris-Presse

Dans le même temps, entre 1957 et 1963, le public avait pris fait et cause pour l’élégant biterrois Pierre Danos au détriment du solide agenais Pierre Lacroix, deux visions du jeu - au large ou autour des avants - qui atteignit son paroxysme quand les spectateurs de Colombes se mirent à huer Lacroix au point que celui-ci, alors âgé de 28 ans, renonça, traumatisé, à poursuivre sa carrière internationale. De la même façon, en 1968, la France fut partagée, et pas seulement sur le terrain politique : sud-est contre sud-ouest, les supporteurs de Guy Camberabero, aveuglés par leur passion, allèrent jusqu’à insulter Jean Gachassin lors d’un match de gala à Grenoble organisé entre deux journées du Tournoi des Cinq Nations. Pour ce poste d’ouvreur face à l'Angleterre, les sélectionneurs évitèrent de choisir - l'histoire se répète : ils titularisèrent le Voultain Guy Camberabero en dix pour placer le Lourdais Jean Gachassin au centre. Et le XV de France remporta le premier Grand Chelem de son histoire. 

A partir de 1966 et jusqu’en 1973, Benoît Dauga et Walter Spanghero - géants qui nourrissaient une estime réciproque - furent opposés au poste de troisième-ligne centre. Ils occupèrent vingt-trois fois chacun ce poste stratégique, alternant en deuxième-ligne puisqu'il était impensable de se priver d'eux. Durant cette période, un autre différend d’envergure alimenta la chronique au centre ; quid du duo Maso-Trillo ou de la paire dacquoise Lux-Dourthe. Au final, les Dacquois l’emportèrent (12 associations) sur les frères siamois (7 fois), et la défiance vis-à-vis du pouvoir sportif fédéral personnifié par l’Agenais et ancien capitaine tricolore Guy Basquet, président du comité de sélection, atteignit son acmé. 

Les disputes, au sens latin du terme, redoublèrent lorsque de 1971 jusqu’en 1977, l'artiste Richard Astre et l'artisan jacques Fouroux entrèrent en lice pour le poste de demi de mêlée et le capitanat du XV de France, au moment même où Béziers dominait sans partage le rugby français. Michel Pebeyre, Max Barrau et Jean-Michel Aguirre participèrent à cette joute qui vit finalement Fouroux remporter le Grand Chelem en 1977, mettant fin à cette parenthèse. Ce poste de demi de mêlée suscita encore d’intenses discussions après l’éclosion de Jérôme Gallion (Toulon) dans le Tournoi 1978 : Yves Lafarge (Montferrand), Jean-Pierre Elissalde (La Rochelle), Pierre Berbizier (Lourdes), Adrien Mournet (Bagnères) et Gérald Martinez (Toulouse) revendiquaient légitimement leur part de lumière et tous se partagèrent les sélections jusqu’en 1985 et la titularisation définitive de Pierre Berbizier, devenu agenais l’année suivante, maître à jouer du XV de France et accessoirement meilleur neuf de la planète rugby jusqu’à l’issue du Tournoi 1991. 

Durant cette période, le Toulousain Denis Charvet fut lancé au centre de l’équipe de France, associé dès 1986 à Philippe Sella. Rapidement, l’entraîneur du XV de France, Jacques Fouroux, le mit en concurrence. A la vélocité de Charvet, Fouroux préféra à quinze reprises entre 1987 et 1989 la carrure d’Andrieu et la puissance de Franck Mesnel, quintaux sur la balance. Il fallut alors l’intervention du président de la République, François Mitterrand, pour que l'Eliacin Charvet réintègre le groupe France alors en partance pour la Nouvelle-Zélande. C’est dire jusqu’où il était nécessaire de remonter pour que cesse les polémiques. Peut-on imaginer aujourd'hui le chef de l'Etat, ou son Premier ministre, fan de rugby, opiner à l'heure de la composition d'un XV de France lancé vers les tests de novembre ?

A l'occasion de la publication de Jeux de lignes (éditions Privat), nous sommes invités, Benoit Jeantet et moi, à participer à une table ronde, dimanche 7 novembre à 14 h 30 (salle l'Ouvroir), dans le cadre de la Foire du Livre de Brive, sur le thème "Littérature et sports". Débat animé par Hubert Artus, avec Yann Bonato, Jérémy Le Bescond et François Chevalier. Nous vous y attendons.

lundi 25 octobre 2021

Faire équipe

Dans un peu moins d'un mois, samedi 20 novembre, très exactement, le XV de France lancera officieusement au Stade de France son programme de vol vers le trophée Webb-Ellis par un test-match, dans toute l'acception du terme, face aux All Blacks, lesquels Néo-Zélandais seront ses adversaires en match de poule et pas n'importe lequel puisqu'il s'agira du match d'ouverture du Mondial 2023. On fait difficilement plus symbolique que cette rencontre. Du coup, surgira l'occasion de baliser un territoire, de marquer les esprits, de prendre un avantage psychologique.

En attendant cet événement, l'heure est aux conjectures, et autant la composition du paquet d'avants tricolore ne suscite pas vraiment d'émoi, ni d'interrogations - sans doute parce qu'aucun des postulants ne semble se hisser nettement au-dessus de sa concurrence -, autant la perspective d'aligner prochainement une charnière et une ligne de trois-quarts à la lumière des performances des uns et des autres entrevue durant les récentes journées de Top 14,  réveille autant la raison de connaisseurs que la passion des observateurs.

En échangeant avec l'ancien demi de mêlée et ouvreur tricolore Jean-Louis Bérot, m'est venue l'idée de cette chronique sur la polyvalence, concept développé par René Deleplace dès les années cinquante, mis en pratique au Stade Toulousain depuis le début des années quatre-vingt, et maintenu depuis avec la réussite que l'on sait. Polyvalence des rôles quel que soit le numéro du maillot, la situation de jeu déterminant l'attitude et le geste technique adapté.

Ainsi, avec Antoine Dupont, Matthieu Jalibert, Romain Ntamack, Gaël Fickou, Damian Penaud, Thomas Ramos et Romain Buros, le XV de France dispose de joueurs aux multiples facettes, susceptibles d'évoluer à deux voire trois postes différents : la mêlée et l'ouverture (Dupont), l'ouverture et le centre (Ntamack), l'ouverture et l'arrière (Jalibert, Ramos), le centre et l'aile (Fickou, Penaud), l'aile et l'arrière (Buros)... De quoi varier les plaisirs à l'infini.

J'imaginais un XV de France polymorphe modifiant sa composition en cours de match en intervertissant la position des sept titulaires, du 9 au 15... Ainsi pourraient alterner les ouvreurs (Ntamack, Jalibert, Ramos), les centres (Fickou, Penaud, Ntamack), les ailiers (Buros, Penaud, Fickou) et les arrières (Jalibert, Ramos, Buros) selon la phase de conquête et l'occupation du terrain, et surtout dans l'urgence maîtrisée du mouvement en fonction des besoins, les options tactiques restant ouvertes et libres d'interprétation.

En 1968, lassés de subir en Nouvelle-Zélande l'indigence de leurs sélectionneurs-managers, les internationaux français décidèrent de composer eux-mêmes les lignes arrière avant d'affronter les All Blacks à Auckland, pour le troisième et dernier test-match. Il y avait depuis deux ans débats endiablés au sujet du poste, double, de trois-quarts centre, et puisque la France alignait pléthore de talents avec Claude Dourthe, Jean-Pierre Lux, Jean Trillo et Jo Maso, les intéressés eux-mêmes choisirent de n'exclure personne. 

C'est ainsi que Jean-Louis Bérot, ouvreur au Stade Toulousain, monta à la mêlée. Jo Maso occupant le poste d'ouvreur. Claude Dourthe et Jean Trillo furent associés au centre, tandis que Jean-Pierre Lux, le plus rapide de tous, glissait à l'aile gauche. Jean-Marie Bonal et Pierre Villepreux complétaient le dispositif. La France inscrivit trois essais aux All Blacks qui n'en marquèrent que deux, mais subirent a loi de Murphy, du nom de cet arbitre néo-zélandais qui leur refusa un quatrième essai parfaitement valable, enfouissant ce XV de France sous une avalanche de pénalités. Le New Zeland Herald titra : "La France a gagné les coeurs." Certes, mais elle avait perdu le match.

Mais toutes les forces vives du rugby français tourné vers l'attaque avaient été convoquées, ce jour-là et les acteurs de cette fête des sens n'ont jamais cessé d'en parler depuis, partageant toujours aujourd'hui une émotion intacte dès qu'il s'agit d'évoquer cette tournée au pays du long nuage blanc. Revenant à la perspective d'aligner cet automne une belle génération attaquants, Jean-Louis Bérot me faisait part d'une notion dont on parle peu mais qui pour lui est essentielle, à savoir celle d'équipier, celui qui fait équipe, qui s'associe, se lie, prend plaisir à partager, à vivre sa passion avec les autres. Romain Ntamack, Matthieu Jalibert et Damian Penaud en feront leur miel car sans ce prérequis, le talent n'est peu de chose.

Au plaisir de vous retrouver : pour la sortie en librairie de Jeux de lignes (éditions Privat), nous sommes invités, Benoit Jeantet et moi, à participer à une table ronde, dimanche 7 novembre à 14 h 30 (salle l'Ouvroir), dans le cadre de la Foire du Livre de Brive, sur le thème "Littérature et sports".

dimanche 17 octobre 2021

Romain ou Matthieu ?

Il y a quelques années, devant un verre de single malt, un de nos voisins avait posé cette question, histoire d'animer la soirée à laquelle il avait été convié : "Etiez-vous plutôt Beatles ou plutôt Rolling Stones ?" Tous les invités présents se crurent obligés d'y répondre, sollicitant leur mémoire pour alimenter avec une mauvaise foi assumée le débat musical qui prit rapidement des airs de match couperet entre Liverpool et London... Pour tout dire, les arguments choisis racontaient une adolescence, des passions secrètes et envies restées à l'état de projet. Mais, avec le recul, était-ce bien pertinent de résumer l'histoire de la pop-rock à ce duel de géants ? Sûrement pas. Reste que ce jeu poussa notre petite bande jusque tard dans la nuit, sur fond de riffs et de refrains. 

Il en est de même pour les chefs d'orchestre. Ainsi Herbert von Karajan est déconseillé pour Mozart tandis que Karl Boehm magnifie Bruckner, Simon Rattle tonifie Beethoven et Sinopoli sublime Wagner. En rugby, les goûts sont eux aussi nettement partagés et, depuis les années soixante, la chronique s'est abondamment nourrie de duels proposés sur les supports médiatiques. Sans que cela soit exhaustif, fallait-il obligatoirement choisir entre André Boniface et Jacky Bouquet au centre ? 

De la même façon, se retrouver en Pierre Danos ou en Pierre Lacroix méritait-il un tel déchaînement de passion ? Jean Gachassin et Guy Camberabero à l'ouverture racontaient la guerre des goals. Et que dire du choix déchirant entre Benoît Dauga et Walter Spanghero pour le capitanat du XV de France ? De même, les différentes oppositions entre Jo Maso et Claude Dourthe, Jacques Fouroux et Richard Astre, Jérôme Gallion et Pierre Berbizier, Marc Andrieu et Denis Charvet ont nourri de longues et ardentes discussions, chapelle contre doxa. 

La liste est longue de ces coups de coeur et de griffes qui dessinent une petite histoire ovale. Et aujourd'hui, qu'on le veuille ou pas, après une période d'atonie qui correspond malheureusement à la triste décennie tricolore dont nous sortons, semblable question se pose. Impossible de la négliger. Leurs performances parlent pour eux, match après match. Ils subliment leur équipe respective, hissent parfois le spectacle de notre Championnat vers des sommets techniques. Leurs noms sont sur toutes les bouches quand s'annonce la liste des quarante-deux joueurs sélectionnés par le staff tricolore en vue des prochains test-matchs de novembre. 

Alors, puisque s'ouvre une période pré-électorale, voterez-vous à l'ouverture pour Matthieu Jalibert ou Romain Ntamack ? Ces deux-là, rien ne les oppose sous le maillot numéro dix. Ils sont également doués, tranchants, déterminants, inspirés. Peut-être Romain Ntamack orchestre-t-il davantage le jeu de son équipe qu'il ne cherche l'exploit, mais si l'intervalle s'ouvre, à l'évidence il n'hésitera jamais à s'y engager. Tous deux butent, plutôt bien, et si le Toulousain insiste davantage que son alter-ego pour distiller du jeu au pied long, le Bordelais dispose lui aussi d'un joli coup de tatane.

On ne leur reprochera pas d'avoir du caractère, et parfois du mauvais, d'être de fortes personnalités. Sans doute le poste veut-il ça... Ils assument leurs choix et il ne viendrait à l'esprit de personne, dans leur équipe, d'endiguer leurs vagues d'attaque autant que, parfois, leur vague à l'âme. Ils aiment prendre la ligne, c'est-à-dire attaquer l'adversaire, le défier, monopoliser l'attention de leur vis-à-vis autant que des flankers qui les chassent. Ils vivent le rugby sur le fil de l'opposition et le pire, c'est qu'ils ne sont pas seuls : Antoine Hastoy, Anthony Belleau, Enzo Hervé, Léo Berdeu, Joris Segonds, Thomas Ramos, Antoine Gibert et Louis Carbonel ne sont pas très loin dans la hiérarchie. 

Jamais rugby français n'a été aussi riche et pourvu à un poste qui fut, naguère, trusté par les stars étrangères recrutées en Top 14 à grand renfort d'euros et de contrats d'image tandis que nous regrettions depuis la tribune de presse l'éclosion tardive d'ouvreurs empruntés. Dans la langue anglaise, le numéro dix est dénommé "fly-half", ce qui peut être traduit par le "demi malin", le rusé, fly désignant l'intelligence vive en mouvement. De ce poste charnière, un ouvreur springbok, Bennie Osler, laisse une définition que je trouve pour ma part sans égale : "Je suis plus utile à mon équipe si je prends rapidement la mauvaise décision que trop lentement la bonne !"   

Mais, à tout dire, peut-être n'est-il pas forcément utile de choisir dans l'urgence entre ces deux candidats, Et encore moins s'il n'y a qu'un poste à pourvoir. En effet, "celui qui a le choix a aussi le tourment" assure le sage. Le temps pourvoira au traitement. Et, pour ce que ça vaut, quand mon tour fut venu d'être soumis à la question "Etiez-vous plutôt Beatles ou plutôt Rolling Stones ?", j'ai le souvenir encore vivace d'avoir répondu qu'au mitan des années soixante-dix, j'écoutais The Doors.

dimanche 3 octobre 2021

De belles heures bleues

Une boucle exquise s'est refermée, jeudi après-midi, à Pont-du-Casse, fief situé en amont d'Agen dont mon ancien confrère et toujours ami Christian Delbrel est le maire, que dis-je, le conseiller départemental. A l'occasion de cette séance de dédicaces organisée sur les terres où tout s'est joué pour Michel Sitjar, à savoir l'ascension, la gloire, la chute et l'épiphanie, une filiation a tissé ses liens ; elle part de Philippe Sella, ému en position d'ouvreur pour une préface en forme d'aveu - car s'il a joué à Agen c'est après avoir écouter son père et ses oncles évoquer les exploits de Sitjar dont le nom claquait comme un étendard dans son imaginaire de gosse - pour arriver à Guy Pardiès et Yves Salesse, qui furent du reclus de Lamagistère les coéquipiers en quête du Brennus, tous présents pour un hommage bleu et blanc.

A l'appel du coeur et de la mémoire, Midi-Olympique par la plume d'Olivier Margot, Pierre Cornu pour Le Petit Bleu et La Dépêche, Gauvain Peleau dans les colonnes de Sud-Ouest, avaient répondu, bel unisson. Ce jeudi, l'annexe de la mairie de Pont-du-Casse s'ouvrait sur des supporteurs lot-et-garonnais qui virent jouer Michel Sitjar et chérissent un souvenir, une anecdote, une image, pour faire revivre leur héros au partage des émotions, éclats de vies minuscules mis bout à bout, festin de miettes si agréables à ramasser.

Grace à son président Jeff Fonteneau, le S.U. Agen dispose désormais des derniers exemplaires disponibles, une quarantaine, présentés dans la boutique située juste à côté du stade Alfred-Armandie. Au moment où Daniel Dubroca, Philippe Sella et Janine Sitjar (écrivaine, épouse du poète) dédicaçaient cette anthologie, Christophe Deylaud - appelé en sauveur pour relancer le Sporting (c'est ainsi qu'Agen est connu en Ovalie depuis plus d'un siècle) - devenait le nouveau maillon de cette chaîne qui va de Jean Boubée, passe par Jean-Baptiste Bédère, puis Marceau Ambal, Michel Couturas, Christian Lanta, jusqu'à Régis Sonnes, dans laquelle se place Michel Sitjar à double titre : comme joueur et comme artiste.

Grande fut ma joie de trouver parmi les visiteurs fameux ou anonymes de cet instant bleu deux membres du blog : le toujours athlétique et élégant trois-quarts centre Philippe Mothe et la rayonnante Patricia24, amoureuse du Sporting et descendue de sa Dordogne natale, et là immergée au milieu de figures (Gérald Mayout, Jean-Louis Bernès, Patrick Pujade, Jacques Lacroix) qui égrenaient titres et facéties. Comme à Toulouse pour Jeux de Lignes au soutien duquel se retrouvèrent quelques grands noms ovales, ces marques d'affection et d'estime nourrirent mon coeur et mon esprit, et rarement chemin de retour - plus six heures de route, quand même - ne fut aussi léger, presque aérien, tant mes pensées flottaient sur la mer étale des belles âmes associées.

La parole vaut l'homme, sinon l'homme ne vaut rien. Alors je ne remercierai jamais assez cet éditeur régional indélicat - son nom ne mérite pas d'être cité, ce serait lui faire trop d'honneur - qui abandonna ce projet d'anthologie puisqu'il m'a offert l'opportunité de vivre six magnifiques mois dédiés à la mémoire d'un homme que je n'ai pas vu jouer et que je n'ai rencontré qu'aux dernières années de son hiver. Mais comme les grandes équipes, les artistes ne meurent jamais : à travers nos yeux, leurs oeuvres prolongent l'existence qu'ils ont traversée, souvent dramatique, jamais morne. Et c'est bien de cela qu'il s'agit : transmettre, offrir, nourrir, rassembler, éclairer.

Cette belle ouvrage retrouve chez Sitjar - même s'il ne parlait pas de rugby dans son art - les élans poétiques d'un grand nom du Sporting Union Agenais, fondateur de son jeu, son sourcier, son barde aux oreilles boursoufflées, l'immense Jean-Baptiste Bédère qui lançait, les soirs d'entraînement, son ballon blanc à la main : "Il faut partir en retard pour arriver en avance", "Le ballon est une fleur, il ne mérite que caresses", "Celui qui manque le ballon, c'est celui qui le passe !", "Pour vous défendre, un seul moyen : attaquer." Cette philosophie de jeu, l'académicien agenais Michel Serres, la résume ainsi : "Jouer au rugby les yeux ouverts".

En cette période difficile que traverse l'équipe agenaise, avant-dernière de ProD2 devant Vannes (rien de moins que la révélation de la saison dernière), le message que nous laisse Michel Sitjar touche à l'idée dessinée en arrière-plan du rugby, mot à mot, rime après rime, par ses vers en contact avec l'imaginaire qui racontent à quel point l'être humain n'est pas univoque mais équivoque, blanc et noir, du pire au meilleur. Dans la tradition kabbalistique, me glissait l'ami Christophe Schaeffer, "on parlerait de Tikkun (ou Tikoun), un acte de réparation en libérant les étincelles." Janine Sitjar préciserait avoir reçu "un peu de douceur pour apaiser l'inéluctable qui est souvent dévastateur." Les lettres qui composent les mots que nous lisons servent à transmettre les énergies, matière autant lumineuse qu'inflammable dont Sitjar, si on en croit celles et ceux qui l'ont côtoyé et aimé, ne manquait pas.

lundi 27 septembre 2021

Autour de lui

Parmi les journalistes croisés en trente-cinq ans de tribunes de presse et de salles de rédaction, il en est un, plus particulièrement, qui m'a toujours accompagné de mots chaleureux et d'idées flamboyantes, placé en profondeur ou à auteur dans l'alternance du soutien et de la relance, dans mes temps faibles et les moments forts. Comme Jean-Louis Guillet, Henri Garcia et Christian Montaignac qui furent mes mentors, Olivier Margot possède à la fois le style et l'empathie, don rare bien fait pour transmettre des sentiments et des métaphores, des faits et de la geste. Après tout, qu'est-ce donc qu'un reporter si ce n'est un passeur ? Alors quand de sa plume trempée dans l'encre de Miroir du Rugby, du Sport et de L'Equipe, il m'a fait l'honneur, ce lundi des colonnes de Midi-Olympique pour une chronique en forme d'écrin pour l'ouvrage de Michel Sitjar (cf photo) tenu à bout de bras et Jeux de lignes, co-écrit avec mon compère Benoit Jeantet, je n'ai pas résisté au plaisir d'en partager avec vous quelques extraits choisis.

"Il y a quatre mois, je vous ai parlé d'un poète, Michel Sitjar, formidable troisième-ligne aile du grand Agen des années soixante. L'ami Richard Escot avait eu la belle idée de rassembler en un seul volume intitulé Sur un pont de lumière les cinq recueils des poèmes d'un homme qui était le vent par sa vitesse et sa puissance, traversant l'adversaire, lui récitant au passage des fables de passe muraille. Sitjar était un chercheur d'or, respirant l'odeur du courage, vivant le rugby comme une esthétique, dans l'attente d'un ailleurs. Michel, c'est une vie vécue dans la brûlure de chaque instant. Le 10 juin 2019, il éteignit la lumière. S'est-il cru plus grand que la nuit ? A-t-il voulu dans sa lassitude immense défier les dieux, arracher le secret de leur cruauté ?"

"Loin du fracas et du silence, ce jeudi 30 septembre à La Maison pour Tous de Pont-du-Casse, à six kilomètres d'Agen, vous sera proposé entre 11 heures et 15 heures une séance de dédicaces de l'anthologie de Michel Sitjar. Ce beau fantôme aux trois Boucliers de Brennus sera accompagné de Philippe Sella (préfacier de cette anthologie) et de bien d'autres, comme si la mort n'était pas passée par le poète de Lamagistère, en bord de Garonne. A Pont-du-Casse, nous serons loin des grands-messes du rugby, dans l'espérance d'au moins croiser âme qui vive, voire quelque ombre fragile. Et pour tenter d'oublier le long naufrage du SUA, nous chanterons des chansons fanfaronnes et, quand même, des chants tristes. Quelqu'un peut-être entendra Sitjar déclamer Remords : "Et quand mon âme est lasse/je vais marcher sur la terrasse/ Vous êtes autour de moi/mes beaux amours d'autrefois."

"La poésie, donc, cette insurrection de la langue. Et les romans qui transfigurent le ciel. Antoine Blondin s'intercale aussitôt et en quelques mots dit presque tout : "L'homme descend du songe." (...) Les livres que nous lisons, ceux que nous écrivons viennent d'une autre partie de vie. Se procurer par exemple le tout récent Jeux de lignes, c'est choisir pour longtemps une vie différente. Le rugby est une transmission, les livres aussi. Et quand vous refermerez l'ouvrage, emporté par le fleuve du temps, ce sera comme la fin d'un monde. Et donc le début d'un autre."

Nous nous rejoindrons à Pont-du-Casse (Lot-et-Garonne), ce jeudi, pour honorer un joueur qui n'entre dans aucun classement, un authentique poète dont l'inspiration part de Joachim du Bellay et file jusqu'à René Char, traverse l'amour, la mort, la vie, le ciel, la mer ; un homme toujours sur le départ, attachant et irritant tout en même temps, un homme de convictions et de doutes, aussi. Les absents, excusés, éloignés, seront à nos côtés par l'esprit. Qu'un géant du jeu comme Philippe Sella ait été subjugué, enfant, par ce flanker des grands espaces au point d'exprimer son émotion au moment de signer la préface d'une anthologie dont il n'existe plus, maintenant, qu'une poignée d'exemplaires disponibles, raconte ce que Michel Sitjar représente dans l'imaginaire ovale.

Il me faudrait plus d'une page pour remercier toutes celles et ceux qui, comme Olivier Margot et Philippe Sella, mais aussi Jeff Fonteneau, Baptiste Gay, Christian Delbrel et Christophe Da Mota, mon imprimeur, se portèrent au soutien de ce projet d'édition, projet personnel voire intime qui trouvera son point d'orgue à Pont-du-Casse. Certains évoquent parfois "la grande famille du rugby" en traits d'ironie, sans doute parce qu'ils n'en font pas vraiment partie. Mais ceux qui la côtoient, dans mon cas depuis bientôt quarante ans, assurent qu'elle existe, parfois soudée autour de chouettes idées placées haut. Pour ne pas dire, ici entre littérature et poésie, des idéaux. 

samedi 18 septembre 2021

Feuilleté dans un écrin

Comme le regrette à juste titre Pierre Berbizier, le vestiaire a été désacralisé par la présence intrusive des caméras "et il suffit de regarder l'attitude et le regard de certains joueurs, repérant l'objectif, pour savoir qu'ils ont quitté le collectif et pensent surtout à leur image". C'est pourquoi il est malaisé pour moi de raconter par le menu la joie qui fut la nôtre, avec Benoit, au moment de dédicacer notre ouvrage, entourés que nous étions par quelques belles gloires de ce jeu, attentives, chaleureuses, intéressées par ce sujet rarement abordé pages après pages, à savoir le trait d'union qui relie la littérature et le rugby. 

Jeudi dernier se sont présentés au soutien de l'amitié et par ordre d'entrée à l'image Thierry Maset, Matthias Rolland, Richard Astre, Thomas Castaignède, Jean Bouilhou, Roger Bourgarel, Eric Bonneval et Pierre Berbizier, sans oublier nos contributeurs du blog, Michel Prieu, Georges et Pipiou, ainsi que quelques amis choisis par Montaigne et La Boétie qui se reconnaîtront. La plus ancienne des librairies toulousaines, Privat, nous avait offert comme écrin sa cave voutée, lieu d'intimité transformé en vestiaire pour l'occasion. Bien difficile, donc, de retranscrire le meilleur des échanges sans trahir, au sens d'affaiblir, l'esprit qui anima sans discontinuer pendant trois heures cette séance, interaction d'une grande richesse entre auteurs et lecteurs.

Agen, Colomiers, Castres, Toulouse et Béziers étaient représentés, et pas moins de six générations d'internationaux, de 1970 à nos jours, si l'on veut bien considérer que notre rencontre avec Maxime Médard dans l'enceinte d'Ernest-Wallon, quelques heures plus tôt, soit de nature à relier le présent et le passé. Ernest-Wallon où Ugo Mola, tout sourire, nous avoua être passé chez Privat, mais la semaine dernière, poésie de vie en forme de décalage, telle une matière prête à inspirer un personnage de roman.

Personnage de roman, peut-être, mais poète, André Brouat l'était certainement. Trois-quarts centre champion de France en 1947 puis président du Stade Toulousain de 1964 à 1972, ce médecin sut magnifier le jeu et son club ; lorsque Didier Lacroix, son jeune héritier, nous offrit un exemplaire du discours prononcé un 17 mai 1980 pour la cérémonie des Adieux au stade des Ponts-Jumeaux, cette certitude nous étreignit. En voici quelques extraits, choisis pour illustrer non pas ce que ressentirent les seuls Toulousains mais bien tous les amoureux du noble sport, quel que soit leur club.

"Pendant toute ta jeunesse, tu vas graver la plus longue et la plus belle série de portraits porteurs pour toute la vie de ta joie et de tes amitiés, la confiance pour parole, le regard pour partage. La sourde musique anonyme, la sourde rumeur profonde des tribunes, tu les connaissais et tu ne les as pas oubliées. Et si, l'âme traînante, tu as secoué triste et rageur la boue qui collait à tes crampons, tu as plissé les yeux vers la verrière de l'ouest où se couche le soleil de ce dimanche de défaite, l'épaule réceptive d'un aîné de ton équipe te disait "demain", en te racontant son match d'antan où ses côtes brisées ne lui faisaient plus mal même lorsqu'il riait."

"Aujourd'hui, notre vieux stade entre dans l'or affectif des légendes réelles. Et si nous devons à ce stade une leçon, elle est dans le sentiment charnel, l'émotion renouvelée, quelquefois douloureusement acquise, message de déraison et de folle générosité. Notre terrain cristallise une âme collective, lucide et courageuse, en même temps ferme et fragile, grande et belle, à la mesure de la condition humaine. Les enfants sont les pères des hommes. Le dimanche, ils revêtiront leur maillot, comme nous. Simplement."

Que le Stade Toulousain disposât d'un tel président-poète en dit long sur l'histoire hors normes d'un club qui a fait de la transmission son viatique depuis la Vierge Rouge, à l'heure aussi où d'autres - comme Lourdes - souffrent ou renaissent - Stade Français - après avoir été dans l'ornière des divisions inférieures. Véritable page de littérature, ce discours écrit rappelle à quel point des auteurs comme Kleber Haedens et Jean-Paul Dubois magnifièrent le rugby dans cette région du Championnat qu'on nomme nostalgie, de la même façon qu'on regarde derrière soi pour mieux passer le ballon et projeter son équipe en avant.

En attendant d'autres rebonds généreux, nous avons particulièrement apprécié que les clubs de Castres et de Colomiers - par l'intermédiaire de leurs présidents, Pierre-Yves Revol et Alain Carré, amoureux des belles lettres - et du Racing 92 via son manager Laurent Travers - lecteur de Montaigne - adressent Jeux de lignes ici à leur staff, là à leurs dirigeants. Il est illusoire d'imaginer pouvoir tout partager - l'émotion discrètement dépliée, le ravissement silencieux, l'instant présent dont on aimerait ralentir le flux, les mots échangés dans l'intimité d'une causerie privilégiée - car "la  passion ne rejoint le plaisir que dans des lieux d'élection", écrivait André Brouat. Pour autant, notre souhait est désormais entre vos mains, et que Jeux de lignes nourrisse votre imaginaire tel un de ces terrains fertiles, prairie de philtres.

dimanche 12 septembre 2021

Du chaos au K.-O.

Un match international est-il synonyme de chaos, ainsi que le suggèrerait le sélectionneur en chef du XV de France, Fabien Galthié, dans l'émission Canal Rugby Club du dimanche 5 septembre. Chaos comme l'entassement d'êtres au point de n'en distinguer aucun ? Chaos à l'image de l'effet papillon ? Chaos pour signaler que rien ne peut être prédit à l'avance ? Chaos comme récurrence du désordre ? Ou bien quand l'énergie se disperse ? Quand tout se détériore ? Restons dans l'ovalité du monde qui nous occupe ici. Du coup, j'ai demandé à Olivier Magne, lecteur du blog, ancien capitaine et troisième-ligne du XV de France, ex-entraîneur des moins de vingt ans tricolores et consultant technique pour plusieurs médias, d'éclairer le chaos quand il se manifeste dans le champ rugbystique.

"Il faut d'abord évoquer, si on parle de chaos, l'environnement, l'atmosphère, les émotions, la tension, qui désorientent le joueur quand il découvre le niveau international. Il laisse beaucoup d'énergie dans l'extrasportif mais pas de là à perdre tous ses repères. Cela dit, il ne faut pas mésestimer l'impact du stress sur le joueur : il peut le déstabiliser dans son approche de l'événement rugbystique. L'emballage médiatique, c'est-à-dire des sollicitations en continu, crée une pression inattendue. Ce n'est pas pour autant le chaos mais c'est une situation d'insécurité chez celui qui n'est pas préparé à cela. Il faut être fort, mentalement, pour vivre sans trouble la pression médiatique. J'ai côtoyé des joueurs de talent, très fragiles psychologiquement, qui sont passés à côté d'une carrière internationale parce qu'ils n'étaient pas capables de gérer la pression naissante dans le cadre extrasportif..." 

"Dans le domaine sportif, en revanche, les conditions sont différentes - et là je parle du jeu qui est plus rapide et plus intense : si tu affrontes les meilleurs joueurs du monde, tu joues aussi avec les meilleurs, et là, je ne vois rien de chaotique. C'est un cadre différent mais qui n'est pas inconnu du joueur : celui qui arrive à ce niveau est déjà passé par les phases finales du Championnat, la Coupe d'Europe, des étapes d'une intensité assez remarquable. Et puis, une fois entré directement dans l'action d'un match, une fois les hymnes passés, beaucoup de stress s'efface et disparait." 

"Le chaos brise tout. Par nature, il est incontrôlable, et personnellement, je n'ai jamais eu l'impression qu'un match international s'apparentait au chaos. Par définition, le désordre, dans le jeu, peut être créé volontairement afin de retrouver de l'organisation dans une volonté collective de se coordonner pour dominer l'adversaire en le surprenant. C'est une question de lecture individuelle et collective dans le but de trouver des solutions opportunes, tout simplement. Mais ce n'est pas du chaos." 

"Physiquement, il est rare qu'un joueur international soit débordé. Et encore moins aujourd'hui avec le niveau d'exigence de la préparation physique. Alors qu'entendre par chaos dans la bouche de Fabien Galthié ? Est-ce une forme de communication qui véhiculerait l'idée que le haut niveau n'est pas accessible à tous ? Si c'est le cas, il a raison. Oui, l'athlète de haut niveau est en marge : ce n'est pas quelqu'un de tout à fait normal. Mais je ne suis pas certain que son lexique soit bien choisi. Quand on parle de chaos, il faut savoir à quoi ce concept se réfère. S'il y a désordre en rugby, c'est volontaire, ce n'est pas subi. Si ce n'est par l'adversaire." 

"Le chaos dont parle Fabien Galthié, c'est peut-être en référence à la dernière action du premier test en Australie, avec une suite de gestes mal contrôlés - lancer dévié, ballon qui rebondit, passes n'importe où à n'importe qui dans la précipitation - qui permet aux Wallabies de l'emporter, c'est le money-time du basket, la dernière minute du dernier round en boxe. Alors, oui, sur le moment, c'est une situation désordonnée, presque chaotique. Alors, oui, sans doute là, sur ce bout de match. Qui te fait perdre ce match." 

"Il m'est arrivé, joueur, de percevoir ce que je devais faire, mais de ne pas avoir le geste juste, de lâcher la passe et de savoir, dès que le ballon part, que ce n'est pas le bon choix. Je me souviens d'une passe interceptée qui nous fait perdre le match à l'époque où je jouais à Clermont. Je lis beaucoup d'ouvrages, en ce moment, sur la place laissée à l'intuition, comment la définir, comment la mesurer... En 1999 alors que nous sommes menés 24-10 par les All Blacks à Twickenham, on peut imaginer que la situation est à cet instant chaotique, alors que c'est l'inverse : une énergie collective très forte se dégageait de notre équipe, le stade était à fond derrière nous, nous sentions un public au soutien, des Marseillaises montaient des tribunes. C'était irrationnel, mais nous étions enveloppés par tout cela." 

"Nous avions l'intuition que notre adversaire n'était pas dans la posture d'un vainqueur ; les All Blacks n'étaient plus arrogants comme ils savent l'être, parfois ; ils ne parlaient plus, on les sentait en souffrance, ils étaient dominés même s'ils menaient au score. Etait-ce une forme de chaos, je ne sais pas, mais en tout cas, nous sommes sortis vainqueurs par K.-O. de ce match..."

dimanche 5 septembre 2021

L'enjeu de mains

Accompagnant la sortie de notre ouvrage Jeux de lignes (éditions Privat), l'écrivain Jean Colombier, ancien attaquant de Saint-Junien et de Niort, prix Renaudot 1990, nous interrogeait ainsi : "Ce mariage heureux, me semble-t-il, de la littérature et du rugby, va-t-il continuer d'être heureux avec le rugby moderne et son absence d'états d'âme ?" Ce samedi, Biarrots et Racingmen ont montré, voire démontré, que le rugby contemporain est aussi créatif et enthousiasmant que celui inscrit dans notre mémoire, bonifié par la patine du passé, laquelle embellit toujours la réalité au profit de l'histoire quand elle est considérée comme un roman de cape et d'épées, une odyssée mythologique ou une chanson de geste. 

Je te promettais une réponse, cher Jean ; les acteurs du Championnat nous l'ont offerte du bout des doigts, délicatement, quand le ballon vole de mains en mains, scansion de la transmission comme on le dit du mot juste. Aussi à grands coups d'épaules, volonté collée au biceps quand il faut délimiter son territoire, annoncer sa détermination autrement qu'à renfort de conférences de presse médiatisées lesquelles, on le sait, sont comme les rocking-chairs : on bouge d'arrière en avant, mais ça ne mène nulle part.

Il est donc question d'âme, ou plus précisement d'états d'âmes, dis-tu. Le pluriel s'impose puisque dans les écuries considérées de l'extérieur comme des haras dans lesquels leurs propriétaires accumulent les purs-sangs, la compétition outrancière voudrait que ce qui fait le sel d'une équipe - amitié, complicité, affinité, solidarité - ne soit jamais, ou alors très peu, pris en compte ? La performance du Biarritz Olympique, surclassant un adversaire aux dents longues mais au souffle court en ouverture du Championnat, sera peut-être sans lendemain mais elle coupe court à ce genre de raccourci.

Ainsi, le rugby contemporain ne vaudrait pas une once de nos souvenirs dorés, ces joutes d'autrefois avec leurs coups de godasses sournois, leurs bagarres générales déclenchées à dessein pour intimider l'adversaire, les scores étriqués et les combats obscurs saturés de boue et de fautes de mains ? Sur une pelouse artificielle, dans la nuit éclairée au néon, maillots luisants, crampons moulés, rasé de frais, le Racing 92 a prouvé qu'il était toujours possible d'attaquer de ses propres vingt-deux mètres : bonne nouvelle, la magie d'une contre-attaque ou d'une relance n'est pas éventée quand l'heure est venue de distribuer les feuilles de paye. Surtout, l'enjeu - économique, médiatique, sportif  - que les coaches annoncent inhibant quand ils se cherchent des excuses, ne tue pas le jeu.

Littérature et rugby demeurent associés pour le meilleur, à savoir la grâce et la sueur, l'offrande et le combat, l'abnégation et l'exploit, l'ombre des regroupements où se décide le sort des grandes conquêtes et la lumière que prennent les finisseurs lorsqu'ils tranchent le cordon des défenses. De la même façon que la littérature ovale se réinvente, colonisant de nouveaux supports à l'usage d'écrivants qui trouvent joie à rédiger leurs commentaires - ce blog en est l'illustration depuis maintenant dix ans -, le rugby poursuit sa mue au rythme des changements de règles, lesquels ne parviennent pas malgré leur effort continu à modifier en profondeur l'essence de notre sport.

Ballon posé sur le coeur, buste relevé, hanches décalées par rapport aux épaules, face à lui un défenseur aux appuis incertains et donc battu, et ces regards satellites qui convergent : cette photo peut avoir été prise en 1960. Il y a du Dédé Boni chez Kurtley Beale. Comme il y a du Jo Maso, du Didier Codorniou ou du Yann Delaigue, du Christian Badin et du Philippe Mothe, amis de ce blog, instillé dans la magnifique réalisation offensive de Montpellier, samedi soir, à Mayol. Touche, lancement en première main, fixation supersonique, continuité au large dans un scherzo de passes millimétrées sur un rythme effréné pour l'essai bien tissé de Tisseron, ou celui de l'ailier lyonnais Dumortier, dimanche : mêlée, "sautée deux", arrière intercalé, ailier décalé, du classique. Preuve que le "beau jeu" s'écrit toujours en pleine mesure. Et il fallait capter sur le bord de touche la joie éruptive de Jean-Baptiste Elissalde, l'entraîneur héraultais, à la vue de ce joyau.

Alors comment renouveler le lien qu'on imagine distendu entre littérature et rugby, interrogeons-nous dans Jeux de lignes ? "Avec des biographiques collectives, peut-être en retraçant de l'intérieur une épopée, une période, répond Jean Bouilhou. Il y a forcément de l'héroïsme dans le rugby ; un match, deux équipes face à face, comme une bande qui affronte sa rivale. J'aimerais lire le quotidien d'un jeune international, comment il vit le rugby dans son époque. Cette nouvelle génération veut se confronter à la réalité qui l'entoure, changer les choses et pas seulement dans le rugby, dans l'écologie aussi. J'aimerais savoir quels sont les ressorts de ces jeunes héros des années 2020..." poursuit l'ancien flanker international aujourd'hui membre du staff toulousain, dans le chapitre consacré aux nouvelles écritures numériques.

Retisser le voile littéraire déchiré - l'est-il vraiment, cela reste à prouver - est une oeuvre d'artisan : il nous faut tomber l'armure comme à chaque saison remettre l'ouvrage sur le métier. Le retour du public dans les travées sonne la fin de la distanciation sociale, pour celles et ceux qui trouvent matière à écrire l'occasion de débusquer de nouveaux thèmes. Invitation au large au guise de crochet intérieur, cette citation de l'écrivaine Annie Ernaux fait écho à nos préoccupations ovales et virales : "Le nouveau monde, ça n'existe pas. Il y a un monde qui continue, se construit et il contient du passé." Maintenant, à vous de jouer.

samedi 28 août 2021

Sur les ailes du verbe

Tout commence, pour Benoit, par un essai. Plus précisément une percée, sans laquelle ou plutôt par laquelle il deviendra plus tard écrivain : fulgurance dans l'espace soudain ouvert par la magie d'une passe, trait de lumière striant la finale entre Toulouse et Toulon. Celle de 1989. Chacun d'entre nous dorlote son joli souvenir, parfois une révélation quand d'autres fêtent l'épiphanie. Demain, un auteur en herbe racontera son exploit en rouge et en noir, celui de Cheslin Kolbe prenant appuis à Toulouse pour débouler à Toulon, soudainement revalorisé. Reste que, tous, nous pouvons dater le moment où le rugby est entré dans notre existence pour la nourrir. "Courir ! S'il existe une activité plus réjouissante, plus euphorisante, qui nourrisse davantage l'imagination, j'ignore laquelle", assure l'auteure Joyce Carol Oates. 

Denis Charvet, qui s'adonne à l'écriture depuis son départ des terrains, ne courait pas, non, il survolait cette rencontre et ne devait plus toucher terre après cela, joignant ses mains comme pour remercier cette forme aboutie de providence horizontale qu'est le jeu de ligne, ce style d'attaque où le regard précède toujours le geste, lequel supplante les autres mouvements par son invitation à aller de l'avant en se tournant vers l'arrière pour y transmettre le ballon comme on se passe le mot. Sorti d'une mêlée épistolaire qui dura une année est donc entre vos mains Jeux de Lignes, publié chez Privat. Nous l'avons imaginé comme une passerelle construite à quatre mains qui relie littérature et rugby, et dans cet ordre pour toutes les raisons qui alimentent l'ouvrage. 

Notre ouvreur est un demi de mêlée, et pas n'importe lequel : Dimitri Yachvili, digne successeur de Pierre Albaladojo et de Fabien Galthié dans le petit écran, fin stratége dont on connaissait la précision et la pertinence du jeu au pied. Lui aussi a découvert la puissance régénétratice de l'écriture une fois ses crampons remisés et nous a offert en premières lignes une partie de son "je" à la main. "Ainsi l'écriture a réveillé ma confiance", avoue-t-il dans une préface subtilement délivrée en profondeur. Et plus loin, cette évidence distillée du bout des doigts : "La littérature anime et bonifie souvent le sportif dans tout son Être", au sens philosophique du terme. 

La petite bibliothèque paternelle, principalement ovale, fut mon premier terreau, terrain d'entraînement à la lecture des Anciens, Denis Lalanne et Henri Garcia, comme on parle d'Homère et d'Horace. Ils me firent voyager dans l'hémisphère sud et tourner le regard vers Colombes. Si je peux me permettre de paraphraser Friedrich Nietzsche, les deux compères, magnifiques conteurs bleus, me procurèrent un ravissement artistique inégalé par l'effet de cette langue écrite en mosaïque de termes, "où chaque mot par son timbre, sa place dans la phrase, l'idée qu'il exprime, fait rayonner sa force à droite, à gauche et sur l'ensemble, dans l'énergie des signes. Tout cela est noble.

Ma première évasion ovale s'intitulait Quinze Coqs en colère, odyssée publiée à l'issue d'une tournée de géants en Afrique du Sud où Pierre Villepreux, Christian Darrouy, Jean-Pierre Lux, Claude Dourthe, Jean Trillo, Claude Lacaze, Guy Camberabero, Michel Sitjar, André Quilis, Christian Carrère, Benoît Dauga et Walter Spanghero illustrèrent à la fois le French Flair et la confusion, l'esprit de corps et la rébellion, "non seulement parce que c'est beau mais aussi parce que ça gagne." De cet axiome, doublé d'une spectaculaire démonstration, naquit ma vocation : écrire autant d'odes que possible au rugby. Et s'il me fut donné plus tard l'occasion de rencontrer certains de ces mythes de jeunesse, dont quelques-uns me font l'honneur de leur amitié, jamais pareille gratification n'avait enveloppé mes rêves. 

Dans un entretien placé en épilogue, Pierre Villepreux, auteur en 2011 de son autobiographie, trace quant à lui un trait d'union entre littérature et rugby sur la base du rythme, considéré comme l'une des composantes du style : "Si tu n'es pas en phase avec le rythme, tu ne joues pas juste. La capacité à se trouver au bon endroit, au bon moment, tu ne peux l'avoir que si tu maîtrises la notion de rythme. Si tu arrives trop tôt, tu ne passes pas ; si tu arrives trop tard, tu ne passes plus." On trouvera difficilement meilleure image pour illustrer ce qui assemble à la fois la littérature et le rugby.

Dans notre ouvrage, il est aussi question d'Albert Camus et de Jackson Pollock, d'Ernest Hemingway et d'Arthur Honegger, de James Ellroy et de Robert Delaunay, de Boris Vian et de Matthias Sindelar, de Zinedine Zidane et de San Antonio, de Jim Harrison et de Rutebeuf, de Georges Perec et de Stendhal, d'Annie Ernaux et de Françoise Sagan, de Julio Cortazar et de Ian Fleming, décalages créés par le souhait pluriel qui fut le nôtre au long de cette rencontre rebondissante entre deux univers. Et, ludus pro scriptura, notre bibliothèque "idéale" - là-même où commença notre association - figure dans un temps additionnel qui recèle d'autres surprises.

En conclusion, parce qu'il faut savoir clore ce qu'on a engagé, partageons la réflexion offerte par l'ami Christophe Schaeffer, ancien demi de mêlée de Plaisir et nouvel héraut de la reliance, en prolongement d'une pensée du philosophe Vladimir Jankélévitch (qui enseigna à Paris de 1952 à 1975) au sujet du Sixième chant d'Homère : "Quand Ulysse rejoint finalement Ithaque, il se trouve en prise avec un sentiment nostalgique effroyable. Il comprend à ce moment que sa quête, c'est le voyage, pas le but atteint. Sa quête, c'est le manque permanent qui va lui permettre de cheminer encore. C'est un désir infini, qu'il porte en continu." Ce même désir que, je l'espère, vous découvrirez en sous-texte dans nos jeux de bouts de lignes, hissés que nous fûmes, Benoit et moi, sur les épaules de géants.

jeudi 19 août 2021

Mis en lignes

Je vous écris depuis le bord de touche, un peu asphyxié par la reprise de l'entraînement, les doigts tétanisés devant le clavier et le souffle court. Chroniquer, certes, mais sans les rencontres néo-zélandaise reportées pour cause de Covid et avec un seul petit test-match international de Rugby Championship à se mettre sous l'azerty, entre l'Argentine qui se déplace à domicile à Port Elisabeth et l'Afrique du Sud qui joue chez elle à l'extérieur ce samedi dans un Nelson Mandela Bay Stadium qui ne ressemble en rien au stade historique jadis planqué dans une cuvette, avec son wagon installé comme un totem au dessus de la tribune de face. Sans parler du Newlands du Cap, bientôt démoli, lui qui vit le XV de France de Lucien Mias tenir tête en 1958 aux terribles Springboks que les chroniqueurs surnommaient à l'époque "les rugbymen du Diable", c'est dire. 

Le diable, aujourd'hui, se trouve dans les détails et les datas. A force de jouer, les salariés du Top 14 sont dispensés de détente, à savoir ces matches amicaux aux saveurs de ventrèche - dans le Sud-Ouest- ou de mouclade, du côté de l'Atlantique. Exit Lyon-Toulon de ce vendredi pour cause de méforme et d'absence des internationaux. Et pas question, comme c'était la cas il y a quelques décennies, de faire jouer les réservistes et les juniors, l'occasion pour les moins véloces et les plus jeunes de porter ne serait-ce qu'une fois le maillot de l'équipe première, un souvenir pour le restant de leur vie. 

Le professionnalisme ne prend pas de chemin buissonnier : mieux vaut rester entre soi, dans une opposition raisonnée - on dirait de la politique - plutôt que de s'exporter en situation de faiblesse ou de mixité. Les saisons sont longues, regrettent les intéressés, et il faut dire qu'en pleine crise Covid rien n'est fait pour les raccourcir : pas un week-end de rupture, cet été, sur le front médiatique. Seul décalage, l'ouverture de ma boite aux lettres pour y trouver, élégamment envoyé toutes affaires cessantes par notre éditeur, Privat, un exemplaire du nouvel opus que nous avons commis, Benoit et moi, intitulé Jeux de lignes et préfacé avec grâce par Dimitri Yachvili ; magnifique couverture rouge et noir pour un rugby en Stendhal, poteaux et ballon suggérés sur un terrain de phrases minuscules. 

C'est ainsi que se groupent de belles associations de chaque côté de ce trait d'union qui relie littérature et rugby : Jo Maso et Joseph Kessel, Jean Bouilhou et Jim Harrison, Richard Astre et Casanova, Denis Charvet et Jack London, Pierre Villepreux et Emile Zola, Vincent Etcheto et Gabriel Garcia Marquez, Alain Gaillard et James Ellroy, Serge Simon et Alain Tournier, Henri Garcia et Albert Camus, Pierre Berbizier et Jack Kerouac, pour ne prendre que quelques exemples parmi la quarantaine dont regorge cet ouvrage au thème inédit : où, pourquoi et comment se rejoignent écrivains et internationaux, matches et romans, geste et écriture, cuir et plume ? 

A priori, cet essai sera en vente dans les bonnes libraires dès le 26 août. Nous aurons très certainement l'occasion d'y revenir avant que ne débute la saison de Top 14, ne serait-ce que pour reprendre notre souffle entre deux pages, deux attaques en bout de ligne. Pour relancer, aussi, au sortir de l'été depuis l'en-but au risque de manquer d'air mais qu'importe : "Ecrire c'est, d'une certaine façon, aimer. Parce qu'on écrit souvent sur ce qu'on connaît ou croit connaître - écrire, n'est-ce pas prendre aussi le risque de se tromper ?" Mais en rugby - sans doute aussi en littérature et vous le découvrirez au fil des pages - un ballon relâché, tombé comme on abandonne une idée, est souvent reprit par un coéquipier avant même son deuxième rebond. 

Ah, Jack Kerouac, dont l'ancien centre international et prince des troisièmes mi-temps, Pierre Chadebech, s'inspira dans sa jeunesse turbulente pour tenter et réussir "le saut pieds joints sur le bar", assurant que l'écrivain bohème devait avoir été un grand sportif "parce que ça demande une belle détente verticale", Kerouac, effectivement, joueur de football américain qui se rêvait inscrire des essais sidérants au milieu de défenses feintées par ses appuis tout en déroulant son immense parchemin avec frénésie ! Plus prosaïquement, les professionels d'aujourd'hui, privés de rencontres amicales pour cause d'état de forme hétéroclite, n'en finissent pas de dérouler leurs tests d'anaérobie lactique - on pense au Bronco qui pulvérise les plus endurcis puisqu'On achève bien les chevaux, écrivait Horace, the real McCoy - dans la chaleur de l'été, façon d'écrémer l'effectif.