dimanche 21 août 2022

L'offrande faite à Roland

Les paroles s'égarent, les écrits demeurent. Interrogé au sujet de l'exposition organisée en 2019 à Montfort-en-Chalosse à la mémoire bien vivante d'André Boniface, le réalisateur Marc Silvera, auteur d'un documentaire sur les frères Boni, avait conclu de façon lapidaire l'interview qu'il m'avait accordée : " Il serait bon que les villages où sont nés les grands noms de rugby français fassent pour eux ce que Montfort a fait pour les Boniface. Je citerai juste Lucien Mias et Pierre Albaladejo, mais il y en a d’autres aussi… Il faut commencer à transmettre le rugby d’avant.
Je n'imaginais pas, au moment de l'écrire pour L'Equipe, que cette phrase était destinée à mener un lecteur assidu, Sylvain Pebay, jusque sous les poteaux d'Ibos pour transformer, samedi 27 août, le terrain de la Bianave en stade Roland Bertranne. De quoi faire mentir l'adage qui veut que l'on ne soit jamais prophète en son pays. Ainsi, à 73 ans, le plus modeste des champions, deux Grands Chelems (1977 et 1981) au palmarès et recordman des sélections (69) de 1981 à 1989 - soit entre Benoît Dauga et Serge Blanco, excusez du peu - trouve grâce aux yeux de ses plus proches contemporains. Coéquipiers et adversaires, eux, connaissent depuis longtemps - dès 1969 si j'en crois son maître, mentor et ami Jeannot Gachassin - les mérites et la gloire dont ce discret serviteur du jeu a refusé de s'envelopper.
Au printemps 1983, nous rédigions avec l'ami Jacques Rivière un ouvrage - Rugby au centre - appelé à magnifier le rugby "à la Française" dans ce qu'il doit à la subtilité du jeu des trois-quarts centres, de René Crabos à Didier Codorniou, soit un siècle d'attaques millimétrées et de complicité affirmée en guise de viatique autour du monde. L'immense Jean Dauger nous avait alors confié cette appréciation au sujet de Roland Bertranne, à l'époque jeune retraité : "Bertranne, c'est le centre exemplaire. J'aurais aimé jouer avec lui, l'avoir à mes côtés. On peut compter sur un joueur comme lui dans les coups durs. En attaque comme en défense, il a toujours tenu son poste avec efficacité."
Jean-Pierre Lux, Jean-Martin Etchenique, Claude Dourthe, François Sangalli, Christian Badin, Joël Pécune, Christian Belascain, Didier Codorniou, Patrick Mesny et aussi Yves Lafarge, ses partenaires par ordre d'apparition au centre en équipe de France, n'ont jamais exprimé autre chose que cette parfaite symbiose qu'ils ressentirent au contact de leur frère de jeu, soutien explosif et dynamiteur de défense, certes, mais aussi associé aux plus tranchantes des inspirations offensives. Au point que Jacques Fouroux, son capitaine en 1977 et son entraîneur en 1981, confiera un jour où le XV de France, surclassé lors d'une tournée en Australie, manquait de mordant : "Donnez-moi quinze Bertranne et je battrai toutes les équipes du monde !" De mémoire, je n'ai pas souvenir qu'un autre que lui ait reçu pareil compliment.
Humble, ce lion préférait l'ombre à l'éclat médiatique mais, pour autant, la mairie d'Ibos a voté en novembre 2021 l'installation d'une plaque à l'entrée du terrain de la Bianave, désormais baptisé "Stade Roland Bertranne", dût la modestie de l'enfant du pays en souffrir. Plus de deux cents convives sont attendus samedi, pour la plupart partenaires d'un jour, amis de toujours. Rendez-vous est donné peu avant midi sur la place d'Ibos. Quant à l'inauguration prévue à 16h30, elle sera suivie d'une rencontre entre Bagnères et Lannemezan, à deux semaines de la reprise du championnat de Fédérale 1, d'un vin d'honneur puis d'une troisième mi-temps, qui s'annonce pour le moins festive compte tenu des invités attendus. Nul doute que certains "anciens" encore verts auront des envies de cavalcade dans les mollets...
L'acte de naissance de Roland Bertranne au XV de France est daté du 27 février 1971 à Twickenham. Autant dire un baptème de choix dans le Temple... Titulaire au centre sous le capitanat de Christian Carrère, il inscrivit l'un des deux essais tricolores du match nul (14-14). Placé ensuite un temps à l'aile, comme André Boniface avant lui, puis Philippe Sella ensuite, il imposa sa présence au centre à partir de novembre 1974, tous muscles bandés. A l'exception de frères - Behoteguy, Camberabero, Spanghero, Boniface, Ntamack, Lièvremont et consorts - jamais XV de France n'a associé deux natifs d'un même village, Ibos en l'occurrence, sous le maillot bleu. Ce fut son cas, aux côtés de Joël Pécune à sept reprises entre 1974 et 1976. 
Entre l'alter ego et le héros, les liens se sont au fil des rencontres nourris d'estime réciproque, au point que l'un n'aurait pour rien au monde manqué samedi les réjouissances en l'honneur de l'autre. Des liens que chacun des participants aura tout loisir de retisser. Ainsi Pierre Berbizier : "Je ne peux pas oublier ce moment : c'est Roland qui m'a accompagné pour ma première sélection (17 janvier 1981, contre l'Ecosse). Nous avons pris l'avion depuis l'aéroport de Tarbes-Lourdes, puis le taxi ensemble à Paris. J'ai senti l'ancien qui prenait le petit nouveau sous son aile. C'était initiatique," avoue le Bigourdan, venu en voisin. "Roland s'est toujours mis au service du collectif, sans chercher à briller." Et l'ancien demi de mêlée, capitaine et entraîneur du XV de France de conclure : "Samedi, ce sera son jour de lumière..."

dimanche 14 août 2022

Réponse affirmative

Qui va gagner ? Avant le choc entre les Springboks et les All Blacks à l'Ellis Park, samedi dernier, cette interrogation aimantait les esprits. Mais s'agit-il d'aimer le rugby pour n'évaluer que la seule performance ? Il était autrement question d'enjeu dans ce match tellurique sur les lieux du sacre sud-africain en 1995. A ceux qui pensaient que les All Blacks manquaient de ressources morales et techniques, la réponse fut cinglante, autant que l'écart au score en faveur des Néo-Zélandais.
Moins que d'autres mais quand même quand il s'agit de rugby, les Néo-Zélandais ont connu des baisses de régime. Plus ou moins marquées. Elles leur ont permis d'en sortir par le haut.
Après la déconvenue survenue en 1949, certains d'entre eux prirent l'initiative de créer, de modéliser et de formaliser un système de jeu basé sur la maîtrise du temps, du ballon et de l'espace. Cette théorie est connue sous l'appellation contrôlée "règle des 3 P" : en anglais, pace, possession, placement. A savoir rythme, conservation, position. Cette identité remarquable tient dans un immense graphique aux nombreuses ramifications, sorte d'arbre généalogique d'un plan de jeu démultiplié dont les inventeurs se nomment Charlie Saxton et Fred Allen. Une fois rendu à Dunedin, n'hésitez pas à vous rendre au club-house du club des Pirates, non loin de la plage, où une petite vitrine regroupe, comme des ex-voto, le legs de Saxton, manager des All Blacks lors de la tournée de 1967 dans l'hémisphère nord, auteur cette-année-là de L'ABC du rugby dont on conseille la lecture à tout amoureux du rugby.
Victorieux des Springboks dans leur antre quand on les vouait à l'enfer, les All Blacks, tel le phoenix, savent renaître de leurs cendres et dans deux semaines, les Argentins risquent de s'en apercevoir à leurs dépens. Mais le voile noir qui est tombé sur eux n'est pas encore retiré. Voile de critiques, de colère, d'hystérie et surtout de haine, jusqu'à menacer de mort certains joueurs. Les réseaux si peu sociaux sont aussi toxiques en Nouvelle-Zélande qu'ailleurs, mais quand il s'agit d'un pays qui a fait du culte de la balle ovale une religion, on pouvait imaginer un peu de compassion. Que nenni... 
Personne n'a oublié l'accueil innommable réservé à John Hart, le présomptueux manager des All Blacks battus par la France en 1999 en demi-finale du Mondial à Twickenham au point qu'il tomba en dépression et qu'on craignit pour sa vie. Ian Foster, lui, tourna en dérision les attaques ad hominem dont il fut la victime sept jours durant. Ce qui impressionne, dans cet épisode, c'est qu'au plus fort de l'ouragan qui déchira le lien qui les reliait avec leur public, les All Blacks surent trouver au sein même de leur groupe attaqué de toutes parts assez de ressources mentales et morales pour venir à bout de la pire adversité : pas les Springboks, non, qui sont pourtant un très gros morceau mais l'opinion publique, dont on ne mesure pas toujours l'intensité destructrice.
En s'imposant à l'Ellis Park, samedi 13 août 2022, les All Blacks n'ont pas seulement remporté un match, ils ont gagné la partie qu'ils jouaient, à leur corps défendant, contre le reste du monde, cette foule de détracteurs trop heureuse de voir tomber de leur piédestal ceux qui dominent le rugby international depuis 1905 et leur première tournée en Europe, un jeu auquel ils ont tant apporté qu'une chronique entière ne serait pas suffisante pour présenter leur legs. Les Néo-Zélandais du capitaine Sam Cane se sont offerts un supplément de confiance, d'estime de soi, de sérénité.
Qu'est-ce qui rend les All Blacks uniques ? Sans doute la conscience qu'ils ont de représenter un pays situé à l'autre bout du monde occidental, placé juste avant l'Antarctique, dont personne n'aurait idée s'ils n'étaient de noir vêtus pour porter le deuil de leur adversaire au point qu'aucun n'est parvenu à les vaincre davantage qu'il ne s'est incliné. Plus sûrement la persistance de caractéristiques - organisation millimétrée du jeu, recherche permanente d'innovations tactiques - conservées et enrichies au fil du temps malgré le brassage de leur population, d'abord anglo-saxonne et maori, puis polynésienne et mélanésienne.
Dans un peu plus d'un an, le XV de France affrontera la Nouvelle-Zélande en match d'ouverture de la Coupe du monde 2023. Victorieux, les Tricolores retrouveraient l'Irlande ou l'Ecosse en quarts de finale. Battus, l'Afrique du Sud, championne en titre, leur barrerait sans nul doute le chemin. Comme en 2011, les Tricolores partageront leur sort en match de poule avec les Néo-Zélandais, un adversaire qui ne reviendrait sur leur chemin qu'à l'heure de la finale, pour le cas où tout leur réussirait. Autant dire que le lien qui unit le XV de France aux All Blacks n'est pas prêt de se rompre.