dimanche 18 juin 2023

L'enchanteur malin

Le rugby, sport collectif de combat, commence devant. Mais ne jamais oublier que l'évitement y est élevé au rang d'art qui, parfois et pour notre plus grand bonheur, conclut le dernier acte, ce final qui trouve dans le contre-ut attendu la résolution émouvante d'un arioso d'opéra. Samedi soir, sur la scène gazonnée de Saint-Denis, le Stade Toulousain a donc pu compter sur sa Callas pour lâcher dans l'air saturé d'émotions diverses et variées sa grande percée.
Chaque être porte en lui un chef d'œuvre et, dans le temps long que constitue notre existence, la difficulté consiste à l'identifier, l'extraire et lui donner vie. Dans les derniers instants d'une finale étouffante et serrée dominée à grands coups d'épaules par des Rochelais regroupés en tortue dorée sur tranches, Romain Ntamack est parvenu à construire sa merveille après avoir touché quelques minutes auparavant le fond du désespoir pour un coup de pied stratégique manqué au plus fort de ce match captivant.
C'est à ce moment-là que la notion d'équipe prit toute sa dimension : au lieu de lui faire reproche d'un dégagement trop ambitieux et mal dosé, ses partenaires l'encouragèrent à oublier cet échec pour mieux repartir à l'assaut de la digue rochelaise. Il restait six minutes à jouer. Et jouer, c'est justement ce que Romain Ntamack sait faire de mieux. Sa rage, il sut la sublimer et transperça au coeur alors que son équipe se lançait dans un baroud désordonné, cafouilleux et sans canevas.
Les Rochelais, qui ont peu à se reprocher, n'auront sans doute pas assez de l'été pour ruminer cette défaite qu'ils n'avaient pas su voir venir. Pourtant, leur plan était tracé au cordeau : peser de tous leurs poids - Skelton, Bourgarit, Atonio, Botia, Alldritt, Danty - sur la ligne de défense toulousaine, offrir à leur ouvreur Antoine Hastoy la possibilité de bonifier quelques temps forts au pied ou, au choix, constituer une poignée de ballons portés derrière pénaltouche à proximité de l'en-but adverse.
Jusqu'à trois minutes de la fin de ce choc en petit comité, leur stratégie fut suffisante pour espérer soulever, enfin, le Bouclier de Brennus. Mais pousser n'est pas gagner, peser n'est pas vaincre, dominer n'est pas suffisant. Le génie, et c'est heureux, a encore et toujours son mot à dire. Le mental et la lucidité aussi. Surtout quand il ne reste plus que deux minutes - money-time - et qu'avant cela, il a fallu batailler dur pour le gain de chaque mètre.
Joyau ovale que cet essai, Antoine Dupont dérivant doucement d'un ruck en position de neuf et demi, dix moins le quart, pour adresser une longue passe à Romain Ntamack. Qu'a-t-il bien pu se passer dans la tête du centre UJ Seuteni pour si mal se tenir et monter seul en pointe sur l'écarteur toulousain ? Tel un torero, celui-ci frôla la corne et, buste droit, tête haute, ballon tenu sur la poitrine, s'engouffra dans l'intervalle ainsi dégagé.
Plus de soixante-cinq mètres de course rectiligne, d'accélération crescendo. Le French Flair personnifié, à l'état pur. Six Rochelais passés en revue, réduits à l'état de piétons, de spectateurs de leur propre déchéance, incapables d'assener un simple plaquage aux jambes, transformés en statues de sel de l'Atlantique. Comme si Romain Ntamack, enchanteur malin, leur avait jeté un sort en passant, sublime et détaché, au milieu d'eux...
Mais, cinq finales et deux titres européens depuis 2021, le Stade Rochelais n'a pas dit son dernier mot et, sauf catastrophe industrielle peu probable, décrochera bientôt ce Bouclier de Brennus qui lui a longtemps tendu les bras, samedi soir, mais continue de se faire désirer. Le Stade Toulousain, lui, référence du rugby qui plait et qui gagne, accroche in extremis son vingt-deuxième titre de champion. On espère juste que dans dans trois mois, ce mélange de puissance et de flair irriguera le XV de France dans sa quête.

dimanche 11 juin 2023

Glissement tellurique

La finale du Championnat de France à venir sera-t-elle l’occasion d’un transfert, une passation de pouvoir de Toulouse vers La Rochelle ? Vous l’avez remarqué, après les demi-finales sans suspense de Saint-Sébastien, la hiérarchie est respectée. Le leader à l’issue de la phase de classement affrontera samedi soir son dauphin, mais subira-t-il pour autant la loi de celui qu’on annonce déjà comme son successeur ? 
Club vertueux s’il en est, finances saines, public fidèle et modestie chevillée au cœur, le Stade Rochelais a pulvérisé l’adversité, marché sur Bordeaux-Bègles comme il l’avait fait en finale de Champions Cup avec le Leinster. Aujourd’hui, peu d'adversaires semblent capables d’arrêter ses poids-lourds lancés les uns derrière les autres en percussions frontales sur la ligne d’avantage. 
Seul le Stade Toulousain, qui dispose lui aussi d’imposants bulldozers, peut enrayer la robuste machine rochelaise car sa palette offensive, plus riche, plus variée, plus tranchante, plus innovante, lui offre des options susceptibles de transpercer l’hermétique défense maritime, véritable mur de l’Atlantique. 
Passation de pouvoir, aussi, cette semaine dans les urnes à Marcoussis alors que Florian Grill, favoris des clubs amateurs, se présente de nouveau à la présidence de la FFR et que son adversaire, Patrick Buisson, considéré comme l’homme-lige d’un Bernard Laporte démis de ses fonctions, a été rejeté par les urnes il y a de cela quelques mois déjà. 
A priori, la victoire de Florian Grill ne fait aucun doute et il ne reste qu’à évaluer l’ampleur de son succès. Mais le comité directeur fédéral, dans sa grande majorité, reste acquis à son ancien mentor. Ainsi, schizophrénique, le rugby français s’apprête à vivre un épisode déstabilisant à trois mois du coup d’envoi de la Coupe du monde, à savoir une cohabitation bancale et toxique dont il ne peut que pâtir. 
En revanche, une certitude, rien ne viendra polluer samedi prochain l’apothéose du Top 14 : en effet, l’Inter Milan est tombé devant Manchester City, de retour après cinquante-huit ans d’absence Ferrari a remporté les 24 heures du Mans du centenaire, Jonas Vingegaard s’est imposé dans le Critérium du Dauphiné et Novak Djokovic s'est défait de Casper Ruud pour remporter Roland-Garros. Rochelais ou Toulousains auront donc désormais tous les honneurs de la scène médiatique.

lundi 5 juin 2023

En piste, les étoiles

De loin, ça vous a des petits airs de paradis caribéen, Saint-Sébastien, non ? Pas le genre de beauté à s'enticher de gros rucks. Et pourtant. Après des mois de pelouses grasses et de pluies en diagonale, d'impasses et de doublons, voici venir la résolution au carré, quatre clubs pour en découdre, unité de lieu, de temps et de d'action, théâtre aristotélicien ovale pour décider de l'ultime affrontement alors que tournent les bolides pendant vingt-quatre heures au Mans et s'avance la finale de Champions League entre Manchester City et l'Inter Milan.
Avant ce week-end étoilé, mon périple homérique, lui, ne fut pas bordé de travaux mais de délices. De Rueil-Malmaison à Saint-Paul-les Dax, un voyage en continuité que j'ai mis longtemps à quitter pour revenir ici chroniquer, attaché aux rencontres qui se sont multipliées, en témoigne une dégustation de cigares au bord du lac Christus pour refaire le monde alors que la nuit tombée semblait ne jamais devoir s'éteindre.
Se reconnaîtront celles et ceux qui accompagnèrent mes deux semaines passées à voguer, chanter, échanger, savourer, rire, admirer, raconter et rêver. Le temps, étiré tant chaque minute recelait de trésors, avait la saveur des lumières d'été qui n'en finissent pas d'éclairer l'existence. Marié aux rebonds de l'art - théâtre, poésie, cinéma, littérature, peinture, chansons, musique - notre rugby version Le Grand Maul s'ouvrait, s'animait, vibrait. J'aurais aimé que cette parenthèse dorée tarde encore à se refermer.
Mais l'appel de juin klaxonne : la dernière journée de Top 14 a livré ses résultats en simultané. Toulon y a laissé ses illusions, exit Montpellier et Clermont. Puis Oyonnax a décroché son titre en deuxième division, sans doute moins important que sa montée en gamme. Ebouriffant, Perpignan s'est offert une nouvelle saison en élite ; incertain, le derby d'Île-de-France à Jean-Bouin s'est donné un vainqueur francilien tandis qu'à l'heure du tout électronique, l'écran vidéo de Gerland est resté noir. Heureusement, Madosh Tambwe s'est invité, déployé, évadé...
Dernier carré, donc, avec pour favoris les deux stades encore en lice, toulousain et rochelais alors qu'ailleurs tout s'accélère, élections, annonces et faits divers. A peine l'occasion de respirer qu'il faut déjà enchaîner et se projeter. Ces demies, annoncées déséquilibrées, vont-elles consacrer tout à l'heure l'ordre hiérarchique ou bien favoriser les outsiders ? 
Pour l'anecdote, le stade d'Anoeta est situé à une portée de drop d'Hernani, village du pays basque espagnol qui inspira Victor Hugo dont on sait qu'il finit par remporter la bataille livrée sur son dos entre "classiques" et "romantiques". San Sebastian, pour sa part, regorge de restaurants étoilés : on en compte huit dans un rayon de vingt-cinq kilomètres. A l'exception de Tokyo - prochaine destination de la phase finale, qui sait ? -, aucune ville au monde ne fait mieux. L'endroit tout indiqué pour que le Racing 92 et Bordeaux-Bègles mettent les pieds dans le plat.