jeudi 9 mai 2024

Le tempo de l'éveil

 

Le jeu de rugby ne manque pas d'avatars. Quel que soit le contexte - Top 14 ou Coupe des Champions - , il nous faut répondre à la même question : que se passe-t-il dans ce théâtre à l'ancienne ? Le coup d'envoi est donné comme un rideau se lève, nous regardons, nous attendons, nous recevons et nous comprenons, pourrait répondre Roland Barthes. Le match est terminé, gagné ou perdu selon nos attentes de supporteur ou d'observateur, et nous nos souvenons. Ce faisant, nous ne serons plus les mêmes qu'avant.

Les philologues grecs auraient aimé le rugby. Il correspond parfaitement à leur vocabulaire. Pour qu'une rencontre se joue sur la scène d'un terrain, il doit se passer plusieurs choses. Par ordre chronologique un fait, une action, un hasard, une surprise, une issue. Rien ne vient à nous, en rugby, qui ne soit immédiatement accompagné du sens que nous lui donnons. Mais le jeu qui se déploie devant nous demeure une substance entêtée.

Et si l'art du rugby consistait à faire voir, simplement, les choses telles que manipulées par les joueurs au moment où ils disposent en une fraction de seconde seulement du ballon ? Comme un secret partagé qu'ils laisseraient passer, comme un grain que le peintre disperse sur la toile. Si nous voulions philosopher, nous dirions que le jeu de balle ovale est dans la légèreté et non dans la lourdeur, dans l'espace utilisé et non dans la conservation obtuse du ballon, dans l'éphémère et non les datas.

Victorieux dimanche dernier des Harlequins, le Stade Toulousain produit son effet dans un dosage de répartition, de combinaisons, phases de jeu inimitables ponctuées de gestes qui sont autant de griffures dans la défense adverse. Parfois un fouillis de passes emporte tout le monde, dirait mon parrain de cœur Jacky Adole chez qui, à Limeuil, je regardais cette demie. Ces passes, debout, sont un va-et-vient parfois intense, et à d'autres moments une approximation, des trainées de courses sortantes, entrantes, au large, au ras, qui se recouvrent parfois.

Il faut feindre de rater pour mieux réussir, et de tous ces ratages superposés nait une sorte de palimpseste qui donne au jeu collectif la profondeur d'un réseau, quand les joueurs passent des uns aux autres ce ballon. Pour autant, chaque geste a pour but d'installer une matière rugbystique. Faut-il lui donner un nom, comme on nomme une toile ? L'évocation ne peut-elle pas suffire ? Il existe toujours dans le jeu une forme de hasard : on appelle aussi cela l'inspiration. Et cette force créatrice est un bonheur d'étonnement.

Au cœur d'un collectif s'émancipe souvent une individualité. Celle du Stade Toulousain se nomme Antoine Dupont. D'une passe, d'une course, d'un soutien, dans l'intervalle ou l'interstice, il produit l'événement, aère le jeu, énergie subtile qui permet à son équipe de mieux respirer. Le philosophe Gaston Bachelard appelait cela "l'imagination ascensionnelle". Le XV de France n'a pas pu, pas su, en profiter pleinement l'année dernière quand la Coupe du monde fouettait nos attentes. Toulouse d'ici fin juin, et France 7 dans les semaines qui suivront, auront sans doute plus de chance que quinze coqs enfoncés dans le purin.

L'homme providentiel ne fait jamais rien éclore seul. Sans lui, les autres avancent peu, avec lui ils peuvent tout. Ce qui a manqué au PSG dans sa quête toute ronde d'un Graal européen ? Que Kylian Mbappé montre le chemin en se mettant au service de ses coéquipiers avant de les tirer vers le haut, vers le but... C'est bien le poids d'un démiurge qui différencie aujourd'hui le Stade Toulousain de tous ses adversaires. Mais c'est à la fois gracieux et dangereux.

Si l'on veut bien mettre entre parenthèses le temps de cette chronique la fin haletante d'un Top 14 qui délivrera au compte-gouttes ses tickets d'entrée en phase finale, pour mieux se projeter sur la finale de la Coupe des Champions entre la province irlandaise du Leinster et la pléiade toulousaine qui ne manquera pas de bientôt surgir, l'opposition des écoles - la dublinoise et celle de la ville rose - propose les deux faces d'une même pièce.

A l'organisation huilée, millimétrée, calibrée, très apollonienne du rugby, se distingue une façon plus dionysiaque d'aborder le jeu. Antoine Dupont serait alors ce feu dans les jambes dont chaque foulée joue un rôle si particulier, ce fils de Webb Ellis dont on attend qu'il fertilise la balle quand il surgit par surprise. Dernier passeur, premier soutien, dit mon ami Philippe Glatigny, éducateur landais. Rien n'est lisible qui puisse profiter à l'adversaire. De tous, Antoine Dupont est bien celui qui met le plus en valeur, aujourd'hui, une culture ovale née dans le triangle Bordeaux-Toulouse-Bayonne, il y a plus d'un siècle, de l'offrande et du crochet. On espère juste qu'il parviendra à aller au bout de sa course.