dimanche 21 mai 2023

Fast and furious

Il y a quelque chose de Béziers dans le rouleau-compresseur rochelais : maîtrise du ballon, de l'adversaire, du score, mental dominant, confiance dans le collectif, mais surtout cette puissance jetée sur la ligne d'avantage jusqu'à étouffer, plier, écœurer l'adversaire. Dix fois, samedi après-midi à l'Aviva Stadium de Dublin, Will Skelton et Uini Atonio - trois cents kilos à eux deux, ou pas loin - ont percuté les Irlandais. Dans ce jeu de collisions qu'est devenu le rugby contemporain, les Rochelais ont dominé après avoir tant usé la défense qu'elle a fini par sombrer. Et même si le Leinster trouva finalement assez de ressources pour tenter, dans un ultime assaut, de renverser le cours de cette finale dont l'issue s'effilochait au profit des mammouths du cornac Gregory Alldritt, le cœur d'Erin n'y était plus. 
Les Rochelais ont fait preuve d'esprit de corps. Aucun club au monde, aucune province de l'hémisphère nord et sans doute pas du sud - si ce n'est peut-être en Nouvelle-Zélande, et encore - ne pouvait remonter dix-sept points de handicap face au Leinster chez lui. Personne. Jusqu'à samedi. La Rochelle est monté sur le toit de l'Europe après avoir été enfermé à la cave. Si le jeu irlandais était fast et clinique, celui des Rochelais fut dense et furious. Ce qui donne à cet exploit un éclat à nul autre pareil. Nous avons vu là, on le jure, la plus majuscule des performances ovales. Des compétitions européennes la finale la plus prenante, haletante, ébouriffante, spectaculaire.  
Mais l'engagement physique total a un prix, réglé cash en protocoles commotions et sur civière, dramatique revers d'une éclatante médaille. De la même façon, les deux passes lumineuses de l'ancien palois Antoine Hastoy pour envoyer ses centres Jonathan Danty et UJ Seuteni à l'essai contrastent avec le chapelet de percussions frontales assenées jusqu'à l'écœurement des défenses. Et comme le règlement, sans pitié pour les fautes concédées dans son propre camp, permet d'assiéger l'en-but adverse de ballons portés derrière pénaltouche, les bulldozers rochelais ne sont pas privés, comme l'an passé, d'en profiter jusque dans les derniers instants.
Sport collectif de combat et d'évitement, le rugby, on le souligne encore, demande finesse et vista, mais surtout solidarité et engagement. Samedi à Dublin, c'est allé jusqu'au sacrifice, celui du pilier droit remplaçant George-Henri Colombe, hier soldat inconnu dans les rangs franciliens, aujourd'hui statufié sur le quai Valin. Son essai gagné à coup d'épaule pour quelques centimètres derrière la ligne d'en-but puis son geste défensif devant la sienne, de ligne, payé au prix très fort d'une sortie sur civière qui glaça les cœurs autant que son plongeon victorieux les avait réchauffés quelques minutes plus tôt, raconte en face et pile ce jeu de Rugby devenu profession de gladiateurs dessinée d'un trait d'alarme et de gloire. 
Comme Béziers, donc, qui régna sans partage sur le rugby français de 1971 à 1984, comme Lourdes (1948-1968), le Stade Français (1893-1908, 1998-2015) et Toulouse (1922-1927, depuis 1985) sur plusieurs générations, le Stade Rochelais - trois finales de Coupe d'Europe et des Champions pour deux titres - est aujourd'hui armé pour dominer le Top 14 sur la durée. Un socle financier vertueux sans mécène - 800 entreprises partenaires - construit par un président visionnaire et méticuleux, mais aussi un public fidèle - un peu plus de 13 000 abonnés, record national - offrent toutes les garanties pour continuer de constituer une équipe compétitive.
Après avoir recruté des sans-grades et des laissés pour compte, des doublures en manque de temps de jeu et de jeunes pousses à dégrossir, le Stade Rochelais s'est récemment offert trois authentiques All Blacks, un Springbok et un Wallaby - ce qui n'est pas rien - ainsi que quatre Tricolores en quête de rebond. Demain, un international anglais (Jack Nowell) viendra épaissir l'effectif. La semaine dernière, un entraîneur du Top 14 m'avouait, presque admiratif : "Le jeu des Rochelais est usant. Tu penses que tu peux les battre, tu t'accroches, tu fais jeu égal et puis tu loupes quelques plaquage, tu recules à l'impact et tu finis par perdre pied..." Ce qui n'est pas sans rappeler ce que l'on disait du grand Béziers.

Pour celles et ceux que ça intéresse, du vendredi 26 au dimanche 28 mai, j'aurai plaisir à vous croiser au Grand Maul, à Saint-Paul-les Dax (40), manifestation culturelle autour du rugby et de l'art (théâtre, littérature, cinéma, photo, peinture, poésie). Seront présents Philippe Dintrans, Sylvain Marconnet, Jean Glavany, Max Godemet, Maxime Boilon, Camille Dintrans, Hélène Morsly, Yvan Cujious et Guilhem Herbert. 

lundi 8 mai 2023

Le trèfle et la jonquille

Le pont que vont devoir traverser les Rochelais à Dublin est-il aussi impraticable qu'annoncé ? C'est en tout cas la voie le plus étroite - aucune allusion au contenu du dernier roman de Bruno Le Maire - qu'un adversaire du Leinster peut actuellement trouver. Composée pour deux tiers par les membres de l'équipe nationale irlandaise, cette province placée sous l'égide de sa fédération est profilée pour le succès. Un dessin copié-collé du Trèfle a été disposé dans son cadre de jeu, et même sans la présence de son conducteur de travaux, l'emblématique Jonathan Sexton, préservé pendant six mois afin de disputer le Mondial, le Leinster à domicile s'annonce en favori de cette compétition hybride présomptueusement renommée Coupe des champions.
Longtemps oublié sur son petit rocher atlantique enclavé loin des grandes routes ovales, traditionnellement occupé à former la jeunesse locale aux fondamentaux de ce jeu collectif d'obédience anglaise, récompensé dans les années soixante-dix par trois titres de champion de France juniors Reichel et Crabos, le Stade Rochelais newlook est à quatre-vingt minutes d'une performance historique que n'aurait jamais imaginée Arnaud Elissalde monté de son pays basque natal pour présider aux destinées sportives de cette équipe de pêcheurs hauturiers : devenir le premier club victorieux de la Champion's Cup juste après avoir été le dernier vainqueur de la défunte Coupe d'Europe.
L'historique "Nono" aurait sans aucun doute réajusté de plaisir son béret en voyant le pack rochelais régulièrement briser la ligne d'avantage en alternant ses puissantes figures de proue sur l'étrave - Atonio, Skelton, Alldritt, Botia, Danty -, sa mêlée éprouver lourdement à chaque rendez-vous l'adversaire, et sa charnière Kerr Barlow - Hastoy dicter le tempo des matches au ras des rucks autant que dans l'occupation du terrain par de judicieux jeux au pied. Car tels sont, depuis les années 60 du siècle dernier, les préceptes immarcescibles du rugby rochelais, à l'image de ce que représentent les tours Saint-Nicolas, de la Chaîne et des Quatre Sergents, piliers du port.
Espérons que l'esprit du 8 mai, jour de victoire, préludera à cette finale bis repetita entre la tour James Joyce et la caravelle, l'avatar du trèfle et l'agrégat jonquille. Car si les gens de Dublin présentent un pedigree digne du Tournoi des Six Nations, les Rochelais n'ont rien à leur envier. Néo-Zélandais, Australiens, Fidjiens, Sud-Africains et Français sont tous capés, au point que Ronan O'Gara et son staff pourraient aligner, eux aussi, une équipe uniquement composée d'internationaux. Ainsi vogue le Stade Rochelais, adaptée au courant professionnel, construit et désormais armé sans état d'âme pour conquérir des titres par la force, ainsi qu'en témoignent ses derniers voyages au Matmut Stadium - (6-36) face à l'UBB, (47-28) devant Exeter - et à Marseille (8-23) contre Toulon.
Sur quels critères basculera cette finale qui s'annonce très équilibrée ? Comme souvent dans l'hémisphère nord, conservation du ballon, enchaînement des temps de jeu, discipline et patience présideront aux débats. Mais il n'est pas irréaliste d'imaginer par ailleurs quelques inspirations géniales. Mais avant d'en arriver là, il faut juste souhaiter que l'arbitrage vidéo, cette plaie du rugby contemporain qui s'affuble tristement de toutes les précautions, n'aura pas raison de notre engouement à force de multiplier les ralentis et, surtout, ne suscitera aucune polémique post coïtum, comme ce fut malheureusement le cas il y a peu.
Finaliste de la Coupe d'Europe et du Top 14 en 2021, champion d'Europe l'année suivante, le Stade Rochelais a désormais les moyens de succéder au Stade Toulousain auteur du doublé H Cup-Top 14 en 1996 puis en 2021. C'est dire la place qu'il a prise dans le paysage rugbystique français en quelques saisons, fort aujourd'hui d'un socle de partenaires économiques et financiers en forme d'arc-de-cercle qui relie Nantes à Royan en passant par Poitiers, territoire naguère en friche ovale devenu florissant. Deux échelons plus bas, en ProD2, Nevers et Vannes s'affronteront en barrage d'accession à l'élite. Les barrières, comme autant de blocages, sont faites pour être repoussées.