lundi 24 août 2020

La jauge et le jeu

Commençons par nous méfier de nos impressions premières. Des visages, je ne vois aujourd'hui que la fenêtre, le reflet ou le miroir, c'est-à-dire une entrée ou une sortie, selon. Par la force du virus dont on se protège tant que faire et parfois si mal et si peu, nos yeux sont devenus l'unique voie d'accès à l'autre, celui qui, pour le philosophe Emmanuel Levinas, m'enrichit et me définit. Par retour, ce regard aiguise notre perception d'un monde feutré, distancié, étouffé, barré voire interdit. 
Nous regardons ce qui nous échappe s'éloigner jour après jour, jusqu'à douter d'une reprise des championnats tant les cas de contamination s'intensifient et se multiplient. D'évidence, il est illusoire d'imaginer isoler complétement des jeunes et des moins jeunes joueurs d'une société de consommations qui additionne les tentations; et même les plus inoffensives commencent à inquiéter tant le moindre contact génère de complications. Il suffit d'un rien, d'une errance, pour que l'édifice précautionneusement construit menace de s'écrouler. 
Jouer. Jamais ce simple verbe, inventé pour rendre compte de l'occupation de la Lydie par les troupes de Cyrus le Grand, si l'on en croit le Sarladais Etienne de la Boétie, n'a autant mis en danger la vie d'autrui. Jouer, en rugby, c'est toucher le ballon, plaquer l'adversaire, se lier : c'est affaire de contacts. Mais l'amour du jeu aux temps du Covid-19 est associé au pire des transferts : celui qui consiste à passer le virus. 
Puisqu'il est contraint - deux billes au-dessus d'un masque -, jamais notre regard sur le rugby n'a été aussi acéré. "Que pensez-vous de ce que vous voyez ?". L'injonction de la philosophe Barbara Cassin s'enveloppe d'une actualité saisissante. Mon regard appelle impérativement à décrypter. Que vois-je ? Un ersatz de rugby, de jeunes adultes à l'arrêt, de la crainte et de l'envie. J'ai vu aussi des entraîneurs se désolidariser et d'autres faire front commun. Je verrai la LNR monter à l'assaut de la citadelle World Rugby à la façon de Michael Kohlhaas prenant les armes, une campagne électorale secouée par un vent mauvais qui déracine une forêt de bonnes résolutions mal plantées. 
"Que pensez-vous que vous voyez ?" serait mieux ajusté à ce qui se déroule sous nos yeux et qu'il nous faut décrypter sans tarder du mieux possible. Les barbares sont aux portes. Barbares sont ceux qui "blablatent" : ils ne savent ni le grec ni le latin. Ils sont ceux qu'on ne comprend pas, les politiquement incorrects qui n'appartiennent pas à la cité. Ils n'obéissent pas à ses lois puisqu'ils ne les saisissent pas. 
Ainsi, voir c'est comprendre. Et pour mieux regarder captons l'arrière-plan, sortons du cadre imposé, émancipons-nous des limites. Méfions-nous, surtout, de ce qui nous saute aux yeux. Au silence succède le vide, avons-nous chroniqué à de multiples reprises sur ce blog, et vous vous êtes faits l'écho de cet enchaînement d'inquiétudes. Allons-nous pouvoir continuer à jouer, à nous abreuver à cette source ludique si le rugby tel qu'il s'est bâti tend à détourner la partie de son lit originel ? Car il est désormais davantage question de jauge que de jeu, économie oblige. 
Nous ne faisons que subir les événements et nous adapter. A l'évidence, nous avons échoué à imaginer le monde d'après. Nous n'avons rien transformé puisque nous n'avons même pas essayé. Nous n'avons rien à tenir puisque nos promesses s'écrivent sur du vent. Le monde d'avant, celui de mars - le mois, pas la planète - a soufflé plus fort que nos illusions. Je voulais être partie prenante de l'An I. Je ne suis que de saison. Et voici déjà la fin de l'été.

mercredi 12 août 2020

Dans le vide sanitaire

S'agit-il d'un retour aux coutumes ou l'éclosion du monde d'après ? Ainsi les premiers matches amicaux reprennent à la pliure d'août pour préfacer une saison de pointillés comme autant d'interrogations. Si Paul Fournel, ci-devant secrétaire provisoirement définitif de l'Oulipo et primé en 1989 pour Les athlètes dans leur tête devait se plier de nouveau à l'exercice sans doute ne choisirait-il pas l'homme-tambour, pilier de village grand et gros, Hercule du canton, pour chanter le rugby de son pays qui commence dans le pack, entre bourrins. "On est ce qui dure dans le village. Derrière, ils dessinent des diagonales, ils inventent, ils fabriquent des buts. Leur travail mérite le respect, alors, nous fabriquons du respect chaque fois qu'il le faut." On remporte le prix Goncourt de la nouvelle pour des phrases de la sorte. 
Covid oblige, ils ont cet été conçu de la protection en trempant leur ballon dans l'eau de Javel avant de le passer, et c'est ainsi que le rugby glisse de protocole en protocole et avance masqué dans le grand vide sanitaire qui entoure la perspective d'avoir à disputer une rencontre sous cellophane tout autour du sanctuaire créé pour bloquer le virus. Il n'y aura pas cette année de journaux jetés du haut des tribunes au bonus offensif au motif que la préconisation venue de la Ligue encourage les programmes digitaux. Ainsi s'accélère une mutation dont on ne soupçonne pas encore aujourd'hui jusqu'où elle va nous mener. Bienvenue à Gattaca si vous n'êtes pas contaminés. Pour les autres, match perdu zéro pointé. 
Les Anciens considéraient le vide cosmique comme source et formation du monde sensible, ordonnancement constitué à partir du chaos initial toujours renouvelé. Il faut espérer que dans le vide sanitaire où il se trouve plongé, le rugby saura bâtir son présent plus sûrement que ne lui indique la société civile devenue pandémonium. Il a maintenant l'occasion de prendre à contre-pied la faute originelle qui consista à suivre par excès de surmédiatisation les défauts qui l'entouraient, aveuglé par le profit. Forts d'un public limité à l'essentiel, c'est-à-dire délesté de ses nouveaux supporteurs qui ne se rendaient au stade que pour brailler, soutenus par des partenaires économiques et commerciaux constitués par les plus fidèles et les plus désintéressés, allégés par des règles revues afin de fluidifier les mouvements, les matches de l'ère coronavirus vont nous en dire beaucoup sur le rugby actuel, préparé - ou pas - à réinventer ses vertus et réécrire ses valeurs sur un marbre inconnu. 
Dans le vestibule du temple d'Apollon à Delphes est aussi gravé "Rien de trop". On le doit à Solon, l'un des sept Sages de l'Antiquité. Pour avoir médité durant l'été les pieds dans le sable et la tête sous le parasol sur Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres constitué par Diogène Laërce, il me semble utile de rappeler que ce Solon, à l'impact sous-estimé, aurait apprécié le règlement de trois millions d'euros effectué par Mohed Altrad pour solde de tout compte en tricherie budgétaire. Le prix est encore trop peu élevé pour s'acheter un Bouclier de Brennus et ses pairs l'ont justement tancé à ce sujet. Solon, donc, inventa pour Athènes le principe de sisachtie, considérant qu'il n'est pas bon de périr par ses dettes. Voilà le club de Montpellier lavé mais pas de tous soupçons. Le laconisme ne se nettoie pas facilement. 
S'ouvre donc à l'Assomption, achevant le cours de sa convalescence, une saison en enfer pavée de gestes barrières. Cette quête est comme l'odyssée qu'Ulysse accepta pour reconquérir l'idéal qu'il tenait pour amour. Paraphrasant Aristippe, il m'apparait chaque jour davantage que les gens de rugby, propriétaires de clubs plus ou moins éclairés, sont instruits de la façon dont il faut gérer les effectifs et les budgets mais ils sont pour la plupart ignorants de la philosophie qui sous-tend ce sport d'éducation conçu pour élever les âmes dans le fracas des corps. "Ils sont comme les prétendants de Pénélope, écrit l'hédoniste de Cyrène : ils ont à leur gré les servantes mais ne peuvent pas épouser la maîtresse."