mardi 28 janvier 2020

D'entrée ce défi

Souvenez-vous de la banderole brandie en 1989 à Twickenham : Villepreux 11 - France 0 ! A l'époque, le rugby anglais nous enviait nos fins techniciens et nos joueurs les plus tranchants, tels Philippe Sella et Serge Blanco, après avoir fait de Jean-Pierre Rives un parangon de flamboyance distinguée. Il y a trente ans débutait cette saga du Crunch avec ses décoctions de phalanges, ses déclarations fracassantes et ses rencontres frontales peu amènes.
Ce choc en blanc a remplacé des face-à-face tendus avec l'Ecosse entre 1910 et 1931, quand les dirigeants calédoniens ne souhaitaient plus affronter un XV de France de voyous trop peu au fait des manières de gentlemen livrées avec ce jeu de football tel que pratiqué à Rugby. Puis survint l'époque où le pays de Galles et son rugby pendulaire s'imposèrent entre 1966 et 1979 tel un partenaire susceptible d'élever nos aspirations.
Aujourd'hui, le Crunch emporte tout et il est bien navrant que ce sommet d'animosité, de mauvaise foi, d'acrimonie, de frustration et d'intensité entre deux nations qui se détestent et se toisent surgisse si tôt dans le Tournoi. Comme si l'Acte I de cet opéra oblong sans cesse rejoué détenait toute la signification du livret au point qu'il n'est pas utile d'en écouter la suite. Certes, on saura - si le XV de France version Galthié dispose d'un potentiel - mais nous n'étions pas à deux mois près...
Rencontre intemporelle avec ces montées défensives rectilignes d'internationaux aux jambes glabres qui favorisaient si bien l'expression romantique du French-Flair de la génération Dauga-Maso-Villepreux à Colombes, France-Angleterre, ce sont aussi les prises de balle d'autorité en touche du géant Maurice Colclough sous le maillot d'Angoulême face à la grande tribune de Chanzy du temps où les amateurs rochelais allaient parfois soutenir leurs voisins.
Avec cette guerre en temps de paix, explosent les charges d'auroch de Laurent Rodriguez pour sauver une dernière fois l'essentiel au Parc des Princes, avant que les quinze sujets de sa Gracieuse Majesté ne révolutionnent en 1989 la pratique de cette activité sportive, réduisant leur consommation de bière la semaine d'avant-match et utilisant le reste du temps internet, à la demande de leur manager visionnaire Geoff Cooke, pour communiquer le contenu de leurs séances d'entraînement individualisé.
C'est un défi à la Rose qui ouvrit le stade de Saint-Denis au rugby en 1998 sous le capitanat de Raphaël Ibanez, taureau furieux. C'est encore France-Angleterre qui scella, en 2010, le neuvième et dernier Grand Chelem en date du XV de France dont le point d'orgue fut une mêlée conquérante : il n'y a pas de bonne soupe qui ne se fasse dans les vieux pots, comme en témoigne la finale du Mondial 2019 que les Anglais ont laissé filer à travers cette épreuve de force si particulière.
J'apprécie la pertinence du Comte de Tocqueville et cette citation extraite de son livre de référence, De la démocratie en Amérique, au sujet des relations particulières qui animent les rencontres entre Anglais et Français. Elle date de 1835 mais s'adapte parfaitement à l'affrontement qui s'annonce dimanche : "Les Français ne veulent reconnaître aucune supériorité. Les Anglais ne supportent que ceux qu'ils jugent inférieurs. Le Français lève les yeux avec anxiété, l'Anglais les baisse avec satisfaction. Des deux côtés, c'est de la fierté mais exprimée de manière différente."
Fierté, aussi, au souvenir de la publication de l'ouvrage Une guerre ovale de cent ans (Glénat, 2014) écrit avec Sophie Surrullo, Antoine Aymond et Nemer Habib sur l'histoire de cette rivalité et de mésententes, de matches épiques et de joutes rugueuses qui convoquent W.H. Crichton et Jean Prat, Michel Crauste et Will Carling, Brian Moore et Serge Betsen. Ce même Nemer Habib que nous rejoindrons au soir du Crunch pour vivre le Super Bowl LIV entre les San Francisco 49ers et les Kansas City Chiefs, à Miami. Jennifer Lopez et Shakira donneront le la aussi. Parce que si la balle est ovale ici et là, il n'y a pas que le rugby dans la nuit.

jeudi 23 janvier 2020

L'art Data

Découvrant, adolescent, l'existence d'un courant artistique, le Dadaïsme, représenté par Max Ernst, Jean Arp, Man Ray, Francis Picabia, Marcel Duchamp et Tristan Tzara, mon regard sur l'art et surtout sur l'existence s'en est trouvé immédiatement aiguisé. Ainsi donc, il était possible de jouer décalé, hors des conservatoires, des règles classiques, des conventions. A la même époque, après avoir fait swinguer en version In the mood la sonate Au clair de lune de Beethoven, je quittais les romantiques (Schubert, Schumann, Chopin) pour me diriger vers le jazz.
Dans les années folles du siècle dernier, les Dadas - on appréciera l'allusion d'Henri Salvador - privilégiaient le présent sybarite plutôt que le progrès technologique. J'ai tout de suite aimé ces râleurs, ces coupeurs de beauté en quatre, leur dérision, leur liberté d'expression, tout ce qu'il pouvait y avoir d'hétéroclite autour d'eux. S'ils inspirèrent les Surréalistes, vis-à-vis de ces iconoclastes rafraichissants notre dette est grande, et pas seulement dans le domaine de l'art mais surtout dans celui de la jouissance au monde.
Rien n'est donc inattaquable, tout peux être questionné voire déconstruit. Les neurosciences sont désormais convoquées dans la préparation au meilleur du rugby, et les connexions neuromusculaires déclenchées par l'état de fatigue maximale et d'extrême pression pourraient donc assurer une amélioration corticale susceptible de préparer les joueurs à l'expression de ce jeu épanoui, résolument contemporain et spectaculaire que nous attendons, en France, depuis dix saisons.
En 1919, profitant de la mobilisation des troupes, les sélectionneurs tricolores avaient réunis l'élite rugbystique à Joinville, l'ailier Adolphe Jauréguy se chargeant au quoditien de la condition physique et le centre René Crabos de l'approche tactique au tableau noir, histoire d'attaquer le Tournoi des Cinq Nations l'année suivante sans complexe, première révolution qui permit au XV de France de remporter la première victoire à l'extérieur (Dublin) de son histoire tout en posant les bases d'un rugby d'attaque qui allait faire florès.
Douze ans plus tard et une semaine avant d'affronter l'Angleterre à Colombes, le XV de France, bravant toutes les conventions et le règlement de l'International Board en matière d'amateurisme, se retrouva à Quillan, épicentre du rugby professionnel - le chapelier Bourel payait ses joueurs pour qu'ils assurent en marge des matches la promotion de ses produits - pour se préparer. Le résultat fut désastreux : motivés à l'extrême, les Tricolores livrèrent une performance située au-delà des règles de bienséance, une sorte de boucherie ovale qui leur valut l'exclusion du Tournoi.
L'intensité, maître mot. Et si possible augmentée. On le sait - pas besoin d'être data scientist et de s'abreuver d'anglicisme type ball en play pour faire branché - le niveau général du XV de France se situe en dessous des normes internationales, que ce soit pour la précision technique, la maîtrise tactique, la dureté mentale et la condition physique. Depuis deux semaines, Fabien Galthié et son équipe de séquenceurs alignent les surcharges de travail "pour que tout soit ensuite plus facile en match", assurent-ils, en auscultant les données.
Affronter l'Angleterre en match d'ouverture, le dimanche 2 février, est déjà un sérieux écueil en soi. Les revanchards du Mondial japonais sont remontés comme quinze Big Ben et, sans faire de bruit, se préparent sur fond de grève des Saracens pour être à l'heure au rendez-vous fixé. Ils n'auront pas besoin, si j'en crois mes sources anglaises, de GPS pour trouver à Saint-Denis l'emplacement prévu pour garer leur gros camions blancs et tout donner.


lundi 13 janvier 2020

Une nouvelle main

Il faut remonter aux débuts de Marc Lièvremont sélectionneur en chef national pour trouver trace d'un tel changement de paradigme. Après la mainmise très fourouxienne de Bernard Laporte sur les Tricolores pendant huit saisons entre 2000 et 2007 pour un médiocre résultat - deux Grands Chelems en 2002 et 2004 -, le sosie de Burt Reynolds délivra le XV de France du joug physico-technique pour le plonger dans un bain de jouvence. C'est d'une certaine façon, ou plutôt d'une façon certaine, ce que vient de faire Fabien Galthié nouvellement nommé.
Lièvremont avait lancé entre autres jeunesses triomphantes Morgan Parra, Fulgence Ouedraogo, François Trinh-Duc et Louis Picamoles. Galthié, lui, appelle pas moins de dix-neuf nouveaux - sur un groupe de quarante-deux -, soit presque un sur deux : il fallait oser... Cette première liste annonce clairement le Mondial 2023 en France. Et ceux qui ne suivent pas assidument le Top 14 se sont demandés s'ils n'avaient pas sauté un ou deux épisodes, ou s'il ne s'agissait pas d'une sélection d'Espoirs, cette fameuse liste Développement qui a souvent servi à rien, ou seulement cacher la misère.
La saison dernière, Demba Bamba, Kilian Geraci, Maxime Lucu, Gervais Cordin et Anthony Bouthier évoluaient en Pro D2. Jean-Baptiste Gros, Cameron Woki, Romain Ntamack, Louis Carbonel et Arthur Vincent ont été sacrés champions du monde des moins de vingt ans ces deux dernières saisons. Cette large revue d'effectif n'a que vingt-quatre ans de moyenne d'âge et ne compte qu'un seul trentenaire, le polyvalent francilien Bernard Le Roux. A y regarder de plus près, elle privilégie le vitesse - à savoir la prise d'information, d'initiative mais aussi l'expression gestuelle et le déplacement avec et surtout sans ballon.
Comme souvent, malheureusement, les meilleures intentions se heurtent au mur des réalités. Il n'est donc pas certain que ce pari d'avenir puisse survivre - être renouvelé puis prolongé - à une déroute au Stade de France le 2 février  prochain face à des Anglais revanchards après leur finale de Mondial caviardée. Mais au moins l'idée est assumée : avec des inconnus du grand public comme Mohamed Haouas, Cyril Cazeaux, Alexandre Fisher, Julien Hériteau ou Lester Etien, préparer sans attendre 2023, soit la dernière chance française d'un sacre mondial avant longtemps. On ne retrouvera effectivement pas semblable occasion ainsi servie sur un plateau.
La partition inachevée du quart de finale contre les Gallois - que le XV de France affrontera dans six semaines - semble de peu d'effets sur le rugby français, sinon répulsif. Si l'on considère le contexte européen, les grands clubs ont parfaitement digéré l'après Mondial japonais. Comme si, depuis une demi-douzaine d'années, les errements de l'équipe nationale avaient valeur de contre exemple.
Mais cette liste des quarante-deux, soit deux équipes et six remplaçants pour assumer pleinement les entraînements avec opposition, marque surtout la fin d'une génération perdue ou sacrifiée, selon, celle de Slimani, Vahaamahina, Maestri, Picamoles, Machenaud, Lopez, Fofana, Bastareaud, Huget, Dulin, représentée par un capitaine que personne n'attendait ; une génération qui n'aura remporté aucun Grand Chelem et obtenu seulement deux quarts de Coupe du monde. 40 % seulement de victoires permet, à défaut, d'identifier le goût amer de la défaite.
L'aura des grands joueurs ne se mesure pas, fort heureusement, à l'aune des scores et des succès mais à ce qui les accompagnait quand ils jouaient, par exemple des vertus comme la grâce ou l'héroïsme, mais aussi la capacité à se transcender devant l'événement ou à s'imposer naturellement en modèle. Des hommes d'abondance comme on parle d'une corne, qui font du rugby plus qu'un jeu : une obsession voire une identité.
Depuis 2011 et la finale perdue contre les All Blacks de Richie McCaw à Auckland, le XV de France a beaucoup perdu sur tous les terrains, à commencer par son éclat, cette petite lumière qui nous guide tous. Sous l'ère Galthié qui s'ouvre, on ne lui demandera pas d'atteindre un idéal - nous savons autant que nous sommes que c'est un leurre voire une chimère - mais d'y être fidèle jusqu'au bout.