jeudi 22 septembre 2022

L'ovale primé

Quand l'actualité dispose de ressorts dramatiques et pathétiques que la fiction, à cet instant, n'a pas à sa disposition, la réalité l'emporte. Elle l'emporte, oui, mais où ? Dans les gouffres d'affliction. Et je n'évoque pas ici le football mais simplement notre rugby. Du moins la partie actuellement médiatisée du prétoire. Il y est question de défense et d'attaques. Mais les passes y sont d'armes. Le présent judiciaire et correctionnel est à ce point prégnant qu'il occupe le terrain, qu'il l'occulte, même. 
Au 13 décembre, une fois les tests d'automne envolés, les comptes rendus ramassés comme feuilles à l'appel, une page se tournera, quel que soit le verdict. Mais les pages, ovales, ne manquent pas. Nous y accordons beaucoup de prix. Mais jamais elles ne furent distinguées comme telles. C'est pourquoi l'initiative de Philippe Folliot mérite ici d'être racontée. Le 29 décembre 2021, pour célébrer "le mariage de l'encre et du camphre, de la plume et du cuir", clin d'oeil à Jeux de lignes, le sénateur du Tarn, par ailleurs talonneur de l'équipe de rugby des parlementaires, a souhaité créer un prix qui récompenserait le meilleur ouvrage ovale de l'année, qu'il soit récit, roman, essai, pamphlet ou beau-livre...
Riche expérience que de construire - c'était durant la soirée du 23 février dernier - un jury ovale. Avec Philippe Folliot et David Reyrat, nous avons donc composé un comité de lecture autour de Jean Colombier (prix Renaudot), Pierre Berbizier, Laura Di Muzio, Max Armengaud et Emmanuel Massicard, épaulé par un invité, impact player qui se trouve être cette année Jean-Christophe Buisson. Nous avons ensuite choisi plusieurs ouvrages traitant du rugby, et il me semble intéressant que les lecteurs de ce blog puissent eux aussi, à titre consultatif, apporter leur éclairage, étayer leur choix, partager leurs coups de coeur. 
A cet effet, voici la liste des ouvrages pré-sélectionnés : Monsieur Rusigby au bureau ovale de la saison blanche, Didier Cavarot (éditions de la flandonnière); Une histoire de Sevens, Antoine Duval (Au vent des îles); Un Coq en Hivers, Pascal Fournioux (Editions des Coudercs); Rugby en choeurs, Guilhem Herbert (Amphora); Havre Athletic Club Rugby, 150 ans de passion, Bertrand Lécureur (Ramsay); Les chiffons bleus, Baky Meïté (Seuil); A corps perdu, Christian Pastre (éditions du Cabardès); Pôvre rugby, Gérard Savignol (les éditions Sydney Laurent) et Adieu champions, Anthony Tallieu (Talent Sport).
Quatre de ces livres ont déjà été retenus pour disputer, mi-octobre, les demi-finales. A vous, aussi, d'exprimer vos propres choix. Les deux ouvrages en lice pour le dernier tour de scrutin se disputeront ce prix, et la remise du trophée - conçu par Marie-Dominique Hérail -  à l'auteur de l'ouvrage primé se déroulera le samedi 29 octobre, à Saint-Pierre de Trivisy, à une portée de drop d'Albi, dans les locaux de La Biblioteca, qui se trouve être la première librairie-restaurant de France, et je vous conseille, en plus de sa carte, une collection presque exhaustive d'ouvrages concernant le rugby. Bonnes lectures.

vendredi 9 septembre 2022

Bordel, un an !

Un an. C'est demain. Enfin, presque : il faudra quand même attendre que passent les tests d'automne - Australie, Afrique du Sud et Japon, excusez du peu - avant que le Tournoi des Six Nations n'indique les dernières tendances ovales, toujours significatives. Le XV de France sera-t-il capable de rééditer un Grand Chelem ? Qu'il y parvienne lui offrirait une solide garantie de succès, six mois plus tard. Dans le cas contraire, il est à craindre que l'Irlande, l'Angleterre et le Pays de Galles - qui nous a, ne l'oublions pas, éliminé en quart de finale au Japon il y a trois ans - ne profitent d'un nivellement par le haut pour s'enhardir.
Depuis trente-cinq ans que je couvre les Coupes du monde ovale, la petite musique lancinante instillée en amont de cette compétition dans l'esprit des supporteurs tourne immanquablement, un an plus tard, à la cacophonie. S'il n'est question que de confiance et d'optimisme, de compétence et de vision, le Coq ne chante jamais aussi bien que lorsqu'il a les ergots plantés dans le fumier. Certes, pour la première fois, le XV de France dispose d'un staff pléthorique et complémentaire, et rien dans la préparation vers le sacre n'est laissé au hasard, jusqu'à la composition d'une équipe-bis constituée pour assurer la mise au repos - récupération oblige - des titulaires tricolores. Rien ne manque, ni dans le jeu ni en dehors du terrain. Tout est pensé, calibré, vérifié. 
C'est bien ce qui m'inquiète. Qu'est-ce que Fabien Galthié, Raphael Ibanez et consorts ont-ils oublié ? On a beau chercher, on ne trouve pas. Car la réponse est ailleurs. Elle ne se situe pas à l'intérieur du camp du drap bleu. Plutôt dans ce Rugby Championship qui donne un avant-goût de l'adversité qui ne manquera pas de se présenter. Avec son succès historique à Christchurch, l'Argentine est montée d'un cran. Un temps secoué par une poignée de défaites, la Nouvelle-Zélande a su redevenir ce qu'elle a toujours été, à savoir la nation dominante. Quant à l'Afrique du Sud, faire honneur à son standing de champion du monde n'est pas pour elle un devoir trop inhibant. A un an de cette dixième Coupe du monde, les rucks estivaux ont ébranlé une hiérarchie mal vissée.
Dans l'anthologie du XV de France figurent en contre-exemples les mésaventures survenues lors des éditions 1991, 2003, 2007, 2011, 2015 et 2019. Qui pouvait s'attendre à l'impéritie, la pluie, les mauvais rebonds, les sales gosses, le fiasco majuscule et ce vilain coup de coude ? Mis à part les finales 1987 et 1999 perdues par excès d'euphorie dans la foulée de grandioses demi-finales que l'on déguste encore aujourd'hui comme des friandises, et en excluant l'embuscade de 1995 à Durban face aux Springboks portés par le vent, ou plutôt l'orage, de l'Histoire jusque dans le sifflet de l'arbitre, M. Derek Bevan, dont la postérité gage la montre en or au motif de partialité, les parcours tricolores en Coupe du monde sont malheureusement marqués du sceau de l'impréparation, du chaos, du gâchis et de la frustration. 
A chaque fois, nous pensions que cette ère était révolue. Un nouvel entraîneur - Daniel Dubroca, Jean Trillo, Pierre Berbizier, Bernard Laporte, Marc Lièvremont, Philippe Saint-André, Guy Novès - allumait un temps la flamme d'espoir. Mais elle s'éteint parfois vite. Fabien Galthié, lui-même, fut incapable de rompre au Japon, il y trois ans, la malédiction cachée dans les bagages de Jacques Brunel... Un an, donc. N'est-ce pas trop tôt pour engager des paris sur la comète ? Le jeu millimètré que s'est approprié le XV de France sera-t-il susceptible de terrasser sur la durée - un mois et demi - une demi-douzaine d'adversaires qui, de leur côté, auront bien préparé leur affaire ? Peut-être, et c'est à souhaiter, mais rien n'est moins sûr.
Il faut aussi tenir compte du contexte particulièrement délétère qui ne manquera pas d'envelopper le XV de France de Fabien Galthié dans les semaines à venir. Le président de la FFR et son vice-président passent leurs journées au tribunal correctionnel pour "corruption, trafic d'influence et prise illégale d'intérêts" quand, juste avant de comparaître lui aussi, le directeur général de France 2023 en charge de l'organisation de la prochaine Coupe du monde a été démis de ses fonctions par le ministère des sports. On trouvera plus pimpant, comme eau du bain, que ce marigot. 
Devenu professionnel, le rugby n'a pas encore à subir les assauts de hordes de hooligans avinés et de casseurs masqués, voire de de marabouts de (grosses) ficelles. On lui prête encore quelques vertus, mais pour combien de temps ? Davantage que le PSG sur son char à voile, le rugby français gardera la marque du procès qui vient de s'ouvrir à Paris, stigmates dont les effets sont dès aujourd'hui mesurables. A un an du coup d'envoi du Mondial au Stade de France - simple coïncidence du calendrier ou timing prémédité - l'image de la FFR est écornée et, par ricochet, celle du XV de France, qui en est la vitrine, fêlée.

jeudi 1 septembre 2022

Graines de culture

Sans doute aucun l'effet du quiet quitting : l'inspiration tardait à venir. Non pas que la peur de la feuille blanche me ronge, ou que se perde au fil du temps le plaisir que j'ai à vous écrire toutes les semaines, mais il y avait, ces temps du retour de vacances, comme un "trop plein" puis un "pas assez" qui m'encourageaient à maintenir l'ordinateur fermé. Les sources ne manquaient pourtant pas, et j'aurais facilement pu m'abreuver d'actualité pour laisser ici la trace d'une opinion, d'un avis, d'un sentiment. Mais quand les événements sont plus forts que la chronique, ce sont des faits dont il est utile de se nourrir.
Le succès des Argentins à Christchurch, la mise à pied de Claude Atcher un an avant le coup d'envoi du Mondial 2023 en France, dont il était à la fois le factotum, la cheville ouvrière et le directeur exécutif, l'attaque d'une nouvelle saison de Top 14 : tout se bousculait. Et puis un beau matin j'ai reçu l'appel que je n'attendais pas. D'une voix qui chante les délicates histoires, Titou Lamaison me sortit de la léthargie en soufflant non pas l'épique ni l'épopée mais l'intime tricoté à hauteur d'hommes. En sachant parfaitement par où, par quoi et surtout pas qui ouvrir, l'ancien numéro dix du XV de France me narra l'aventure de Guy Boniface, le cadet sans souci, chaussettes roulées sur les chevilles, l'ami-frère d'Antoine Blondin qui aurait aimé transformer cette histoire en essai.
Il était question de la tournée du XV de France en Argentine à l'été 1960, Guy s'envolant vers Buenos Aires sans André ; d'un autre Boniface, "gaucho" celui-là, qui rêvait de planter son arbre généalogique dans le terreau de la Chalosse et invita Guy à dîner en famille, donc, même s'il n'y avait que le nom - et plus d'une âme s'appelle Dupont - pour les unir ce soir-là. Généreux mais pas enclin à se démunir de son unique maillot de match ni de son blazer, Guy détacha les boutons de manchette de sa veste et les offrit à son hôte. Jusque-là, rien d'extraordinaire, mais j'écoutais l'ami Titou relancer son récit.
A la faveur d'un voyage scolaire organisé vers l'Argentine en 2018 par les professeurs de la section rugby du collège de Marracq, à Bayonne, sur le thème des "ancêtres basques communs", un certain Gaston Boniface - Guy n'est pas un prénom courant au pays des Pumas et fut refusé par le préposé à l'état civil - entra en contact avec les enseignants et leur raconta l'histoire de son père, lié d'affection et d'estime avec celui que Blondin appelait le Gai Cavalier et qu'il avait initié aux quatrièmes mi-temps germanopratines, les soirs de Tournoi des Cinq Nations.
C'est ainsi, quatre ans plus tard, à l'heure où Guilhem Guirado savourait son jubilé, ce samedi aussi où Roland Bertranne était célébré par ses pairs venus par centaines à Ibos devant la magnifique plaque inaugurée à l'entrée du stade qui porte désormais son nom, à Capbreton André Boniface recevait la visite presque impromptue d'un enfant argentin de la balle ovale venu transmettre son bouton de manchette, cette part rugbystique de l'héritage familial, lien ténu que seuls les passionnés peuvent sentir se tendre sous leurs doigts.
Tout, peut-être pas, mais beaucoup de ce qui constitue le rugby que l'on aime se trouve dans cet instant sépia à la terrasse du bar Ho Tempo où André, facile à trouver, cultive ses habitudes comme son jardin. Ainsi s'exprime aussi, par le récit improbable et vibrant offert par Titou Lamaison, le charme des amitiés ovales que nous construisons au fil des rencontres qui enrichissent notre existence.
Guilhem Guirado devint à plusieurs reprises le capitaine obstiné d'un XV de France dont Roland Bertranne fut, quelques décennies plus tôt, l'une des pierres angulaires. André Boniface, lui, dispose d'une place réservée au rang de mythe. Et si sa cohorte de copains réunie à l'heure matinale - mais pas trop - du café savoure chaque jour la présence de l'ange cambré dont les doigts martyrisés tiennent la tasse comme naguère précieusement il faisait cadeau du ballon, c'est bien parce qu'il donne l'impression de réinventer à coups de certitudes et d'affirmations le rugby comme Pythagore aimait, dans la Grande-Grèce, démontrer à ses disciples son théorème.
André Boniface, c'est à la fois Parménide déclamant son poème, Aristote développant sa pensée, Anaxagore certifiant que "l'homme est intelligent parce qu'il a des mains", Milon de Crotone magnifiquement conservé dans une chemise en lin. Il est l'ultime maillon vivant d'une lignée d'attaquants qui démarre avec Owen Roe à Bayonne il y a un siècle exactement, et se poursuit dans la foulée de Jean Dauger jusqu'aux Lourdais Maurice Prat et Roger Martine, dans les pas desquels s'inscrit à sa façon Roland Bertranne.
A l'heure où la paire de centres rochelaise formée par Jonathan Danty et Ulupano Seuteni semble, cette saison, pouvoir dominer le Top 14 de la tête mais surtout des épaules, ce rappel n'est pas facultatif. Son général en chef décapité comme le fut Holopherne après avoir pillé et dévasté tout le Proche-Orient, la Coupe du monde survivra, c'est du moins ce que les spécialistes de la question au sein de World Rugby ont assuré. Mais dans le miroir du gigantisme ovale se refléte un simple bouton de manchette. Il est ce baume dont le nom - transmission - raconte à la fois la geste et la raison d'être, l'écorce de l'arbre et ses fruits, et répare chaque jour les stigmates d'un professionnalisme dont la froideur et la systémique de profit labourent le terrain en oubliant parfois d'y semer ces graines de culture.