samedi 30 mai 2020

Dans l'ombre du sourcier


Vendredi 29 mai, tout Clermont célébrait le dixième anniversaire du titre, ce bouclier de Brennus enfin ramené au pied de la statue de Vercingétorix en 2010. Chacun y est allé de son souvenir, de son hommage, de son anecdote, mais pas un mot pour l’homme qui sut murmurer à l’oreille de Cotter, à celles du staff et des joueurs. Celui sans lequel, très certainement, l’ASM aurait fini par remporter ce titre, mais celui avec lequel les Auvergnats parvinrent à briser une spirale négative après dix échecs en finale.
Formé au rugby à Parentis, dans les Landes, passé par Angoulême, l’université de Poitiers - où nous avons été coéquipiers -, puis le Hong-Kong F.C. et enfin Balmoral, en Australie, du côté de Sydney, « Eric B. » était un trois-quarts centre de belle prestance. Ami de l’ancien coach des Wallabies, Bob Dwyer, on lui doit durant le Mondial sud-africain d’avoir tenté de créer en France un circuit professionnel, aventure rocambolesque détaillée par le menu dans Rugby Pro, histoire secrètes (Solar, 1998). Chef d’entreprise versée dans la vente des futs de Cognac, il abandonna l’élevage du vin pour créer sa structure, Sephirot, spécialisée dans le développement de la performance et la gestion de crise.
Pas un mot sur lui, donc. Cet artisan du succès avait été oublié. Je l’ai appelé. Sa réponse coule de source : « Que les gens oublient ce pourquoi ils m’ont demandé de venir fait partie de mon travail. C’est intéressant et tout à fait normal, car ça signifie qu’ils se sont appropriés les choses. » Il y a douze ans de cela, lors d’un déjeuner avec Jean-Marc Lhermet, alors manager de l’ASM, j’avais glissé le nom d’Eric Blondeau dans la discussion. A l’issue d’une défaite à Mont-de-Marsan, en octobre 2008, et alors que les Clermontois sortaient de deux finales perdues, Vern Cotter finit par rencontrer ce « sourcier ».
La suite lui appartient. « Nous avons diagnostiqué tous les écarts, tous les trous. Il fallait que le staff et les joueurs comprennent leurs dépendances, les attentes qu’on leur demandait de nourrir, tant pour la région, la ville, Michelin, le club, les supporteurs, les familles, les anciens joueurs… Je me déplaçais à Clermont deux fois par mois, pendant deux jours. C’est avec Vern, et aussi son staff et le capitaine que j’ai effectué le plus gros travail. On travaillait sur son mode de management, sa sémantique, les discours. »
Deux finales consécutives perdues comme autant de rochers à remonter tel Sisyphe. « Les joueurs avaient reçu une dette et ils se surchargeaient émotionnellement par rapport aux enjeux qui étaient sur le terrain. Si pendant que tu joues, tu veux honorer une dette, ton cerveau ne peut pas être en conscience sur deux champs. Si les joueurs voulaient amener le bouclier sur la tombe de monsieur Michelin, il fallait d’abord qu’ils gagnent la finale. » Ce qui se présenta en 2009 face à Perpignan. « L’idée, c’était de les couper de cette dette. Et s’il voulait vraiment l’honorer, ils devaient prioritairement se consacrer au rugby. Cette année c’est la bonne, cette année c’est la bonne, cette année c’est la bonne : plus tu perds, plus ta dette monte et tu te sens redevable. Et donc tu ne peux pas jouer ton meilleur rugby. »
Mais le rocher retombe. Troisième finale d’affilée, troisième défaite. « On ne peut pas enlever d’automatismes dans le cerveau : il faut en rajouter. Ça demande de la répétition et donc du temps. Je ne suis pas magicien. » Clermont menait puis se délita, pliant l’espoir en trois minutes : « Je ne peux pas donner trop de détails mais disons que les joueurs, illusionnés par le score, ont baissé leur vigilance, leur lucidité. Ce qui était l’inverse de ce que nous avions travaillé durant la saison. L’adversaire nous a alors surpris et les doutes les plus anciens se sont facilement ré-installés. »
N’importe quel autre club, groupe, équipe, aurait craqué après cette troisième humiliation. Pas Clermont. D’où, à mes yeux, l’importance d’Eric Blondeau dans la reconquête. « Le diagnostic de l’échec a été très rapidement fait et on a vite redémarré la saison suivante. L’idée était de se concentrer sur le jeu et non sur le résultat, qui n’est qu’une conséquence. » A coup de sifflet final, victoire face à Perpignan et le nom de Clermont gravé sur le bouclier de Brennus devant l’année : 2010. « A l’issue de cette finale, les joueurs ne savaient même plus quel était le score tellement ils s’étaient concentré sur les moments de vérité, les touches, les mêlées, les impacts, leurs initiatives… J’étais dans les tribunes et j’ai rejoint les joueurs plus tard. Mon rôle est hyper discret. Ca faisait un mois et demi que j’étais sorti du cercle. »
Comme tout rugbyman, Eric Blondeau rêvait secrètement de tutoyer un jour Brennus. « J’ai touché le bouclier, très tard dans la nuit. Je l’ai soulevé. Il est lourd, » ce bout de bois, objet de toutes les convoitises. Décryptage : « Il s'agit d'une représentation mentale, un symbole ; c’est-à-dire qu’à un moment donné, tu as le droit de le toucher, tu es autorisé à... Et personne ne peut te l’enlever. Il y a une trace dedans. Comme quand tu ramasses la balle de golf, elle a le même nombre d'alvéoles que les autres mais elle a été frappée par Tiger Woods. Avec le bouclier de Brennus, tu touches cette trace. »
Depuis cette nuit dionysienne de 2010, Eric Blondeau a quitté Clermont. Vern Cotter l’a ensuite appelé à ses côtés auprès de l’équipe nationale d’Ecosse en 2015. Puis à Montpellier. Aujourd’hui, il évolue dans d’autres sphères qui ne sont pas forcément ovales. En leur temps, Marc Lièvremont et Philippe Saint-André, entraîneurs tricolores, furent en contact avec lui. Sans suite. Et donc sans regret. Il est vrai que nous avons un don, en France, pour regarder le doigt qui montre la lune.

samedi 23 mai 2020

Ensemble, au soutien

Entre les initiatives heureuses, les innovations et les élans généreux d'un côté, les lamentations, les chicaneries et l'absence de vision de l'autre, le rugby professionnel français a montré le meilleur et le pire depuis deux mois, et je crains que cette crise sanitaire, prolongée en effondrement financier, mette à mal l'image d'un Top 14 qui devrait plutôt profiter de cette opportunité pour se réinventer.
Sans doute est-il temps de mettre à sa tête non pas un ancien président confit dans le jus de la somme des intérêts particuliers mais plutôt un homme hors système capable d'inventer un bien commun susceptible de traverser d'autres tempêtes, à commencer par celles que la concurrence - sport loisir et rugby à 7, entre autres - ne manquera pas d'annoncer.
Par ailleurs, la perspective du "monde d'après" ne semble pas drainer le meilleur de mes contemporains. Il faut dire que chacun dans son périmètre tente de sauver ce qui peut encore l'être. Mais comme ne manque jamais de me le signaler mon vieil ami Pierre Quillardet entre deux bouffées de havane, lui qui côtoya en leur temps Picasso, Prévert, Ernst, Camus, Calder et Laugier, "nous ne sommes toujours pas entrés dans le XXIe siècle". Et si les effets dévastateurs du coronavirus pouvaient être, pour les plus lucides d'entre nous, le signal annonçant qu'il est maintenant temps, après deux décennies, de changer de paradigme, les architectes et les ouvriers espérés sur ce chantier tardent à pointer.
D'avantage qu'un autre Albert Camus a su assurer le passage du XIXe au XXe siècle. Quid de la personnalité qui nous fera basculer dans le XXIe ? La philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, peut-être. puisque son travail sur la douleur, l'humour et l'invention se trouve parfaitement fondu dans la période transitoire que nous traversons tous et plus ou moins bien. Pour ma part, je mise sur Glenn Albrecht, philosophe de l'environnement.
Cet Australien écrit en page 252 de son ouvrage référence Les émotions de la Terre (Les liens qui libèrent, 2019) : "La santé de l'écosystème est atteinte par l'interaction d'un certain nombre d'espèces travaillant de façon coordonnée pour atteindre un but commun", évoquant la coopération mutuelle, l'action de concert, la communication, la régulation, qu'il résume dans le néologisme "Ghedeist" à partir du mot-racine "Ghehd" qui signifie en saxon "ensemble", mais aussi "rassembler" et "bien", auquel il a ajouté le terme allemand "geist" qui renvoie à la conscience d'un esprit, à la force vitale
Dans cette période de creux d'activité ovale, L'Equipe a eu l'excellente idée de faire revivre une à une à date anniversaire les finales du Championnat depuis l'après-guerre sans pour autant viser à l'exhaustivité. L'occasion de revisiter l'histoire récente, en témoigne la photo prise le 21 mai 1972 à Gerland une fois Béziers victorieux de Brive. André et Yvan Bunonomo y sont portés en triomphe - tradition tauromachique - par leurs supporteurs.
André entraîneur-pianiste et Yvan plombier-auteur réunis sous l'égide de Brennus, signalons la sortie de l'ouvrage A la recherche du rugby perdu (Edition de la Mouette, 2019). Je vous en conseille la commande d'autant mieux que les droits d'auteurs sont intégralement versés aux association de lutte contre le cancer. Dans ce récit, après avoir esquissé un portrait de Raymond Barthès, technicien trop méconnu, Yvan Buonomo dresse le parallèle, saisissant, entre la réussite de l'AS Béziers période 1960-1984 et le secret de l'architecte florentin Filippo Brunellleschi.
Travail d'orfèvre que l'érection de la cathédrale Santa Maria de Fiore au XIVe siècle. Avant d'en remporter le concours, Brunelleschi prouva d'abord qu'il était possible de faire tenir un œuf debout sur une plaque de marbre. Yvan Buonomo, lui, fait tenir le ballon ovale sur la pelouse.  "J'ai essayé de vous démontrer que la façon de jouer de l'A.S. Béziers était bien différente du jeu classique des autres équipes, écrit Yvan Buonomo, page 151. Les tracés de nos mouvements ou de nos gestuelles définis par Raoul (Barrière) avec une minutieuse précision, que l'on se devait d'appliquer et qui étaient devenus des automatismes, contenaient dans leur fonctionnalité des formes géométriques." Il s'agit, d'après l'auteur sétois, d'un "principe d'économie naturelle" et de citer Fermat, Cuse et Leibniz.
Yvan Buonomo en appelle même à Pythagore ! "Mathématicien et philosophe, le génie de Crotone disait : Toute chose peut s'exprimer par un nombre." A Béziers, poursuit l'ancien numéro huit, dans toutes nos actions, nous tracions inconsciemment, par le positionnement de nos membres et de nos corps, des courbes, des ellipses, des demi-cercles, des triangles, des parallèles et toutes autres formes géométriques qui donnaient au porteur du ballon un "plus" dans son avancée. Il savait que ses partenaires constamment présents pouvaient lui apporter un soutien immédiat", tel cet auto-soutènement, cintré et penché, qui participa à l'édification de la coupole du dôme de Florence.
Il y a donc toujours quelque chose à inventer et c'est bien ce qui sépare les authentiques artistes de la cohorte de suiveurs. Comme il y a "de nouveaux mots pour un nouveau monde", écrit Glenn Albrecht. Pierre Conquet, Jean Devaluez et René Deleplace ont, dans les années soixante et soixante-dix du siècle dernier, théorisé le jeu de rugby jusqu'à un point subtil que Raoul Barrière et Pierre Villepreux surent modéliser, l'un à Béziers l'autre à Toulouse, avec le succès que l'on connait. S'il se trouvait un ou plusieurs penseurs susceptibles de réaliser, en plus haute proportion, une transformation sociétale, l'épisode viral qui nous demande tellement de sacrifices proposerait, au final et nous en serions heureux, davantage de vertus que de vices.

jeudi 14 mai 2020

Garuet, vers de contact

Sur le pré conçus, les clichés ont la vie rude. Comme si, en rugby, l'épaisseur d'un homme ne pouvait se mesurer qu'à son tour de cou. En ce cas, Jean-Pierre Garuet appartient à la catégorie des impressionnants, ces artistes en gros avec lesquels commence le jeu. Devant, donc. Si l'Afrique du Sud, grâce au docteur Danie Craven dans les années cinquante du siècle dernier, fut "la première nation à expérimenter la technique moderne du jeu de première ligne", ainsi que l'écrit Andrew Mulligan dans Ouvert l'après-midi, la France y a apporté ensuite une contribution plus que déterminante dans le sillage d'Alfred "The Rock" Roques et ce dès 1958.
Il n'y a donc pas de force que basque et, dans les années quatre-vingt, le Lourdais Jean-Pierre Garuet s'inscrivit dans cette recherche d'excellence, lui l'ancien flanker formé à l'école montoise. Mais le plus célèbre marchand de pommes de terre de l'hexagone a poussé notre étonnement très loin quand je lui ai demandé, durant ce confinement, où il puisait ses sources d'enchantement.
"Je suis porté sur la poésie", nous a-t-il dit d'un ton gracieux. Passion qui remonte à l'enfance. "Dans ces âges d'adolescence, je suis parti en pension dans le privé, du côté de Nay, et quand j'étais sanctionné, au lieu d'écrire bêtement des lignes en guise de punition, mon professeur nous demandait d'apprendre par cœur un poème. Et bien ça m'a plu et ça m'est resté. Depuis, je m'entretiens régulièrement en récitant Ronsard, Du Bellay, Lamartine, Victor Hugo, La Fontaine, Verlaine. Je m'y régale." On peut surtout imaginer quel élève dissipé il fut pour avoir appris autant de vers en retenue...
A Lourdes, surtout à Lourdes, la bure ne fait pas le pénitent. "Les gens se trouvent surpris de voir ce gros pilier aimer la poésie. Ce n'est pas que nous sommes incultes mais, nous, devant, nous passons pour de gros bourrins, et ça me faisait plaisir quand je jouais de montrer que de temps en temps, je pouvais déclamer un petit poème et de les surprendre. Et parfois, ça me vient naturellement et je me récite, juste pour moi, quelques poèmes." Nous l'écoutons déclamer, à l'autre bout du fil.
Comme d'autres avants internationaux de sa génération, Jean Condom et Pascal Ondarts, par exemple, ou ceux de la génération d'avant, tel le troisième-ligne international agenais Michel Sitjar, Jean-Pierre Garuet est un émotif. "J'aime la subtilité contenue dans la poésie. Elle me touche. Je suis très sensible aux effets de la rime. En fait, je suis un sensible. Très sensible, hop là... C'est peut-être ma face cachée. Parce que lorsque tu es joueur de première-ligne, jamais tu ne montres vraiment qui tu es. Ton adversaire ne doit rien percer de toi. C'est quelque chose qui t'appartient. Pour faire le moine, en mêlée, il faut revêtir l'habit, comme on dit."
Il y a ce que l'on partage et puis ce qu'on ne voit pas. L'intimité d'une équipe, ces petits moments, ces instants minuscules, qui tissent les liens. "Même si le milieu rugbystique n'est pas vraiment porté là-dessus, en tournée ou simplement en troisième mi-temps, sans vouloir me mettre en avant il m'est néanmoins arrivé de réciter des poèmes. Mais seulement devant mes copains, seulement eux, c'est-à-dire un petit nombre de coéquipiers choisis, comme mon ami Didier Sanchez, pas exemple. Pas grand monde, en fait..." René Char, ancien deuxième-ligne, aurait apprécié.
Il faut imaginer Jean-Pierre Garuet, Horace très coriace, marquer sa journée d'une tirade, déclamer pour lui seul. Mais pas que. "Il m'est arrivé de surprendre quelques dames journalistes en leur récitant des poèmes. Elles venaient réaliser un reportage sur les gros piliers de rugby, des gars qu'elles prenaient pour des balourds, et ça les surprenait... Sans être bac plus cinq, on a fait un peu d'études, quand même... Se battre sur un terrain, oui, de trois heures à quatre et demi, mais après il y a une vie." Rimée.
Vous le savez, nous travaillons, Benoit Jeantet et moi, sur le trait d'union placé entre la littérature et du rugby. Au contact des internationaux, j'avoue d'heureuses surprises, des échanges fructueux, des rebonds favorables. Même si le rugby professionnel, ainsi que le constate Alain Gaillard, est "acculturant", il ne faut jamais désespérer de la suite. Jean-Pierre Garuet, l'un des derniers amateurs, regrette pour sa part, mais sans généraliser, l'usage immodéré du pouce plutôt que le travail de mémoire.
"Aujourd'hui, les jeunes internationaux qui partent en tournée se regardent la main où il y a le téléphone, nous, pour passer le temps dans l'avion, en emmenait des bouquins. Moi, c'étaient des anthologies de poésie." A ce titre, ceux qui sont sensibles à cet art se procureront Notre rugby, de Pierre Présumey (Hauteur d'homme, 2016) ainsi que Rugby et poésie, de Eric des Garets et Donation Garnier (Atelier Baie, 2014). Ainsi donc la rime et le rugby s'arriment.

samedi 9 mai 2020

Domercq pour l'amour du jeu


Les All Blacks, lors de leur tournée dans l'hémisphère nord à l'hiver 1972/73, avaient souhaité qu'il arbitre l'un de leurs test-matches, ce qui fut fait le 16 décembre 1972 contre l'Ecosse à Murrayfield. Ils furent tellement enchantés par sa façon, libérale, de diriger qu'ils insistèrent pour qu'il officie à Cardiff pour ce qui s'annonçait comme une apothéose face aux Barbarians britanniques. Natif de Bellocq, trois-quarts aile à Puyoo, c'est ainsi que Georges Domercq entra dans la légende en maillot vert et l'écusson du Comité de la Côte Basque cousu à l'emplacement du cœur.
On ne sort pas de l'éternité. La partition de ce 27 janvier 1973 est gravée dans tout ce que vous voulez, le marbre, You Tube, DVD, il est surtout gravé dans notre mémoire (comme le Tutti Frutti de Little Richard, pionnier du rock 'n roll, lui aussi disparu samedi) tel un opéra ovale, festival d'art et d'essais, symphonie des sens, dans tous les sens. Pour diriger cette œuvre de noir et de blanc, il fallait un maestro, un chef d'orchestres raffiné, sensible aux mouvements, un chef sans baguette ni sifflet si ce n'est pour scander les essais et les valider. Et laisser vivre le tempo.
A 89 ans, Georges Domercq - tout comme ce même jour et au même âge Robert Bru, "le père de la méthode de jeu toulousaine"- s'en est allé... Oh, pas très loin puisqu'il ne nous quittera jamais en fait, discret lutin vert au milieu des géants - ici l'ailier droit David Duckham à la relance sous le regard de son ouvreur Phil Bennett prêt à prendre son sillage. Puisqu'il s'était inspiré du Gallois Gwynn Walters, le plus minuscule des immenses directeur de jeu, Georges Domercq, qui utilisait comme son mentor la règle de l'avantage au-delà des limites communément admises, ne pouvait trouver meilleure scène que l'Arms Park de Cardiff ce jour-là pour exprimer à sa façon son amour du rugby.
En tant qu'arbitre, il lui revenait de siffler la fin de la partie. Vendredi, il a donc appelé ses amis pour leur dire qu'il n'y aurait pas de temps additionnel. Et s'est éteint dans la nuit. Juste avant que nous commencions à revoir la lumière. La pandémie qui nous bloque depuis deux mois puis nous libère par paliers le 11 mai rappelle à quelques vertus ovales, à commencer par ce lien social qui passe par un ballon de mains en mains. Ce rugby des villages chanté la première fois au sortir des années cinquante par Robert Barran, grand résistant. Ce rugby des villages dont Georges Domercq, maire à Bellocq, mille âmes, nous rappelle l'existence.
Si le monde professionnel s'est déchiré en interne pour faire prévaloir ses intérêts économiques, le rugby amateur a, de son côté, formé une chaîne d'union de club à club via les réseaux sociaux, organisant même des séances d'entraînement virtuelles pour les gamins, rendez-vous à dix heures dans le salon en tenue devant l'ordi ! Ce lien n'est pas fugace mais bien réel, même s'il s'exprime devant l'écran. Comme ici sur Côté Ouvert où nous communiquons à distance avec l'impression de poursuivre une conversation commencée il y a neuf ans.
En cette période où la République est malmenée de tous côtés, Georges Domercq - dont j'ai recueilli il y a dix ans l'héritage sous forme de longue interview - nous laisse une parabole. Ou une métaphore, selon. A Bellocq, son village, cohabitent trois communautés : protestante, catholique et quaker. Chacune avec son lieu de culte, ses offices, ses horaires et donc son horloge. Mais aucune n'était réglée à la même seconde. Du coup, les heures sonnaient trois fois, en léger décalage.
Devenu maire, cet homme de convictions et d'engagement convoqua (ainsi que me l'a raconté son ami Daniel Ferragu) les représentants des trois religions et leur demanda de caler leurs aiguilles sur l'horloge de la mairie qui, seule, allait désormais faire foi. Les croyant ne lui en tirent pas rigueur. La preuve : Georges Domercq détient une sorte de record : sept mandats consécutifs ! Comme quoi il est possible d'avoir le sifflet discret tout en faisant sonner juste.

dimanche 3 mai 2020

Trillo, mots sur maux


Devant son armoire remplie d'ouvrages qui grince quand il l'ouvre - magie du téléphone -, Jean Trillo confiné comme nous tous, ne distingue pas un livre davantage qu'un autre. S'il a beaucoup lu, l'ancien trois-quarts centre et capitaine du XV de France des années soixante-dix n'a jamais été marqué par un auteur en particulier. Si ce n'est un philosophe d'origine indienne, "Jiddu Krishnamurti, que j'ai lu quand j'étais jeune. J'étais en quête sur le plan humain d'une recherche de progrès, ce qui était difficile dans mon contexte éducatif et familial traditionnel. Je n'étais pas socialement inadapté, au contraire même, plutôt très respectueux du collectif, mais je ne me retrouvais dans ce qu'on me racontait sur le sport."
Il y a du Samuel Beckett chez Jean Trillo, sillons creusés à même la mâchoire, même ascétisme, même rejet des compromis, mêmes réflexions existentielles, tous deux hommes des constats amers, ainsi que me le souffle mon complice épistolaire Benoît Jeantet. "Mon exigence par rapport au sport était une obsession permanente, avoue l'ancien entraîneur du XV de France en 1990 et 1991. C'était un terrain d'expression que j'avais choisi parce que j'y trouvais un plaisir lié à la satisfaction proprioceptive, je me nourrissais de la recherche de performance par un rapport au corps qui m'alimentait l'esprit et qui faisait que je me retrouvais toujours à part. Le sportif de haut, c'est un marginal par définition."
Comme un auteur trouvant sa voie à travers cette haute forêt dense et touffue qu'est l'écriture, Jean Trillo établit ici le parallèle avec sa carrière d'international. "Le talent est commun mais les circonstances propres à l'exprimer sont extrêmes rares. Ce sont ces situations extraordinaires qu'il faut susciter pour se connaître vraiment. J'ai eu cette révélation en disputant mon premier match international et le côté émotionnel de l'expérience m'a appris que tout ce que j'avais acquis avait été totalement déstructuré par cette émotion mais que, paradoxalement, j'avais un comportement adapté par rapport à la performance et au souci d'excellence. Ce qui signifie que lorsqu'il y avait une opportunité, je la saisissais parce que j'étais en situation d'urgence. Donc je sortais de ma zone de confort, ce qui est l'enseignement essentiel qu'on peut retirer. Quand on se met en danger, c'est là que les choses arrivent, c'est là où cette expérience peut se traduire en terme de formation. C'est ce que je suis en train de transférer après de nombreuses années de réflexion, d'écrits et d'empirisme."
Il y a vingt ans de ça, le Gersois a en effet créé une société et une association qui utilisent le rugby et le sport, en général, pour la formation et l'intégration professionnelle en lien aujourd'hui avec l'université de Bordeaux-IV, transmission qui s'effectue, entre autres vecteurs, par le langage. "Les mots n'ont pas le même sens au fur et à mesure des cycles d'utilisation qu'on en fait. Au bout d'un moment, on ne partage plus les mêmes choses et c'est une source de malentendus, phénomène humain normal et traditionnel dans tous les domaines. Et on devrait utiliser cette expérience dans l'apprentissage," assure l'ancien attaquant bèglais, champion de France en 1969 sur une interception dont le journaliste-écrivain Denis Lalanne utilisa l'instantané pris au stade Gerland pour illustrer sa chronique hebdomadaire dans L'Equipe.
"Dans le langage, j'ai trouvé des choses qui m'ont accroché à un moment donné et que je garde en mémoire. Par exemple, "Ils ne savaient pas que c'était impossible, alors ils l'ont fait", ou bien "Celui qui par souci du voyage oublie la perfection ne peut jamais aller nulle part alors que celui qui oublie le voyage peut aller instantanément n'importe où". Ce sont des phrases qui régulièrement prennent pour moi du sens", conclut ce déchiffreur qui n'a jamais cessé de questionner l'absurdité du monde et la difficulté de s'y acclimater ; sans jamais se satisfaire des réponses entrevues, confinement ou pas.