vendredi 29 mars 2019

Fait pour attaquer

Fermé en 2002, le Bataillon de Joinville ne propose plus aux meilleurs joueurs français sous les drapeaux de jouer hors du cadre de leurs clubs respectifs et de se fabriquer ensuite de chauds souvenirs de virées nocturnes. L'occasion m'est donnée en cette année de Coupe du monde et plus particulièrement durant avril, de rappeler ce que le XV de France doit à cette école interarmées des sports. Vous pourriez croire que récompenser d'un trophée la meilleure sélection nationale au monde est un concept récent. Il n'en est rien.
Un siècle plus tôt prenait fin la Première Guerre. Du Commonwealth débarquèrent des contingents, et parmi eux quelques rugbymen, pour repousser l'envahisseur allemand. Les combats de tranchées terminés, les armées de l'Empire britannique stationnèrent en Angleterre. La paix n'étant pas signée, nullement question de démobiliser. De son côté, regroupée à Vincennes dans une redoute qui deviendra ensuite l'INSEP, une cinquantaine d'internationaux français avait pour mission de participer à des matches de gala afin de montrer, après quatre ans de boucherie sur le front et de privations à l'arrière, la vitalité de l'armée française victorieuse.
Les Anglo-saxons détestent l'inaction. Le rugby restant la meilleure des batailles en temps de paix, les états-majors alliés eurent l'idée d'organiser une série de rencontres. Le roi George V offrit son patronage, mit en jeu un trophée et déclara ouvert le championnat de rugby du monde libre qui allait se disputer entre les forces armées de Nouvelle-Zélande, d'Australie, du Canada et d'Afrique du Sud, les îles britanniques étant représentées par deux sélections militaires : l'Army et la Royal Air Force.
Couvrant trois territoires - l'Angleterre, le pays de Galles et l'Ecosse - sur huit stades (Twickenham, Bradford, Portsmouth, Leicester, Gloucester, Swansea, Newport et Inverleith), cette compétition internationale fut lancée le 1er mars et la dernière des seize rencontres jouée le 15 avril à l'issue de laquelle l'Armée britannique et la Nouvelle-Zélande terminèrent à égalité au classement de cette poule unique.
Un match supplémentaire prit place à Twickenham le 17 avril 1919 pour départager Kiwis et British Army. Les coloniaux l'emportèrent, 9-3, et le roi leur remis une coupe. On en serait resté là sans la volonté des dirigeants de l'USFSA, ancêtre de la FFR : il s'activèrent pour qu'une "super finale" soit organisée contre le vainqueur de ces jeux ovales du Commonwealth. Ainsi, le 19 avril 1919, embarquée par train depuis la gare Saint-Lazare, l'élite du rugby tricolore débarqua à Waterloo pour affronter les Kiwis, dont treize étaient certifiés All Blacks.
A la pause, devant un public médusé, les deux équipes étaient à égalité, 3-3. Ce que les spectateurs de Twickenham ne savaient pas, c'est que les internationaux français avaient profité de leur séjour de plusieurs mois à Vincennes pour s'entraîner quotidiennement. Physiquement à travers bois sous la férule d'Adolphe Jauréguy, remarquable athlète. Tactiquement sous la houlette de René Crabos, fin stratège les initiant à la défense glissée. Techniquement avec François Borde, spécialiste de l'attaque avec décalage en bout de ligne, et toujours coiffé d'un béret.
Finalement, les Français furent vaincus, 20-3. Qu'importe. L'essentiel est ailleurs. En Irlande, au Lansdowne Road de Dublin pour le dernier match du Tournoi 1920. Fort de ses "Joinvillais" et en particulier du trio d'attaquants Crabos-Borde-Jauréguy désormais membres du Racing-Club de France, le XV de France remporta son premier succès à l'extérieur (7-15). Entre temps, les Jeux Interalliées s'étaient déroulés à Paris et un petit tournoi de rugby regroupa les Etats-Unis, la Roumanie et la France au stade Pershing construit en un rien de temps par les militaires yankees dans le bois de Vincennes.
Le 29 juin, la paix signée la veille, Américains et Français s'affrontèrent en finale, une bataille rangée qui fera dire au dirigeant français d'origine américaine, Allan Muhr : "C'est ce qu'on peut faire de mieux sans couteau et sans révolver." Pour l'anecdote, la France s'imposera (8-3). Quant au stade Pershing, il accueillit une rencontre du Tournoi en 1924 suite à l'inondation de Colombes. Adolphe Jauréguy, basque d'Ostabat, qui avait rejoint le Stade Français, occupait toujours l'aile gauche.
Interrogé il y a un demi-siècle par Denis Lalanne au sujet du XV de France et de la montée en puissance des Britanniques, son coéquipier François Borde répondit : "Il va falloir que le XV de France fasse appel à toutes les vraies compétences possibles pour suivre le mouvement. De tout temps, le XV de France a été fait pour attaquer, n'allons pas contre cette vocation. Il y a des procédés simples, de bonnes habitudes qu'il ne faut pas abandonner. Comme par exemple le souci de rester debout, disponible aux côtés du joueur que l'on vient de servir." Je vous laisse le soin de conclure.

samedi 23 mars 2019

Tout à gagner

Ils sont revenus du Tournoi détruits, le moral en berne. Leurs entraîneurs ont vu débarquer au club-house des internationaux en kit, pressés de rejouer pour se remettre les idées ovales en place. Que le XV de France détruise ainsi sa jeunesse dont on aime à dire qu'elle est triomphante pour nous projeter en joie vers l'avenir, mais qui semble là bien mal en point, sacrifiée, martyrisée, envoyée à l'abattoir des lignes d'avantages mal tracées, a de quoi nous interpeller.
Exit donc les Six Nations, et on s'est pris la porte de sortie en pleine gueule. J'ai écouté et entendu de nombreux amoureux du rugby et d'anciens internationaux souhaiter que le XV de France se vautre à Rome, non pas pour enfoncer les Tricolores mais pour obliger le pouvoir en place à changer vite et bien staff et capitaine dans l'optique du Mondial 2019 au Japon. C'est dire dans quelle détresse nous nous trouvons, impuissants.
Le Top 14 a donc repris ses droits, et bientôt le Coupe d'Europe reviendra disposer ses quarts de finale. Le rugby des clubs domine le paysage français. Une évidence qui réduit l'équipe de France à une misérable cohorte de gamins paumés sur un terrain trop grand pour eux, avec un ballon trop petit pour leurs doigts trop gourds. Cela fait un siècle que les clubs règnent, et cette prééminence du local sur le national définit depuis 1910 la construction des XV de France.
La différence, à l'époque où le rugby n'était pas professionnel, c'est que le savoir-faire du SBUC - premier club pro - puis de Quillan, Carmaux, Romans, Grenoble, Castres, Cognac, Cahors, Mazamet, Lourdes, La Voulte, Brive, Dax, Bayonne, Biarritz, Lourdes, Toulon, Agen, Mont-de-Marsan, Toulouse, le Racing-Club-de France, Bègles, Montferrand, Colomiers, Bourgoin et jusqu'au Stade Français récemment avec sa couveuse de Bleus en 2015, a été mis au service de desseins tricolores.
Si le président de la FFR, Bernard Laporte, choisit un entraîneur étranger - disons Warren Gatland, qui rêve, lui, d'entraîner les All Blacks et ne viendra à Marcoussis qu'en pis aller - la FFR se coupera des techniciens de clubs, grands cocus si l'austère kiwi décide - ce n'est pas gagné - de s'installer dans l'Essonne. Il lui faudra un staff : le sien (qui va coûter très cher, soit deux millions d'euros à l'année) ou un compost hétéroclite d'entraîneurs français du pôle 14 libres sur le marché de l'emploi ce qui, on l'a vu, n'est pas un gage de qualité.
Ce constat, nous aimerions que ce soit le dernier. Pour le résumer, je vous conseille la lecture édifiante du pamphlet de mon ami et ancien collègue de L'Equipe et du Canard Enchaîné, Jean-Yves Viollier. Talonneur du XV de la presse des glorieuses années 80-90, quand aucune sélection corpo ne résistait à nos poussées rectilignes et nos envolées lyriques, un temps où mes confrères Delteral, Crépin, Tynelski, Maria, Beaupère, Schramm, Rivière, Calmejane, Zabel, Holtz, Lemoine, Danne, Walter, Dunet, Bouzinac, Clévenot, Gilardi, Navarro et Deydier enflammaient le terrain n°1 de Colombes, le samedi matin. Mais aussi Jean-Bouin, Paul-Chandon, Jean-Morin et Marcel-Michelin.
Publié le mois dernier chez Atlantica, Rugby en péril, signé Viollier, dézingue en moins de cent pages. Règlement, commotions, phases trop statiques, gabarits mal triés, individualisme forcené, présidents stars, indigence tactique, dictat de l'écran payant, "affaires" fédérales, boîte à JIFF : tout y passe ! Et donne envie d'initier une révolution de gilets bleus : ce n'est pas de pain que nous manquons mais de jeu.
Nous aimerions que Rugby en péril soit le dernier ouvrage d'un genre commencé dès 1996 avec Rugby pro, histoires secrètes (éditions Solar), et poursuivi par Jean-Paul Rey (Qu'ont-il fait de notre rugby ? Editions Cairns, 1997), Jean Fabre (La quatrième mi-temps, Cépaduès, 1999), Jacky Adole (Mon sac de rugby, Atlantica, 2002), Pierre Albaladejo (Les clameurs du rugby, Solar, 2007), Xavier Audebert (Les odieux du stade, Flammarion, 2007), Laurent Benezech (Rugby, où sont tes valeurs ?, La Martinière, 2014), Pierre Ballester (Rugby à charges, La Martinière, 2015) puis Philippe Kallenbrunn (Peur sur le rugby, Marabout, 2017).
Il y avait un exemplaire de Rugby en péril à gagner pour celle ou celui qui répondrait à la question suivante : qui a dit "Le soutien est plus fort que la passe"  ? Le vainqueur est l'ami Lulure II aka Fred Boy. Dès 18 heures. La réponse n'était pas Pierre Berbizier, Olivier Villepreux, Christian Montaignac, Christophe Schaeffer ou Raoul Barrière mais bel et bien Richard Astre. Dans les pages du dernier So Tampon. La littérature ne s'offre pas ici aux Béotiens, vous le savez bien.

samedi 16 mars 2019

L'heure du courage

Ils n'ont pas fait oublier la génération des seventies, celle des rouflaquettes et des cheveux longs, des crochets électriques et des relances rectilignes. D'ailleurs, qui le pourrait ? Mais ils ont fait chanter leur supporteurs comme aux plus belles heures. Les places ont beau être toutes assises au Millennium Stadium, le peuple gallois a entonné ses chants de la Rhondda comme s'il était debout, offrant à ce théâtre moderne le coeur de l'Arm's Park sur lequel il est construit.
Inventeurs de la ligne de trois-quarts à deux centres à la fin du XIXe siècle, initiateurs via Owen Roe du rugby "à la bayonnaise" au début du XXe siècle qui inspira ensuite le XV de France au point de devenir le French Flair, créateurs du mouvement de balancier dans les années 70, ce large-large qui a fait école depuis, mais aussi capables d'imaginer les rassemblements d'avant test-matches, les Gallois ont su redevenir une référence quand le Tournoi est passé à six nations, quand le rugby a choisi le professionnalisme.
Cette transformation est partie de loin, de très loin même, d'une période noire qui vit en 1988 le XV du Poireau encaisser cent six points en deux test-matches lors d'une tournée en Nouvelle-Zélande, sa fédération sombrer dans la banqueroute, minée par une politique étriquée de petits privilèges, son championnat de villages vivoter, folklorique et pittoresque, certes, mais sans réel intérêt sportif.
Il faut faire preuve d'humilité pour appeler une compétence extérieure - le Néo-Zélandais David Moffett en l'occurrence - pour réaliser l'audit qui changea la face rôtie d'un rugby en perdition. Place aux franchises pour réduire l'élite et les coûts ! Priorité à l'équipe nationale ! La grogne, de Llanelli à Newport, laissa place aux résultats qu'on connait : Grands Chelems en 2005 et 2008, puis en 2012 et, depuis samedi, en 2019. Davantage que la France, l'Angleterre ou l'Irlande, le pays de Galles s'impose depuis deux décennies comme la nation phare du nouveau Tournoi.
Après avoir profité depuis les années 60 des compétences d'entraîneurs de la classe de Carwyn James, John Dawes, Clive Rowlands, David Nash et Gareth Jenkins, les internationaux gallois ont grandi ensuite sous la férule de techniciens néo-zélandais de haut vol, à savoir Graham Henry, Steve Hansen et Warren Gatland. La France, qui touche le fond ovale depuis plus d'un an, aura-t-elle le courage intellectuel d'un constat sans fard et de solutions draconiennes ?
Tendons l'oreille du côté de Marcoussis. Une décision sportive pourrait être annoncée très vite. Mais ça coince un peu pour intégrer Fabien Galthié aux côtés de Jacques Brunel dans l'optique du Mondial au Japon. Afin de reprendre l'équipe de France en décembre, auraient été approchés Steven Hansen, Joe Schmidt, Eddie Jones et Warren Gatland. Schmidt a refusé pour raisons familiales. Les autres, je ne sais pas... Laurent Travers, Laurent Labit, Xavier Garbajosa, Franck Azéma, Pierre Mignoni et Ugo Mola ont, eux aussi, été sondés.
Vaste est le chantier. Mis à part l'envie et de talent de Damian Penaud, il n'y a rien à retenir de la victoire tricolore à Rome, 25-14. Derrière l'intouchable Nouvelle-Zélande, nous sommes en troisième division mondiale. Comparaison n'est pas raison, alors il ne faut pas regarder l'intense Galles-Irlande et le spectaculaire Angleterre-Ecosse dans la foulée... Match indigne du haut niveau international, purge devant laquelle on a perdu intérêt au jeu  - j'en connais qui se sont endormis devant leur écran de télé -, victoire laborieuse et heureuse (l'Italie est entrée cinq fois sans succès dans l'en-but français), ce centième France-Italie, jubilé de Sergio Parisse dans le Tournoi des Six Nations, a fait reculer la cause du rugby en France.
Invité de Bureau Ovale, l'émission rugby sur You Tube, j'ai signalé à quel point l'urgence appelle la démolition d'une structure : trouver un entraîneur en chef de haut vol familier des techniques contemporaines de management ; lui adjoindre des techniciens reconnus (attaque, touche, mêlée, jeu au pied, défense, préparation mentale) ; trouver un capitaine d'avenir qui soit aussi le meilleur à son poste ; produire un projet de développement et d'accompagnement en lien avec les clubs de Top 14 et la DTN.
Il n'est pas trop tard pour imaginer les Tricolores s'illustrer en 2023 quand la Coupe du monde se disputera en France. Mais pour cela, il faut s'y prendre tout de suite. Tant pis pour les susceptibilités des uns et des autres : il y va de l'avenir du XV de France et de la crédibilité de notre rugby. On peut écrire, sans crainte de se tromper, que Jacques Brunel, Jean-Baptiste Elissalde, Julien Bonnaire, Jean-Marc Bèderède, Sébastien Bruno et Guilhem Guirado ne sont plus les hommes de la situation.
Une défaite historique contre les Fidji, la déroute de Twickenham, l'humiliation à Dublin et cette purge à Rome, n'est-ce pas assez pour effectuer maintenant un changement ? Toute attitude conservatrice serait aveu de faiblesse, marque d'aveuglement, délit de non assistance à équipe en danger. On ne construit pas une équipe nationale avec de bons sentiments, des sourires de façade, des connivences, des petits arrangements, des non-dits, des malentendus, des sous-entendus et des atermoiements. Il en va de l'avenir d'une génération, et peut-être même de la suivante.

Cherry on the cake, voici le XV-type du Tournoi 2019 (by Côté Ouvert)
L. Williams - Adams, Parkes, Slade, May - (o) Russell, (m) Tebaldi - Watson, Moriarty, Navidi - Jones (cap.), Ryan - Sinckler, McInally, Healy.

lundi 11 mars 2019

Les gilets bleus

Défilent des gilets de couleur : jaune bien sûr, rouge (syndicalistes), rose (infirmières) et violet (féministes). Noir, aussi (extrémistes, casseurs). La colère s'installe dans la rue parce que les résultats ne sont pas à la hauteur des attentes, les promesses de campagne ne sont pas tenues. Déçus, frustrés, oubliés, humiliés, les cocus se font entendre. L'actualité tricolore étant ce qu'elle est, les élus ne s'y seraient pas plus mal pris qu'en offrant à leurs électeurs un poste de télévision pour suivre en direct cette chute libre.

C'est ainsi qu'on nourrit les révolutions. Je me suis rendu à Marcoussis, tout à l'heure: le peuple des stades de France a commencé à s'installer autour du rond-point construit devant l'entrée du CNR. Oh, ils ne sont pas très nombreux à braver par cette heure le vent de la plaine d'Essonne. Allez-y, par curiosité, vous verrez, c'est bon enfant. Le bus qui ramenait d'Irlande l'hagarde équipe de France et son staff en toc les a frôlé, lentement. J'ai entraperçu le visage étonné de quelques Tricolores. Les autres, visiblement dans leur bulle, avaient les oreilles enserrées par d'énormes casques idiots.

Quand ils se réveilleront demain, les fessés de Dublin verront que la poignée de supporteurs déçus qui faisait le pied de grue pour un petit signe de la main s'est désormais élargie. Une vingtaine de mordus de froid autour d'un brasero chantent des paillardes pour se tenir chaud. D'autres sont attendus dans la journée. Quelques banderoles ont poussé appelant à la révolte des cloportes. Les automobilistes klaxonnent en roulant au pas une fois arrivés à leur hauteur. Ils ont des gilets bleus coincés sur leur pare-brise en signe de soutien.

Tôt ce matin, le personnel administratif de la FFR a connu des difficultés pour s'approcher du parking et se garer, puis traverser ce qui est maintenant devenu une marée humaine qui s'étend sur une cinquantaine de mètres des deux côtés de l'avenue. La circulation est arrêtée, la maréchaussée alignée pour assurer un semblant d'ordre, les slogans lancés au mégaphone, repris par cette foule bleue qui chante haut et fort au XV de France qui s'entraîne là-bas, plus loin, sur le terrain Pierre-Camou à l'abri des regards, son amour bafoué, sa passion trahie.
Il a gonflé, ce groupé pénétrant. J'y ai croisé joueurs, dirigeants, supporteurs, éducateurs, quelques anciens internationaux aussi - certains parmi les plus emblématiques - venus soutenir cette communion païenne, atterrés par la situation catastrophique, "pathétique, même", dans laquelle le XV de France nain s'est mis. "Putain, quelle catastrophe !". Ils expriment sans détour leur "honte" ; aussi à quel point cette équipe "manque de fierté et d'amour".
A l'autre bout de Marcoussis, les Tricolores travaillent dans l'ennui et le brouillard leurs combinaisons. "Ah bon, parce qu'en plus ils travaillent ? Pour nous livrer des matches comme ça ? Mais il faudrait mieux qu'ils aillent jouer au bowling ou rentrer chez eux" lâche un visiteur transi vêtu de ce bleu pâle qui symbolise la déroute de Dublin. Guilhem et ses affiliés ont entendu gronder la foule, et dans peu de temps sortiront du CNR emportés vers le Colisée via Orly participer au jubilé romain de Parisse. Savent-ils qu'ils se tiennent en équilibre instable sur la roche Tarpéienne ?
On mesure la gouffre dans lequel s'est enfoncé ce groupe si l'on considère qu'il est capital pour le présent et l'avenir de notre sport que la France remporte ce pesant trophée Garibaldi. Qu'elle soit neuvième, dixième ou plus loin encore, elle part sauver ce qu'il reste de son Tournoi. L'image, ce sera pour plus tard. Ou pas. Qu'attendre ? Tomber encore plus bas en perdant samedi ? Pour que rien ne change ? "Il faut s'affranchir du rugby con", lance Lulu le gilet bleu de Paname, le regard tourné vers Rome. Mais déjà la foule des déçus s'est retirée comme elle était arrivée. Plus personne ne se dresse autour de la sculpture monumentale de Jean-Pierre Rives. Les gilets bleus ont disparu dans la brume électronique. J'ai dû rêver.






vendredi 8 mars 2019

C'était Raoul...

D'ordinaire, on évalue la trace que laisse un homme dans l'histoire d'une activité aux lignes de son palmarès, à sa bibliographie, à ses décorations, à ses récompenses, à ses titres. L'héritage de Raoul Barrière se mesure, lui, à l'émotion que sa disparition, à 91 ans, a suscité. J'ai entendu, au téléphone, les silences embués de Richard Astre marchant dans la campagne espagnole, j'ai perçu les larmes couler sur les joues de Claude Saurel impossibles à sécher au vent, la retenue submergée d'Alain Paco derrière son flux de souvenirs. Ce que l'AS Béziers compte d'anciens joueurs passés sous la coupe du sorcier de Sauclières est touché par cette disparition.

Ce fut un privilège de rencontrer ce professeur d'éducation physique il y a un peu plus de deux ans, chez lui, à une portée de drop du stade de la Méditerranée, dans le corps de ferme qu'il avait aménagé pour sa famille. Un de ses petits-fils jouait avec un ballon de rugby dans la cour. Invité à déjeuner, je notais encore ses affirmations éclairantes entre deux bouchées, même après deux heures d'interview. Comme d'autres grands entraîneurs, cette boule d'énergie ne vivait que pour et par le rugby, celui des Springboks, des All Blacks, de Béziers, du pays catalan où se trouvent ses racines.

Avant de débuter dans ce métier en 1984, j'avais déjà une attirance pour l'Histoire du rugby telle que relatée par Henri Garcia, Denis Lalanne et Georges Pastre. Je n'imaginais pas que connaître par cœur l'aventure du XV de France de 1958 en Afrique du Sud allait un jour m'ouvrir une porte qui donne sur le salon de Raoul Barrière, immense pièce sombre constellée de souvenirs ovales et m'offrir l'occasion de m'assoir en face de ce géant, petit de taille, immense de connaissances. Et, alors qu'un rai de soleil passait par une étroite fenêtre, le regarder me parler.

"Il était coriace. Parfois, il te blessait d'un mot. Parce qu'il sentait que tu t'étais laissé aller, que tu n'étais pas là où tu devais être. Mais c'était pour ton bien," m'avoue aujourd'hui Alain Paco, moi qui n'ai connu que le miel de cet homme, c'est-à-dire son immense bienveillance à l'hiver de sa vie, son humanisme profond et authentique. "Son exigence était telle que si tu relâchais un ballon à la fin de l'entraînement, qui pouvait durer plus de deux heures, tu allais immédiatement te taper des séries de huit cents mètres..." poursuit l'ancien talonneur international, qui débuta ouvreur face à Neath pour l'inauguration du Parc des Princes.

Même si à n'en pas douter Raoul Barrière fut "une belle personne", dit l'ancien flanker Claude Saurel qui entraîna à son tour Béziers, on ne construit pas une équipe comme l'ASB des années 70 avec des pétales de rose mais plutôt en habituant les joueurs à ne pas souffrir des épines. "Pendant deux mois, préparer la phase finale était un pèlerinage, raconte Saurel, devenu coach de la Géorgie et de la Russie. Tout le monde arrêtait de fumer, y compris Jack Cantoni. Personne ne sortait le soir, même Armand Vaquerin. Tous les jours, avant l'entraînement, on effectuait un footing de dix bornes le long du canal du Midi..."

A quelques heures d'Irlande-France, on mesure l'ascèse biterroise. Raoul Barrière détestait voir ses joueurs sous des barres du musculation. Il préférait leur faire travailler la tonicité et l'explosivité "au poids du corps", dit Saurel, c'est-à-dire tractions, pompes et abdominaux au naturel. On lui doit aussi "l'hydratation permanente, les passes assurées les yeux bandés, les élastiques tendus en travers du terrain pour imposer les positions basses... On travaillait le plaquage avec des sacs de quatre-vingt kilos de sable attachés à un portique et lancés dans tous les angles, la puissance en passant entre des pneus de tracteur..."

Dans le rugby d'immédiat après-guerre, les entraîneurs de renom ne manquaient pas : Julien Saby, Robert Poulain, Henri Laffont. Mais Barrière a renouvelé le genre. Son approche tactique est ainsi résumée par Claude Saurel : "Comment faire pour capter quinze défenseurs dans un espace limité d'une ligne de touche à une autre ? Aller droit, multiplier les fixations, être capable de passer le ballon dans toutes les positions possibles."

Fin octobre 2016, à la question, "Comment définiriez-vous le combat, en rugby ?" ce pédagogue me répondit :"C'est une opposition au corps. Il est dans l'arrêt physique de l'adversaire porteur du ballon. Il faut ensuite le faire reculer puis le mettre au sol et lui enlever l'envie de tromper notre défense... Attendu que le combat peut être douloureux, tous les entraînements, y compris parfois le matin du match, étaient avec opposition réelle, c'est-à-dire avec plaquage autorisé. Quelques fois, les joueurs s'invectivaient, mais je m'en foutais..."

Alain Paco se souvient : "Ah, ça, on préférait le match parce que les entraînements étaient deux fois plus éprouvants..." Claude Saurel ajoute : "Le vendredi soir, c'était l'opposition systématique avec la Nationale B. Qu'est ce qu'on se mettait... Combien de fois j'ai dû me battre... Mais le dimanche, nous étions mieux préparés que nos adversaires au combat. En fait, Raoul nous apprenait à gagner. C'est allé parfois très loin, mais quand les gars d'en face étaient carbonisés, nous on aurait pu disputer un deuxième match à la suite..."

N'allez pas croire un instant que cette violence canalisée était une marque de fabrique : elle séparait les hommes des enfants, comme le vent au golf. "Tout était millimétré, me précisa Raoul Barrière. J'expliquais à chaque joueur le pourquoi du comment des positions. Une fois que nous avions rectifié un mauvais placement, il ne fallait pas que le fautif recommence sinon il prenait un "savon". Personne ne déconnait à l'entraînement. C'était banni."

Raoul Barrière était aussi, comme tous les bons techniciens, connaisseur du règlement. Pour une raison simple : "La règle permet différentes interprétations, et ce qui me gêne, c'est qu'elle n'est pas appliquée comme elle est écrite..." Là aussi le sorcier de Sauclières s'engouffra dans les intervalles, posant à l'arbitre comme à l'adversaire des problèmes difficilement solubles dans l'instant.

Cette rigueur se trouve chez les All Blacks et les Irlandais, que les Tricolores vont affronter dimanche après-midi. Pas étonnant que ces deux équipes soient en ce moment au sommet du monde et se partagent un hémisphère. Au sein du XV du Trèfle, tout est millimétré, précisé, rodé, et s'enchaîne comme écrit sur une partition. Ce jeu est inexorable. Comme était irrespirable le rouleau-compresseur biterrois.

A l'instar de Jean-Pierre Rives, sûr que Raoul Barrière, cet intranquille qui jouait à l'aspadragade quand il était enfant, a de l'Irlandais en lui. Il en avait le faciès, du moins, sorti d'un film de John Ford. Ah, vous ne connaissez pas Raoul ! Pourquoi avez-vous choisi le rugby, lui ai-je demandé à l'heure du café ? "Parce qu'il y avait des coups de tronche à recevoir et à donner", m'a-t-il répondu. Avant d'ajouter, en riant : "On est con, hein ?" Non, monsieur Barrière, pas seulement cons ; nous sommes tristes, surtout. 

lundi 4 mars 2019

La chaussée des géants


A l'exception de la France bicéphale, les grandes nations, y compris celles du Pacifique dont World Rugby voudrait se séparer au motif qu'elles en sont pas bankables ni présentables pour l'audimat, parviennent à pratiquer un jeu de rugby sans avoir besoin de se travestir, ni de se renier. La France, donc, oscille toujours entre sa pratique de clubs et sa représentation nationale.

Prenez l'Irlande. Déjà, parvenir à réunir deux entités géographico-politiques sous un même maillot alors que tout les oppose tient de l'exploit historique. Faire ensuite d'une pratique d'établissements privés protestants un sport reconnu dans un pays catholique tient du prodige. Puis passer d'un championnat famélique de clubs amateurs à un quartet de provinces qui dominent l'Europe... Tout cela démontre que la raison est meilleure conseillère que la passion.

On ne peut pas s'étonner, dès lors, que l'équipe nationale irlandaise, qui ne dispose que d'un effectif limité, décroche un Grand Chelem dans le Tournoi des Six Nations - ce fut le cas, l'année dernière - et se hisse à la deuxième place mondiale. Alors que nous mijotons dans une marmite de polémiques, l'Irlande est déjà installée à la table des grands, bien servie par son ouvreur Jonathan Sexton, élu meilleur joueur du monde, ce même Sexton qui se morfondait dans le Top 14.

Pourquoi évoquer ainsi Sexton ? Parce que le demi d'ouverture star du Leinster personnifie la réussite du XV d'Irlande. Lors d'une série d'entretiens que j'effectuais dans le cadre d'un reportage pour L'Equipe, Pierre Berbizier me demanda : "Qui sera notre dix à la Coupe du monde ?" Je fus bien incapable de lui répondre. A six mois du coup d'envoi, le pourriez-vous ? C'est tout le problème. Il ajouta : "Il faut caractériser le jeu que nous voulons mettre en place. Et ensuite choisir l'ouvreur pour le pratiquer. En France, on fait l'inverse." Avant de conclure : "Mais notre situation actuelle est encore pire : nous ne faisons ni l'un ni l'autre..."

Cerner le jeu de l'Irlande, c'est constater, comme Guy Accoceberry, que nous avons "un retard de cinq ans dans le domaine du jeu tactique. Les autres nations ont intégré le jeu au pied depuis 2012, que ce soit en clubs et en provinces. On fait ce que les autres ont déjà maîtrisé depuis longtemps et dont ils tendent à s'éloigner : conservation du ballon et multiplication des temps de jeu..." 

"Historiquement, le rugby français a eu la volonté délibérée de se démarquer des footballeurs, note l'ancien commentateur télé Pierre Salviac, qui mis le travail du jeu au pied obligatoire dans son programme de campagne quand il se présenta face à Bernard Laporte, Alain Doucet et Pierre à la présidence de la FFR en 2016. Pour les Anglo-saxons, le jeu de pression et d'occupation par le pied est essentiel. Car c'est d'abord du football avant d'être du rugby. Il faut croire que ceux qui ont traduit ce jeu en France on fait abstraction du pied."

Plus près de nous, en 1988, Grant Fox, maître ès-tactique, m'avoua que les All Blacks s'organisaient à partir de trois situations pré-établies sur du jeu au pied dans les angles morts afin de repousser l'adversaire jusque dans ses vingt-deux mètres et hériter ainsi d'une touche pour activer leurs combinaisons. De la même façon, Titou Lamaison - que je considère comme le demi d'ouverture français le plus complet  - avait disséqué "le jeu de Joel Stransky et son rôle primordial dans la conquête du titre mondial par les Springboks en 1995."


Ce même Titou Lamaison s'interroge : "Quels sont les demis d'ouverture français buteurs numéro un dans leur club ?" Réponse : Jonathan Wisniewski et Matthieu Jalibert, ainsi que trois Toulonnais à tour de rôle : Anthony Belleau, Louis Carbonel et François Trinh-Duc... Sauf qu'à bien y regarder, les demis de mêlée font la loi quand "les Gallois et les Ecossais misent sur leur charnière, les Anglais et les Irlandais sur leur ouvreurs," remarque Pierre Berbizier.


Effectivement, constate Jeannot Lescarboura, "en France, le dix a été déchargé du jeu au pied tactique et des tirs aux but. Il n'a plus la responsabilité du jeu." En revanche, attendons-nous à voir Sexton s'imposer à la baguette, diriger l'orchestre vert, trouver le tempo de la partition ou plutôt la jouer à son rythme, à sa main. Et à son pied. "Il sait tenir compte des paramètres que sont la météo, l'état de la pelouse, l'adversaire. Avec lui, tout est question de dosage, d'équilibre et de trajectoires," note Jean-Pierre Elissalde.


Voilà donc l'équipe de France en route pour Dublin afin de confirmer son succès sur l'Ecosse, il y a deux semaines. Un test de passage, donc. L'Irlande dont Jean-Pierre Rives disait qu'il aurait bien aimé la représenter s'il n'avait été Français. L'Irlande de Sean O'Casey, auteur de "La charrue et les étoiles", qui fait allusion au drapeau des nationalistes irlandais dont le chant de ralliement était, au début du siècle dernier, La Marseillaise.

Après le match contre le XV du Trèfle, en 1920, le pilier toulousain Marcel-Frédéric Lubin-Lebrère, accompagné de quelques supporteurs, cherchait un pub où étancher sa soif quand il entendit l'hymne français résonner. Intrigué, il pénétra dans le sous-sol où était réunie une troupe d'Irlandais et y passa une partie de la nuit à trinquer et à chanter avant d'être cueilli par la police au petit matin au motif qu'il s'était joint à une faction révolutionnaire.


Il se sortit d'embarras en montrant sa carte tricolore d'employé municipal, arguant qu'il était maire de Toulouse, et que La Marseillaise était aussi et surtout l'hymne de la France et de l'équipe de rugby qui venait de battre (7-15) les Irlandais la veille à Lansdowne Road. Cet épisode construisit sa légende. Pour sa part, Lucien Mias, capitaine tricolore, fit un soir d'avril 1959 à Dublin allusion dans son dernier discours d'après-match à cette charrue qu'il faut atteler à une étoile si l'on veut que le sillon soit droit. L'épopée autant que le sens de la répartie et de l'allégorie, voilà sans aucun doute ce qui manque aujourd'hui à ce XV de France qui n'a encore rien accroché.