A l'heure où les Saracens ont remporté leur troisième titre européen après 2016 et 2017 au terme d'une finale stratosphérique en terme d'engagement physique face au Leinster (20-10), pas sûr que le rugby français puisse se satisfaire d'un Challenge européen décroché par Clermont (36-16) devant La Rochelle à Newcastle, la veille. En effet, rien ne gommera l'échec du président de la FFR quand il a souhaité recruter il y a peu un entraîneur national irlando-kiwi ou australo-anglais afin de redorer le XV de France en perte de vitesse et d'image.
Passé par Clermont, Joe Schmidt, entraîneur en chef de l'Irlande, possédait la meilleure carte de visite. Mais pour des raisons familiales, sa réponse à Bernard Laporte fut négative. Le gars de Gaillac est pourtant revenu deux fois à la charge. Sans succès. Idem avec Eddie Jones, qui ne voulait pas s'embarquer seul dans cette galère. J'écris seul à dessein puisque le deal fédéral consistait à agréger des techniciens de souche du Top 14, de Canal Plus et de France Télévisions à l'homme providentiel venu d'ailleurs. D'où la réponse négative d'Eddie Jones.
Steve Hansen lorgnant vers le Japon lucratif, Warren Gatland occupé par la tournée en Afrique du Sud des Lions Britanniques et Irlandais pour l'été 2021 (sa troisième, égalant le record qu'on croyait intouchable de Ian McGeechan), ne restait pas grand monde, hormis Jake White. C'est dire... Alors, pour faire mauvaise pioche bonne figure, le président de la FFR a enclenché le processus franco-français, conforté par le résultat du référendum organisé auprès des présidents de clubs amateurs, lequel allait dans le même sens que celui des "cent noms" réunis pour L'Equipe, dont Christian Badin, Philippe Mothe, Christophe Schaeffer et Philippe Glatigny, contributeurs de ce blog, faisaient partie.
Associer Raphael Ibanez, Fabien Galthié, William Servat, Laurent Labit, Karim Ghezal, Shaun Edwards et Thibault Giroud tient du pari ("Un beau bordel", dira l'entraîneur du Stade Toulousain, Ugo Mola) pour la bonne et simple raison qu'une fois de plus, il a été question d'assembler des disponibilités et des ambitions avant de parler de jeu, de projet, de vision. Le problème se pose encore à l'envers. Ce qui devient lassant. Comme si la FFR prise dans une toile de pouvoir au fil des différentes présidences, était incapable d'écouter les leçons du passé.
Depuis la fin de l'ère Dubroca-Trillo (1990-1991) terminée en eau de boudin au Parc des Princes par un quart de finale perdu contre l'Angleterre en Coupe du monde, les entraîneurs nationaux qui se sont succédés n'ont jamais travaillé en continuité. Pierre Berbizier (1992-1995), Jean-Claude Skrela (1995-1999) associé à Pierre Villepreux, puis Bernard Laporte (2000-2007), Marc Lièvremont (2008-2011), Philippe Saint-André (2012-2015), Guy Novès (2015-2017) et maintenant Jacques Brunel, ne se sont jamais rien transmis. A défaut de socle, l'édifice tricolore est construit sur le sable du temps qui passe.
L'équipe nationale repart toujours d'une feuille blanche, chaque technicien ayant la conviction d'être dans le vrai, de pouvoir apporter davantage et mieux que son prédécesseur, et surtout de n'avoir pas besoin de se nourrir d'expérience pour aborder le présent, alors qu'on sait bien que l'altérité demeure la meilleure façon d'envisager l'avenir : on ne peut savoir où l'on va si l'on ne sait pas d'où l'on vient.
Pour répondre dans L'Equipe Magazine à la question qui nous taraude - pourquoi la France n'a-t-elle toujours pas été championne du monde ? - j'avais réuni à Marcoussis en 2007 quelques mois avant le Mondial Pierre Berbizier, Jo Maso, Jean-Claude Skrela et Jean Trillo, Bernard Laporte ayant refusé l'amicale invitation. Pierre Berbizier avait ainsi lancé le débat : "Nous n'avons pas un cumul d'expériences. A chaque cycle, on repart de zéro. Les constats sont les mêmes mais personne ne profite des acquis antérieurs. Et s'il nous manque toujours quelque chose à la fin, c'est à cause de cela. Il n'y a pas d'unité dans le rugby français."
Tandis que Jo Maso et Jean-Claude Skrela préféraient évoquer les joueurs, de qualité inégale selon les générations, dont on attend qu'ils soient capables de tirer leurs partenaires vers le haut, Jean Trillo avait su tirer une conclusion en forme d'ouverture : "Dans l'absolu, on peut accéder à tout sans avoir besoin de se lamenter. Une équipe, c'est une dynamique, une alchimie qui te permet d'aller au bout du monde. Il faut se sentir bien ensemble. Et qu'est-ce que c'est "être bien" ? Gagner beaucoup d'argent, être exposé médiatiquement ? Je n'en suis pas certain. C'est immatériel. Et c'est ce qui te permet de faire des miracles."
L'augure de Mérignac avait terminé son intervention par cette phrase prémonitoire, prophétique et toujours d'actualité : "Avant de réussir dans cette entreprise, il nous faudra vaincre nos vieux démons." Gravée, douze ans après elle résonne dans mon esprit. Ces vieux démons sont encore à l'œuvre aujourd'hui. Ils se nomment pouvoir, avidité, contrôle, personnalisation, auto-satisfaction, fatuité, privilèges, profit, apparence.
Le XV de France est une montagne difficile d'accès dont le sommet récompense de magnifiques perspectives ceux qui parviennent à l'atteindre. Mais depuis 1991, le coach national se coltine un rocher pesant, constitué par tous les démons dont parle Trillo, taillés dans la pierre. Dans son ascension, cet entraîneur se heurte à l'absurdité de sa condition, plombée par l'absence d'union, d'unité, d'intelligence et de sens autour de lui. Albert Camus, penseur de la révolte, imaginait ce moderne Sisyphe heureux.
Etre heureux. Relisez ce mot, regardez-le attentivement. Même s'il nous touche personnellement, même s'il parle à chacun d'entre nous, il semble s'accorder au pluriel. On le sait, au rugby la victoire n'est jamais le fait d'un joueur, aussi talentueux soit-il. Idem pour un staff technique : l'homme providentiel n'existe pas et la bataille des égaux creuse toujours un tombeau. Le bonheur d'atteindre un objectif, quel qu'il soit, n'est pas l'affaire d'un seul.
samedi 11 mai 2019
samedi 4 mai 2019
Citoyens d'Ovalie
L'averse est glacée mais il ne pleut pas dans les cœurs, loin de là. Au pied du grand totem parisien que certains découvrent, une soixantaine de demandeurs d'asile, de réfugiés, de sans-abri, de migrants, de précaires, de mineurs en marge, de jeunes - et de moins jeunes - en difficulté d'insertion, filles et garçons, femmes et hommes, découvrent un nouvel univers à l'initiative d'Ovale Citoyen, association d'insertion par le rugby née en juillet 2018 à Bordeaux. "Mais comment on va jouer au football avec ce ballon ?", s'interroge l'un des participants dans le vestiaire du centre sportif Emile-Anthoine.
Pas de coup de pied : tout à la main, y compris en avant, ce qui reste le meilleur moyen d'initier à la pratique d'un jeu facile à simplifier. Basket-handball-rugby, ce premier contact à quinze contre quinze organisé dans le gymnase tellement la pluie tombe drue est d'une déconcertante virtuosité : quelques adolescents slaloment sur le plancher qui crisse, d'autres trouvent des espaces en défrichant des passes. L'impression, privilégiée, d'assister à l'invention du jeu.
L'ancien talonneur du Stade Français, Mathieu Blin, et le flanker francilien Yannick Nyanga ont répondu présent à l'appel du parrain de cette manifestation, Raphaël Poulain, pour animer les ateliers. Du sérieux, puisqu'il est aussi question de pompes et de gainage. Les Parisiens Kylan Hamdaoui, Laurent Semperé et Pierre Rabadan sont au soutien en bord de touche. On croise même une journaliste du New York Times... A la veille du derby, les mascottes des deux clubs circulent au milieu d'une cinquantaine de spectateurs qui ne cachent pas leur bonheur d'être partie prenante de cette riche initiative.
Si le rugby français traine sa morosité comme un boulet, deux passionnés, le voyagiste Jean-François Puech, ancien pilier droit, et le kinésithérapeute Christian Iacini, talonneur de son état (photo ci-dessus), ont choisi de transformer l'utopie. Leur idée est née devant une entrecôte aux Capucins, le marché aux halles de Bordeaux, à sept heures du matin. Puis les deux solides contactèrent un troisième larron, l'ancien demi de mêlée Pascal Noailles, préparateur physique en Fédérale, pour entraîner fin août ceux qui, venus de Syrie, de Palestine et d'encore plus loin, s'étaient déjà constitués en équipe.
La connerie humaine étant bien partagée, ce trio de bienfaiteurs se heurta à autant de résistances politiques et sportives autour d'eux à Bordeaux qu'il y avait de bénévolat et de passion partagée dans leur projet. Mais l'énergie des altruistes l'emporta sur les freins locaux, cette peur de l'étrange et de l'étranger qui ne repose que sur l'incompréhension. Partout refusé, Ovale Citoyen trouva au sein de la ville de Bègles et du club de l'Union Bordeaux-Bègles, grâce à son président Laurent Marti et son directeur financier Jean-Paul Geneste, l'accueil et le soutien utiles et nécessaires.
Cours de français, bilan de santé, soutien administratif, aide à l'emploi (déjà quelques CDI signés)... Migrants, SDF et personnes en difficulté savourent l'esprit de solidarité qui n'est certes pas l'apanage du rugby mais dont ce sport peut s'enorgueillir. Ils sont régulièrement soixante-dix, représentant vingt-deux nationalités, femmes et hommes mêlés et présents à chaque entraînement hebdomadaire au centre de performance de l'UBB devant plus de deux cents spectateurs, et disputent des rencontres amicales mixtes durant lesquelles ils parviennent à exister, chacun trouvant une place dans le collectif. Ils ont même composé leur hymne...
La Section Paloise, boostée par l'ancien deuxième-ligne international Julien Pierre, a rallié ce projet. Montpellier - avec la Fondation Altrad - , Nantes et Perpignan ne vont pas tarder à en faire autant d'ici septembre. En attendant, l'acteur et auteur Raphaël Poulain (à droite, ci-dessus), parrain officiel d'Ovale Citoyen, va tenter de créer, comme l'ont fait les Girondins, une équipe en région parisienne avec l'aide du Racing 92 - à l'initiative de l'ancien deuxième-ligne international Patrick Serrière - mais aussi du Stade Français et de Bobigny, dans un premier temps.Autant que possible, nous le soutiendrons dans cette tâche exaltante. Dans le sillage de Maryse Ewanjé-Epée et de Jean-Pierre Rives, les bonnes volontés sont bien venues. Le rugby n'est pas que de compétition, il est d'abord un lien social, un état d'esprit, un art de vivre, une façon d'être au monde. Les mots ne sont rien sans les actes. C'est dans ces moments-là que nous sommes fiers d'être rugby. Pour montrer à ces gamins, dont certains sous la menace de la radicalisation rampante vivent dans des camps sordides sous le périphérique, Porte de la Chapelle, d'Aubervilliers et de Clignancourt, dans des squats, ou sortent de prison sans perspective d'avenir, que le soutien n'est pas seulement un placement.
Oui, c'est vrai, les gâtés de la vie que nous sommes se plaignent souvent ici de l'état déliquescent du rugby français, du XV de France enlisé dans sa propre médiocrité, d'un Top 14 auto-suffisant, de dirigeants à paillettes. Avec raison. Mais que valent ces regrets face au sourire d'un enfant qui joue chez nous, entouré, et voit se poser sur lui un regard qui n'est pas de pitié mais de solidarité ? Il serait bon que les joueurs professionnels du rugby, archi couvés, viennent donner un peu de ce qu'ils reçoivent, soit un après-midi par semaine, pour épauler Raphaël et ses bénévoles pour construire des citoyens par l'ovale.
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