samedi 7 septembre 2024

Eclats et lumière

J'ai les doigts gourds et l'azerty bancal, l'esprit tourné ailleurs et l'humeur sans rebond. Pas sûr que le Top 14, qui débute ce jour, soit l'oasis idéale - même en situation de reformation - pour que je me reconstitue. Entre Buenos Aires et Le Cap, cet été alourdit nos pensées. Il nous faut panser et les mots sur les maux ne sont pas suffisants. Si la récupération est une des constituantes essentielles du haut niveau, elle peut aussi s'avérer toxique quand elle sert de bouclier à ceux qui feignent de maîtriser les événements alors qu'ils nous dépassent. 

Nous reste, fort heureusement, le gout des livres. En 2002, pour conclure la préface de l'ouvrage de Jacky Adole intitulé "Mon sac de rugby" dont je vous conseille de nouveau la lecture, si ce n'est déjà fait, l'immense Pierre Albaladejo, véritable sage d'Ovalie aujourd'hui retiré des tribunes, écrivait cette phrase qui ne cesse de résonner en moi depuis deux mois au fil d'une actualité qui a fini par nous déciller : "Et si le rugby a emboité le pas de la vie, qu'il nous soit permis de regretter que ce ne fût point le contraire."

Discipline éducative développée au début du XIXe siècle dans l'Angleterre victorienne soucieuse de former au mieux ses futurs cadres dirigeants en leur inculquant les principes de l'engagement physique, de l'effort collectif et de l'obéissance au règlement - y compris en le transgressant intelligemment comme le fit en 1823 William Webb Ellis pour la postérité avant de s'éteindre à Menton -, la balle ovale telle que pratiquée dans l'établissement scolaire de la ville de Rugby n'était qu'un jeu qui, devenu sport, gagna en épopées épiques.
Nous étions quelques uns à croire que l'avènement du professionnalisme, en 1995 - qui mettait surtout fin à soixante ans d'amateurisme marron en France puis chez les Britanniques et leurs dominions - allait faire ruisseler quelques unes de ses vertus, à savoir l'exigence et la précision. Au lieu de cela, il apparait brutalement que la coupe des vices, pleine à ras bord, s'est répandue sur le monde amateur. Lequel va devoir dans cinq semaines se choisir un président. Gardera-t-il Florian Grill ? Lui préférera-t-il Didier Codorniou ? 
Le constat est douloureux à l'heure où le calendrier politique heurte celui des compétitions : le rugby, qu'on pensait inaltérable, n'a malheureusement pas su endiguer les maux de la société, à savoir l'individualisme, la primauté du loisir, la désertification, le communautarisme, le choix de la violence comme réponse, le rejet de l'autre, le gaspillage des ressources et, nouvelle ligne blanche franchie en beaucoup d'endroits, l'immersion dans l'addiction. Impossible de faire comme si rien de tout cela n'était vrai. Impossible de ne pas voir l'éléphant dans le vestiaire.
L'aura olympique dont est désormais nimbé Antoine Dupont, joueur protée dont sait remarquablement bien profiter le Stade Toulousain au cœur de son jeu de mains et de polyvalence des rôles, n'apportera pas assez de baume sur les plaies dont souffre actuellement le rugby. Et la pluie d'étoiles montantes qui illumine cette nouvelle édition du Top 14 peut éblouir, certes, mais c'est plutôt de lumière dont nous avons besoin en ces temps assombris par les "affaires" Jaminet, Jégou et Auradou - même si elles semblent en passe d'être résolues - et surtout le drame de la famille Narjissi, deuil auquel tous nous nous associons.
Un ressort s'est rompu, et pas seulement en rugby. Pas besoin d'éclats, de déclarations, d'opinions. Pour sortir de ce maelstrom, pour retrouver le goût des choses simples, se compter quinze à quinze heures et continuer à faire de ce ballon oblong le lien qui nous a permis de mieux vivre ensemble, nous pour découvrir autant que nous sommes, de tracer un but commun sur le terrain et de nous reconnaître en dehors, de quoi avons-nous besoin ? 
La solution ne vient pas d'en haut, sur ce plateau d'argent où évoluent des demi-dieux en lycra moulant qu'on nous présente comme des modèles à suivre à longueur de publicités, mais plutôt à hauteur d'hommes et de femmes, bénévoles anonymes dont le XV de France souvent trop suffisant et isolé dans sa conduite de jeu et de vie a oublié qu'il n'était que l'émanation, pour retrouver les raisons pour lesquelles nous avons joué à la balle ovale, activité aussi compliquée dans ses règles qu'elle est simple dans son application, pour comprendre sa puissance et son charme. Stocker dans les maillots et le ballon des puces électroniques n'a jamais aidé à enrichir notre mémoire.