dimanche 11 octobre 2020
Jeu même sens
Attendus, arguties, luttes, querelles, menaces, injonctions, sanctions et postures ne parviennent pas à ternir le jeu, et c'est bien ce qui nous réconcilie avec le rugby. Il aura bien besoin d'avocats pour sa défense devant les prétoires. Et le tribunal des flagrants délires ne manquera pas de faire salle comble - à défaut d'être comblée - la semaine prochaine, quelques jours avant le coup d'envoi fictif, ou pas, du premier match de la saison. Mais cette scène n'a pourtant pas vocation à nous faire rire tant la guerre ouverte entre LNR et FFR, clubs pros et XV de France, porte en elle les germes d'une contamination au gros vide.
Pendant que l'image se déchire, des hommes de bonne volonté oeuvrent loin de la lumière des projecteurs pour tisser ce lien sans lequel le rugby ne serait qu'un sport de plus et non ce jeu d'éducation et d'insertion qu'il est par vocation, si l'on veut bien remonter son histoire jusqu'à l'université de Rugby. En s'écharpant pour savoir qui a la plus grosse idée, tous les dirigeants du rugby français ne s'imaginent pas à quel point ils minent les bénévoles, certains profondément écoeurés. Des passionnés qui font, sur le terrain, sans bruit ni tapage, beaucoup pour que l'ovale soit un levier de citoyenneté auprès des populations réfugiées, gamins et des adultes jetés à la rue, qu'ils viennent de l'autre bout du monde ou de nos quartiers abandonnés.
C'est le cas, entre autres, d'Ovale Citoyen fondé et animé par Jeff Puech, Christian Iacini et Pascal Noailles, avec le soutien actif sur le pré de l'ancien ailier du Stade Français, Raphaël Poulain, et du deuxième-ligne international Julien Pierre, association implantée à Bordeaux, en région parisienne, à Pau et bientôt à Montpellier et à Toulouse, adossée aux clubs du Top 14 concernés - UBB, Section Paloise, Racing 92, Stade Français - qui favorisent "des actions magiques, vraiment, avec des présidents qui jouent pleinement avec nous le jeu de l'insertion".
Elle salarie pour l'instant quatre personnes, compte une quinzaine de bénévoles pour l'encadrement sportif, autant de professeurs de français, bénévoles eux aussi, et une trentaine de petites mains disponibles pour remplir toutes les tâches que demandent cet investissement. A travers la pratique du rugby, quatre cent cinquante déshérités, hier laissés pour compte, reprennent confiance et vie ; Démarche parrainée par Roxana Maracineanu, secrétaire d'Etat aux sports, et personne n'aura oublié, rappelle Jeff Puech "qu'elle a dormi sous une tente quand elle est arrivée en France..."
Ovale Citoyen est aussi en recherche d'entreprises adhérentes et partenaires afin de faciliter des recrutements. "Il faut que le rugby, qu'il soit amateur ou professionnel, servent à ça ! Qu'il soit une tête de pont dans les quartiers à l'abandon, où l'Etat fait ce qu'il peut : un coup il y met de la police, un coup il y met des éducateurs...", scande Jeff Puech, convaincu de toucher dans la responsabilité sociale des entreprises le meilleur vecteur de développement du rugby. D'ailleurs, novateur, Ovale Citoyen a été distingué au niveau européen dans le cadre d'une Champions Cup des associations sportives à but humanitaire, en attendant peut-être une consécration, le 1er décembre...
Mais les trophées médiatisés n'intéressent pas les fondateurs du projet. "Quand le train de la Coupe du monde 2023 est arrivé à Bordeaux, il a pris à son bord comme apprenti un de nos joueurs, un ancien journaliste syrien qui est arrivé en France avec une balle dans la poitrine et qui a découvert le rugby chez nous... raconte fièrement Jeff Puech. Le prochain objectif est encore plus ambitieux : signer une convention - vertueuse, celle-là - avec la FFR afin que des jeunes joueurs passent leur diplôme d'entraîneurs de rugby "et prennent la main pour devenir des ambassadeurs de notre jeu. Si demain, un Afghan ou un gars de Mantes-la-Jolie prend en charge une équipe d'Ovale Citoyen, je suis persuadé que les messages qu'il fera passer seront bien entendus par tous... "
Bouba, Oumo, Derick, Foued... Vous ne les connaissez pas, leurs photos n'illustrent pas de compte-rendu de matches ; ils et elle ne porteront pas le maillot de l'équipe de France à l'automne mais, alors que l'élite du rugby se déchire à la petite semaine pour un test-match de plus ou de moins, ce que revêt leur engagement mérite sélection. On a suffisamment répété ici que l'intérêt du rugby professionnel - placé dans une bulle qui, à l'évidence, ne l'abrite pas la crise Covid-19 - était de vite se réinventer. Sans doute que la lutte au quotidien des moins nantis pour survivre ailleurs qu'à la marge sera une de ses sources d'inspiration dans les jours à venir.
Alors qu'après huit mois d'interruption revient la saison des rencontres internationales ainsi que nous le confirment All Blacks et Wallabies, on aurait tort de réduire le rugby d'ici au sommet professionnel de sa pyramide et l'équipe de France au cheval de Troie de la FFR. Il est encore pour quelques temps plus riche d'initiatives, d'engagements, d'implications et de petits bonheurs simples rendus au centuple qu'il nous est possible de l'imaginer. Dans un contexte tellement anxiogène qu'il n'est pas utile d'y ajouter une couche de défiance, le visage de l'autre, même recouvert en partie, et la main tendue nous font heureusement oublier le poing fermé et les masques de défi.
Les techniciens nomment "même sens" le prolongement d'un mouvement d'attaque en continuité vers la ligne de touche. Plus que jamais le besoin se fait sentir d'un concept qui articulerait les bonnes volontés vers un but commun, une combinaison de belles âmes désintéressées, une association conçue pour construire le principe de citoyenneté avec l'aide de ce formidable levier qu'est le rugby. Dans une société - la nôtre - morcelée par le communautarisme, dans un microcosme ovale, le nôtre, déchiré par le pouvoir, plus que jamais cette quête fait sens.
dimanche 4 octobre 2020
Bien aborder l'écart
L'écrivain Dino Buzzati, qui s'y connaissait en déserts et en cavaliers, l'avait remarqué ainsi : "Quelqu'un qui est allé en prison, quelqu'un qui a fait la guerre, quelqu'un qui a eu de graves maladies, porte en lui quelque chose qui diffère d'autrui." L'être marqué dans sa chair l'est d'une façon qui lui est propre, en un lieu secret dont il ne partage pas la topographie intime. On peut néanmoins sentir en approche, si l'on y est disposé à dessiner les contours d'un alter-ego, une vibration sourdre derrière les mots, mais plus souvent dans un regard, un silence qui prend la forme de réponse.
Blessé, Bernard Laporte l'a été. Touché, très certainement, d'avoir été gardé à vue. Il en portera les stigmates. Ad augusta per angusta. Une très étroite majorité des 1 800 clubs français lui a conservé sa confiance : reconduit par la porte basse qui oblige à faire preuve d'humilité, le voici intronisé premier fils de la démocratie représentative indirecte. Grâce à lui, la FFR est passée de la dictature plus ou moins éclairée à une nouvelle ère où chaque président, voire chaque comité directeur de club amateur, peut exprimer son choix. Il s'est porté samedi dernier sur l'homme et ses conjurés qui surent briser le moule ferrassien duquel Bernard Lapasset puis Pierre Camou étaient sortis.
Il est difficile de juger un président sur un mandat de quatre ans, constatait un édile fédéral. Ce n'est pas faux. Je ne suis pas persuadé que les clubs amateurs et les associations de clubs professionnels ont voté en faveur de la liste Laporte pour valider l'action, ou les actions, du président sortant : ils lui ont d'abord rendu ce qu'il leur avait donné, à savoir la liberté d'opinion et le choix de l'expression. Et il aurait été de la plus mordante ironie que "Keyzer Söze" - son surnom au Stade Français - périsse dans les fers dont il a sorti les clubs.
Il faut au moins lui reconnaître un triple mérite : avoir remporté la course à la candidature pour l'organisation de la Coupe du monde 2023, option délaissée par Pierre Camou et ses vice-présidents, tous autant qu'ils étaient ; et proposer le vote électronique décentralisé, idée de ce même Camou refusée par ses colistiers au motif que la démocratie les privait de leurs prérogatives. Ainsi va l'histoire des institutions : les effets récoltés ne sont pas toujours à mettre au crédit de ceux qui en plantent les graines.
Le troisième mérite dont il est possible de décorer Bernard Laporte, c'est bien d'avoir réveillé la notion d'opposition. Mais il sera nécessaire, à l'avenir, que les adversaires refusent d'utiliser l'humiliation comme argument de campagne, le rugby en général n'en est pas sorti grandi, c'est à rappeler. Il faut remonter à 1991 et la candidature du Toulousain Jean Fabre face au mur du pouvoir agenais pour trouver trace d'un authentique combat d'idées, mais cela-là fut malheureusement terni par des trahisons. En 2016, Laporte a électrisé la machine fédérale trop huilée qui ronronnait et finissait par endormir le rugby français, lequel avait perdu sa position dans les instances internationales. Sur le terrain aussi, la France était devenue une nation de deuxième ordre et un pathétique match nul que le Japon aurait pu remporter à La Défense Arena exprimait cette chute de la maison bleue.
Il faut aussi remarquer la force d'attraction de Florian Grill, sorti de presque nulle part - si ce n'est connu de sa seule mère, n'est-ce pas - pour ralier la moitié, peu s'en faut, du monde amateur en un an amputé de six mois de Covid-19. Il a fourni quatre cents propositions et fédéré autant de bénévoles pour mener campagne, et sa nouvelle génération de colisiters lui restera fidèle, à quelques exceptions près, jusqu'à la prochaine élection dans quatre ans, une fois la Coupe du monde passée. Plus rien ne sera désormais comme avant, quand la Fédé semblait une citadelle imprenable. Puisque moins de deux pour cent séparent le gain de la perte, toute victoire désormais semble possible. Après l'apogée de Laporte, celle de Grill, ou d'un autre ? Oui, à condition que la démocratie ovale permette aux idées de l'emporter sur les hommes, et non l'inverse.
Monde professionnel opposé au monde amateur, fédération qui cherche à faire plier la Ligue, qui elle-même attaque l'instance mondiale... Heureusement, le ballon ovale ne peut rebondir jusqu'aux confins de l'univers, sinon il y a fort à parier que les avides de pouvoir, les déformés du vice, vainqueurs ou battus, auraient déjà affronté d'autres formes de vie. Nous cherchions, non sans espoir, à construire le monde d'après à la lueur, faible, de nos expériences durant le Covid. Il semble que cette tâche - imaginer l'avenir - est plus difficile à accomplir que prévu. Pis, il s'avère encore plus ardu de conjuguer nos efforts au présent. Pourtant, ce serait toujours ça de gagné.
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