dimanche 29 mai 2022

A la sirène

Comme Toulouse, Brive et Toulon avant lui, La Rochelle est entré dans la cour des grands d'Europe à la faveur de son succès sur le Leinster, cet ogre irlandais qui menaçait de l'engloutir. Après avoir soulevé ce trophée d'importance comme on émerge d'un rêve, il lui reste maintenant à brandir le Bouclier de Brennus pour couronner une quête sportive commencée dans l'anonymat en 1997, quand le professionnalisme fut accepté en France, parfois à regrets, comme l'unique voie vers l'excellence. 
Héroïque, certes, mais surtout paradoxal... Après plus d'un siècle d'existence, le Stade Rochelais est devenu, samedi dans un stade vélodrome de Marseille en fusion, le champion de la compétition la plus ouverte. Héroïque dans la forme prise par ce succès, et paradoxal tant ce club cultive la discrétion, pour ne pas dire la mise au secret. Ainsi, à ses premières grandes heures, dans les années 1960, renforcé par un quarteron de Basques montés dans le Nord pour y trouver fortune de mer, il s'était hissé à trois reprises en quarts de finale du championnat de France - battu à chaque fois par Dax, qui a aujourd'hui disparu de l'élite - et cela semblait s'accorder à ses vertus.
Son palmarès comptait deux Coupes de la Ligue, en 2002 et 2003, défunt challenge de faible renommée, mais surtout trois titres de champion de France juniors acquis en 1971, 1973 et 1974 avec des équipes composées uniquement de jeunes joueurs de cru, jusqu'à aligner un peu plus tard en équipe première une ligne de trois-quarts à nulle autre pareille si l'on considère que les frères Désiré, Elissalde et Morin étaient tous natifs de Port-Neuf, ce quartier de La Rochelle où est situé le stade Marcel-Deflandre.
Après avoir flotté dans le milieu de tableau de la ProD2, mais toujours soutenu par un public fidèle, le Stade Rochelais a remonté le courant contraire, marée après marée. Géographiquement enclavé, éloigné des zones d'achalandises du rugby, hermétique au modernisme, suscitant rarement l'intérêt des médias, le Stade Rochelais n'avait aucune chance d'attirer un mécène. Mais ce qui constituait alors ses limites est devenu son point fort. 
Sous la férule de son ancien flanker Vincent Merling devenu président, le Stade Rochelais a fédéré un demi-millier d'entreprises locales puis régionales, multiplié par trois son affluence en agrandissant son stade désormais à guichets fermés, et recruté sans discontinuer des sans-grades, puis des oubliés, et enfin des internationaux étrangers de renom en fin de carrière, avant d'être à même d'attirer des Tricolores en mal de temps de jeu.
La saison dernière, deux finales malheureuses préfiguraient ce sacre européen extrait au forceps sur la ligne d'avantage, final étouffant devant l'en-but irlandais soudain assiégé. Cet épilogue à suspense raconte la conviction mise à détruire la confiance d'une équipe du Leinster largement favorite et à bon droit considérant son parcours. Aux plaquages désintégrants qui éparpillèrent le jeu irlandais naguère si bien assemblé, à l'essai initial de Raymond Rhule inscrit au grand large dès la 12e minute, succédèrent les coups d'étrave au ras des rucks. Ils percèrent deux fois la ligne bleue, par Pierre Bourgarit à l'heure de jeu - toujours un moment clé -  puis par Arthur Retière juste avant cette sirène libératrice.
Par l'inexorabilité de son jeu axé sur le défi frontal parfois contrebalancé par des jaillissements en bout d'ailes, par la puissance de son pack déterminé à briser patiemment les velléités adverses, par ses mâles certitudes au combat, et une solidarité sans faille quand le vent contraire frappe sa proue, le Stade Rochelais modèle 2022 ressemble à s'y méprendre, et pas seulement sur le terrain, à l'AS Béziers qui domina le rugby français des années 70.
Certes vertueux, le Stade Rochelais n'échappe pas à la loi d'un marché qu'il domine en maîtrisant les subtilités du "salary cap", garde-fou budgétaire mis en place pour éviter les dérives. De cette équipe construite pour vaincre droit au but, s'exileront à la fin de cette saison le demi de mêlée-ailier Arthur Retière, héros de Marseille, mais aussi le pilier Dany Priso, l'ouvreur Ihaia West - alors qu'il a enfin trouvé la bonne carburation après trois saisons de tâtonnement - et le centre Jérémy Sinzelle, joueur-clé du vestiaire et couteau suisse. Ainsi va le rugby professionnel, froid et sans grâce.
Par le plus grand des hasards, le Top 14 nous offre dimanche prochain à la tombée de la nuit une opposition de gala entre le vainqueur du Challenge européen et celui de la Coupe d'Europe, un Lyon - La Rochelle dont on peine à imaginer le contenu après les diverses célébrations qui n'ont pas manquées d'inonder les gosiers sur les berges du Rhône et les bords de l'Atlantique. Un choc à bascule dont l'issue s'annonce cruelle puisque, derrière Montpellier, Bordeaux et Castres déjà qualifiés pour la phase finale, La Rochelle, le Racing, Toulouse, Toulon, Lyon et Clermont, séparés au classement par cinq points seulement, luttent au finish pour s'arracher des mains les trois tickets d'entrée. Nous n'avons pas fini de vibrer.

mardi 17 mai 2022

L'effleure du maul

Des premières toiles représentant le Calcio, affrontement des quatre quartiers de la ville de Florence, joute où se transmet et se traque un énorme ballon de cuir, Calcio considérée comme l'un des ancêtres du jeu de Rugby, l'ovale n'a jamais cessé, pour de multiples raisons, d'attirer les artistes. L'inspiration magnifie le jeu, à l'image du numéro d'équilibriste de Teddy Thomas dansant sur la ligne de touche, qui trouve ses prolongements dans la manifestation culturelle qui, par exemple, s'annonce à Saint-Paul-lès-Dax, ce week-end.
Avec pour ambition première le partage, ce rassemblement agrège du vendredi 20 au dimanche 22 mai peinture et théâtre, cinéma et littérature, sculpture et musique, photographie et poésie, philatélie aussi. Composée par Jean-Claude Barens, notre entraînant sélectionneur, l'équipe s'articule autour de Jean Colombier, Pierre Berbizier, Eric des Garets, Christophe Duchiron, Yves Appriou, Jean-Michel Agest, Serge Collinet, Christophe Vindis, Léon Mazzella, Jean Harambat, Frédéric Villar, Jean-Paul Basly et l'ami Benoit Jeantet, et bien d'autres artistes et intervenants, avec comme seul plan de jeu l'expression libre et chaleureuse des sentiments ovales.
L'écrin qui nous accueille trois jours durant porte le nom d'un personnage sensible et complexe, Félix Arnaudin, dont l'oeuvre patrimoniale initiée à la fin du XIXème siècle ne cesse d'enrichir ce territoire des Landes naguère menacé d'abandon. "Dans ma pauvre vie de rêveur sauvage, je n'ai guère reçu d'encouragements ; l'indifférence et les railleries un peu de tous côtés, en ont volontiers pris la place," écrit cet ethno-photographe en 1921, peu de temps avant son décès. Mais partir n'est pas disparaître : placer encore et toujours comme ici l'art au coeur du rugby en témoigne.
Les traits d'union ne manquent pas. Dans l'esprit des lieux, la présentation des portraits photographiques de joueuses réalisés par Antoine Dominique fait écho aux tableaux de Lucie Llong, Marie-Pascale Lerda et Babeth Puech, peintres influencées par l'ovale, ses mouvements, ses formes, ses nuances, ses coloris ; artistes venues d'Auvergne, de Toulouse et du Gers, terroirs représentés dans l'exposition déployée pour l'occasion par le Musée National du sport sur le thème de la mondialisation du rugby, son évolution géographique et son impact sociétal.
Ce jeu est enveloppé de sons : le murmure indistinct des partenaires qui enfilent leurs maillots, leur souffle, aussi ; le bruit caractéristique des crampons sur le ciment du couloir, la tension relâchée dans un cri guttural surgissant d'on ne sait où, les paumes qui claquent sur les épaules et les cuisses, les consignes hurlées par l'entraîneur inquiet, l'encouragement du public qui sourd du plafond puis éclate à l'instant d'entrer sur le terrain. Cet univers retentit en nous, réintroduit par une installation sonore intitulée Vestiaires. J'imagine vous y retrouver.

lundi 9 mai 2022

Combat nonpareil

Après avoir mis un point final à la rédaction de mon prochain ouvrage - Anthologie du XV de France - à paraître en octobre aux éditions Solar, et avant de savourer les demi-finales de Coupe d'Europe, cette chronique intercale un hommage ovale inspiré du prologue des Poèmes saturniens (1866) de Paul Verlaine.
"Dans ces temps fabuleux, les limbes de l'histoire, où les fils de Webb Ellis, beaux de fard et de gloire, vers Marseille lançaient leur règne étincelant, et, par l'intensité de leur vertu troublant les vieux et les gamins et Bill Beaumont lui-même qui a bon dos, augustes, s'élevaient jusqu'aux plus hauts poteaux. Ah ! des tribunes le public, pur encor et captif, qu'arrosait une lumière d'or frémissante, entendait, apaisant ses murmures de tonnerres, de chants heurtés, de débordements mûrs, et retenant le vol obstiné des essaims, les poètes sacrés chanter les attaquants saints, ce pendant que les spectateurs voyaient - transpirants mais pas las de leur soutien austère, - s'incliner, pénitents fauves et timorés, les avants altruistes devant les attaquants comblés ! Leur connexité grandiosement étale liait d'un même mouvement Les Fondamentaux au Rugby total, Teddy Thomas l'excellent à l'excellent Thomas Ramos : tels dans un stade deux étoiles du cosmos. 
Et sous tes cieux dorés et clairs, Europe antique, de la rieuse Toulouse à La Rochelle austère, Le Garrec et Russell ovationnés, étaient encore des héros altiers, et combattaient. Laurent Travers, s'il n'est pas entré dans la danse, fait retenir, du bord de touche, la clameur immense, vos échos jamais las, vastes postérités, d'Imhoff, et de Diallo, et de Le Roux chantés. Les héros à leur tour, après des luttes ovales, humbles, sacrifiaient aux quarts de finale et non moins que de l'art d'Ellis furent épris de l'art dont un trophée étincelant est le prix, Chavancy entre tous ! Et Ihaia West aussi, tout comme Antoine Dupont qui feinte pour s'infiltrer et persusade les esprits et les coeurs et les âmes toujours ainsi qu'il fallait pour battre tous les Irlandais. 
Une semaine plus tard, à Lens et Dublin, vers des climats plus rudes, chez les footeux nos frères, aussi dans l'Aviva, est-ce que les capitaines héroïques n'auront pas comme d'autres avant eux leur part auguste de combats ? Cependant, orgueilleux et inspirés, forts de la passion du jeu et du choc ordonné des percussions, joueurs professionnels, voyez, gravissant les hauteurs ineffables, voici les trois clubs français arrivés à l'heure, vétus de rouge, de noir, de jaune, de ciel et de blanc, et des lueurs d'apothéoses empourprent la fierté sereine de leurs mouvements : tous beaux, tous purs, avec des rayons dans les yeux. Et sous leur front le rêve inachevé des dieux ! Le monde, que troublait leur ambition profonde, les exile. A leur tour ils exilent le monde ! 
C'est qu'ils ont à la fin compris qu'il ne faut plus mêler leur note pure aux cris irrésolus que va poussant la foule obscène et violente et que l'isolement sied à leur marche lente. L'attaque à la main, l'amour du jeu, voilà sa foi, le maillot, son étendard et l'idéal, sa loi ! Ne demandez rien de plus au joueur car ses prunelles, où le rayonnement des choses éternelles a mis des visions qu'il suit sans hâte, ne sauraient s'abaisser une heure trente seulement sur le honteux conflit des besognes vulgaires et sur nos vanités plates. 
Naguère on le vit au milieu des adversaires, repoussant leurs querelles, transpirant plus qu'eux, les obligeant à défendre, célébrant l'orgueil des clubs étiques et l'éclat déplacé et les splendeurs auliques sur les réseaux sociaux où certains veulent être lus, il honorait alors le présent d'un salut et daignait consentir à ce rôle qu'on lui prête de jouer et de ravir, et s'il voulait bien être la voix qui rit ou pleure alors qu'on pleure ou rit, s'il inclinait vers l'âme humaine son esprit, c'est qu'il honorait alors toute l'âme humaine. 
Maintenant, va, mon livre, où le hasard te mène !"