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dimanche 11 mai 2025

D'un même élan

 

Ne jamais oublier que le jeu de football tel que pratiqué à Rugby fut développé par des étudiants de Cambridge et d'Oxford après avoir été "inventé" ou plutôt légendé au sein du fameux College qui a fait de William Webb Ellis son messie. Quant à la passe, longtemps ignorée, elle provient de la modélisation du jeu d'échecs à l'initiative d'un dénommé Vassal, soucieux d'éclairer une pratique au sein de laquelle l'affrontement et le déplacement du ballon au pied étaient devenus trop prégnants, ouvrant ainsi le débat qui continue d'animer nos discussions sur la définition de ce sport qui mêle, et c'est heureux, combat et évitement.
Major de sa promotion à l'Ecole Centrale il y a de cela plus d'un siècle - le temps passe vite -, Marcel Communeau, fleuron d'une génération du Stade Français qui dominait le rugby français - là aussi, la roue tourne - proposa aux avants, dont il était l'âme, de redoubler les trois-quarts, décision stratégique qui lui valut d'être exclu de l'équipe première au motif que son exemple pouvait détourner les "bourriques" des tâches ingrates dans lesquelles elles étaient alors cantonnées. Les sélectionneurs du XV de France, eux, en firent un capitaine dont le charisme le disputait aux qualités physiques.
Dès 1983, me précise l'ami Pascal Yvon, Centrale-Paris - plus précisément Jojo, Carlo et Pierrot - organisa un tournoi universitaire international (Edimbourg, Dublin, Cardiff) à sept. La fac de Toulouse, avec à sa tête l'inénarrable Pierre Chadebech, bien soutenu par Denis Charvet, fut battue en finale par Cardiff University. Une référence. Et Christian Nieto avait même poussé plus loin en mettant sur pied un tournoi féminin, une première européenne à l'échelle des grandes écoles, remporté par les Centraliennes ! Le journal L'Equipe s'était d'ailleurs, à l'époque, fendu d'une coupe récompensant, dixit "la belle tenue d'une des équipes participantes", si l'on en croit l'article publié.
Depuis 2005 - j'y étais, diront certains - les Centraliens ont repris le flambeau en organisant un tournoi de rugby à sept où la passe et le plaquage appuyé sont érigés en viatique, compétition devenue au fil des éditions mixte et internationale. Elle s'est disputée la semaine dernière dans l'écrin du club d'Orsay cher à Paul Tremsal où pendant deux jours et sur deux terrains, une kyrielle d'équipes se sont affrontées, sous le parrainage de Juan Imhoff et de Jérôme Daret, entre autres mentors.
Il faut avoir vu les filles de la sélection basque et les Néo-Zélandaises à forte densité maori s'engager, et avant cela, Fidjiennes et Sud-Africaines partager, bras dessus bras dessous, un chant d'adieu à l'issue de la petite finale pour saisir à quel point les femmes sont sans aucun doute l'avenir de ce jeu, ainsi que le chantait le poète. Les unes pleuraient d'émotion à l'issue de la défaite et leurs larmes se mêlaient à la ferveur de celles qui les avaient vaincues mais sublimaient leur peine dans un bel élan de sororité. Merci à Maxime, Manon, Inès, Pétronie, Hèlène et Alexy, sans oublier l'inoxydable Matthieu, de m'avoir permis de partager cette fête.
Quelques jours plus tard, le RC Toulon délocalisait sa plus belle affiche au stade vélodrome de Marseille en battant un record d'affluence que l'OM n'avait fait qu'effleurer, mais les dirigeants varois n'avaient pas manqué l'occasion de rendre hommage à toutes les écoles de rugby de la région qui défilèrent ainsi fièrement autour du terrain juste avant le coup d'envoi. Le trait commun entre un tournoi organisé par des universitaires et le prime-time du Top 14 est ainsi facilement identifiable : il est tissé d'émotion, d'engagement et de passion. 
Il faudra bien, un jour très prochain, se pencher sur l'avenir du bénévole, tant le joug administratif les écrase alors que la manne financière se rétrécit. Réfléchir à doter ces amateurs, sans lesquels rien d'ovale n'existerait, d'un authentique statut propre à les protéger, les valoriser, les encourager à poursuivre cette voie vertueuse qui tend, malheureusement, à se paver d'écueils. Nous avons tous, gravés, les noms de ceux qui nous ont donné les premières clefs de ce jeu, à commencer par la façon de bien lacer nos chaussures à crampons et d'en graisser régulièrement le cuir.
L'autre lien qui rassemble la pratique du rugby dans toute sa diversité n'est pas sur mais à côté du terrain, point de convergence qui dépasse les divisions. Il suffit de se laisser porter après le coup de sifflet final. Que ce soit sur l'avenue du Prado ou pas loin de la sortie des vestiaires, il y a toujours une buvette, une cabane à frites ou un barbecue ventrèche-merguez pour rassembler celles et ceux qui se sont affrontés, ou qui ont encouragé leurs champions. On y rejoue les matches, on y fraternise sans avoir besoin de se ressembler. Je mesure ma chance d'avoir, en quelques heures, vécu ce trait d'union. Plus de quarante années passées à raconter l'odyssée du ballon de rugby sous toutes ses coutures n'ont pas encore tari ma source.

lundi 23 septembre 2024

Spectacle sportif

 

Les actes du colloque organisé en mai 1980 à Limoges et intitulé Le spectacle sportif ont, certes, pris quelques rides mais leur introduction, signée par Antoine Blondin, reste toujours d'actualité. En voici quelques extraits choisis, avant Stade Toulousain - Union Bordeaux-Bègles, dimanche soir, qui promet d'être très show.
"J'avance tout de suite que ce titre - spectacle sportif - ne me satisfait pas pleinement, dans la mesure où lorsqu'on dit que des athlètes commencent à faire du spectacle, c'est bien souvent qu'ils cessent de faire du sport (...) 
En même temps qu'il est fugitif, le spectacle sportif est un conservatoire du genre, des gestes, qui avait aux origines une vocation utilitaire. Il implique donc que le spectateur soit capable de souscrire à un système de références. En d'autres termes, le spectacle sportif, à côté de la culture physique, est créateur d'une culture sportive qui pourrait bien constituer un département important de la culture générale. L'homme est une partie du monde par son corps mais il peut faire tenir le monde entier dans son esprit et c'est cette double relation entre ce corps contenu dans le monde et cet esprit dans lequel le monde entier est contenu qu'il tire sa dimension de grandeur.
Maintenant se pose la question amusante, objet de sarcasmes et de quolibets, la question de savoir si le sportif assis doit finalement être ou avoir été un pratiquant. Nous répondrons que s'il fallait avoir poussé le contre-ut pour apprécier l'opéra ou si l'accès des Folies-Bergères n'était ouvert qu'à ceux qui se sont mis une plume au derrière, ces nobles institutions se produiraient devant des banquettes vides. Ou mieux encore, comme le disait notre confrère Jean Eskenazi : "Je n'ai pas besoin d'avoir pondu l'œuf pour pouvoir juger s'il est frais ou non." 
Le baron de Coubertin nous donne un bon coup de main lorsqu'il dit : "Pour que cent se livrent à la culture physique, il faut que cinquante fassent du sport. Pour que cinquante fassent du sport, il faut que vingt se spécialisent. Pour que vingt se spécialisent, il faut que cinq soient capables de prouesses étonnantes." Cette phrase souligne que si l'immense vertu de la haute-compétition est d'offrir à ces cinq-là les circonstances de contact et de ferveur nécessaires à l'accomplissement de fabuleux exploits, elle remplit également une fin capitale : celle qui consiste à faire entrer l'homme du sport dans la cité.
A cette époque, la recette du succès l'emportait sur le succès de la recette, qui était inexistante. (...) Au sport de l'aristocratie, l'ère contemporaine a substitué une aristocratie du sport, issue d'un formidable écrémage en forme de sélection naturelle, voire artificielle, à travers toutes les couches sociales et les cinq continents. Se présente alors l'écueil du professionnalisme qui ferait se retourner dans leur vestiaire du Père Lachaise les barons de la Belle Epoque et, pire encore, celui d'un amateurisme rétribué. 
L'ampleur mondiale de la besogne sportive, les responsabilités et les prestiges attachés au champion, les terribles astreintes quotidiennes qu'implique l'accomplissement de sa vocation, font qu'il ne peut en aller autrement : le professionnel est un homme qui fait du sport pour gagner de l'argent ; l'amateur est un homme à qui l'on donne de l'argent pour qu'il fasse du sport.
Au regard des grandes enchères techniques qui poussent le monde et d'un train de vie infléchi dans le sens de la conjuration mécanique, l'objet de l'athlète n'apparait pas d'emblée avec clarté mais s'inscrit avec l'éclat de la contradiction. Ses gestes, qui ont répondu si longtemps à une ancestrale nécessité vitale, perdent chaque jour de l'actualité dans une civilisation qui s'applique à lui épargner de courir, de s'élever, de porter, de lancer : son propos apparait d'abord comme celui d'un facteur rural égaré dans un central électronique, son éminente dignité est celle du superflu.
Toutefois, aux progrès vertigineux de la civilisation du moindre effort, le sport, civilisation du plus grand effort, oppose ses propres progrès, non moins grandioses. Les sentiments diffus que l'espèce s'améliore affleure à travers la trajectoire humaine du champion et déjoue les pessimismes : on disparaîtra en beauté parce que des êtres consacrent chaque jour, quatre à cinq heures à la plus grande gloire de la volonté et du corps.
Le sport redevient alors, selon la belle définition de Jean Giraudoux, "une épidémie de santé". 

samedi 7 septembre 2024

Eclats et lumière

J'ai les doigts gourds et l'azerty bancal, l'esprit tourné ailleurs et l'humeur sans rebond. Pas sûr que le Top 14, qui débute ce jour, soit l'oasis idéale - même en situation de reformation - pour que je me reconstitue. Entre Buenos Aires et Le Cap, cet été alourdit nos pensées. Il nous faut panser et les mots sur les maux ne sont pas suffisants. Si la récupération est une des constituantes essentielles du haut niveau, elle peut aussi s'avérer toxique quand elle sert de bouclier à ceux qui feignent de maîtriser les événements alors qu'ils nous dépassent. 

Nous reste, fort heureusement, le gout des livres. En 2002, pour conclure la préface de l'ouvrage de Jacky Adole intitulé "Mon sac de rugby" dont je vous conseille de nouveau la lecture, si ce n'est déjà fait, l'immense Pierre Albaladejo, véritable sage d'Ovalie aujourd'hui retiré des tribunes, écrivait cette phrase qui ne cesse de résonner en moi depuis deux mois au fil d'une actualité qui a fini par nous déciller : "Et si le rugby a emboité le pas de la vie, qu'il nous soit permis de regretter que ce ne fût point le contraire."

Discipline éducative développée au début du XIXe siècle dans l'Angleterre victorienne soucieuse de former au mieux ses futurs cadres dirigeants en leur inculquant les principes de l'engagement physique, de l'effort collectif et de l'obéissance au règlement - y compris en le transgressant intelligemment comme le fit en 1823 William Webb Ellis pour la postérité avant de s'éteindre à Menton -, la balle ovale telle que pratiquée dans l'établissement scolaire de la ville de Rugby n'était qu'un jeu qui, devenu sport, gagna en épopées épiques.
Nous étions quelques uns à croire que l'avènement du professionnalisme, en 1995 - qui mettait surtout fin à soixante ans d'amateurisme marron en France puis chez les Britanniques et leurs dominions - allait faire ruisseler quelques unes de ses vertus, à savoir l'exigence et la précision. Au lieu de cela, il apparait brutalement que la coupe des vices, pleine à ras bord, s'est répandue sur le monde amateur. Lequel va devoir dans cinq semaines se choisir un président. Gardera-t-il Florian Grill ? Lui préférera-t-il Didier Codorniou ? 
Le constat est douloureux à l'heure où le calendrier politique heurte celui des compétitions : le rugby, qu'on pensait inaltérable, n'a malheureusement pas su endiguer les maux de la société, à savoir l'individualisme, la primauté du loisir, la désertification, le communautarisme, le choix de la violence comme réponse, le rejet de l'autre, le gaspillage des ressources et, nouvelle ligne blanche franchie en beaucoup d'endroits, l'immersion dans l'addiction. Impossible de faire comme si rien de tout cela n'était vrai. Impossible de ne pas voir l'éléphant dans le vestiaire.
L'aura olympique dont est désormais nimbé Antoine Dupont, joueur protée dont sait remarquablement bien profiter le Stade Toulousain au cœur de son jeu de mains et de polyvalence des rôles, n'apportera pas assez de baume sur les plaies dont souffre actuellement le rugby. Et la pluie d'étoiles montantes qui illumine cette nouvelle édition du Top 14 peut éblouir, certes, mais c'est plutôt de lumière dont nous avons besoin en ces temps assombris par les "affaires" Jaminet, Jégou et Auradou - même si elles semblent en passe d'être résolues - et surtout le drame de la famille Narjissi, deuil auquel tous nous nous associons.
Un ressort s'est rompu, et pas seulement en rugby. Pas besoin d'éclats, de déclarations, d'opinions. Pour sortir de ce maelstrom, pour retrouver le goût des choses simples, se compter quinze à quinze heures et continuer à faire de ce ballon oblong le lien qui nous a permis de mieux vivre ensemble, nous pour découvrir autant que nous sommes, de tracer un but commun sur le terrain et de nous reconnaître en dehors, de quoi avons-nous besoin ? 
La solution ne vient pas d'en haut, sur ce plateau d'argent où évoluent des demi-dieux en lycra moulant qu'on nous présente comme des modèles à suivre à longueur de publicités, mais plutôt à hauteur d'hommes et de femmes, bénévoles anonymes dont le XV de France souvent trop suffisant et isolé dans sa conduite de jeu et de vie a oublié qu'il n'était que l'émanation, pour retrouver les raisons pour lesquelles nous avons joué à la balle ovale, activité aussi compliquée dans ses règles qu'elle est simple dans son application, pour comprendre sa puissance et son charme. Stocker dans les maillots et le ballon des puces électroniques n'a jamais aidé à enrichir notre mémoire.

vendredi 23 août 2024

A l'un, de loin

 


Bien sûr, Le Samouraï, ne serait-ce que pour la séquence animalière. En présence du canari, le silence, comme avec Mozart, est d'abord celui de Delon, sa marque de fabrique. Chez lui, pas besoin de dialogues pour nourrir l'intrigue : elle avance de son pas faussement nerveux. Mais surtout, pour les cinéphiles, il y a Le Guépard, inoubliable monument du septième art dans lequel l'apprenti-charcutier de Bourg-la-Reine interprète le magnétique Tancrède. Quant à ses sentiments personnels, l'acteur plaçait Rocco et ses frères sur la première marche de son podium. 
Quatre-vingt onze films tournés, dont trois derrière la caméra et trente-cinq produits, neuf pièces de théâtre jouées, sept disques enregistrés (Dalida, Shirley Bassey, Françoise Hardy ), une épouse et neuf compagnes, une collection d'art (de Géricault à Soulages en passant par Zao Wo-Ki, Millet, Delacroix, Hartung, Dubuffet) digne d'un musée, une écurie de trotteurs avec lesquels il obtiendra un titre de champion du monde, et l'organisation de trois combats de boxe (Bouttier-Monzon deux fois, puis Monzon-Napolès), titre mondial en jeu : on fera difficilement plus éclectique.
Inspiré du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa publié en 1958, Le Guépard, sur les écrans quatre ans plus tard, met Alain Delon en majesté, gentilhomme garibaldien parfaitement capable de profiter des événements politiques pour mieux assoir sa position sociale, opportunisme magnifié par la fameuse tirade cynique et lucide du roman qui prend, dans le film, la forme suivante : "Si nous ne nous mêlons de cette affaire, ils vont nous fabriquer une république. Si nous voulons que tout reste pareil, il faut que nous changions tout." Une France laissée à l'abandon par un gouvernement démissionnaire depuis plus d'un mois n'illustrerait pas mieux cette tirade.
Depuis plus de quarante ans que le rugby est mon principal pole d'intérêt professionnel, là aussi tout a changé mais beaucoup de choses sont restées les mêmes : les discussions sans fin au sujet du calendrier, les débordements de troisième mi-temps, l'apathie de certains élus fédéraux, les alliances d'avant-élections, les remous au sein du XV de France, l'indécision concernant son jeu et son incapacité à décrocher la timbale Webb Ellis, l'ambition manœuvrière des médiocres techniciens, le manque de reconnaissance à l'égard des anciens internationaux hommes et femmes, liste non-exhaustive...
La motion de défiance à l'égard du président Grill le jour d'une réunion de Comité directeur, réponse à la mise en place dans l'urgence d'une "réunion de travail" qui mêlera le 29 août rugby professionnel, équipes de France et monde amateur, donnent à l'évidence le coup d'envoi de la campagne électorale à venir. Dans une ambiance plus tendue qu'espéré, le duel annoncé depuis le mois de mai entre Florian Grill et Didier Codorniou trouvera sa conclusion le 19 octobre prochain. 
A l'issue du scrutin, le rugby amateur n'aura pas changé de physionomie. Il sera toujours aussi difficile de compter sur des bénévoles dévoués et de les former, de récolter des fonds pour faire vivre les clubs, de conserver un effectif conséquent au sein des cadets et des juniors, d'organiser les déplacements sans trop greffer le budget, de créer du lien social, d'animer des activités ovales en milieu scolaire. Le XV de France, lui, restera dans le flou le plus total après le pensum d'une tournée argentine mal embouchée et terminée en fait divers.
Tout change - du ballon en cuir à l'ogive plastifiée, de l'amateurisme au professionnalisme, du doigt mouillé aux datas, du maul au ruck, du dimanche quinze heures au week-end télévisé non-stop, du coton au lycra, de l'anis à la cocaïne, des mutations aux transferts, d'Amédée Domenech à Mohamed Haouas, de Jean Prat à Oscar Jegou -, et à défaut de constater une véritable évolution dans le temps au sens bénéfique du terme, se dire qu'un jour peut-être quelque chose bougera. Et pas seulement entre les lignes. 

mercredi 24 janvier 2024

Un rugby hors du temps

 

Carte blanche est donnée au Toulousain Jacques Labadie alias Pipiou, membre des Quinconces, ce groupe des historiques du blog depuis 2015, acteur des rendez-vous annuels de Treignac puis d'Uzerche, et fidèle commentateur. Cadrage-Debord où il est question, entre autres, de l'amour que nous portons à ce jeu de balle devenu économie ovale.  

"Dans certains établissements scolaires, il est arrivé que l'on expérimente des classes sans notes. Elles travaillent comme les autres mais les devoirs et les contrôles sont évalués non par des chiffres mais pas des appréciations littérales. Les résultats sont mitigés et, pour tout dire, en-deçà des attentes ; les mots sont insuffisants, sans notes chiffrées, les élèves - et leurs parents - se sentent un peu perdus et même stressés, n'arrivent pas à situer leur travail voire leur progression et, en fait, sont en manque de comparaison... avec les autres.

Le sport en général, et le sport professionnel en particulier, gagnerait peut-être à sortir lui aussi des chiffres. Il est de plain-pied dans une logique capitaliste : qui n'avance pas recule. Plus on a de chiffres, plus on fait du chiffre. Le rugby n'échappe pas à la règle : après les premiers tâtonnements, son économie s'est fixée par le haut, où tout converge par nécessité et mimétisme. 

Le jeu est devenu spectacle, un spectacle surtout télévisuel qui génère du chiffre puisqu'il nous abreuve de chiffres. Le chiffre des droits TV d'abord, du salary cap et, sur la pelouse, les chiffres des statistiques, pourcentages, performances individuelles, taux de réussite, distances de tir, nombre d'essais marqués - et à quel moment -, de temps qui reste à jouer, de capes internationales, de matches joués, de minutes passées sur le terrain, de mois de rééducation, n'en jetez plus.

On finit presque par être heureux que les dimensions du terrain restent les mêmes, et derrière les jingles de la retransmission et de la sono du stade, on entend en sourdine "puisque le sens profond de ce spectacle nous échappe encore, feignons d'en être l'organisateur", quitte à verser dans le voyeurisme. Cette gabegie de chiffres, mais aussi de signes et d'images, a imprégné notre jeu dans son tourbillon. Les comportements aussi puisque tout spectacle est prétexte, il appelle le défoulement.

Là où il y avait auparavant le second degré de la moquerie, et aussi de la bêtise crasse mais qui n'allait pas plus loin que le moulinet devant témoins rigolards, il y a maintenant le premier degré du commentaire haineux, d la violence pure et de la bassesse anonyme. Un certain sens du sacré disparaît donc, de la matrice du vestiaire au respect de l'arbitre. Mais, the show must go on, nous sommes encore tiraillés entre la dernière défaite cuisante - dont il faudra bien faire enfin le deuil - et la prochaine échéance à venir dont on fait déjà un tournant décisif.

On n'échappe pas à la marche du monde ; même un ermite retiré dans ses confins en fait partie. Mais une pause - un pas de côté dans son mouvement toujours accéléré - ne serait-elle pas souhaitable ? Pour retrouver un peu de son âme (un peu : ne soyons pas trop ambitieux), le rugby gagnerait à sortir quelques fois de son temps, de ses chiffres et de sa compétition. Ce ne serait pas gagner une Coupe du monde, bien sûr, mais qui sait, peut-être quelques chose de plus important encore : se retrouver seuls mais ensemble, avec un ballon au milieu et, plus tard, s'en souvenir."

jeudi 21 décembre 2023

Débordons d'amour pour ce jeu

Une photo vaut mille mots, et celle-ci nous entraîne dans sa pente. Elle nous permet de retrouver nos racines et nos ailes, car la passion a besoin d'être régulièrement alimentée. C'est ce qu'a compris Benoit Jeantet en écrivant Le ciel a des jambes, récemment récompensé par le prix La Biblioteca pour l'année 2023 écoulée, recueil de nouvelles publié aux éditions du Volcan. Une façon de tourner la page en glissant ce baume littéraire sur les plaies des mois passés. 
Ce jeu de rugby que nous aimons tant ne vaut pas que nous endurions mille maux. XV de France éliminé, explications tronquées, arbitres menacés, mais aussi fédération française déficitaire et clubs amateurs en difficulté obligés de fusionner pour survivre. Et maintenant, après le GPS cousu dans le dos et les cameramen qui entrent sur le terrain durant les arrêts de jeu, les décideurs souhaiteraient placer des micros dans le col des joueurs afin qu'ils nous fassent profiter de leurs commentaires durant le match ! 2023 n'est pas encore terminé qu'on se demande déjà dans quelle impasse 2024 va nous laisser.. 
Restent heureusement quelques pépites à savourer, comme cette victoire spectaculaire et tellement rafraîchissante du Stade Toulousain sur la pelouse rabougrie du Stoop Memorial des Harlequins, club dont Jean Prat fut, jusqu'à sa disparition en 2005, membre d'honneur. Et il n'y a bien que les champions de France en titre pour porter à incandescence le jeu debout, qui est encore la meilleure façon de ne pas se faire pénaliser dans les rucks.
On se demande d'ailleurs pourquoi, après avoir sélectionnés Ramos, Dupont, Jelonch, Cros, Flament, Baille, Mauvaka et Aldhegeri lors du dernier Mondial, le staff tricolore n'a pas eu l'idée lumineuse de privilégier ce mode d'expression balle en mains plutôt que de chercher une hypothétique voie de secours dans une approche qui alternait dépossession et temps de jeu frontaux, et ne mena qu'à la défaite en quarts de finale - certes d'un rien, deux points pour l'emporter -, mais fiasco quand même, avec ou sans datas pour justifier l'intenable.
A quoi ressemblera 2024 sur le blog ? J'avoue m'interroger. Si j'apprécie la pugnacité de fidèles commentateurs comme Serge Aynard, Christophe Bedou, Jacques Labadie et Jean-Lou Dresti qui font vivre notre espace ovale en l'alimentant d'idées parfois étincelantes et souvent de belles tournures épistolaires, il serait souhaitable que ce club-house virtuel accueille comme ce fut le cas il y a peu d'anciennes gloires et de vertueux écrivains qui, lecteurs assidus à visage découvert,  n'osent pas - ce sont eux qui l'avouent - pousser la porte, ouvrir leur clavier et déposer ne serait-ce qu'un petit bout de prose ovale.
Il faudra bien dépasser cette réserve en ces temps de rugby difficiles, tendus, anxiogènes, où chacun croit détenir la vérité - économique, médiatique, financière, sportive -, des temps où l'image prévaut, celle qu'on nous sert, celle qu'il ne faut pas écorner sous peine de s'aliéner des joueurs devenus divas et qui semblent s'intéresser bien plus au reflet qu'ils monnayent plutôt qu'à l'exemple qu'ils devraient inspirer.
Débordons d'amour pour ce jeu de balle ovale tel que pratiqué à Rugby, du temps où les joueurs étaient maîtres d'eux et des règles. En cette période de fêtes, joyeux Noël, donc, et bonne année nouvelle. Vous avez déjà commandé Côté Ouvert (éditions Passiflore) chez votre libraire préféré et je vous en remercie du fond du cœur. L'autre cadeau que j'aimerais vous offrir est emballé dans un supplément d'envie, écrin de verdure encadré par deux poteaux un peu penchés comme nous portons un regard. Lisez, écrivez, jouez, passez pour mieux revenir d'un crochet intérieur. Ce cadeau, c'est notre altérité symbolisée par le "plus un", phrase de jeu qui dessine nos décalages en bout de lignes.

jeudi 21 septembre 2023

Celles et ceux qui aiment


La dérive des remplaçants Namibiens
, victimes expiatoires englouties dès la sixième minute sous un score fleuve et record (96-0) par le XV "premium" tricolore au stade vélodrome, nous fait amèrement regretter la blessure d'Antoine Dupont au visage, agression au plaquage dès l'entame de la seconde période. A 54-0, alors que la victoire et le bonus offensif étaient scellés, quel était l'intérêt de maintenir le capitaine tricolore sur le terrain quand sur le banc Baptiste Couilloud piaffait ? Dans ce registre, le K.-O. de Paul Boudehent, ainsi que les blessures au genou de Uini Atonio et de Thomas Ramos ont transformé un festival offensif perlé de quatorze essais en victoire à la Pyrrhus.  
En attendant de savoir si cette sortie marseillaise coûtera davantage qu'elle ne rapporte, évoquons le coup de foudre du septième jour, ce Fidji-Australie éblouissant (22-15), joyeux, enthousiasmant. Je garde en écho les encouragements hurlés autour de moi, puis le silence assourdissant de stress lorsque les Wallabies trouvèrent ensuite quelques solutions pour revenir à portée d'essai transformé, puis enfin l'immense soulagement lorsque le coup de sifflet final scella la victoire de ces Fidjiens qui n'avaient de "volants" que l'appellation tant ils pesèrent en mêlée, au plaquage et dans la récupération du ballon au sol, autant d'ancrages terriens dont ils maîtrisent désormais la réalisation. 
L'heure fidjienne, tel un parfum, enivre ce Mondial et chaque observateur promet aux magiciens une place en quarts de finale, voire mieux. Comme l'Argentine en 2007, cette génération est arrivée à maturité, disposant même de la plus impressionnante ligne de trois-quarts alignée - Sireli Maqala (Bayonne) - Semi Radradra (Lyon), Josua Tuisova (Racing 92), Nayacalevu Waisea (Toulon), Juita Wainiqolo (Toulon) -, toutes nations confondues. Et puisqu'ils n'ont pas perdu leur inventivité en s'inspirant des préceptes anglo-saxons dont ils ne savaient, naguère, que faire, les voici armés pour franchir un cap.
De leur côté, Portugais, Chiliens et Uruguayens remontent à la source étymologique de ce mot, amateur, qui définit si bien notre façon d'être rugby. Leur style sans retenue, chargé d'émotion et d'engagement, nous transporte dans un tempo de passes, ballon en mains et peu au pied. Nous y trouvons le bonheur simple, mais pas naïf, du rugby des origines. Heureux, décidés à ne cueillir que le jour, ils sortent du troisième chapeau dans lequel sont regroupés les lauréats du dernier tour de qualification mais prennent à chaque sortie un maximum de plaisir et, ce faisant, nous en donnent.
Descendons jusqu'aux Alpes de Haute Provence rejoindre Thierry Auzet et son équipe, concepteurs et organisateurs de la première Coupe du monde des clubs amateurs. Elle regroupera du 23 au 30 septembre cinq cents joueurs, et seize nations s'affronteront lors de quarante-quatre matches organisés à Port-de-Bouc, Saint-Raphaël, Arles, Saint-Maximin, Manosque, Sisteron et Digne-les Bains. Au-delà de cet événement, qui mériterait davantage d'exposition, un lien est déjà tissé avec Perth afin de pérenniser - pour dans quatre ans - l'idée d'une compétition d'envergure ouverte aux amateurs, à ceux qui aiment ce sport convivial, fraternel, parfois heurté, peuplé de personnages picaresques et de belles âmes.
Si vous souhaitez suivre la rencontre entre les Anglais de Rugby - oui, oui, le club de la ville historique - et les Argentins de Roldan, mais aussi les Rhinos américains face aux Gallois de Llandaf, les Néo-Zélandais venus de Te Awamutu, la ville d'où est originaire Ian Forster, l'actuel entraîneur des All Blacks, opposés aux Belges de Frameries - qui eux visent le titre de champions du monde de la troisième mi-temps - , ou bien encore les joueurs de Digne-les-Bains, fiers représentants de la France face à Carrasco, qualifié après un tournoi qui vit s'affronter tous les clubs amateurs chiliens, allez sur la plateforme OTT rugbymondial.tv, en accès direct et gratuit.
Je ne refermerai pas cette chronique sans évoquer la deuxième affiche - après le match d'ouverture - de ce dixième trophée Webb-Ellis, choc tellurique qui opposa l'Afrique du Sud à l'Irlande au Stade de France, samedi soir, promesse d'affrontements sans frein tenue, orgie de collisions qui a, dixit Pierre Berbizier, "lancé cette compétition. C'est le match qu'on attendait. Les deux équipes ont placé la barre haut en terme d'intensité. Le message est clair : il faudra mettre cet engagement pour espérer devenir champion du monde..." 
Le perdant trouvera sans aucun doute le XV de France - avec ou sans Dupont, opéré d'une fracture du maxillaire ? - en quarts de finale. Pas certain que ce soit une bonne nouvelle si l'on considère le potentiel destructeur des Springboks sur la ligne d'avantage, la qualité de leur contre en touche et le possible retour d'un authentique buteur bien dans la tradition afrikaner, Handré Pollard, qui n'aura pas grande difficulté à récupérer son poste d'ouvreur de préférence à l'imprécis Manie Libbok, qui oublia dans la nuit dyonésienne un but de pénalité et une transformation.

Au coup de sifflet final de cette Coupe du monde sera publié Côté Ouvert aux éditions Passiflore, recueil des meilleures chroniques de ce blog.