mercredi 24 janvier 2024

Un rugby hors du temps

 

Carte blanche est donnée au Toulousain Jacques Labadie alias Pipiou, membre des Quinconces, ce groupe des historiques du blog depuis 2015, acteur des rendez-vous annuels de Treignac puis d'Uzerche, et fidèle commentateur. Cadrage-Debord où il est question, entre autres, de l'amour que nous portons à ce jeu de balle devenu économie ovale.  

"Dans certains établissements scolaires, il est arrivé que l'on expérimente des classes sans notes. Elles travaillent comme les autres mais les devoirs et les contrôles sont évalués non par des chiffres mais pas des appréciations littérales. Les résultats sont mitigés et, pour tout dire, en-deçà des attentes ; les mots sont insuffisants, sans notes chiffrées, les élèves - et leurs parents - se sentent un peu perdus et même stressés, n'arrivent pas à situer leur travail voire leur progression et, en fait, sont en manque de comparaison... avec les autres.

Le sport en général, et le sport professionnel en particulier, gagnerait peut-être à sortir lui aussi des chiffres. Il est de plain-pied dans une logique capitaliste : qui n'avance pas recule. Plus on a de chiffres, plus on fait du chiffre. Le rugby n'échappe pas à la règle : après les premiers tâtonnements, son économie s'est fixée par le haut, où tout converge par nécessité et mimétisme. 

Le jeu est devenu spectacle, un spectacle surtout télévisuel qui génère du chiffre puisqu'il nous abreuve de chiffres. Le chiffre des droits TV d'abord, du salary cap et, sur la pelouse, les chiffres des statistiques, pourcentages, performances individuelles, taux de réussite, distances de tir, nombre d'essais marqués - et à quel moment -, de temps qui reste à jouer, de capes internationales, de matches joués, de minutes passées sur le terrain, de mois de rééducation, n'en jetez plus.

On finit presque par être heureux que les dimensions du terrain restent les mêmes, et derrière les jingles de la retransmission et de la sono du stade, on entend en sourdine "puisque le sens profond de ce spectacle nous échappe encore, feignons d'en être l'organisateur", quitte à verser dans le voyeurisme. Cette gabegie de chiffres, mais aussi de signes et d'images, a imprégné notre jeu dans son tourbillon. Les comportements aussi puisque tout spectacle est prétexte, il appelle le défoulement.

Là où il y avait auparavant le second degré de la moquerie, et aussi de la bêtise crasse mais qui n'allait pas plus loin que le moulinet devant témoins rigolards, il y a maintenant le premier degré du commentaire haineux, d la violence pure et de la bassesse anonyme. Un certain sens du sacré disparaît donc, de la matrice du vestiaire au respect de l'arbitre. Mais, the show must go on, nous sommes encore tiraillés entre la dernière défaite cuisante - dont il faudra bien faire enfin le deuil - et la prochaine échéance à venir dont on fait déjà un tournant décisif.

On n'échappe pas à la marche du monde ; même un ermite retiré dans ses confins en fait partie. Mais une pause - un pas de côté dans son mouvement toujours accéléré - ne serait-elle pas souhaitable ? Pour retrouver un peu de son âme (un peu : ne soyons pas trop ambitieux), le rugby gagnerait à sortir quelques fois de son temps, de ses chiffres et de sa compétition. Ce ne serait pas gagner une Coupe du monde, bien sûr, mais qui sait, peut-être quelques chose de plus important encore : se retrouver seuls mais ensemble, avec un ballon au milieu et, plus tard, s'en souvenir."