dimanche 28 juillet 2024

Un zébre en or

"Ce terrain tranquille, où percent des coqs gracieux entre les poteaux, palpite. Entre les lignes Saint-Denis, le héros, y compose de feux l'attaque, l'attaque toujours recommencée ! Ô récompense après une pensée qu’un long regard sur le calme des dieux ! Quel pur travail de fins éclairs libère maint diamant d’imperceptibles choses, et quel triomphe semble se concevoir ! Quand sur la pelouse sept soleils se lient, ouvrages purs d’une éternelle cause, le jeu scintille et le songe est savoir. Stable trésor, temple simple au rugby, masse d'élan et visible soutien, style aérien, œil ovale qui garde en toi tant de finesse sous un voile de flamme olympique, Ô ma victoire !… Édifice dans l’âme mais comble d’or aux mille passes, toi ! Temple du Sept qu’un seul désir résume, à ce point pur je monte et m’accoutume, tout entouré de mon regard comblé, et comme aux dieux mon offrande suprême, la scintillation sereine sème sur le podium un plaisir souverain. 
Oui ! Grand succès de délires doué, seconde peau de maillot et clameur enchantée de mille et mille idoles de ce rugby particulier, forme d'absolu, ivre de ta chair bleue qui te pare d'une étincelante soirée dans un tumulte au firmament pareil. Se lève le public !… Il faut savourer ce qui nous fait vibrer ! L’air immense ouvre et referme cette chronique, la vague en étincelles ose jaillir des rucks en forme de rocs ! Envolez-vous, pages tout éblouies ! Rompez, attaques ! Embellissez d’applaudissements réjouis ce stade d'été où l'emportèrent des coqs !"
Ecrivain de l'après et philosophe de l'invisibilité de la vraie pensée, Paul Valéry - qui prend ci-dessus son air marin - aurait sans aucun doute aimé le rugby à Sète, celui du tournoi du PUC dans les années 70, puis celui des premiers Frenchies du capitaine Jean-Pierre Elissalde victorieux à Melrose en 1983 pour le centenaire de cette compétition, et enfin celui des Tricolores de Paulin Riva enterrant ce samedi 27 juillet les espoirs fidjiens au terme d'un très long chemin qui fut surtout une pente abrupte à gravir pour qui n'avait pas l'engagement désintéressé chevillé au corps et au cœur. Car si cette médaille d'or décroché durant les trente-troisièmes Jeux Olympiques récompense d'abord et surtout une équipe, un esprit et un staff, c'est bien parce que le 7 a été, de longues années durant, le parent très pauvre du rugby français. Avant le succès tricolore à Los Angeles, il faut remonter à 2005 au stade Jean-Bouin pour trouver trace d'une victoire de France 7 sur le circuit international. Le capitaine se nommait Patrick Bosque. Qui s'en souvient ?
Cette année-là, Thierry Janeczek était parvenu in extremis à composer une sélection tricolore en agrégeant des joueurs non-professionnels laissés à sa disposition par des clubs qui n'en avaient pas grand chose à faire. Nommé officiellement entraîneur national en 1999 à la suite de Jean-Michel Aguirre par Bernard Lapasset, alors président de la FFR qu'il sut convertir au sept, l'ancien troisième-ligne aile international tarbais a donc tenu à bout de bras cette discipline que tout le monde, en France, décriait.
"Le Zébre" - son surnom, relatif à ses courses nerveuses et au maillot blanc rayé de noir qu'il portait le jour de son premier entraînement à Jules-Soulé - avait découvert ce drôle de jeu en 1986, invité à Hong Kong au sein des Barbarians français qui faisaient office d'équipe nationale, en alternance avec Les Froggies. C'est dire le peu d'intérêt que portait alors sous Ferrasse la FFR à ce demi-rugby. Professeur d'éducation physique et athlète complet, Thierry Janeczek ne mit pas longtemps à comprendre ce que la pratique du 7 pouvait apporter aux quinzistes, au moment où les Australiens lançaient via ce sport à part entière David Campese, puis les Néo-Zélandais Jonah Lomu, 
Après une fidèle carrière de joueur au Stadoceste Tarbais entre 1980 et 1993, Thierry Janeczek prêcha longtemps dans le désert fédéral et ne parvint pas à associer à sa cause les clubs français, devenus professionnels, peu enclins à laisser partir leurs meilleurs joueurs pour deux jours de voyage, deux jours d'entraînement et trois jours de compétition à l'autre bout du monde. S'il tenta de mettre en place un Championnat spécifique à 7, ce joyeux coach jamais avare d'un trait d'humour ne parvint pas à convaincre le rugby français du bien-fondé de cette pratique tandis que toutes les nations anglo-saxonnes prenaient une avance considérable, sans parvenir toutefois à surclasser les Fidji.
Il y a quatorze ans, maintenant, que Thierry Janeczek a fait un pas de côté, sans toutefois s'éloigner vraiment du monde septiste. Quand les joueurs de l'équipe de France ont mis autour de leur cou la médaille d'or tant espérée, tant rêvée, tant fantasmée, j'ai pensé à ce pionnier, ce prêcheur d'ovale. C'est lui, d'ailleurs, qui sélectionna Jérôme Daret pour la première fois à 7, avant que le Dacquois ne devienne en 2017 à son tour, nommé par Florian Grill et Jean-Marc Lhermet, entraîneur tricolore. Et que la LNR décide de bâtir un tournoi pro en 2020.
Thierry Janeczek a tout connu du 7 français ostracisé, décrié, rejeté. Membre de la première équipe de France du genre en 1992, il disputa la première Coupe du monde un an plus tard, en Ecosse, remportée par l'Angleterre. Il n'était plus entraîneur national lorsqu'il vit, en 2016, la première équipe de France à 7 devenir entièrement professionnelle. A Auch, il a porté la flamme olympique. Personne d'autre que lui, pas même une superstar gersoise, ne pouvait mieux personnifier ce rugby spécifique. 
A l'heure du sacre olympique, nul doute que de très nombreux septistes tricolores ont eu une pensée pour ce drôle de zèbre qui fut leur frère de jeu et leur mentor, et leur apporta dans l'ombre où ils se trouvaient un peu de cette flamme, de cette lumière, de cet or, qui aujourd'hui éclaire Andy Timo, Rayan Rebbadj, Stephen Parez Edo Martin, Jefferson-Lee Joseph, Antoine Zeghdar, Aaron Grandidier Nkanag, Varian Pasquet, Jordan Sepho, Paulin Riva, Théo Forner, Nelson Epée, Jean-Pascal Barraque et, bien entendu, Antoine Dupont.

vendredi 19 juillet 2024

Les ténébreux en pleine lumière

Alors que le Tour de France monte en gamme et dans les cols de l'arrière-pays niçois, Côté Ouvert donne - c'est une coutume - carte blanche à Fabien Bordelès, historien du sport et archiviste à Aix-en-Provence, dont un récent travail consistait à analyser des plaques de verre (ci-dessus référence FR ANOM 139 Fi 1645), photographies prises par Emile Pierre, ingénieur à Madagascar de 1903 à 1927, sa famille ayant fait don de 2 000 tirages et plaques aux archives nationales d'outre-mer.
"Nous sommes à Vannes, préfecture du Morbihan, rue du Méné (actuellement rue Joseph le Brix). Grâce aux indications fournies par les banderoles, cette course cycliste est bien le Tour de France et il s'agit d'un lieu de ravitaillement, non pas d'une ville étape. Dans les mains du public, un exemplaire gratuit du supplément publié par le journal L'Auto et daté du 22 juin 1924. Ce Tour de France se dispute du 22 juin au 20 juillet, soit 29 jours, dont 14 de repos, avec 15 étapes pour un parcours total de 5 425 kilomètres. C'est la 18e édition d'un compétition organisée depuis 1903 par le quotidien sportif L'Auto et son rédacteur en chef Henri Desgranges. En comparaison, cent ans après, le Tour se déroule sur 23 jours (dont 2 de repos) en 21 étapes pour un total de 3 492 km.
Ce cliché date du 28 juin 1924, lors de la 4e étape entre Brest et Les Sables d'Olonne, à 10h51, précisément l'heure de départ après les trois minutes réglementaires de ravitaillement. Les coureurs sont répartis en trois catégories : les professionnels, qui courent dans une équipe, les semi-professionnels et les touristes, routiers ou isolés, surnommés "les ténébreux". Ils sont partis de Brest et de nuit, à 2 h du matin ! Cette étape de 412 km sera remportée par le Calaisien Félix Goethals sur une bicyclette Thomann et pneus Dunlop. Il arrivera aux Sables d'Olonne en 16 heures, 28 minutes et 51 secondes, et figure au centre de cette photo. C'est sa septième et dernière victoire sur le Tour, qu'il terminera à la 25e place.
Nous sommes au kilomètre 208 de l'étape, à l'endroit où les coureurs doivent être contrôlés à la signature et se ravitailler en boissons, nourritures et pneumatiques ou boyaux. On peut reconnaître l'Italien Bartolomeo Aimo, le Belge Jules Huyvaert (qui prend d'entrée la tête du peloton sur ce cliché), son compatriote Alfons Standaert, mais aussi Ottavio Bottecchia (bicyclette Automoto, pneus Hutchinson), premier Italien à remporter le Tour, maillot jaune de la première à la dernière étape, record inédit pour l'époque. Il n'aura pas le temps de profiter de sa gloire. Trois ans plus tard, il sera découvert inanimé au bord d'une route du Frioul. L'hypothèse d'un crime politique en raison de ses prises de position antifascistes n'a pas été prouvée...
L'avant-veille de cette étape, à l'arrière de la Renault Torpédo du journal Le Petit Parisien, le reporter Albert Londres couvre ce Tour. Il révélera "l'affaire des frères Pélissier" dans un article qui fera date, titré "Les forçats de la route." Au Café de la Gare de Coutances, Henri Pélissier, vainqueur de la précédente édition, abandonne en compagnie de son frère Francis et de Maurice Ville. Devant un chocolat chaud, les révoltés, alors vedettes du Tour, occupent les trois premières places au classement général et confessent : "On n'est pas des chiens (...) Le sport devient fou furieux (...) C'est un calvaire (...) Nous marchons à la dynamite." Et ils sortent alors de leurs sacs des fioles de cocaïne et de chloroforme, des pommades et des pilules...
L'organisation du Tour infligera une amende aux "grévistes" et Albert Londres publiera un recueil intitulé Tour de France, Tour de souffrance. Pour cette édition, 321 coureurs sont inscrits, 157 prendront le départ et 60 seront à l'arrivée, soit 97 abandons et exclusions. Une hécatombe, comme chaque année. Le très autoritaire organisateur et directeur du Tour et de L'Auto interdit les dérailleurs alors qu'ils sont créés depuis 1914, interdiction qui prendra fin en 1938. Cette compétition met littéralement "la France sur le pas de la porte", mais également aux balcons et aux fenêtres. En effet, rares sont les têtes nues : calots de militaires, pompons de marins, képis de gendarmes, casquettes d'ouvriers, de pêcheurs et de paysans, bérets d'enfants, coiffes, canotiers, fedoras et charleston des femmes de notables...
Le palmarès d'Henri Pélissier, né en 1889, star des cyclistes français avant 1914 et après-guerre, est imposant : trois Tours de Lombardie, Milan - San Remo, Bordeaux-Paris, deux Paris-Roubaix, Paris-Bruxelles et le Tour de France 1923. Mais la fin du champion est dramatique : en 1935, il est abattu par sa compagne. Deux années avant, son épouse avait été retrouvée morte d'une balle dans la tête..."
Fabien Bordelès est l'auteur de Histoire du rugby à Madagascar, chez Hémisphères Editions (2023).

mercredi 3 juillet 2024

Un pour tous

Le rugby a, depuis longtemps, - et au-delà du cas particulier de la balle ovale le sport en général - associé la loi du sang et celle du sol. Argentins, Tongiens, Ecossais, Anglais, Australiens, Japonais, Américain, Espagnol, sans oublier un Français évoluant pour l'équipe nationale d'Italie, illuminèrent la dernière finale du Top 14 remportée de façon spectaculaire par le Stade Toulousain face à l'Union Bordeaux-Bègles dans un stade vélodrome porté à incandescence. Œuvre au rouge, au noir et de toutes les couleurs que cette rencontre - le mot est beau - dans la nuit marseillaise dont on sait qu'elle porte à toutes les exagérations.

La première édition de cette quête du Bouclier de Brennus en 1892, et celles qui suivirent, associaient sur le terrain Brésiliens, Péruviens, Anglais et Allemands, tandis qu'en coulisses, un Ecossais, Cyril Rutherford, et un Américain, Allan Muhr, tentaient de rallier à la cause du rugby français le sévère aréopage britannique qui était alors à la tête de l'IRB, réfractaire à l'entrée d'un peuple Bandar-Log - c'est ainsi que Rudyard Kipling que l'on qualifie généralement d'humaniste décrivait les Français - sur la scène internationale. Il y parvinrent. Merci à eux.

Avant de venir au monde en janvier 1906, le XV de France portait donc en lui un métissage salutaire. Et il a continué dans la foulée. Il n'y a qu'à se rappeler du capitanat d'Abdelatif Benazzi en 1996, pour ne prendre qu'un seul exemple qui signale qu'en rugby les frontières sont abolies, et je ne parle pas là seulement de barrières géographiques. Je pourrais évoquer aussi la Nouvelle-Zélande, qui trouva au XIXe siècle dans la pratique du rugby le lien capable d'unir colons et maoris sous un même maillot pour le résultat que l'on connait, rehaussé hier par la diaspora samoane et aujourd'hui par l'immigration tongienne et fidjienne.

En ces temps troublés où, au pays des Lumières, le rejet de l'autre fait malheureusement débat, où le droit à la différence - religieuse, sentimentale, etc. - est bafoué au nom de principes conservateurs et rétrogrades, il est bon de se replonger dans ce qui fait société. Eduqué dans mes jeunes années selon les principes de liberté, d'égalité et de fraternité au sein d'un club de rugby, - comme tous les lecteurs de ce blog, j'imagine -, j'ai compris très tôt que ce qui nous rassemblait en tant que partenaires d'une même équipe était beaucoup plus fort que ce qui nous éloignait par ailleurs.

Mais surtout, j'ai éprouvé au plus haut point la notion d'émancipation par le collectif à travers la solidarité et l'équité. Tous pour un, un pour tous, écrivait le coach Alexandre Dumas au tableau noir. Etre là où se trouve le ballon mais aussi l'autre, l'équipier, ou plutôt le coéquipier, celui avec lequel on partage le jeu. Donner et recevoir. Ne jamais s'accaparer le ballon mais le transmettre. Autant de valeurs qui deviennent au fil des matches des vertus. Accepter, aussi, le nouveau venu, celui qui vient pour jouer avec nous, l'intégrer, lui faire place. S'apercevoir qu'aussi fort qu'est le meilleur d'entre nous il n'est pas grand chose sans ceux qui l'entourent.

De tous temps, l'équipe de France a tendu la main à ses adversaires. Elle a aidé les nations éloignées du courant britannique dominant à émerger, je pense ici à l'Argentine - où elle est actuellement en tournée - mais aussi à l'Uruguay, dont elle a soutenu l'éclosion ovale et pour lequel elle a trouvé un rendez-vous en milieu de semaine. Chili, Brésil, Maroc, Tunisie, Algérie, Madagascar, Espagne, Portugal, Italie, Roumanie, Russie et Géorgie, entre autres, doivent beaucoup au rugby de France. A l'heure où s'érigent des clôtures afin d'empêcher les voyageurs de traverser une planète qui, rappelons-le, n'appartient à personne en particulier, il est bon de savoir que notre patrie, c'est le rugby.