vendredi 29 décembre 2023

ça, c'est 2024 !

La vieille année s'en est allée et le passé ne se recompose pas. La litanie d'échecs successifs depuis 1987 dans ce qui est devenu la référence absolue en matière de consécration doit maintenant nous parer de sagesse, car pour nourrir autant de regrets que de fierté, il nous faut malheureusement remonter très en amont, en 2011, le scandale arbitral désignant le Sud-Africain Greg Joubert et ce dernier ballon perdu par le néophyte Jean-Marc Doussain à trente-cinq mètres de l'en-but néo-zélandais trois minutes avant la fin. La suite - 2015, 2019, 2023 - consiste à oublier humiliation, frustration, déception, et le fardeau commence à peser.
Après avoir été mis comme jamais dans des conditions idéales pour décrocher le titre mondial, le XV de France va devoir réapprendre l'humilité en évitant de répéter le chapelet d'erreurs - préparation physique déficiente, compositions d'équipes discutables, stratégie indécise - qui lui a tenu lieu de viatique, l'année dernière. Se débarrasser aussi des chiffres et des statistiques dont on sait qu'il est possible de leur faire dire tout et son contraire. 
Espérons que le rugby français n'aura plus à fréquenter les tribunaux et que le prochain champion de France saura, comme le Stade Toulousain, extraire le meilleur de son jeu et ses plus belles inspirations. Qu'avant cela, le 2 février, le match d'ouverture du Tournoi des Six Nations face à l'Irlande à Marseille nous permettra d'admirer une jeune génération, celle qui sait gagner, dont les fleurons ont pour noms Tuilagi, Gazzotti, Gailleton et Depoortere, promesse d'un renouveau à condition que le staff tricolore veuille bien transformer l'équipe de façon conséquente. On attend de Fabien Galthié et de son nouveau staff qu'ils arment la flèche du temps à laquelle ils tiennent tant, pourquoi pas, mais alors qu'ils visent juste, cette fois-ci.
Réjouissons-nous, le  Top 14 rebondit jusqu'au 7 janvier. Ce Championnat, qui est depuis toujours le point fort du rugby français, est aussi depuis au moins deux décennies son point faible, si l'on regarde à travers la focale tricolore : saison très (trop) longue et donc phases de régénération et d'athlétisation réduites d'autant, jeu presque partout stéréotypé, rythme peu élevé loin des canons du genre, recrutement intense d'internationaux étrangers limitant les places offertes aux jeunes pousses capables d'enrichir le XV de France...
Mais ne sommes-nous pas tous Basques et Catalans ? J'ai aimé, samedi et dimanche dernier pour fermer 2023 la force et la furia symbolisées par l'Aviron bayonnais et l'USAP, que ce soit à domicile dans un stade Jean-Dauger chauffé par le chœur des supporteurs ou à l'extérieur sous la pluie froide tarnaise qui doucha le public de Pierre-Fabre. Parvenir à se sublimer, faire corps, fendre l'adversité, s'unir pour une cause plus grande que la seule victoire, croire en soi et aussi en ses coéquipiers, ne jamais rien lâcher, c'est donc à ça, si nous le voulons, que ressemblera 2024 ! 

jeudi 21 décembre 2023

Débordons d'amour pour ce jeu

Une photo vaut mille mots, et celle-ci nous entraîne dans sa pente. Elle nous permet de retrouver nos racines et nos ailes, car la passion a besoin d'être régulièrement alimentée. C'est ce qu'a compris Benoit Jeantet en écrivant Le ciel a des jambes, récemment récompensé par le prix La Biblioteca pour l'année 2023 écoulée, recueil de nouvelles publié aux éditions du Volcan. Une façon de tourner la page en glissant ce baume littéraire sur les plaies des mois passés. 
Ce jeu de rugby que nous aimons tant ne vaut pas que nous endurions mille maux. XV de France éliminé, explications tronquées, arbitres menacés, mais aussi fédération française déficitaire et clubs amateurs en difficulté obligés de fusionner pour survivre. Et maintenant, après le GPS cousu dans le dos et les cameramen qui entrent sur le terrain durant les arrêts de jeu, les décideurs souhaiteraient placer des micros dans le col des joueurs afin qu'ils nous fassent profiter de leurs commentaires durant le match ! 2023 n'est pas encore terminé qu'on se demande déjà dans quelle impasse 2024 va nous laisser.. 
Restent heureusement quelques pépites à savourer, comme cette victoire spectaculaire et tellement rafraîchissante du Stade Toulousain sur la pelouse rabougrie du Stoop Memorial des Harlequins, club dont Jean Prat fut, jusqu'à sa disparition en 2005, membre d'honneur. Et il n'y a bien que les champions de France en titre pour porter à incandescence le jeu debout, qui est encore la meilleure façon de ne pas se faire pénaliser dans les rucks.
On se demande d'ailleurs pourquoi, après avoir sélectionnés Ramos, Dupont, Jelonch, Cros, Flament, Baille, Mauvaka et Aldhegeri lors du dernier Mondial, le staff tricolore n'a pas eu l'idée lumineuse de privilégier ce mode d'expression balle en mains plutôt que de chercher une hypothétique voie de secours dans une approche qui alternait dépossession et temps de jeu frontaux, et ne mena qu'à la défaite en quarts de finale - certes d'un rien, deux points pour l'emporter -, mais fiasco quand même, avec ou sans datas pour justifier l'intenable.
A quoi ressemblera 2024 sur le blog ? J'avoue m'interroger. Si j'apprécie la pugnacité de fidèles commentateurs comme Serge Aynard, Christophe Bedou, Jacques Labadie et Jean-Lou Dresti qui font vivre notre espace ovale en l'alimentant d'idées parfois étincelantes et souvent de belles tournures épistolaires, il serait souhaitable que ce club-house virtuel accueille comme ce fut le cas il y a peu d'anciennes gloires et de vertueux écrivains qui, lecteurs assidus à visage découvert,  n'osent pas - ce sont eux qui l'avouent - pousser la porte, ouvrir leur clavier et déposer ne serait-ce qu'un petit bout de prose ovale.
Il faudra bien dépasser cette réserve en ces temps de rugby difficiles, tendus, anxiogènes, où chacun croit détenir la vérité - économique, médiatique, financière, sportive -, des temps où l'image prévaut, celle qu'on nous sert, celle qu'il ne faut pas écorner sous peine de s'aliéner des joueurs devenus divas et qui semblent s'intéresser bien plus au reflet qu'ils monnayent plutôt qu'à l'exemple qu'ils devraient inspirer.
Débordons d'amour pour ce jeu de balle ovale tel que pratiqué à Rugby, du temps où les joueurs étaient maîtres d'eux et des règles. En cette période de fêtes, joyeux Noël, donc, et bonne année nouvelle. Vous avez déjà commandé Côté Ouvert (éditions Passiflore) chez votre libraire préféré et je vous en remercie du fond du cœur. L'autre cadeau que j'aimerais vous offrir est emballé dans un supplément d'envie, écrin de verdure encadré par deux poteaux un peu penchés comme nous portons un regard. Lisez, écrivez, jouez, passez pour mieux revenir d'un crochet intérieur. Ce cadeau, c'est notre altérité symbolisée par le "plus un", phrase de jeu qui dessine nos décalages en bout de lignes.

mercredi 29 novembre 2023

Jeantet à toutes jambes

 


Après la déconvenue d'octobre, rien ne devrait mieux et plus sûrement irriguer désormais le XV de France que le rugby amateur, ses vertus, ses épopées picaresques et ses ressorts humains. Aux sortilèges arbitraux chassés du bunker succède la perspective du Tournoi et c'est bien de joute dont il s'agit ici, phase finale littéraire très disputée qui opposa pour le meilleur Mourir fait partie du jeu (Philippe Chauvin), L'affaire Cécillon (Ludovic Ninet), Dans la peau d'Albaladejo (Philippe Darmuzey) et Le ciel a des jambes (Benoit Jeantet). Quatre ouvrages différents par le style, le thème, la forme et le développement, quatre auteurs qui laissent une trace placée très au-dessus de l'ordinaire des parutions  convenues en période de Mondial. 
Le 29 décembre 2021, afin de célébrer "le mariage de l'encre et du camphre, de la plume et du cuir," clin d'œil à Jeux de Lignes, le sénateur tarnais Philippe Folliot, ancien talonneur de l'équipe de rugby des parlementaires français, eut l'idée de créer un prix qui récompenserait le meilleur ouvrage ovale de l'année et constitua un jury composé de l'écrivain Jean Colombier (prix Renaudot 1990), de l'ancien demi de mêlée, capitaine puis sélectionneur du XV de France Pierre Berbizier, de l'internationale et consultante France Télévisions Laura di Muzio, du photographe Max Armengaud, de David Reyrat, chef de la rubrique rugby du Figaro, d'Emmanuel Massicard, directeur des rédactions de Midi-Olympique, de Jean-Christophe Buisson, directeur adjoint du Figaro Magazine et de l'auteur de ce blog. 
Après avoir avoir honoré l'an passé Didier Cavarot, alias Monsieur Rusigby, pour son ouvrage Au bureau ovale de la saison blanche, cet aréopage réuni à Saint-Pierre-de-Trivisy le 25 novembre 2023 a choisi de distinguer Benoit Jeantet pour Le ciel a des jambes, recueil de nouvelles publié aux Editions du Volcan. Particularité du prix La Bibliotéca, le lauréat intègre pour un an le jury. Après avoir voté pour son successeur, Didier Cavarot cède donc sa place et Benoit Jeantet, grand lecteur, trouvera aussi là matière à s'exprimer.
Les auteurs l'assurent: avant d'écrire il faut aimer lire. A l'orée de sa vocation, Victor Hugo affirmait : "Je veux être Chateaubriand ou rien". Benoit Jeantet, lui, voue à Julien Gracq une admiration grande, ainsi qu'à Pierre Michon, Jean Echenoz et Nicolas Bouvier. Avec un tel cousinage, pas étonnant que nous trouvions chez cet enfant du pays de Sault un goût prononcé pour la phrase ciselée, dont les effets se nourrissent d'allitérations et d'assonances, d'oxymores et d'associations harmonieuses, avec un sens du contre-pied et de la feinte de mots qui lui est très personnel.
Trente-six nouvelles comme autant de couleurs dessinent le rugby, tout le rugby, celui du vestiaire, du club-house, du premier entraînement, du dernier match, des supporteurs et des anciennes gloires, du café du commerce et des amourettes en passant, le rugby de papa et des étoiles filantes. Benoit Jeantet est d'abord un poète, amoureux des mots, et chez lui le rugby n'est clairement qu'un alibi à la vie, quand le jeu dévie du "je" pour rester collectif. Un recueil à taille humaine, marqué aux crampons.
J'ai d'autant plus de plaisir à rédiger cette chronique d'un sacre annoncé que je compte Benoit Jeantet dans mon premier cercle après avoir co-écrit avec lui en 2011 Le désir de lire, aux éditions Honoré-Champion, puis récemment Jeux de Lignes, chez Privat. Le secret des délibérations restant bien gardé, il vous faut juste savoir que ma voix n'a pas eu de poids particulier aux yeux des membres du jury, ayant fait état de mon lien épistolaire et amical avec celui qu'il m'a fallu considérer comme un candidat parmi d'autres.
"Je sais bien que tu ne viendras plus. Mes souvenirs flottent au rythme des paroles de deux vieux crampons. Dans la vie de tous les jours, bien rare que les mots qui partent comme des flèches atteignent leur cible. Et c'est sans doute pour cela qu'on persiste à vouloir dire ce monde du rugby. Ce soir, l'amour est partout. Surtout dans ce qui manque. Et le rugby me manque. Alors voilà. J'ai le cœur qui invente des souvenirs, " écrit-il en fondu enchaîné. Quand une phrase me touche et que d'autres jaillissent, portées par un montage serré, je sais que je tiens, comme un ballon oblong dans la paume de mes mains, l'œuvre d'un écrivain.

lundi 6 novembre 2023

Lettre ouverte aux ami(e)s

Après La Rochelle à l'invitation de Jean-Pierre Elissalde dans son fief Aux Vieux Crampons jeudi 16 novembre, puis Paris deux jours plus tard dans les magnifiques locaux de la librairie Pédone, rue Soufflot, je serai à Auch mercredi 22 novembre à la librairie Page à Page pour dédicacer Côté Ouvert. Avant de filer à Saint-Pierre-de-Trivisy, via Toulouse et Castelnaudary, remettre en compagnie du jury La Biblioteca, le prix du meilleur livre de rugby 2023. Avec Jean Colombier, Pierre Berbizier, David Reyrat, Laura Di Muzio, Emmanuel Massicard, Max Armengaud, Jean-Christophe Buisson, Didier Cavarot et sous la présidence du sénateur Philippe Folliot, nous avons choisi parmi la trentaine d'ouvrages parus cette année quatre demi-finalistes, à savoir Benoit Jeantet (Le ciel a des jambes), Philippe Chauvin (Mourir fait partie du jeu), Philippe Darmuzey (Dans la peau d'Albajadejo) et Ludovic Ninet (L'affaire Cecillon). Nous y reviendrons dès mon retour.

Pour un auteur, je ne connais rien de plus touchant que de remettre son ouvrage sur le métier puis le porter sur les fonds éditoriaux. En ce qui me concerne, depuis 1984 et Rugby au centre, c'est un bonheur renouvelé. Tenir l'objet-livre me procure l'émotion d'une première fois, mélange d'excitation et de plaisir après avoir trempé pendant huit saisons ma plume dans ce blog. Bleu comme le maillot du XV de France, Chroniques d'un sacre reporté s'ouvre sur une phrase tirée du Voyage avec un âne dans les Cévennes de Robert Louis Stevenson qui raconte ce que ce livre contient d'amitié, de signification et de liberté.

C'est une belle histoire que celle contenue dans cet ouvrage, à commencer par l'idée glissée par un blogueur d'ici, Christophe Bedou, qui consistait à relier quelques-unes de mes chroniques, projet au soutien duquel Patricia Martinez, directrice des éditions Passiflore encrées à Dax, s'est immédiatement portée sans lever le moindre doute sur la réussite de cette entreprise, convaincue comme moi que notre communauté ovale saurait promouvoir ce recueil à la mesure du lien créé il y a plus de douze ans, déjà.

Ecrire, c'est chérir ceux qui nous inspirent, nos premiers modèles, nos références, ceux qui gravent en nous les premières phrases de jeu. D'où l'importance accordée au voyage à Cardiff aux côtés de mon père Jean-Claude. Relater cette odyssée, du moins en partie, constitue sans aucun doute la trace la plus intime laissée dans Coté Ouvert version papier. Je sais à quel point vous partagez ce trait d'union car une figure paternelle ovale est accrochée à nos cœurs.

Au fil des lectures, retrouver la méthode d'Edgar Morin, les axiomes bienveillants de Michel Serres, l'altérité dessinée par Emmanuel Levinas, les préceptes de Jean Dauger et les confessions de Raoul Barrière, revisiter le festin de 1973 à l'Arms Park de Cardiff avec Georges Domercq et admirer une nouvelle fois l'Outrenoir en compagnie de Pierre Soulages, constituent un délice de fins gourmets que j'associe, verres levés haut pour trinquer, à la mémoire d'un glorieux ainé, Denis Lalanne, et de quelques pairs envolés - Jean Cormier et Jacques Verdier. Vous découvrirez au fil des pages - deux cents - la présence de nombreux amis du blog, célèbres et moins connus, écrivains ou internationaux de renom qui nous font l'honneur d'être fidèles à ce rendez-vous hebdomadaire. 

Durant le périple de deux semaines que j'ai effectué loin de l'actualité ovale, l'épisode malheureux du quart de finale perdu par le XV de France face à l'Afrique du Sud, il y a déjà un mois de cela, n'a cessé de me poursuivre : amis proches ou lointains croisés n'ont cessé de m'interroger sur les raisons de l'échec. A l'évidence, personne n'a fait le deuil de ce fiasco. Et même si Fabien Galthié assure que la France l'a finalement emporté 37-29 dans le métavers des datas, ce meilleur des mondes dont le XV de France serait le champion, la frustration demeure.

samedi 28 octobre 2023

Et de quatre !

Ne jamais oublier qu'avant d'être un état d'esprit, un art de vivre, une façon de passer une belle jeunesse, un spectacle de plus en plus arbitré, et tout ce que vous voudrez, le rugby reste d'abord un jeu de football durant lequel il est possible de prendre le ballon dans ses mains et de courir avec vers l'en-but adverse. Et que souvent, celui qui joue le mieux avec ses pieds parvient à vaincre celui qui n'a pas assez osé se servir de ses mains. Ainsi se résume la rencontre brouillonne entre Anglais et Argentins pour la troisième place qui, cette fois-ci fut vraiment ce qu'on peut appeler une "petite finale". Ainsi les Springboks ont-il remporté leur quatrième titre mondial en huit participations.

Quatre buts de pénalité signés Handré Pollard, rappelé en cours de compétition pour palier la déficience de Manie Libbok, meilleur attaquant mais buteur imprécis. Lui n'a pas tremblé. Les All Blacks, plus entreprenants, ont refusé de convertir deux pénalités face aux poteaux sud-africains, Richie Mo'unga a manqué une transformation en coin sur son bon pied et Jordie Barrett un but longue portée. 29-28 face à la France en quart, 16-15 devant l'Angleterre en demie, et 12-11 en finale face aux All Blacks : les Springboks, qui savent pratiquer le "rudeby", ont maîtrisé le suspense à grands coups d'épaules et de mental.

J'en connais, des Tricolores, qui se sont mordus les doigts à défaut d'autre chose devant leur téléviseur vendredi soir au moment où les Anglais d'Owen Farrell - sifflés au Stade de France dans une triste unanimité anti-sportive - accrochèrent autour de leur coup cette dérisoire médaille de bronze mais si importante pour eux, remontés des enfers dans lesquels ils étaient descendus en mars dernier, humiliés à Twickenham dans le Tournoi des Six Nations par le XV de France pour finir par reconquérir La Malvinas au terme d'un remugle qui correspond bien à leur genre de beauté.

En attendant la sortie de Côté Ouvert prévue le 2 novembre, et pour diverses raisons dont la première touche à la défaite française en quarts de finale, j'ai repris "Le Grand Combat du Quinze de France" et relu ceci de saisissant : "Il est bien entendu que le rugby est une petite guerre anglaise, aux règles et aux dimensions anglaises, une guerre où les Anglais ont tiré les premiers parce qu'elle ne se réinvente pas comme les autres guerres", écrivait ainsi Denis Lalanne durant l'été 1958. Ce constat n'a, malheureusement, pas pris une ride. 

Et le Pape d'Ovalie de poursuivre : "Le petit empire du rugby dans le grand empire britannique, les Français en ont fait pendant plus de cinquante ans le tour, musique en tête, sans être plus avancés (...) Les Français croyaient jouer au rugby parce qu'ils jouaient avec un ballon ovale, ils croyaient même un peu vaniteusement avoir réinventé ce jeu en l'adaptant à leur "tempérament latin", ce sacré bon vieux tempérament latin qui nous a si souvent servi d'excuse. La vérité, la triste vérité, c'est qu'ils n'avaient pas encore pénétré le véritable sens du rugby." Soixante-cinq ans plus tard, un extrait du compte-rendu d'Afrique du Sud - France à Saint-Denis n'aurait pas été mieux rédigé.

En conclusion de la première tournée victorieuse du XV de France sur la terre des Springboks, Denis Lalanne livrait ce mode d'emploi qu'il serait sans doute bon d'inscrire dans tous les vestiaires si d'aventure nous souhaitons, un jour, remporter le trophée Webb-Ellis : "Ce n'est jamais la dispersion des inspirations qui pourraient rendre ce jeu plus amusant, mais au contraire une méthode stricte et dépouillée : demandez plutôt aux vainqueurs. Notre rugby ne doit plus tant se nourrir de fantaisie et d'improvisation que de technique et de sobriété. L'inspiration viendra toute seule, à qui ne la recherche pas à tout prix."

A l'heure où l'organisation retrouvée a permis aux Anglais de se hisser à la troisième place, où la rigueur tactique demeure la matrice dans laquelle les Springboks forgent leurs victoires, la disparition jeudi soir de Guy Camberabero, à l'âge de 87 ans, nous rappelle qu'il fut, et d'abord au pied, l'artisan du premier Grand Chelem français dans le Tournoi des Cinq Nations 1968 aux côtés de Jo Maso, Jean Gachassin et Pierre Villepreux, Jean Trillo mais aussi Jean Salut et Walter Spanghero, mémoires vivantes de cet exploit en quatre actes étalés sur deux mois. La LNR, mieux que World Rugby, lui rendra hommage dimanche sur les terrains de reprise du Top 14.

Jeudi 2 novembre sort le livre Côté Ouvert, recueil des meilleures chroniques de ce blog sur deux cents pages, aux éditions Passiflore. N'hésitez surtout pas à le commander chez votre libraire !

samedi 21 octobre 2023

Rendez-vous en 2027

Suivre cette Coupe du monde, bien entendu, mais désormais de loin. Nous manque le carton d'invitation pour le dernier carré, celui des VIN, very important nation. Un ressort s'est brisé, il affaisse nos emportements. Nous en venons à ressentir les aspérités d'une route qui mène au titre mondial. Un voile de tristesse recouvre nos émotions ovales, lesquelles ont perdu de leurs éclats de voix. Depuis vendredi dernier, l'automne nous enveloppe à mesure que le thermomètre descend de plusieurs degrés. La nuit tombe vite en cette fin octobre. Seule la perspective, vendredi, d'un derby entre les Falklands et Las Malvinas nous redonne un peu le sourire.

Quand vais-je arrêter de me demander ce qui a manqué au XV de France pour franchir l'obstacle sud-africain. Deux points, c'est certain. Mais où sont-ils ? Dans la transformation contrée de Thomas Ramos par Cheslin "Usain" Kolbe ? Sûrement pas. Ce serait choisir le mauvais côté de la lorgnette et c'est pourtant la petite musique que l'on entend trop. Sérieusement, durant ce quart final, les lacunes, les faillites et les erreurs françaises furent beaucoup trop nombreuses et récurrentes pour que nous recentrions notre amertume et notre déception sur un seul fait de jeu, fut-il le plus saillant.  

Fabien Galthié, qu'on présentait comme un maître tacticiens'est fait manger le cerveau par le duo Erasmus-Nienaber. Après cela, il a débriefé en visio pendant deux heures avec Florian Grill et Jean-Marc Lhermet sa Coupe du monde mais plus sûrement ses quatre premières saisons comme sélectionneur et entraîneur en chef. Avant qu'il éteigne l'écran de son laptop et reparte pour un deuxième mandat jusqu'au Tournoi 2028, remercions-le d'avoir redonné au XV de France le lustre qu'il avait perdu après huit ans de calamités, et félicitons-le d'avoir encouragé l'éclosion d'une génération talentueuse.

Mais que restera-t-il de cet échec en quarts ? Car il faut bien appeler les choses par leur nom : perdre à ce stade de la compétition face à l'Afrique du Sud, ce n'est pas une défaite, c'est une rupture. Aucun élément de langage ne peut masquer la réalité dans toute sa brutalité : les Tricolores sortis très tôt de leur Coupe du monde, ne restera que le résultat sec. C'est cruel. Comme en 1991, 2015 et 2019, l'évidence s'impose : la France n'est pas invitée. Et encore, est-on certain que le XV de France l'aurait emporté en demie face à cette équipe d'Angleterre à Saint-Denis sous la pluie et dans le vent comme en 2003 à Sydney ? Finalement, mieux vaut en rester là.

Quatre ans, c'est impalpable. C'est surtout une façon de se réfugier dans un nouveau rêve pour éviter l'agression du réel. Quels Tricolores, parmi les battus de Saint-Denis, auront gardé en 2027 assez de vitalité pour postuler et s'inscrire à coup sûr dans la conquête du trophée Webb-Ellis ? Face aux Springboks, beaucoup ont disputé leur dernier match d'un Coupe du monde. Cyril Baille, Reda Wardi, Dorian Aldegheri, Julien Marchand, François Cros, Anthony Jelonch, Sekou Macalou, Charles Ollivon, Jonathan Danty, Gaël Fickou et Thomas Ramos auront dépassé la trentaine, et pour certains très largement... 

Se projeter trop vite en Australie, c'est fermer les yeux aujourd'hui sur ce qui n'a pas fonctionné. La liste n'est pas exhaustive : un staff tricolore qui n'a pas toujours été sur la même longueur d'onde, des blessures à répétition au terme d'une préparation physique trop éprouvante après une longue saison domestique, un plan de jeu éventé axé sur la dépossession et la reconquête du ballon au sol, des leaders bien discrets sur le terrain, de mauvais choix dans la composition du banc et la gestion des remplaçants en cours de match. Ca fait quand même beaucoup, non ?

Reste maintenant à espérer que le titre mondial des poids-lourds entre All Blacks et Springboks nous offrira un final à la hauteur de l'histoire associée à cet affrontement. Le rugby mondial souffre de consanguinité, c'est acté. Si l'on excepte l'Argentine et que l'on retranche l'Irlande, les demi-finales ont toujours été animées par les mêmes nations depuis 1987. Cette fois-ci, Néo-Zélandais et Sud-Africains se dirigent vers un quatrième titre mondial, quand nous n'avons toujours pas été capables - nous devons quand même être un peu plus cons que la moyenne - d'en décrocher un. C'est long, quatre ans.

Dans moins de deux semaines sort le livre Côté Ouvert, recueil des meilleures chroniques de ce blog sur deux cents pages, aux éditions Passiflore. N'hésitez surtout pas à le commander dès maintenant chez votre libraire...


dimanche 15 octobre 2023

Les Tricolores boksés hors du Mondial

 

C'était dimanche soir le test-match le plus important de l'histoire du rugby français. Pas historique, non - celui-là remonte en 1958 à Johannesburg - mais crucial puisqu'il ouvrait aux Tricolores une voie royale pour atteindre cette finale tant fantasmée. Pour la troisième fois après 1991 et 2007, la France accueillait cette compétition ; ce devait être la bonne mais le dicton l'a emporté : jamais deux sans trois. Trois, chiffre maudit, trois comme les éliminations successives en quarts de finale. Nation majeure depuis sa première victoire en série de tests au pays des Springboks, la France du capitaine Dupont n'est peut-être pas aussi forte que ses supporteurs l'imaginent, et quand on additionne vingt-quatre victoires à domicile en vingt-cinq matches depuis 2020, il faut d'abord s'assurer de remporter les plus importants. 
Ah, Antoine Dupont ! Que n'a-t-on entendu concernant le petit prodige français, meilleur joueur de la planète ovale, inestimable joyau d'une équipe tricolore sans lui présumée bancale. Une fois de plus, et nous n'aurons plus besoin de le répéter, un joueur de rugby aussi doué soit-il - et sur ce quart de finale, Antoine Dupont a été à son meilleur niveau - n'est jamais plus fort que l'équipe dans laquelle il évolue. "Sans les autres, nous ne sommes rien", aime à dire Pierre Albaladejo qui fut la première personnalité ovale à repousser les frontières de la notoriété au-delà du terrain. Le succès sud-africain lui donne, malheureusement, raison. 
Fabien Galthié l'avait assuré : "Nous sommes là où nous voulions être". Après un succès en deux temps face aux All Blacks lors du match d'ouverture, puis une victoire sans bonus offensif devant l'Uruguay et deux entraînements avec l'opposition pas si raisonnée de la Namibie - Dupont victime d'une fracture au visage - puis celle en mousse de l'Italie, ses Tricolores sont désormais là où ils ne voulaient pas aller, c'est-à-dire chez eux. Et après avoir maugréé sur le thème de l'arbitrage défavorable, c'est devant leur poste de télévision qu'ils regarderont la suite, c'est-à-dire des demi-finales qui opposeront la Nouvelle-Zélande à l'Argentine puis l'Afrique du Sud à l'Angleterre.
Sept essais dont six en première période, c'est un record ; jamais match de phase finale de Coupe du monde n'avait été aussi prolifique. Au jeu au pied haut décroisé des Springboks dessiné sur tableau noir, les Français ont offert de l'allant, de l'énergie communicative et trois essais d'avants bien construits. Mais leur performance manquait d'audace stratégique, de précision collective, et beaucoup trop de joueurs - mis à part Peato Mauvaka, Antoine Dupont et Charles Ollivon  - passèrent bizarrement à côté de l'événement. Certains furent même déficients, éteints par l'enjeu. Et comme me le faisait remarquer mon ami Noël Carles, que dire du moment irréel car très rare où la transformation de la 22e minute fut contrée par Cheslin Kolbe parti juste avant la course d'élan de Thomas Ramos ? Est-ce une métaphore illustrant la malchance française ? Car de la chance, pour être champion, il en faut. Autant que du talent.
Nous aimons le rugby pour son intelligence en mouvement. La démonstration néo-zélandaise face à l'Irlande, pourtant favorite, est l'exemple parfait de cet alliage de la technique individuelle, de la vivacité et de l'inspiration, de la solidarité aussi quand il faut défendre son en-but. Cliniques mais stéréotypés, les Irlandais, pourtant auréolés d'une première place au classement mondial, ont été collectivement trop lents pour inquiéter des Néo-Zélandais qui avaient profité de leurs quatre semaines entre le match d'ouverture et ce quart pour recharger leurs accus afin de favoriser leur jeu si explosif, quand les Verts finirent la partie exsangues. 
Face aux Gallois et pour se qualifier, les Argentins ont puisé dans leurs ressources naturelles cette grinta faite d'orgueil et d'énergie de l'espoir. Les Anglais, eux, n'ont eu qu'à revenir aux sources du jeu qu'ils ont inventé pour museler les Fidji avec cinq buts de pénalité et un drop-goal signés du marmoréen Owen Farrell. Au final, je vois mal comment le titre pourrait échapper cette fois-ci encore aux All Blacks ou aux Springboks. L'une de ces deux nations héritera d'un quatrième trophée. De quoi nous faire loucher... 
Puis, dans trois mois, débutera le Tournoi des Six Nations, tristement, sur un amer constat. Peu à peu, l'espoir renaîtra entre nations du Nord, la déception s'estompera mais les chiffres resteront gravés : après dix Coupes du monde, la France n'est toujours pas parvenue à être titrée et l'Irlande à passer le cap des quarts. Concernant le XV tricolore, il avait pourtant fait l'union sacrée, clubs et fédé associés, mais il lui a manqué l'essentiel et, d'après ce qu'on peut conclure, ce ne sont pas des éléments de langage... Le secret ne lui a pas été transmis au sortir du berceau et il est à craindre que nous chercherons encore pendant quatre ans la martingale. Comme Sisyphe condamné à remonter son rocher, il nous faut en sourire. C'est heureux, ainsi que l'écrivait notre chantre Denis Lalanne, "comme l'âme du vin chante dans les bouteilles, non quand la législation des vignes ou la comptabilité des châteaux, de tout temps l'esprit du jeu n'a vraiment existé que dans le cœur des hommes."

Le 10 novembre sortira aux éditions Passiflore l'ouvrage titré Côté Ouvert qui regroupera en 200 pages les meilleures chroniques de ce blog depuis 2016 jusqu'à aujourd'hui.

dimanche 8 octobre 2023

Boks en stock

 

   
Considérant la démonstration irlandaise, samedi soir au Stade de France, bonus offensif avant la pause et défense hermétique malgré de longs temps forts écossais dans la zone de marque, les Tricolores peuvent peut-être s'estimer heureux de ne pas avoir à affronter dès les quarts de finale la nation numéro un au classement World Rugby, son jeu clinique tranchant comme un scalpel ainsi qu'en témoignent deux essais : celui d'Hugo Keenan à la 26e minute à la conclusion d'une attaque en première main derrière touche avec redoublées, angles de courses inversés, offload et décalage. Et celui de Iain Henderson six minutes plus tard au terme d'une longue séquence de percussions, chaque porteur du ballon franchissant la ligne d'avantage. Jusque dans l'en-but. 
Comme une roue de la fortune - ou de l'infortune, l'avenir nous le dira -, la désormais très fameuse flèche du temps a donc pointé l'Afrique du Sud. Après avoir conquis un premier petit sommet en venant à bout des All Blacks en match d'ouverture, le XV de France s'attaque aux champions du monde pour entrer dans la phase finale et peut légitimement ressentir de la frustration en considérant l'autre partie du tableau avec ses deux équipes moribondes, Angleterre et Argentine, qui côtoient Galles et Fidji. Après deux défaites consécutives en quarts - Coupes du monde 2015 et 2019 - une troisième élimination rapide serait vécue comme une humiliation, et il n'est pas certain que le rugby français parviendrait à se remettre de pareil fiasco si d'aventure il survenait. 
Comme les Néo-Zélandais fidèles à leur règle des 3 P - possession, placement, rythme - et les Irlandais qui récitent depuis vingt ans une obsédante partition aussi musclée que millimétrée, les Springboks accrochent leurs trois étoiles - 1995, 2007, 2019 - à une charrue qui creuse profondément son sillon. Certes, ils ont enrichi leur palette offensive, mais on en oublierait presque qu'ils furent pionniers dans ce domaine dès 1906, alignant autour de leur centre Japie Krige la plus incisive ligne de trois-quarts qu'il était possible de composer au début du siècle dernier. La France fut l'une des premières à s'en rendre compte, pulvérisée 5-38 (un essai contre huit) au Bouscat, le 11 janvier 1913 pour son premier contact avec les Springboks.
Les chiffres ne disent pas tout mais là, ils racontent le poids de l'Afrique du Sud dans notre palmarès. La tournée victorieuse de 1958 sous la férule du Docteur Pack marque l'An I du rugby français, et durant la période plus contemporaine, celle de l'après-apartheid, c'est bien en France et nulle part ailleurs que les Springboks choisirent d'effectuer leur première tournée, à l'automne 1992, en retour du soutien que la FFR n'avait jamais cessé d'apporter avant et pendant les années de boycott. Mais en quarante-cinq rencontres, les Tricolores ne l'ont emporté qu'a douze reprises et seulement pour moitié à domicile, la dernière fois le 12 novembre 2022 à Marseille. Jonathan Danty y avait d'ailleurs laissé sa mâchoire.
Historiquement, le jeu sud-africain est prioritairement basé sur le défi physique frontal. Depuis 1952 et à l'initiative de Danie Craven, il s'est agi de gagner le plus vite possible la ligne d'avantage, et quoi de mieux que les avants pour y parvenir ? Pour diriger le jeu, les techniciens sud-africains et le premier d'entre eux, Auguste Markotter, avaient choisi le troisième-ligne centre de préférence au demi de mêlée. "Nous mettons notre meilleur joueur en numéro huit", répétait le père de tous les entraîneurs springboks, l'idée consistant à conserver le ballon au plus près du pack avant de le transmettre.
Le canevas afrikaner a évolué au fil de temps en offrant la conduite du jeu au demi d'ouverture (cf. Naas Botha dans les années 80) puis au demi de mêlée (cf Joost van der Westhuizen en 1995). C'est toujours là où se situe la clé aujourd'hui. Lutin polymusclé à figure d'ange, Faf de Klerk, le Dupont sud-africain, fut en 2019 au Japon le patron du clan bok. Il l'est encore, et son face-à-face - façon de parler - avec notre nouveau "Petit Napoléon" promet d'être pour le moins agité. Ajoutons à cela, ainsi que me le faisait remarquer Olivier Roumat, "un triangle 11-14-15 exceptionnel et très rapide dont il faudra se méfier", qui ajoute au rouleur-compresseur une attraction arrière.
Il y a soixante-dix ans, Lucien Mias, les frères Prat, Guy Basquet, Gérard Dufau et le rugby français découvraient les "Rugbymen du Diable" à l'issue de leur tournée victorieuse dans l'hémisphère nord. Puissants, affutés, supérieurement organisés, ils avaient infligé un terrible 0-44 à l'Ecosse avant de surclasser les Tricolores à Colombes, 3-25, en marquant six essais sans en concéder un seul... Précurseurs, ils semèrent là les graines du rugby moderne. Ceux qui s'avancent sont leurs héritiers. De Colombes à Saint-Denis en passant par le Parc des Princes et le tellurique 10-52 (un essai contre sept) de 1997 que Fabien Galthié et Raphaël Ibanez n'ont pas oublié, les Springboks n'ont jamais cessé d'être, finalement, le miroir dans lequel se reflète le XV de France. Espérons juste que l'image, samedi soir, ne soit pas déformée.
En parlant d'image marquante, s'il n'y avait à ce jour qu'une seule rencontre de ce Mondial à garder pour montrer aux générations prochaines ce qu'est ce jeu lorsqu'il est pratiqué avec passion et talent par une équipe unie autour de valeurs porteuses comme la solidarité, le soutien et l'engagement, parions que tous les amoureux du rugby choisiraient le Portugal-Fidji remporté d'un point (24-23) à la dernière minute par Os Lobos sur un côté fermé à la conclusion d'une ultime relance en haut style. Le temps de ce match historique, un pays dédié au dieu football comme l'est le Portugal a vibré comme par magie pour le rugby. 

Aux lecteurs et lectrices, sortira début novembre le livre Côté Ouvert, publié chez Passiflore, recueil des meilleures chroniques de ce blog.

mercredi 4 octobre 2023

En résonnance

Jusque-là, tout va bien : les stades sont pleins, les pintes de bière se vident plus vite que les travées au coup de sifflet final, les adversaires s'enlacent une fois le match terminé et les supporteurs fraternisent dans les estaminets... Comme en 1991 et en 2007, cette édition démontre que la France sait recevoir. Mais ce n'est pas nouveau: depuis que le rugby existe et que le public a été admis à pénétrer dans l'enceinte d'un stade puis à payer sa place, pas une rencontre internationale n'a dégénéré. 

On peut attribuer sans se tromper cette osmose aux vertus et aux valeurs que véhicule ce sport, discipline éducative par excellence et à l'origine. Ses supporteurs sont pour la plupart des pratiquants voire des connaisseurs à l'image des aficionados, doctes analystes de la chose tauromachique capables de disséquer une passe jusqu'au petit matin. Même s'il est encore un peu tôt pour tirer un bilan de l'édition 2023 - la seule entièrement organisée sur nos territoires - l'évoquer à mi-parcours, c'est aussi l'occasion de rendre hommage aux milliers de bénévoles qui s'activent pour rendre plus belle cette tranche de vie. 

Mais il est long ce calendrier augmenté d'une semaine afin d'offrir cinq jours incompressibles de repos aux joueurs engagés dans des affrontements de plus en plus intenses. Mis à part la blessure, l'attente, l'opération et le retour d'Antoine Dupont auprès du groupe France, piétiner deux semaines d'un bout à l'autre de ce tunnel sans action dans lequel sont versés les Tricolores a douché l'enthousiasme populaire des premiers jours. D'autant que les mères de famille se demandent s'il est bon, au moment où la santé des joueurs est au cœur de toutes les problématiques - médicales, sportives, arbitrales -, d'insister pour faire rejouer notre capitaine fracassé, même casqué de cuir...

Interrogeons-nous, aussi, sur la multiplication des scores fleuves qui emportent dans leurs flots tout suspense au bout d'une demi-heure de match à sens unique. On ne compte plus les victoires qui dépassent cinquante points et décrédibilisent les oppositions présentées à grand renfort de mauvaise foi comme équilibrées. Depuis 1987, vingt-cinq nations ont disputé une Coupe du monde - ce qui est peu - et seuls Fidji, Samoa, Canada et Japon sont parvenus à s'immiscer en quarts de finale au milieu du Big Nine composé des historiques du Tournoi des Cinq Nations et des quatre de l'hémisphère sud. 

A l'évidence, le rugby mondial souffre de consanguinité. Nonobstant le plaisir que nous avons à voir ces sélections nationales proposer un jeu de mouvement sans calcul, l'injection du Chili aux côtés de l'Uruguay et du Portugal ne va pas modifier le déséquilibre existant entre les ténors, qui attirent télévisions et partenaires commerciaux, et le reste du chœur soumis au bon vouloir financier et à l'aide logistico-sportive de World Rugby. On remarquera au passage que mis à part l'Angleterre et l'Irlande, toutes les autres fédérations souffrent de déficits budgétaires plus ou moins importants. En France, la note à régler s'élève à douze millions d'euros. 

Si cette dixième Coupe du monde brille par son cadre festif, ses affluences à guichets fermés et sa médiatisation à défaut de nous offrir dans sa première partie une symphonie sportive digne des meilleures compositions, elle marque, du moins à mes yeux, la fin d'un cycle. Le concept étalé aujourd'hui devant nous arrive à son point critique. Les caciques de World Rugby vont devoir renouveler en profondeur le système s'ils ne veulent pas connaître une cruelle désillusion en Australie dans quatre ans.

En attendant de monter dans le quart face aux Springboks, de nombreux affluents ont irrigué l'idée même d'une Coupe du monde. Ainsi a-t-elle été déclinée en version militaire à Vannes, scolaire à Pontlevoy et universitaire à Pessac. Celle des clubs amateurs a été remportée par les Sud-Africains d'Hamilton Sea Point, victorieux des Chiliens samedi dernier au stade Jean-Rolland de Digne-les-Bains. Tout cela fait résonnance et, paraphrasant le sociologue et philosophe allemand Hartmut Rosa, réveille notre capacité à nous laisser atteindre et éventuellement transformer par de nouvelles formes de rapport au monde, expérience de connexion qui est "l'essence même de l'existence".

Début novembre, les éditions Passiflore publieront Côté Ouvert, recueil des meilleures chroniques du blog depuis 2016.

jeudi 28 septembre 2023

Passage Dupont

La peur n'évite pas le danger, et c'est souvent au moment où on s'y attend le moins, par exemple dans le déroulé fluide de l'instant anodin, qu'un choc brise la fameuse flèche du temps dont on nous rebat les oreilles depuis que cet élément de langage a été placé par Fabien Galthié sur notre voie sémantique. Au coup d'envoi du match contre la Namibie et en attendant celui qui va placer les Italiens sur notre chemin avant de clore la phase de poules, les médias français s'allumaient les neurones pour trouver la meilleure façon d'éclairer le long tunnel de treize jours sans XV de France. Ils n'auront eu qu'à attendre le début de la seconde période pour capter à quel point le temps allait nous sembler long et court à la fois, en fonction du poids de l'absence et de l'espoir de guérison. 

Avant le début de ce Mondial et souvent au détour d'une conversation qu'on souhaitait courte et légère pour conjurer le mauvais sort, l'idée qu'une blessure vienne contrarier le sacre annoncé de l'équipe de France passait comme un nuage sombre vite chassé par le vent. Les blessures, ce XV de France les additionne pourtant comme aucun autre : Romain Ntamack, Jonathan Danty, Paul Willemse, Cyril Baille, Julien Marchand, Grégory Alldritt, Charles Ollivon et désormais Antoine Dupont dont la mâchoire est devenue, à l'échelle du rugby mondial, aussi fameuse que le fut pour l'Empire romain et la civilisation égyptienne le nez de Cléopâtre.

La tirade a donc sauvé de l'endormissement un pays vibrant désormais au rythme des bulletins de santé du plus fameux de ses demis de mêlée. "Aucun coup ne peut, mâchoire si belle, te briser tout entier, excepté ce Deysel." Parodiant Pirame en un titre accroché à la première page : "Le voilà donc ce zygomatique qui des traits de son maître a détruit l'harmonie ? Il s'est fracturé, ce traître !" D'une façon plus pratique en plaçant la barre haut : "Voulez-vous le mettre en loterie ? Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !" Ce que le XV de France a surtout tiré d'un coup de tête placé au maxillaire, c'est un tracas supplémentaire dont il se serait bien passé.

Visiblement, jamais autant de personnes, une équipe, un staff et des supporteurs - paraphrasons Winston Churchill - n'a dû autant à un seul homme. Un comble pour ce sport collectif qu'est le rugby où même Jonah Lomu ne fut jamais plus fort que les All Blacks lesquels, parfois, le sevrèrent de ballons histoire de faire comprendre au public et aux médias demandeurs de héros qu'il est possible de jouer et de vaincre sans pouvoirs hors-normes. Super Dupont, c'est l'inverse, à croire qu'il n'est de grâce qu'avec lui. On espère que Lucu et Couilloud ne s'en vexent pas, sans parler de l'infortuné Serin resté en rade.

Du peintre Apelle, quatre siècles avant notre ère, Pline l'Ancien soulignait l'ardeur et la constance au travail en termes choisis : Nulla dies sine linea. Autrement traduit, pas un jour sans Dupont, l'importance de ce demi de mêlée ôtant, aurait pu ajouter Cicéron, l'espoir d'y égaler le reste de l'équipe. Dans l'histoire du XV de France, l'excès n'est pas orphelin : on trouvera un autre demi de mêlée toulousain, Philippe Struxiano, appelé au chevet tricolore par les maréchaux de France au sortir de la Première Guerre mondiale, puis Walter Spanghero sélectionné en 1969 par Georges Pompidou, futur président de la République, et Denis Charvet vingt ans plus tard par François Mitterrand.

Un seul hêtre vous manque et tout est dépeuplé, certes, mais Antoine Dupont ne serait-il pas alors l'arbre qui cache le perchis ? Avec lui, chacun l'assure, tout est appelé à éclore, mais qu'il manque et voici que sans lui, sort contraire, le futur s'amincit. Nous serons bientôt fixés, une fois pour toutes, en quarts de finale face à l'Afrique du Sud sur la place réelle ou fantasmée qu'occupe l'enfant de Castelnau-Magnoac dans le dispositif tricolore. Tout ce qui est excessif n'est pas signifiant. Mais en attendant, de quoi l'absence de Dupont est-elle le nom ? 

Elle est d'abord le signe d'une grande fébrilité à croire cet homme providentiel. Elle est la déconstruction du principe d'équipe puisque, nous assure-t-on depuis l'école de rugby, personne n'est indispensable. Elle est peut-être l'opportunité - à l'exemple de Matthieu Jalibert depuis le forfait de Romain Ntamack - pour un "finisseur' de commencer à croire que son destin n'est pas d'assister aux coups d'envoi assis sur le banc. Petite histoire dans la grande, pourtant forts de Jonah Lomu en 1995 et 1999, jamais les All Blacks ne parvinrent ces deux fois à être sacrés champions du monde. 

Dès la fin de cette Coupe du monde, le meilleur des chroniques de ce blog sera publié sous forme de recueil intitulé - ce n'est pas surprenant - Côté Ouvert, aux éditions Passiflore.

jeudi 21 septembre 2023

Celles et ceux qui aiment


La dérive des remplaçants Namibiens
, victimes expiatoires englouties dès la sixième minute sous un score fleuve et record (96-0) par le XV "premium" tricolore au stade vélodrome, nous fait amèrement regretter la blessure d'Antoine Dupont au visage, agression au plaquage dès l'entame de la seconde période. A 54-0, alors que la victoire et le bonus offensif étaient scellés, quel était l'intérêt de maintenir le capitaine tricolore sur le terrain quand sur le banc Baptiste Couilloud piaffait ? Dans ce registre, le K.-O. de Paul Boudehent, ainsi que les blessures au genou de Uini Atonio et de Thomas Ramos ont transformé un festival offensif perlé de quatorze essais en victoire à la Pyrrhus.  
En attendant de savoir si cette sortie marseillaise coûtera davantage qu'elle ne rapporte, évoquons le coup de foudre du septième jour, ce Fidji-Australie éblouissant (22-15), joyeux, enthousiasmant. Je garde en écho les encouragements hurlés autour de moi, puis le silence assourdissant de stress lorsque les Wallabies trouvèrent ensuite quelques solutions pour revenir à portée d'essai transformé, puis enfin l'immense soulagement lorsque le coup de sifflet final scella la victoire de ces Fidjiens qui n'avaient de "volants" que l'appellation tant ils pesèrent en mêlée, au plaquage et dans la récupération du ballon au sol, autant d'ancrages terriens dont ils maîtrisent désormais la réalisation. 
L'heure fidjienne, tel un parfum, enivre ce Mondial et chaque observateur promet aux magiciens une place en quarts de finale, voire mieux. Comme l'Argentine en 2007, cette génération est arrivée à maturité, disposant même de la plus impressionnante ligne de trois-quarts alignée - Sireli Maqala (Bayonne) - Semi Radradra (Lyon), Josua Tuisova (Racing 92), Nayacalevu Waisea (Toulon), Juita Wainiqolo (Toulon) -, toutes nations confondues. Et puisqu'ils n'ont pas perdu leur inventivité en s'inspirant des préceptes anglo-saxons dont ils ne savaient, naguère, que faire, les voici armés pour franchir un cap.
De leur côté, Portugais, Chiliens et Uruguayens remontent à la source étymologique de ce mot, amateur, qui définit si bien notre façon d'être rugby. Leur style sans retenue, chargé d'émotion et d'engagement, nous transporte dans un tempo de passes, ballon en mains et peu au pied. Nous y trouvons le bonheur simple, mais pas naïf, du rugby des origines. Heureux, décidés à ne cueillir que le jour, ils sortent du troisième chapeau dans lequel sont regroupés les lauréats du dernier tour de qualification mais prennent à chaque sortie un maximum de plaisir et, ce faisant, nous en donnent.
Descendons jusqu'aux Alpes de Haute Provence rejoindre Thierry Auzet et son équipe, concepteurs et organisateurs de la première Coupe du monde des clubs amateurs. Elle regroupera du 23 au 30 septembre cinq cents joueurs, et seize nations s'affronteront lors de quarante-quatre matches organisés à Port-de-Bouc, Saint-Raphaël, Arles, Saint-Maximin, Manosque, Sisteron et Digne-les Bains. Au-delà de cet événement, qui mériterait davantage d'exposition, un lien est déjà tissé avec Perth afin de pérenniser - pour dans quatre ans - l'idée d'une compétition d'envergure ouverte aux amateurs, à ceux qui aiment ce sport convivial, fraternel, parfois heurté, peuplé de personnages picaresques et de belles âmes.
Si vous souhaitez suivre la rencontre entre les Anglais de Rugby - oui, oui, le club de la ville historique - et les Argentins de Roldan, mais aussi les Rhinos américains face aux Gallois de Llandaf, les Néo-Zélandais venus de Te Awamutu, la ville d'où est originaire Ian Forster, l'actuel entraîneur des All Blacks, opposés aux Belges de Frameries - qui eux visent le titre de champions du monde de la troisième mi-temps - , ou bien encore les joueurs de Digne-les-Bains, fiers représentants de la France face à Carrasco, qualifié après un tournoi qui vit s'affronter tous les clubs amateurs chiliens, allez sur la plateforme OTT rugbymondial.tv, en accès direct et gratuit.
Je ne refermerai pas cette chronique sans évoquer la deuxième affiche - après le match d'ouverture - de ce dixième trophée Webb-Ellis, choc tellurique qui opposa l'Afrique du Sud à l'Irlande au Stade de France, samedi soir, promesse d'affrontements sans frein tenue, orgie de collisions qui a, dixit Pierre Berbizier, "lancé cette compétition. C'est le match qu'on attendait. Les deux équipes ont placé la barre haut en terme d'intensité. Le message est clair : il faudra mettre cet engagement pour espérer devenir champion du monde..." 
Le perdant trouvera sans aucun doute le XV de France - avec ou sans Dupont, opéré d'une fracture du maxillaire ? - en quarts de finale. Pas certain que ce soit une bonne nouvelle si l'on considère le potentiel destructeur des Springboks sur la ligne d'avantage, la qualité de leur contre en touche et le possible retour d'un authentique buteur bien dans la tradition afrikaner, Handré Pollard, qui n'aura pas grande difficulté à récupérer son poste d'ouvreur de préférence à l'imprécis Manie Libbok, qui oublia dans la nuit dyonésienne un but de pénalité et une transformation.

Au coup de sifflet final de cette Coupe du monde sera publié Côté Ouvert aux éditions Passiflore, recueil des meilleures chroniques de ce blog.

jeudi 14 septembre 2023

Perdus sur Lille

Les bons sentiments ne construisent pas nécessairement les succès. On peut le regretter. Titulariser troisième ligne-centre Anthony Jelonch après plus de six mois d'absence et le nommer capitaine - geste fort qui a touché les cœurs - n'offre aucune garantie quand il s'agit de maîtriser l'Uruguay qui n'a plus rien d'une petite nation de rugby. Cette deuxième rencontre de poule, supposée relativement facile à négocier, avait tout d'un piège et Los Teros ont confirmé qu'il y avait grave danger pour une équipe de France "bis" à prendre ce match par l'envers, ce qui fut le cas.

Jean-Pierre Rives l'affirmait il y a de cela une vingt ans déjà et ça n'a pas vieilli depuis : "Tu prends quinze grands joueurs de rugby et tu les mets ensemble pour affronter une équipe qui joue avec un même cœur, et tu te fais cirer..." A l'évidence, le staff tricolore n'est parvenu, jeudi soir à Lille, qu'à composer une sélection nationale avec, certes, d'excellents joueurs mais pas de constituer une équipe. Manquaient l'âme, l'envie, l'engagement, le respect de l'adversaire, le liant et un objectif commun, autant dire l'essentiel. Si elle est parvenue de justesse à s'imposer, visiblement, son épine dorsale - à savoir Pierre Bourgarit, Anthony Jelonch, Maxime Lucu, Antoine Hastoy et Melvyn Jaminet - n'a jamais pu proposer un début d'organisation tactique.

Lourdement sanctionnée en mêlée et dans les rucks au-delà de la norme généralement admise - onze pénalités -, parfois maladroite dans l'alignement, fébrile partout ailleurs et bien peu inspirée derrière mis à part deux coups de patte, la réserve tricolore n'a jamais su surmonter l'écueil pourtant prévisible placée devant elle. Pendant plus d'une heure, elle s'est empêtrée toute seule dans ses approximations. Surtout, lui fut préjudiciable non pas l'absence de plan de jeu strict et clair - Fabien Galthié avait dû donner des directives - mais l'incapacité à le suivre. Ne l'oublions pas, c'est le fil qui fait le collier, pas les perles.

Mis à part Sekou Macalou, troisième-ligne d'aile arpentant prestement la pelouse et mal récompensé de ses percées lumineuses dans ce sombre match, aucun prétendant au label "premium" n'a attiré notre attention. Pis, certains ont, à nos yeux, reculé dans la hiérarchie, à l'image des centres Yoram Moefana et Arthur Vincent, et de l'ailier Gabin Villière, empruntés. Il est d'ailleurs inquiétant de constater un tel gouffre entre titulaires du XV de France et réservistes, soit les trente meilleurs joueurs d'une nation, la France, qui compte par ailleurs plus de trois cents mille licenciés.

Rien de bon, donc, à garder de cette rencontre. Après la polémique des chœurs en canon qui s'étiolent et se perdent, les soupçons de dopage ici et là mais sans qu'aucune preuve pour l'instant ne soit produite si ce n'est quelques blessures qui surviennent pour éviter peut-être un contrôle positif, après les blocages aux portiques laissant une partie des spectateurs sur les parvis et le prix du demi de bière qui est hors budget, la piètre prestation française face à l'Uruguay va relancer l'inquiétude. Car après cinquante minutes difficile en match d'ouverture, voici une rencontre entière négligée, balbutiée. Qu'il reste à évacuer.

La moindre des choses face à une sélection nationale qualifiée dans le dernier chapeau, et qui ressemble à un hybride italo-argentin dans ses attitudes, ses choix et sa hargne, aurait consistait, dans un monde parfait, à faire preuve d'humilité en acceptant de prendre les points au pied quand ils se présentaient, et surtout à soigner les conquêtes sans chercher à briller. Seul un collectif fort et soudé aurait pu s'en sortir avec les honneurs. Là, au contraire, le déchet l'emporte.  

A paraître début novembre l'ouvrage "Côté Ouvert", aux éditions Passiflore, qui regroupera huit saisons de chroniques. 

vendredi 8 septembre 2023

Ouvert vendredi soir

Les Tricolores rêvent de broder ce trophée sur leur maillot et c'est une bonne étoile qui veille sur eux. Car enfin comment expliquer autrement que par un destin favorable ce court avantage au score (9-8) à la pause après avoir proposé une première période aussi pathétique ?  Ballons rendus ou relâchés, impacts subis, faiblesse offensive trop criante pour être vraie... S'il n'y avait pas eu cette inspiration au pied et à la course de Damien Penaud derrière une récupération inespérée, les coéquipiers d'Antoine Dupont n'auraient rien montré si ce n'est un chapelet d'approximations.
Après une cérémonie d'ouverture ringarde et ridicule, indigne du patrimoine culturel français, menée par un Jean Dujardin qui n'avait rien d'un artiste, et l'allocution copieuse sifflée d'un président de la République française qu'on connait adepte de la récupération politique sur le terrain sportif, les All Blacks entrèrent tout de suite dans le vif du sujet : la percée majuscule de Rieko Ioane plein centre et la passe au pied tranchante de Beauden Barrett en position d'ouvreur créèrent l'essai du lutin Mark Telea. Emoi.
Quand en seconde période il réussit son doublé, l'ailier kiwi frigorifia le Stade de France : les All Blacks menaient 13-9. C'est alors que la confiance entra en jeu, aussi la solidarité et quelques coups de génie, comme ce demi cadrage-débordement de Matthieu Jalibert et sa passe laser pour Damian Penaud. Essai ! Le néo-girondin aurait pu l'inscrire trois minutes plus tôt, et même un troisième à la 76e mais il lui manqua trois mètres de glissade. Voire un quatrième quand, dans les airs, Melvyn Jaminet lui enleva le ballon, deux minutes avant le coup de sifflet final.
27-13, l'addition est élevée, présentée par une équipe française qui ne doute pas, se moque des aléas comme de son premier en-avant. Elle peut parfois produire le pire mais se rachète immédiatement après en proposant le meilleur. Et finir par terrasser les All Blacks en match d'ouverture comme s'il s'agissait d'une formalité - en deux temps, quand même - là où la génération 2007 s'était pris les pied dans le tapis - au propre comme au figuré - face à l'Argentine dans ce même stade.
Hyper professionnels, ces Tricolores avaient annoncé qu'en cas de défaite, l'échec n'aurait pas le poids d'une fin du monde. Ils ont rappelé qu'après cette victoire inaugurale, ils n'avaient rien gagné. Leur force ? Avoir poussé pendant quatre-vingt minutes et monté en puissance quand leur adversaire s'arrêta net, lui, à l'heure de jeu. Preuve que la préparation physique de l'implacable Thibaud Giroud porte tout de suite ses fruits après qu'un début de polémique ait été rapidement éteint suite à quelques blessures malvenues.
Même avec une entame poussive polluée par un trop grand flot d'erreurs directes balle en mains, ce XV de France aligne des statistiques aussi intéressantes que prometteuses. Lisez plutôt : 62 % d'occupation des sols, 92 % de touches gagnées (treize ballons sur quatorze lancers, et un volé), pas de carton jaune et seulement quatre pénalités concédées, contre douze à leur adversaire en infériorité numérique juste avant l'heure de jeu. Seul bémol, les All Blacks ont pris le meilleur sur les défenseurs français à trente-deux reprises, soit deux fois trop d'occasions ainsi offertes.
Le lendemain à Marseille, c'était Ford fiesta ! L'ouvreur anglais est allé, lui, droit au but, mettant l'Argentine à ses pieds en offrant à son équipe réduite à quatorze dès la troisième minute un succès inespéré, 27-10. Face aux représentants d'une nation championne du monde de football, "petit Wilko" a converti six buts de pénalité et décoché trois drop-goals, l'Angleterre offrant une leçon de lucidité au tableau noir, modèle d'intelligence collective en mouvement, rappel que le sport de balle ovale se nomme plus que jamais, dans ces matches trop serrés, football-rugby.

Sortira début novembre aux éditions Passiflore un ouvrage titré "Côté Ouvert" qui regroupera les meilleures chroniques de ce blog.

samedi 26 août 2023

A double tranchant ?

Après le résultat probant du XV de France face à l'Australie, dimanche (41-17) et puisque les observateurs invoquent la dimension historique de ce tour de chauffe après la défaite (35-7) qu'infligèrent les Springboks aux All Blacks vendredi à Twickenham et l'euphorie fidjienne sur cette même pelouse qui laissa les Anglais battus (22-30), aphones et inquiets, précisons que le Mondial a débuté quinze jours avant le coup d'envoi du match d'ouverture. Une première.

Angleterre, Nouvelle-Zélande... A l'occasion des matches de préparation - qui peuvent être aussi ceux de la déconstruction - nos meilleurs ennemis ont singulièrement perdu de leur superbe, un peu de leur jeu et surtout l'occasion d'enclencher la compétition avec cette confiance qui sied aux grandes équipes. J'écris "meilleurs ennemis" car depuis 1987, Néo-Zélandais et Anglais ont toujours été l'écueil contre lequel se sont brisées les illusions tricolores. Cette fois-ci, ils sont en plein bouillon, ballotés. Faut-il y voir un signe encourageant ?

Privée de son capitaine Owen Farrell pour affronter d'entrée l'Argentine dans une poule qui comprend aussi les Samoa, l'Angleterre est logée - comme la Nouvelle-Zélande - à l'hôtel des joueurs brisés, le staff kiwi devant pour sa part reconstruire une deuxième-ligne après le carton rouge récolté par Scott Barrett et l'absence de Brodie Retallick ; sans parler de la blessure au genou des piliers titulaires, Tyrel Lomax et de Ethan de Roodt.  

A contrario, les avants springboks ne souffrent pas d'un manque de puissance. C'est même à grands coups d'épaules qu'ils ont concassé leurs homologues, vendredi soir, et il fallait voir le visage des All Blacks au coup de sifflet final pour mesurer l'intensité des impacts. Fidèles à leur ADN, les Sud-Africains ont ajouté ces appogiatures au large et dans les intervalles qui les rendent actuellement irrésistibles, en tout cas idéalement placés pour un doublé mondial. 

Nos blogueurs ont du talent. "Pour une fois, tous d'accord pour expliquer qu'il n'y rien à dire, ce qui devrait quand même prendre un peu de temps !" lâche Jan Lou, habitué des lieux qui ne sont jamais communs. La déconfiture des Kiwis nous interroge, et il n'est pas avisé de s'en réjouir tant que n'aura pas été mesuré sur leur mental l'effet à double tranchant de cette large défaite face au grand rival. Les All Blacks ne perdent jamais longtemps leurs moyens et, même après s'être débarrassés sans coup férir de Wallabies courts sur pattes, les Tricolores s'attendent à une réplique de haute intensité dans deux semaines.

Sortira début novembre aux éditions Passiflore le recueil des meilleures chroniques de ce blog.

dimanche 16 juillet 2023

L'été en pente douce

 

Maintenant, on sait. Pour espérer remporter le dixième trophée Webb-Ellis dans deux mois, mieux vaut miser sur la conservation que sur la dépossession, jouer des appuis sur les "un contre un" pour éviter l'arrêt-buffet, aligner les temps de jeu pour rebattre la défense et poser le plus rarement possible le ballon au sol. Samedi 15 juillet face aux champions du monde sud-africain, les All Blacks ont donné le ton. Le jeu sera de mouvement ou ne sera pas, ou alors trop peu. Voilà le XV de France prévenu.
Qu'on s'entraîne à dompter la canicule à Monaco ou du côté de Seignosse, la préparation physique n'a jamais été l'unique clé du succès : elle n'est qu'une condition nécessaire. Ce qui importe c'est de savoir quel jeu elle doit servir. Et ce d'autant que les zones de ruck sont désormais dangereuses : le plaqué n'a pas la certitude de conserver son ballon et le plaqueur à l'interdiction de bouger le petit doigt, sans parler des soutiens offensifs et des gratteurs dont les positions au contact sont scrutées de très près par le corps arbitral. Mieux vaut rester debout, donc.
Match d'ouverture réussi ou pas, le XV de France passera le cut en quart de finale en affrontant la nation numéro un au classement World Rugby, à savoir l'Irlande, ou les Springboks, champions du monde en titre, écueils de taille. Avant de retrouver les All Blacks en finale si la logique sportive est respectée, ce qui est rarement le cas. Pourquoi s'inquiéter ? S'ils veulent entrer dans l'Histoire en étant les premiers Français à soulever le trophée Webb-Ellis, Antoine Dupont et sa bande doivent être capables de terrasser n'importe lequel des adversaires qui seront sur leur route. C'est aussi simple que ça.
Comme a été limpide le parcours des Bleuets lors du championnat du monde des moins de vingt ans disputé en Afrique du Sud. Douze, cinq et six essais plantés en phase de classement aux Gallois, aux Néo-Zélandais et aux Japonais, puis cinquante-deux points aux Anglais et cinquante aux Irlandais en finale. De la belle ouvrage. Gazzotti, Depoortère, Jauneau, Julien, Reus, Tuilagi, Nouchi, Costes, Ferté... : pas d'inquiétude, la relève est déjà prête. Et le meilleur joueur de la compétition, le troisième-ligne centre grenoblois Marko Gazzotti, s'est même permis de déclarer "source d'inspiration" ce titre mondial junior à l'usage de ses aînés qu'il sera très bientôt appelé à rejoindre...
Rendons hommage ici à Didier Retière qui décida, lorsqu'il était DTN, de supprimer le Pôle Espoirs de Marcoussis - vase-clos hebdomadaire des meilleurs jeunes au CNR - pour renvoyer l'élite juniors se former dans les clubs et s'aguerrir au contact de la Pro D2 et du Top 14. Vision gagnante, quoique décriée à l'époque. Champions du monde en 2018, 2019 et 2023 entre une longue période d'annulation pour cause de crise sanitaire, les Bleuets symbolisent l'excellence de la formation française. Reste maintenant à faire fructifier cette manne au plus haut niveau.
Trente-six ans d'attente, ça commence à suffire ! Toutes les nations majeures ont été au moins une fois sacrées. Serions-nous finalement plus cons que la moyenne ? Mis à part 2011 - et encore dans des conditions pour le moins baroques et après avoir été volé par l'arbitre -, jamais le XV de France n'a été en position d'être titré champion du monde, surclassé par la Nouvelle-Zélande en 1987 et éteint à petit feu par l'Australie en 1999. Que manque-t-il pour franchir ce dernier cap ? J'ai, comme vous, ma petite idée sur la question.
Est champion celui qui peut suivre sa stratégie de jeu qu'il pleuve ou qu'il vente, celui qui dispose d'assez de marge pour réduire à epsilon la part de l'arbitrage, celui qui envisage l'exploit comme un hochet pour les médias, celui qui considère la victoire comme le résultat et non comme une finalité, celui qui voit dans le tout quelque chose de supérieur à la somme des parties. Etre champion, au sens étymologique, c'est représenter le meilleur des autres.

Je pars écouter les oiseaux, bronzer à l'ombre, savourer quelques puros et m'abreuver de lectures. Bonnes vacances à vous. Reprise du blog juste après France-Australie, dernier match de préparation avant le Mondial.

dimanche 9 juillet 2023

Ce jeu de Barrett

L'été n'est pas en pente douce pour tous. Tandis que dans la nuit de Pretoria les champions du monde ont envoyé samedi au reste de la planète un message clair en se jouant de l'Australie comme s'il s'était agi d'un sparring-partner d'occasion, les All Blacks attaquaient leur ascension vers le sommet Webb-Ellis depuis ce qui pourrait être considéré comme leur camp de base, à Mendoza, aux pieds de la Cordillère des Andes. L'occasion pour nous de savourer un verre de ce malbec fruité qui fait la légende des lieux, quand bien même la période serait plus propice au rosé bien frais.

Nous voilà réfugiés sous le parasol tandis que le groupe France, au banc d'essai mais ballons remisés, aligne les sprints au rupteur en pleine canicule afin d'atteindre le plein niveau de stress. Les coéquipiers d'Antoine Dupont emmagasinent actuellement à Monaco les toxines tandis que Springboks et All Blacks, eux, additionnent les points avec une facilité déconcertante dans un Rugby Championship aux allures de répétition générale d'avant Mondial. Quels parcours plus contrastés que ce chemin de souffrance et ces voies du grand large...

A ce rugby de défi frontal inscrit à leur patrimoine génétique, les Springboks ont ajouté l'exquise dilution du jeu de passes en recherche d'intervalles, tendance esquissée lors du Mondial 2019 - mais en fin de rencontres - et qui a été samedi à Pretoria exprimée dès les premières minutes, en témoignent le "coup du chapeau" tiré par leur ailier de poche Kurt-Lee Arendse, transfuge du 7 capable de mystifier à trois reprises la défense wallaby, certes poreuse, mais quand même... Ils ont aussi offert à leur trois-quarts centre polyvalent André Esterhuizen toute latitude pour, à 29 ans, s'imposer en leader d'attaque, gabarit de troisième-ligne aile (1,94m, 110 kg) doté d'un jeu au pied subtil propre à semer le trouble dans les rangs adverses.

Quelques heures plus tard, les All Blacks n'ont pas attendu longtemps, eux aussi, pour enclencher leur premier match de l'année face à des Pumas aux griffes trop élimées. Et ce n'est pas forcément une bonne nouvelle pour le XV de France qui sera sur leur route, le 8 septembre prochain. Car on a retrouvé des Néo-Zélandais vifs et inspirés dans le sillage de leurs trois frères qui font du rugby un jeu de Barrett. A toi, à moi, et surtout à la nôtre, semblaient-ils dire en se transmettant le ballon comme un mot de passe. Fidèles en cela à une tradition visiblement remise au goût du jour. 

Depuis la parution d'un ouvrage, l'ABC du rugby, dans lequel Charlie Saxton, ancien demi d'ouverture international devenu entraîneur puis manager dans les années 60 concentrait en une formule la méthode de jeu qu'il pensait la meilleure pour les hommes en noir, ceux-ci disposent d'un référent commun qui met en arborescence trois principes-clés : le placement des joueurs, la possession du ballon et le rythme de jeu. Samedi à Mendoza, ils ont de nouveau consacré cette formule. Saxton écrivait en exergue de son ouvrage : "Le rugby est un jeu d'attaque." Bien lu, bien reçu.

Nous avons ensuite savouré la montée du Puy de Dôme, théâtre d'une petite page épique dans le dernier kilomètre entre Jonas Vingegaard et Tadej Pogacar, nos Anquetil-Poulidor des temps modernes, au milieu desquels n'est pas parvenu à se glisser l'inimitable Julian Alaphilippe. Avant de retrouver les jeunes pousses bleus, ces "fils de" opposés à l'Angleterre, avant-dernier obstacle sur la route d'un sacre promis en finale face à l'Irlande, vendredi prochain en apéritif propre à calmer notre appétit le temps d'un été qui monte en température. 

dimanche 18 juin 2023

L'enchanteur malin

Le rugby, sport collectif de combat, commence devant. Mais ne jamais oublier que l'évitement y est élevé au rang d'art qui, parfois et pour notre plus grand bonheur, conclut le dernier acte, ce final qui trouve dans le contre-ut attendu la résolution émouvante d'un arioso d'opéra. Samedi soir, sur la scène gazonnée de Saint-Denis, le Stade Toulousain a donc pu compter sur sa Callas pour lâcher dans l'air saturé d'émotions diverses et variées sa grande percée.
Chaque être porte en lui un chef d'œuvre et, dans le temps long que constitue notre existence, la difficulté consiste à l'identifier, l'extraire et lui donner vie. Dans les derniers instants d'une finale étouffante et serrée dominée à grands coups d'épaules par des Rochelais regroupés en tortue dorée sur tranches, Romain Ntamack est parvenu à construire sa merveille après avoir touché quelques minutes auparavant le fond du désespoir pour un coup de pied stratégique manqué au plus fort de ce match captivant.
C'est à ce moment-là que la notion d'équipe prit toute sa dimension : au lieu de lui faire reproche d'un dégagement trop ambitieux et mal dosé, ses partenaires l'encouragèrent à oublier cet échec pour mieux repartir à l'assaut de la digue rochelaise. Il restait six minutes à jouer. Et jouer, c'est justement ce que Romain Ntamack sait faire de mieux. Sa rage, il sut la sublimer et transperça au coeur alors que son équipe se lançait dans un baroud désordonné, cafouilleux et sans canevas.
Les Rochelais, qui ont peu à se reprocher, n'auront sans doute pas assez de l'été pour ruminer cette défaite qu'ils n'avaient pas su voir venir. Pourtant, leur plan était tracé au cordeau : peser de tous leurs poids - Skelton, Bourgarit, Atonio, Botia, Alldritt, Danty - sur la ligne de défense toulousaine, offrir à leur ouvreur Antoine Hastoy la possibilité de bonifier quelques temps forts au pied ou, au choix, constituer une poignée de ballons portés derrière pénaltouche à proximité de l'en-but adverse.
Jusqu'à trois minutes de la fin de ce choc en petit comité, leur stratégie fut suffisante pour espérer soulever, enfin, le Bouclier de Brennus. Mais pousser n'est pas gagner, peser n'est pas vaincre, dominer n'est pas suffisant. Le génie, et c'est heureux, a encore et toujours son mot à dire. Le mental et la lucidité aussi. Surtout quand il ne reste plus que deux minutes - money-time - et qu'avant cela, il a fallu batailler dur pour le gain de chaque mètre.
Joyau ovale que cet essai, Antoine Dupont dérivant doucement d'un ruck en position de neuf et demi, dix moins le quart, pour adresser une longue passe à Romain Ntamack. Qu'a-t-il bien pu se passer dans la tête du centre UJ Seuteni pour si mal se tenir et monter seul en pointe sur l'écarteur toulousain ? Tel un torero, celui-ci frôla la corne et, buste droit, tête haute, ballon tenu sur la poitrine, s'engouffra dans l'intervalle ainsi dégagé.
Plus de soixante-cinq mètres de course rectiligne, d'accélération crescendo. Le French Flair personnifié, à l'état pur. Six Rochelais passés en revue, réduits à l'état de piétons, de spectateurs de leur propre déchéance, incapables d'assener un simple plaquage aux jambes, transformés en statues de sel de l'Atlantique. Comme si Romain Ntamack, enchanteur malin, leur avait jeté un sort en passant, sublime et détaché, au milieu d'eux...
Mais, cinq finales et deux titres européens depuis 2021, le Stade Rochelais n'a pas dit son dernier mot et, sauf catastrophe industrielle peu probable, décrochera bientôt ce Bouclier de Brennus qui lui a longtemps tendu les bras, samedi soir, mais continue de se faire désirer. Le Stade Toulousain, lui, référence du rugby qui plait et qui gagne, accroche in extremis son vingt-deuxième titre de champion. On espère juste que dans dans trois mois, ce mélange de puissance et de flair irriguera le XV de France dans sa quête.

dimanche 11 juin 2023

Glissement tellurique

La finale du Championnat de France à venir sera-t-elle l’occasion d’un transfert, une passation de pouvoir de Toulouse vers La Rochelle ? Vous l’avez remarqué, après les demi-finales sans suspense de Saint-Sébastien, la hiérarchie est respectée. Le leader à l’issue de la phase de classement affrontera samedi soir son dauphin, mais subira-t-il pour autant la loi de celui qu’on annonce déjà comme son successeur ? 
Club vertueux s’il en est, finances saines, public fidèle et modestie chevillée au cœur, le Stade Rochelais a pulvérisé l’adversité, marché sur Bordeaux-Bègles comme il l’avait fait en finale de Champions Cup avec le Leinster. Aujourd’hui, peu d'adversaires semblent capables d’arrêter ses poids-lourds lancés les uns derrière les autres en percussions frontales sur la ligne d’avantage. 
Seul le Stade Toulousain, qui dispose lui aussi d’imposants bulldozers, peut enrayer la robuste machine rochelaise car sa palette offensive, plus riche, plus variée, plus tranchante, plus innovante, lui offre des options susceptibles de transpercer l’hermétique défense maritime, véritable mur de l’Atlantique. 
Passation de pouvoir, aussi, cette semaine dans les urnes à Marcoussis alors que Florian Grill, favoris des clubs amateurs, se présente de nouveau à la présidence de la FFR et que son adversaire, Patrick Buisson, considéré comme l’homme-lige d’un Bernard Laporte démis de ses fonctions, a été rejeté par les urnes il y a de cela quelques mois déjà. 
A priori, la victoire de Florian Grill ne fait aucun doute et il ne reste qu’à évaluer l’ampleur de son succès. Mais le comité directeur fédéral, dans sa grande majorité, reste acquis à son ancien mentor. Ainsi, schizophrénique, le rugby français s’apprête à vivre un épisode déstabilisant à trois mois du coup d’envoi de la Coupe du monde, à savoir une cohabitation bancale et toxique dont il ne peut que pâtir. 
En revanche, une certitude, rien ne viendra polluer samedi prochain l’apothéose du Top 14 : en effet, l’Inter Milan est tombé devant Manchester City, de retour après cinquante-huit ans d’absence Ferrari a remporté les 24 heures du Mans du centenaire, Jonas Vingegaard s’est imposé dans le Critérium du Dauphiné et Novak Djokovic s'est défait de Casper Ruud pour remporter Roland-Garros. Rochelais ou Toulousains auront donc désormais tous les honneurs de la scène médiatique.

lundi 5 juin 2023

En piste, les étoiles

De loin, ça vous a des petits airs de paradis caribéen, Saint-Sébastien, non ? Pas le genre de beauté à s'enticher de gros rucks. Et pourtant. Après des mois de pelouses grasses et de pluies en diagonale, d'impasses et de doublons, voici venir la résolution au carré, quatre clubs pour en découdre, unité de lieu, de temps et de d'action, théâtre aristotélicien ovale pour décider de l'ultime affrontement alors que tournent les bolides pendant vingt-quatre heures au Mans et s'avance la finale de Champions League entre Manchester City et l'Inter Milan.
Avant ce week-end étoilé, mon périple homérique, lui, ne fut pas bordé de travaux mais de délices. De Rueil-Malmaison à Saint-Paul-les Dax, un voyage en continuité que j'ai mis longtemps à quitter pour revenir ici chroniquer, attaché aux rencontres qui se sont multipliées, en témoigne une dégustation de cigares au bord du lac Christus pour refaire le monde alors que la nuit tombée semblait ne jamais devoir s'éteindre.
Se reconnaîtront celles et ceux qui accompagnèrent mes deux semaines passées à voguer, chanter, échanger, savourer, rire, admirer, raconter et rêver. Le temps, étiré tant chaque minute recelait de trésors, avait la saveur des lumières d'été qui n'en finissent pas d'éclairer l'existence. Marié aux rebonds de l'art - théâtre, poésie, cinéma, littérature, peinture, chansons, musique - notre rugby version Le Grand Maul s'ouvrait, s'animait, vibrait. J'aurais aimé que cette parenthèse dorée tarde encore à se refermer.
Mais l'appel de juin klaxonne : la dernière journée de Top 14 a livré ses résultats en simultané. Toulon y a laissé ses illusions, exit Montpellier et Clermont. Puis Oyonnax a décroché son titre en deuxième division, sans doute moins important que sa montée en gamme. Ebouriffant, Perpignan s'est offert une nouvelle saison en élite ; incertain, le derby d'Île-de-France à Jean-Bouin s'est donné un vainqueur francilien tandis qu'à l'heure du tout électronique, l'écran vidéo de Gerland est resté noir. Heureusement, Madosh Tambwe s'est invité, déployé, évadé...
Dernier carré, donc, avec pour favoris les deux stades encore en lice, toulousain et rochelais alors qu'ailleurs tout s'accélère, élections, annonces et faits divers. A peine l'occasion de respirer qu'il faut déjà enchaîner et se projeter. Ces demies, annoncées déséquilibrées, vont-elles consacrer tout à l'heure l'ordre hiérarchique ou bien favoriser les outsiders ? 
Pour l'anecdote, le stade d'Anoeta est situé à une portée de drop d'Hernani, village du pays basque espagnol qui inspira Victor Hugo dont on sait qu'il finit par remporter la bataille livrée sur son dos entre "classiques" et "romantiques". San Sebastian, pour sa part, regorge de restaurants étoilés : on en compte huit dans un rayon de vingt-cinq kilomètres. A l'exception de Tokyo - prochaine destination de la phase finale, qui sait ? -, aucune ville au monde ne fait mieux. L'endroit tout indiqué pour que le Racing 92 et Bordeaux-Bègles mettent les pieds dans le plat.

dimanche 21 mai 2023

Fast and furious

Il y a quelque chose de Béziers dans le rouleau-compresseur rochelais : maîtrise du ballon, de l'adversaire, du score, mental dominant, confiance dans le collectif, mais surtout cette puissance jetée sur la ligne d'avantage jusqu'à étouffer, plier, écœurer l'adversaire. Dix fois, samedi après-midi à l'Aviva Stadium de Dublin, Will Skelton et Uini Atonio - trois cents kilos à eux deux, ou pas loin - ont percuté les Irlandais. Dans ce jeu de collisions qu'est devenu le rugby contemporain, les Rochelais ont dominé après avoir tant usé la défense qu'elle a fini par sombrer. Et même si le Leinster trouva finalement assez de ressources pour tenter, dans un ultime assaut, de renverser le cours de cette finale dont l'issue s'effilochait au profit des mammouths du cornac Gregory Alldritt, le cœur d'Erin n'y était plus. 
Les Rochelais ont fait preuve d'esprit de corps. Aucun club au monde, aucune province de l'hémisphère nord et sans doute pas du sud - si ce n'est peut-être en Nouvelle-Zélande, et encore - ne pouvait remonter dix-sept points de handicap face au Leinster chez lui. Personne. Jusqu'à samedi. La Rochelle est monté sur le toit de l'Europe après avoir été enfermé à la cave. Si le jeu irlandais était fast et clinique, celui des Rochelais fut dense et furious. Ce qui donne à cet exploit un éclat à nul autre pareil. Nous avons vu là, on le jure, la plus majuscule des performances ovales. Des compétitions européennes la finale la plus prenante, haletante, ébouriffante, spectaculaire.  
Mais l'engagement physique total a un prix, réglé cash en protocoles commotions et sur civière, dramatique revers d'une éclatante médaille. De la même façon, les deux passes lumineuses de l'ancien palois Antoine Hastoy pour envoyer ses centres Jonathan Danty et UJ Seuteni à l'essai contrastent avec le chapelet de percussions frontales assenées jusqu'à l'écœurement des défenses. Et comme le règlement, sans pitié pour les fautes concédées dans son propre camp, permet d'assiéger l'en-but adverse de ballons portés derrière pénaltouche, les bulldozers rochelais ne sont pas privés, comme l'an passé, d'en profiter jusque dans les derniers instants.
Sport collectif de combat et d'évitement, le rugby, on le souligne encore, demande finesse et vista, mais surtout solidarité et engagement. Samedi à Dublin, c'est allé jusqu'au sacrifice, celui du pilier droit remplaçant George-Henri Colombe, hier soldat inconnu dans les rangs franciliens, aujourd'hui statufié sur le quai Valin. Son essai gagné à coup d'épaule pour quelques centimètres derrière la ligne d'en-but puis son geste défensif devant la sienne, de ligne, payé au prix très fort d'une sortie sur civière qui glaça les cœurs autant que son plongeon victorieux les avait réchauffés quelques minutes plus tôt, raconte en face et pile ce jeu de Rugby devenu profession de gladiateurs dessinée d'un trait d'alarme et de gloire. 
Comme Béziers, donc, qui régna sans partage sur le rugby français de 1971 à 1984, comme Lourdes (1948-1968), le Stade Français (1893-1908, 1998-2015) et Toulouse (1922-1927, depuis 1985) sur plusieurs générations, le Stade Rochelais - trois finales de Coupe d'Europe et des Champions pour deux titres - est aujourd'hui armé pour dominer le Top 14 sur la durée. Un socle financier vertueux sans mécène - 800 entreprises partenaires - construit par un président visionnaire et méticuleux, mais aussi un public fidèle - un peu plus de 13 000 abonnés, record national - offrent toutes les garanties pour continuer de constituer une équipe compétitive.
Après avoir recruté des sans-grades et des laissés pour compte, des doublures en manque de temps de jeu et de jeunes pousses à dégrossir, le Stade Rochelais s'est récemment offert trois authentiques All Blacks, un Springbok et un Wallaby - ce qui n'est pas rien - ainsi que quatre Tricolores en quête de rebond. Demain, un international anglais (Jack Nowell) viendra épaissir l'effectif. La semaine dernière, un entraîneur du Top 14 m'avouait, presque admiratif : "Le jeu des Rochelais est usant. Tu penses que tu peux les battre, tu t'accroches, tu fais jeu égal et puis tu loupes quelques plaquage, tu recules à l'impact et tu finis par perdre pied..." Ce qui n'est pas sans rappeler ce que l'on disait du grand Béziers.

Pour celles et ceux que ça intéresse, du vendredi 26 au dimanche 28 mai, j'aurai plaisir à vous croiser au Grand Maul, à Saint-Paul-les Dax (40), manifestation culturelle autour du rugby et de l'art (théâtre, littérature, cinéma, photo, peinture, poésie). Seront présents Philippe Dintrans, Sylvain Marconnet, Jean Glavany, Max Godemet, Maxime Boilon, Camille Dintrans, Hélène Morsly, Yvan Cujious et Guilhem Herbert.