mercredi 26 octobre 2022

Aux racines de ce jeu

Un géant s'est éteint. Doucement. A l'âge de 102 ans. Avant d'être l'immense artiste que l'on connait, Pierre Soulages avait été un solide avant du lycée de Rodez, puis du Stade Ruthénois. En 2007, Olivier Villepreux avait interviewé le peintre de l'outrenoir sur le thème ovale. "Avec mon gabarit, avouait  Soulages, mes cent kilos et mon 1, 90 m, j'étais deuxième-ligne et parfois troisième-ligne. Je sautais haut, je courais vite. A Rodez, je ne pouvais échapper au rugby. Dans ma famille, on aimait le rugby. Je me souviens un jour, j'avais dix ans, et l'équipe du Stade Ruthénois était en déplacement. Mon oncle m'a surpris en train de me rendre au stade :

- Et où vas-tu ? 

- Au stade, il y a match de football... 

- Tu n'es pas malade ? Tu veux aller voir jouer les manchots ? Tu n'iras pas ! Viens, on va à la maison, on va goûter ensemble. 

Et il m'a offert un quatre-heures phénoménal, pour me récompenser ! C'était en 1930." 

Dans Le rugby français existe-t-il (éditions Autrement, 2007), Olivier Villepreux reprit les mots écrits par Roger Vailland sur Soulages : "C'est un champion, qui au cours d'un grand nombre de combats, de courses et de séances d'entraînement s'est créé un style". Un style fait d'immenses peintures monopigmentaires fondées sur la réflexion de la lumière par les états de surface du noir. Toiles exposées dans le monde entier, Paris, New York, Sao Paulo, Copenhague... Magnifiées en 1979 puis en 2010 au Centre Georges Pompidou, autre amoureux du rugby. Happé par la peinture en 1946, Soulages a ainsi fait traverser, quatre-vingt ans durant, son noir abstrait. 

"J'ai des rapports presque quotidiens avec le rugby, avouait cet ancien joueur de l'ombre, des tâches obscures et souterraines. Car ce qui m'a plu au départ dans le rugby, c'est que le ballon est ovale. Cela a l'air idiot, mais c'est capital parce que, avec cette forme, il y a de l'inattendu. Et l'inattendu est ce qui m'intéresse dans la peinture, tous les jours. Ce qui me plaît, c'est de rencontrer ce que je n'attends pas et sur lequel peut s'échaufauder une construction. C'est comme cela que fonctionnent mes tableaux. Lorsque j'en commence un, je ne sais pas ce que je vais faire, c'est un événement qui, pendant que je peins, se produit et déclenche la suite. Cela ressemble déjà à du rugby, c'est dans la conception même, dans la racine de ce jeu, que je retrouve le rebond innatendu de l'ovale." 

Et Pierre Soulages de poursuivre, à notre usage : "Si le rugby n'était qu'une activité physique, elle manquerait d'intérêt. J'ai souvent vu des types qu'on disait idiots être très intelligents dans le jeu. Et ils l'étaient, profondement. Il y a une forme d'intelligence du combat (...) Dans l'art, c'est la même chose. Ingres disait : "Les gens qui ont du talent, ils font ce qu'ils veulent, moi, je ne fais que ce que je peux." Je crois que c'est une parole qui vaut aussi pour le rugby. C'est un jeu qui est révélateur des gens, de leur personnalité et de leur talent, dans un collectif." 

Et de conclure ici : "J'étais concerné par beaucoup de choses dans ma jeunesse, mais j'aimais ce jeu parce que justement il était beaucoup plus qu'un sport, un jeu (...) J'ai rencontre René Char. Il jouait au même poste que moi, m'a-t-il dit. Nous avions la même corpulence, quoique dans mon souvenir, il avait des mains plus grandes que les miennes ! Georges Duby (historien) également avait joué. Claude Simon (écrivain, prix Nobel en 1985) aussi. C'était un ami proche. (...) Vous savez, en général, les amis que j'ai sont des amis qui aiment ce jeu. Ce n'est pas parce qu'ils aiment le rugby qu'ils sont mes amis, mais parce que probablement il y a des choses que nous partageons qui se trouvent aussi dans ce jeu." 

Parmi ses amis, Jean Nouvel. Et Olivier Margot. Qui offrit à L'Equipe Magazine le 10 septembre 2011 sa Une signée Soulages pour un cent pour cent All Blacks. "Le noir n'est pas toujours le deuil, précisait le Maître. Pour la plus grand partie de la planète, la couleur du deuil, c'est le blanc. Les symboliques des couleurs sont réversibles. Pour tout homme, c'est la couleur de notre origine : avant de naître, avant de "voir le jour", nous sommes dans le noir. Dans les époques lointaines de la Préhistoire, Altamina, Lascaux, Chauvet, nous savons que, depuis 340 siècles, les hommes allaient peindre dans les endroits les plus obscurs de la terre, dans le noir absolu des grottes, et peindre avec du noir." 

Dans l'entretien réalisé par mon ami Olivier Margot, Pierre Soulages évoqua le rugby d'aujourd'hui. Voilà ce qu'il en disait : " Le jeu m'intéresse toujours, même s'il y a moins d'inattendu qu'auparavant. Tout est devenu très codé. Il faut se méfier des techniques trop bien rodées. Je suis contre les académismes. En peinture comme en rugby, le plus intéressant, c'est quand apparait un nouvel ordre dans le désordre. J'ai dit, il y a longtemps : C'est ce que je fais qui m'apprend ce que je cherche." 

Un tel personnage, plus grand que nature, nous laisse une oeuvre monumentale - et je vous invite à vous rendre à Rodez au musée qui lui rend un sublime hommage où se mêlent les relations du noir avec la lumière et les couleurs, "l'inépuisable diversité de la lumière reflétée, ce noir-lumière, cet autre champ mental que celui du noir", ajoutait-il, presque mystique, citant saint Jean de la Croix : "Pour toute la beauté jamais je ne me perdrai, sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s'atteint d'aventure."

Remettre en cause dans un monde fragmenté, qui souffre. Parti, Pierre Soulages, et nous sommes nombreux, nous accompagne. Il demeure. Dans l'effort insondable qui nous pousse non pas seulement à rencontrer mais à atteindre.

samedi 1 octobre 2022

Le premier homme

Hier samedi en début d'après-midi, alors que le Stade Français bataillait devant l'en-but bordelais pour récolter un point de bonus défensif en marquant un essai - magnifique paradoxe que nous offre le rugby d'élite - Pierre Quillardet s'en est allé. Comme il était. C'est-à-dire avec dignité. Notre rugby a perdu, en toute discrétion, un de ses grands serviteurs. Plutôt que le crachin bordelais, il aurait aimé voir les vagues offensives déferler sur Marcel-Michelin, car il était supporter de l'ASM au titre de l'attachement familial. Autant qu'il était viscéralement attaché au PUC, son club de coeur. 
Depuis dix ans que j'avais fait sa connaissance au hasard d'un repas entre anciens rugbymen à l'invitation de mon parrain, Lucien Piquet, l'ovale nous avait dans un premier temps réuni. Je me rendais deux fois par mois à son domicile, dans le cinquième arrondissement, déguster un cigare. C'était notre rituel. Nous devisions. Ou plutôt je l'écoutais. Car il avait connu, enfant, de la bouche de son père, ancien combattant de la Grand guerre et Croix-de-feu, les émeutes du 6 février 1934 de sinistre mémoire, quand l'extrême-droite faillit se rendre maître de la Chambre des Députés - on ne disait pas encore Assemblée nationale - au prix d'un bain de sang. 
Il avait été adolescent pendant l'Occupation, puis jeune adulte à la Libération. Je regardais défiler ses souvenirs, ses petits moments d'échanges avec Pablo Picasso, Max Ernst, Jacques Prévert, Alexandre Calder, Jean Cocteau, au fil des mots choisis qu'il me confiait entre deux bouffés de robusto. Athlète prometteur sur 1500 m - junior, on lui prêtait la foulée de Jules Ladoumègue et affichait deux minutes sur huit cents mètres -, il fut happé par le rugby à Charléty, et cette drôle de balle au rebond imprévisible, qu'il tenta de maîtriser en bout d'aile à la façon d'un Adolphe Jauréguy titularisé sur le tard, devint une passion. 
Ailier, puis éducateur, il emmena en 1974 ses cadets du PUC en finale du Championnat de France. Leur capitaine était un certain Guy Carcassonne, élu démocratiquement par ses partenaires, qui deviendra plus tard l'un des grands constitutionnalistes de la Cinquième République. Puis Pierre devint arbitre "pour continuer à courir sur le terrain", rejoignit le Comité d'Île-de-France, puis la FFR, en charge de la Commission de discipline. Il y côtoya quelques grandes figures, comme François Varenne, André Haget ou bien encore l'ancien capitaine tricolore Louis Junquas.
Mon ami Pierre Quillardet, au-delà d'être un observateur avisé des choses du rugby depuis presque soixante-dix ans, lisait Sophocle dans le texte et Albert Camus chaque jour. Je ne me lassais d'écouter, par le menu, sa rencontre en 1958 - je n'étais pas né - avec le prix Nobel de littérature dans la galerie d'art où il avait ses habitudes, rue Bonaparte. Dans l'ouvrage que nous avons consacré au rugby et à la littérature, Benoit Jeantet et moi, publié sous le titre Jeux de Lignes (Privat, 2021), la partie consacrée à la politique - aujourd'hui encore d'actualité - pour tenter de savoir si le rugby pousse à droite ou à gauche, Pierre y tient une part non-négligeable. Relisez la fin de ce chapitre : il nous a tenu la main pour tracer le parallèle entre l'ovale et Camus, ancien gardien de but qui aimait prendre le ballon dans ses mains...
Savoir que certains membres du XV parlementaire ne souhaitent plus - suivant en cela le mauvais exemple de leurs cousins du football - porter le même maillot sous prétexte qu'ils ne partagent pas les mêmes aspirations politiques aurait fait de lui un homme révolté. En humaniste convaincu, il pensait que les hommes de rugby sont faits pour se réunir et non s'éparpiller ; lui qui m'assurait que l'esprit du jeu souffle dans le ballon, que c'est cet air, ce souffle, cet esprit, que les joueurs se transmettent quand ils s'associent.
Beaucoup d'entre vous connaissent autour d'eux un de ces hommes subtils et discrets, grand lecteur, amoureux du rugby et amateur de cigares - l'inverse fonctionne aussi -, de ces humanistes dont nous apprécions la lumière des pensées, l'ombre des souvenirs et le clair-obscur des confidences. Ces hommes-là font de nous de meilleures personnes. L'ami Jean-Georges, ancien demi de mêlée de l'Ecole Centrale, précise : "Les Grecs signalaient qu'il y a deux sortes de mort. La mort noire, celle de l'oubli, où les noms s'effacent au passage du Styx, et celle des héros dont on perpétue la mémoire, qui ne meurent pas tant qu'on les célèbre et tant qu'ils restent dans nos mémoires." Pierre s'en est allé - "la mort heureuse", m'assurait-il, reprenant en cela le titre d'un ouvrage de Camus - et je suis certain qu'avant de partir, il a demandé qu'on lui approche sa boîte de robusto.